Table des matières du livre entier (Cliquez sur le titre du chapitre pour l’ouvrir) :
CHAPITRE 1. Le dépassement du réalisme dans L'Incendie (1954) et Qui se souvient de la mer (1962).
CHAPITRE 2. « Traverser un à un tous les masques du langage » : La Danse du roi (1968), Dieu en Barbarie (1971) et Le Maître de Chasse (1973).
CHAPITRE 3. La rive sauvage : Cours sur la rive sauvage (1964), Habel (1977) et Les Terrasses d’Orsol (1985).
Page d’accueil du site Limag (Littératures du Maghreb).
A) LA TENSION DIDACTIQUE DE
L'INCENDIE
LES JEUX DE L'INCENDIE AVEC
L'AMBIGUITE DE SON LIEU D'ENONCIA TION 11
EN MARGE D'UN DIRE
IDÉOLOGIQUE : LE FOISONNEMENT DES SIGNIFIANTS
VERS UNE RUINE DE LA
DESCRIPTION ?
B) QUI SE SOUVIENT DE LA MER ,
OU LA MULTIPLICATION DES ESPACES SIGNIFIANTS
CHRONOLOGIES ET
COMMUNICATION : LE TEMPS PÉTRIFIE. 17
ESPACES DE LA CONNAISSANCE ET DU
DÉCHIFFREMENT
LE PASSAGE-BLESSURE ET LA PAROLE‑ABSENCE
On a vu plus haut que la critique a coutume de considérer Mohammed Dib à partir de ses premiers romans publiés, ou de certaines de ses nouvelles, comme le grand écrivain réaliste de l'Algérie. Et « réalisme » est ici bien souvent synonyme d’« engagement », au sens du stéréotype idéologique le plus courant, dont il l'est plus besoin de démontrer qu'il cache parfois le plus grand conformisme. Conformisme de parti, clôture du sens, et finalement perte du réel au profit de clichés descriptifs me semblent être le lot habituel de ce type de « réalisme », surtout lorsqu'il vient après la bataille. Je l'ai montré dans un autre ouvrage [1].
Mohammed Dib n'a pas dédaigné un réalisme d'école proche de grands modèles « classiques » comme Maupassant par exemple. Bien des pages de la trilogie « Algérie », mais aussi d'Un Eté africain, ou de nombreuses nouvelles comme « La Cuadra » en témoignent. Ses premiers articles par ailleurs montrent que ce réalisme répondait chez lui à une nécessité militante qu'il ne faut pas sous-estimer.
Pourtant les premiers textes de l'auteur sont d'une tout autre veine, et les « manières » de Dib ne sont pas successives, mais simultanées, parallèles et complémentaires... Plus : elles ne s'excluent pas, mais produisent dans leur rencontre un sens supplémentaire. Et c'est précisément là que l'on trouvera cette réflexion sur le langage et ses pouvoirs qui constitue selon moi l'unité essentielle, la justification même de l'oeuvre. Unité que perd aussi bien une critique dénotative pauvrement attachée aux contenus successifs de textes dissemblables de ce fait, qu'une critique structurale qui détache un texte de la continuité de l'oeuvre, et en perd dès lors aussi la signification majeure.
Dans la mesure où les textes de Dib antérieurs à l'Indépendance de l'Algérie ont été de loin les plus décrits, et particulièrement la fameuse trilogie, je ne les ai que peu convoqués ici. Seul L'Incendie les représente. Mais même pour L'Incendie, dont je ne nie pas le « réalisme », j'ai préféré montrer d'emblée ce qui tourne le dos à cette dimension trop décrite de l'écriture dibienne. J'ai préféré montrer ce qui met en question dans ce roman le « réalisme » stéréotypé des lectures idéologiques plates : Seul roman publié avant l'Indépendance à être décrit ici, L'Incendie le sera donc beaucoup plus en tant qu'objet privilégié de lectures antécédentes, que comme objet véritable de ma propre lecture, même si je prétends à partir des lectures qui précèdent la mienne fournir un éclairage nouveau. L'Incendie me permettra surtout de montrer comment dès ses premiers romans publiés, et tout en se réclamant d'un réalisme nécessaire, Dib remet en question un réalisme stéréotypé ou conformiste, pour atteindre à une efficacité révolutionnaire véritable.
Qui dit efficacité révolutionnaire dit, en Algérie des années 50 et 60, peinture de la colonisation, certes, mais aussi de la guerre d'Indépendance. On a coutume d'opposer le « réalisme » de L'Incendie au « surréalisme » de Qui se souvient de la mer. Mais ce « mot‑valise » qu'est « surréalisme » ne cache‑t‑il pas souvent, en ayant l'air de dire tout en ne disant rien, l'impuissance d'une critique de contenu à rendre compte de ce roman, comme des suivants, réputés « difficiles » ? Contre ce poncif d'une critique paresseuse, et après que Jacqueline Arnaud ait montré au contraire la continuité au niveau des personnages entre Qui se souvient de la mer et les textes qui le précèdent [2], je vais tenter de montrer que dès avant l'Indépendance ces deux romans habituellement opposés se rejoignent en fait dans une même réflexion sur les pouvoirs du langage. Réflexion qui repose en ce qui les concerne sur une même mise en question du réalisme.
Les Histoires de la littérature maghrébine ont coutume de « classer » L'Incendie, avec la trilogie dont il fait partie, dans le « courant ethnographique » des années 1950, au même titre que les romans de Feraoun ou Mammeri en Algérie, de Sefrioui au Maroc. Ce courant ethnographique se caractériserait surtout par sa description d'une Société traditionnelle figée, idylliquement hors du temps chez Sefrioui, tragiquement condamnée par l'Histoire à laquelle elle ne participe que négativement, chez Mammeri. Ce qui permet à la critique idéologique, que ce soit celle d'intellectuels nationalistes comme Mostefa Lacheraf à l'époque, ou celle d'universitaires actuels un peu pressés d'établir une continuité entre ce courant et celui du roman colonial, de reprocher aux écrivains leur non‑participation à l'idéal révolutionnaire, quand on ne va pas jusqu'à les accuser de faire le jeu du colonialisme.
Même si j'ai montré, par exemple au niveau de leur jeu métaphorique ou de la détermination de leurs destinataires implicites, la dépendance inévitable de romans comme Le Fils du Pauvre ou Le Sommeil du Juste par rapport au modèle français, je n'irai pas jusqu'à faire mienne cette condamnation un peu simpliste. Car le lieu référentiel d'une écriture romanesque est nécessairement plus vaste que celui de l'oralité, qui ne prend toute sa signification que dans un lieu précis. D'ailleurs l'idée même de nation n'a de sens que dans une problématique idéologique à l'échelle mondiale, c'est‑àdire non‑localisée. La nation est un concept abstrait qui se définit et se proclame « à la face du Monde ». Elle n'a rien à voir avec le lieu de l'oralité qui est celui de personnes se connaissant entre elles, d'individus concrets irréductibles aux concepts généraux de l'Idéologie, même si ceux‑ci sont nécessaires pour l'action révolutionnaire.
Quoi qu'il en soit, et contrairement à la plupart des textes de ce « courant ethnographique » des années 50, L'Incendie est explicitement un roman « engagé », qui convoque l'Histoire et l'énonce. Mais si l'écriture du roman procède d'un engagement devant lequel la critique coloniale ne s'est pas trompée, ce roman n'en est pas moins en même temps une mise en question des dires de cet engagement : réflexion sur leur efficacité, mais aussi sur leur fidélité au réel, ou au contraire sur leur trahison. La description, base du « réalisme », sera implicitement mise en question ici. Mais peut-être aussi, déjà, la relation de l'écriture et de la réalité : si au lieu de rendre compte plus ou moins fidèlement de cette réalité, l'écriture tentait de la produire, en créant une perception dynamique des choses ? On le voit, c'est la question même de l'efficacité d'une écriture littéraire « engagée » qui est ici posée, dans un premier temps, par ce roman.
La trame narrative de L'Incendie est relativement simple. Omar, le jeune citadin pauvre de La Grande Maison, dont l'adolescence bourgeonne, vient passer des vacances à la campagne. Il y sera le prétexte à des descriptions de l'exploitation coloniale, que lui fait entre autres un vieillard nommé Comandar. Et il assistera à la montée progressive, de discussion de fellahs en discussion de fellahs, d'une prise de conscience politique jusque là inconnue. Cette prise de conscience apparaîtra donc comme un langage que les paysans vont apprendre, non pas de la bouche d'un militant, Hamid Saraj, pourtant présent, mais au contact quotidien de l'injustice. A cette prise de conscience les autorités coloniales comme leurs alliés parmi les paysans riposteront par l'incendie des masures, point de départ de la métaphore qui donne son titre au livre. Incendie dont le retournement et la généralisation seront bien sûr annonces de la Révolution à venir.
L'apprentissage du langage politique par les paysans ne peut se faire qu'à partir des langages, bien différents de ceux des citadins, qui leur sont familiers. Le roman sera donc aussi une manifestation captivante de ce langage bien étrange des paysans, pour les lecteurs citadins. Langage fort éloigné des catégories idéologiques, et bien rarement décrit par la littérature romanesque. On peut cependant reconnaître dans cette tentative de concilier deux systèmes de communication un projet qui était déjà celui de George Sand dans la préface de François le Champi, et qui s'est poursuivi en France dans la marginalisation progressive du « roman paysan », vite devenu roman régionaliste. Mais les États‑Unis sur la littérature desquels Dib publiait des articles à la même époque, ou l'Italie des antifascistes, lui ont probablement fourni une matière à réflexion plus riche. On le verra plus loin.
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L'attitude de L'Incendie face à l'Histoire, ou plus précisément entre la société traditionnelle et l'Histoire, est à l'opposé de celle de La Terre et le sang, de Feraoun, ou de La Colline oubliée, de Mammeri. L'Histoire, ici, n'est plus l'intrusion du tragique dans la cohérence ébranlée d'un univers ancien, décrit avec nostalgie par un écrivain dont la parole, déjà installée dans un lieu autre, dans ce que Kateb appelait la « gueule du loup », est appel impuissant. Elle est d'abord, comme pour Fanon, bien qu'à un degré moindre, dans une pratique militante de l'écrivain au contact de l'événement. Jean Déjeux a montré que L'Incendie est en grande partie issu de faits réels, et principalement d'une grève à Aïn Taya, dont Dib a rendu compte en 1951 dans Alger Républicain [4], quotidien communiste. Le réel, ici, précède l'écriture, qui le transpose à peine.
Mais la transposition n'est pas innocente. De la région d'Alger, l'action est déplacée dans celle de Tlemcen, que Dib connaît mieux, et dont le site se prête mieux à la poésie de certaines descriptions. Surtout, situer l'action en 1939, et non en 1951, permet de renvoyer à une guerre que tout le monde connaît, mais dont le déclenchement, dans le roman, se confond étrangement avec ce que les lecteurs, depuis la publication du roman, savent du déclenchement de la Révolution. Le fait passé et connu désigne ainsi indirectement le fait à venir, dont l'importance est bien plus grande pour le peuple algérien. A certains moments, il semble que la confusion soit volontaire, par exemple dans cette description bien ambiguë de la « drôle de guerre », dont le nom prête au sens double :
« Tous les jours, des hommes partaient ; on
s'en apercevait bien : leur départ créait un remous pendant quelque
temps ; puis ils disparaissaient, absorbés par l'inconnu. Des mois
s'écoulèrent encore. La même vie continuait. C'était la drôle de guerre. Mais
quelque chose que l'on sentait venir de loin, et qui allait peut‑être
loin, une lame de fond qui se transformerait peut‑être en une vague
géante s'approchait insensiblement » (p.171).
Il y a donc de L'Incendie, deux lectures, modelées par la situation historique du lecteur, selon que ce dernier se situe avant ou après le ler novembre 1954. Ce qui confirme, bien sûr, s'il en était encore besoin, qu'un texte n'a de sens que par et à travers sa lecture. Mais ce qui augmente encore ce que j'appellerai l'historicité productive du texte. Car, là où l'événement révolutionnaire a vite frappé de caducité là plupart des romans « ethnographiques », il donne au contraire à L'Incendie sa pleine signification historique, implicite dans le texte, mais lisible seulement pour qui sait la suite de l'Histoire.
L'Incendie, par ailleurs, a été composé explicitement dans l'optique d'une efficacité pédagogique militante. Dib s'en est expliqué souvent, et je renvoie ici aux extraits d'interviews que citent Jacqueline Arnaud ou Jean Déjeux. Il est intéressant de noter l'application de Dib, venu d'un horizon littéraire plus hermétique, celui de ses premiers poèmes, à s'interroger sur la fonction militante du réalisme romanesque, à l'époque même où il écrivait La Grande Maison et L'Incendie. En témoignent ses articles dans Alger républicain sur « Littérature décadente et littérature progressiste aux USA » (26 juillet‑30 avril 1950), ou l'article de Liberté intitulé « Pourquoi nous devons lire les romans soviétiques » (27 juillet 1950). Le libellé même de ces titres est révélateur, dans l'injonction « nous devons », et dans l'opposition « décadente » – « progressiste », d'un moralisme idéologique dont l'écrivain se défera vite.
C'est la même application à trouver une voix susceptible de dire un univers auquel la parole a toujours manqué, et qui la découvre, qui pousse Dib, comme l'a montré François Desplanques, à s'inspirer directement ou indirectement de certains écrivains néo‑réalistes de l'Italie du Sud. Carlo Levi, Ignazio Silone, et surtout Elio Vittorini. Ecrivains engagés contre le fascisme, comme il l'est lui-même contre le colonialisme. Au‑delà des similitudes de contenus et de situations, au‑delà de la chasse aux sources pour elle‑même, toujours un peu fastidieuse, l'intérêt de l'article de Desplanques est de montrer que « ce que Dib trouvait chez les romans italiens, c'était justement des voix, des voix paysannes, lentes, graves, appliquées, dépouillées, mais aussi vibrantes et sourdement Lyriques. Chez Silone, chez Vittorini surtout, il découvrait ces dialogues qui semblent piétiner, et qui n'avancent que par tours et détours, par répétitions et par reprises, où chacun des interlocuteurs éprouve ses mots, les essaie, les savoure, procède par allusions et s'exprime volontiers par paraboles » [5].
Car c'est bien, me semble‑t‑il, l'intérêt majeur de la comparaison : comme ces écrivains italiens, ou comme Steinbeck, Dib montre, dans L'Incendie, la découverte d'une parole pour leur Histoire par ceux qui jusqu'ici ne formulaient jamais l'Histoire, et en étaient donc les laissés pour compte. Plus qu'une description, réaliste ou non, de la réalité coloniale, L'Incendie est une parole en train de se trouver, une parole en train de se dire elle‑même. Peu de descriptions. Et surtout pas de descriptions de type ethnographique : les modes et coutumes de la vie quotidienne des fellahs et des cultivateurs, leurs «travaux» et leurs «jours» sont bel et bien présents, et nullement éludés, mais jamais ils ne sont isolés dans une description à l'usage du lecteur étranger curieux de coutumes inconnues. Çà et là, une note discrète explique un terme de vocabulaire, c'est tout. Mais peu d'analyse, peu de « discours », d'interprétation de l'action par l'auteur. Le texte, pour reprendre la comparaison avec Vittorini, pourrait s'appeler en grande partie « Conversations en Algérie » : c'est d'une conversation de paysans à l'autre, que Dib nous montre, sans presque les expliquer, les mécanismes de la prise de conscience qui va de pair avec la prise de la parole, jusqu'au moment où la parole va se faire, va être action.
Une analyse linguistique pourrait montrer ici, comme dans bien d'autres romans de Dib, les mécanismes de la création d'un langage paysan, ou populaire, doublement condamné à l'arbitraire. En tout cas à ne pas être une copie du réel. Tout en étant plus vrai que ce que serait cette copie. Arbitraire de la langue française. Arbitraire de l'écrit, et du registre malgré tout littéraire de l'ensemble. C'est le problème déjà posé par George Sand dans la préface de François le Champi, et repris par la thèse complémentaire de Paul Vernois. Mais l'important est de montrer que cet arbitraire, précisément, est créateur. On assiste à la création d'une parole de ceux qui n'ont jamais parlé, au surgissement à l'Histoire, de ce qui semblait en être toujours exclu. L'Incendie ne décrit pas ce surgissement à l'Histoire : il est la parole inouie qui crée l'Histoire là où l'ethnographie la disait absente depuis toujours.
Non seulement l'univers traditionnel n'est pas décrit pour luimême, dans L'Incendie, mais de plus il n'y a jamais ignoré l'Histoire. Bni Boublen n'existe que parce que ses habitants ont été chassés de leurs anciennes terres par les colons. L'univers de Bni Boublen est donc tout entier inscrit dans l'histoire de la colonisation. Les paysages mêmes ne sont là que pour dire cette Histoire. La campagne toute entière est blessure, et lorsqu'intervient la poétique de la terre, par exemple lors de la fécondation par l'eau de la terre de Ben Youb (p.52), on est loin d'une a‑historicité tellurique, ailleurs cliché littéraire, car ici cette chanson de la terre est comme une réponse à la conversation déjà politique (ou en train de le devenir peu à peu, comme l'eau arrive, par « larges nappes d'humidité noire ») des cultivateurs.
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Ces considérations sur L'Incendie, qui seraient valables pour d'autres textes de Dib, me permettent à présent de démarquer ma lecture actuelle de ce roman, de la lecture de l'espace imaginaire maghrébin que je pratiquais moi‑même il y a quinze ans. Lecture qui s'inscrivait alors dans le prolongement d'un discours anthropologique. Discours selon lequel l'espace de la tradition, de la terre et de la mère serait hors de l'Histoire, dont le lieu serait au contraire l'espace citadin. Discours que je reprenais en le nuançant lorsque je développais l'opposition entre la « Terre » (ou l'« Espace maternel ») et la « Cité » qui organisait mon étude d'alors [6].
L'espace référentiel de La Grande Maison ou de L'Incendie est, certes, toujours construit sur une opposition « Espace maternel » – « Cité », mais les deux termes de l'opposition sont également producteurs d'Histoire. Cependant, l'essentiel de l'inscription historique de L'Incendie n'est point tant son signifié, que codifiait ma première lecture, que le signifiant lui‑même. La véritable question n'est point tant (même si cet aspect est important) : « quelles structures profondes l'oeuvre décrit‑elle, ou laisse‑t‑elle lire en elle ? », que : « quelle parole dit ces structures profondes, ou nous laisse les lire en elle, et à qui s'adresse‑t‑elle ? ». Dès lors, l'historicité ne sera plus celle d'un espace, qui n'est après tout qu'un référent, mais celle des langages qui le produisent et qu'il produit. Langages que le roman met en scène, représente devant nous. Mais langages au nombre desquels le roman est un langage parmi d'autres. C'est donc bien sur les dynamiques internes au signifiant romanesque qu'il convient de s'interroger à présent.
L'écriture maghrébine de langue française se définit implicitement, bien sûr, par rapport à la langue qu'elle utilise. Mais surtout par rapport à des textes, par rapport à d'autres écritures, aussi bien arabes que françaises, que venues d'autres horizons encore. Les référents culturels du roman algérien de langue française, l'intertextualité dans laquelle il s'inscrit, ne sont pas, bien s'en faut, uniquement français. Mais son historicité, dans la mesure où la colonisation de l'Algérie qui l'a vu naître est française, se mesurera particulièrement à travers son rapport avec le discours français sur l'Algérie, et surtout le roman colonial que l'on commence depuis peu à décrire.
Il n'est donc pas étonnant de voir que c'est une réflexion sur le roman colonial qui a fourni leur noyau théorique aux deux seules thèses de troisième cycle sur l'oeuvre de Dib – au demeurant très proches l'une de l'autre – qui s'interrogent avant tout sur le statut du signifiant, celle de Naget Khadda et celle de Paul Siblot [7]. Dans leur étude fondamentale sur le roman colonial et l'idéologie coloniale [8], Henri Gourdon, Jean‑Robert Henry et Françoise Henry-Lorcerie montrent l'articulation du discours colonial et du discours du roman colonial autour de la dialectique du Même et de l'Autre, familière aux sociologues, et dont ils développent et schématisent les variantes idéologiques autour d'une double présentation de l'hexagone de Blanché :
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Naget Khadda et Paul Siblot montrent, la première dans L'Incendie et Qui se souvient de la mer, le second dans des articles d'Alger républicain et un passage d'anthologie de La Grande Maison, comment Dib produit le sens historique de son discours en retournant les termes de cette dialectique, le signifiant (son écriture) faisant corps, non plus avec l'allocutaire « métropolitain » du roman ethnographique (et même si le roman de Dib ne peut pas davantage se passer de cet allocutaire qui le consacre comme roman, qui le fait fonctionner comme « TEXTE »), mais avec l'ancien « autre », l'Algérien, qui devient ainsi le « Même », cependant que c’est le colon qui passe dans la catégorie de l'« Autre ».
Ce que j'ai dit plus haut sur la création allégorique d'un langage paysan par Dib, lequel langage est le corps même de L'Incendie, prend à la lumière de ce retournement de la dialectique coloniale sa pleine dimension : on se trouve, certes, toujours dans une optique dualiste, mais au lieu d'un dualisme dans le référent, que le discours ethnographique comme le discours colonial posaient comme préexistant au schéma de la communication dans lequel il ne pouvait être qu'objet, il s'agit ici d'un dualisme propre aux systèmes signifiants eux‑mêmes, dont la maîtrise, plus que celle du référent, devient l'enjeu du conflit historique.
L'intérêt majeur de ces travaux est donc de montrer comment le discours de L'Incendie se construit par rapport et en opposition au discours colonial, dont le roman ehtnographique continuerait plus ou moins à véhiculer le schéma [9]. Le point de vue de l'écriture dibienne inverse les termes de la communication littéraire entre le « Même » et l'« Autre », faisant des fellahs les sujets et des colons l'objet de la parole. Bien plus, les colons n'apparaissent que fort peu dans L'Incendie, et on ne les voit que très rarement prendre la parole. Et c'est peut‑être en quoi, malgré sa tentative de recréer la parole littérairement inouie des fellahs, malgré la pluralité des voix que confère au texte tant le principe des conversations de fellahs sur lequel il est construit, que l'intégration de poèmes dans le tissu romanesque, l'écriture de L'Incendie est en grande partie ce que j'appellerai une écriture idéologique.
Cette observation peut se déduire de la constatation que fait Naget Khadda (p.64) de l'absence de dialogue des contraires dans le texte. Ou bien lorsqu'elle montre comme, selon elle, l'effet de vraisemblable de L'Incendie proviendrait de l'isomorphisme de l'énoncé romanesque et de l'énoncé national, de la cohérence de l'écriture et du mouvement historique. Ou encore dans sa comparaison entre L'Incendie et Qui se souvient de la mer, sur laquelle il faudra revenir. Et la démonstration est particulièrement convaincante lorsqu'elle souligne le fonctionnement idéologique de la catégorie du temps en liaison avec la forme romanesque même : « L'analepse et la prolepse qui sont les deux mouvements quasi-obligés de la narration romanesque classique, revêtent dans L'Incendie la caractéristique non‑négligeable d'être en conformité, en harmonie avec la dialectique de l'avant et de l'après qui se manifeste dans la structure profonde ».
Enfin, Naget Khadda relève, sans le développer assez, que le rapport didactique est l'un des axes sémantiques essentiels du roman. Elle le montre dans un certain nombre de situations diégétiques : « Omar révèle aux petits campagnards que la terre est ronde. Saraj enseigne aux fellahs les règles de l'organisation politique. Ba Dedouche donne à tous des leçons de sagesse et de sagacité. Omar administre au Monsieur et à son fils une leçon. Comandar explique à Omar la grande vie du monde », etc. (p.48, note 41). Il est dommage que cette observation ne fasse l'objet que d'une note, car le didactisme est non seulement le but avoué de L'Incendie, si l'on en croit les interviews de Dib à l'époque, mais il est bien la caractéristique essentielle de son écriture idéologique.
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C'est bien en effet le consensus didactique seul, contrat tacite entre l'écrivain et son lecteur, qui rend plausible et vraisemblable la convention allégorique de toutes ces conversations de paysans dans une langue forgée de toutes pièces. J'ai déjà montré qu'il s'agissait, dans l'arbitraire assumé d'une convention littéraire, de la création même d'une parole de ceux qui n'ont jamais parlé. La tension didactique sur quoi repose la vraisemblance idéologique de L'Incendie est donc double : elle est, certes, dans la mise en situation langagière de Hamid Saraj, l'intellectuel communiste qui « enseigne aux fellahs les règles de l'organisation politique ». Mais elle est surtout dans l'élaboration d'un langage par les paysans au contact de Hamid, ou en son absence.
Car Hamid Saraj, en présence des paysans, ne dit que peu de choses, ne prononce surtout pas un discours constitué. La vraie parole de Saraj s'exprimant en personne me semble être avant tout celle qu'il n'adresse qu'à lui‑même, sans même la prononcer, dans ces évocations intérieures plus ou moins fantastiques qui suggèrent sans véritablement la décrire, qu'il est soumis à la torture. La tension didactique de L'Incendie est rarement dans l'affirmation d'un discours idéologique alors même que l'écriture poursuit un but idéologique. Elle est dans l'affleurement progressif d'une prise de conscience, c'est‑à‑dire d'une prise du langage, chez les paysans. Le rôle de Saraj, comme celui de l'écrivain, dans la mesure où en tant qu'intellectuels progressistes ils participent à la fois, non seulement des deux univers du Même et de l'Autre, mais surtout de l'univers où l'on détient la parole et de celui où l'on en est privé, est simplement de permettre le surgissement premier d'une parole jusqu'alors inouie. Et n'est‑ce pas là le rôle d'une didactique bien comprise : non point apporter un savoir – même idéologique –, mais rendre possible son surgissement depuis l'espace auquel les discours idéologiques habituels dénient toute créativité idéologique, celui de la terre, ou encore l'espace maternel ?
Or, l'idéologie algérienne officielle, si elle ne conçoit sa propre légitimité que consacrée par la terre, seule authentique face à la facticité de la ville, n'en confère pas moins, dès les textes du Congrès de la Soummam, le rôle dirigeant de la Révolution aux élites citadines éclairées, seules capables d'amener les masses rurales à la nécessaire prise de conscience. Elle cherche donc à amener les campagnes à reprendre en charge un discours citadin. L'Incendie au contraire montre à un allocutaire (ou lecteur) le plus souvent citadin, le surgissement d'une parole paysanne. Sa tension didactique est triple. Elle est dans la présence, plus que dans les paroles, de Hamid Saraj (mais tout autant d'Omar et Zhor) à Bni Boublen. Elle est dans l'élaboration d'une parole paysanne allégorique par l'écrivainscripteur. Elle est, enfin et surtout, peut‑être, dans le fait que l'enseigné, ici, n'est plus celui à qui l'on explique une parole citadine, qu'il soit citadin ou paysan, mais bel et bien le lecteur, le plus souvent citadin, qui apprend, grâce à l'écriture allégorique transparente de Dib, à entendre la parole paysanne nouvellement surgie.
Après cela, on pourra revenir à l'analyse idéologique du discours politique de L'Incendie. Mais cette analyse idéologique ne prend son sens, pour moi, qu'à la lumière de cet élargissement du champ de la tension didactique du livre que je viens de tenter. Et l'on ne sera plus étonné de découvrir que le discours révolutionnaire de L'Incendie est essentiellement celui de la révolution campagnarde. Bien plus, que L'Incendie est, des trois romans de la trilogie « Algérie », le plus revendicatif, parce qu'il se situe dans un contexte agraire.
Et si l'on transpose cette constatation du niveau spatial à celui de la parole, on s'aperçoit que dans L'Incendie le langage révolutionnaire est inventé, en des termes qui ne sont qu'à eux, par ceux‑là mêmes à qui Hamid Saraj aurait pu être tenté d'imposer (mais, comme Dib lui‑même, il ne le fait pas) les catégories citadines de son idéologie. Quelle que soit la validité dans l'absolu de l'idéologie que Dib, rédacteur d'Alger républicain, partageait en écrivant L'Incendie, l'écrivain a réussi, quant à lui, à inverser la tension didactique de son texte dans un sens autrement producteur de signification que s'il en avait fait la stricte mise en application d'un discours préétabli [10].
L'Incendie est ce texte qui produit l'Histoire, en 1954, parce qu'il n'affirme rien, et que sa tension didactique, contrairement à celle de discours idéologiques trop fermement constitués, en fait le lieu allégorique où viennent se dire, se créer, et conquérir l'Histoire, les paroles inouies des fellahs. Ou celle, encore plus muette, mais combien féconde, du corps de Zhor, qui donne au roman tout entier cette fin ouverte grâce à laquelle toute autre parole est possible, et d'abord celle du lecteur, alors que, dans une logique idéologique, il aurait été tellement plus « significatif » de finir sur la violence que Kara, le « collaborateur », vient d'exercer sur sa femme Mama, après avoir (sans que jamais ce ne soit dit, autre « ouverture » du texte au lecteur) incendié les maisons des fellahs :
Zhor rêvait qu'elle parcourait un pays de montagnes
et de forêts où, jeune, elle venait avec sa soeur Marna. L'été, quand elle se
couchait dans les champs, l'herbe qui entrait dans son cou l'agaçait comme des
mouches. Une douceur assoupie l'envahissait lentement. Dans son sommeil, elle
passa la main sur son corps, qui était lisse ; elle sentit que sa chair
était très douce. Un grand apaisement affluait en elle tel le courant d'un
fleuve invincible. Doucement naquit une source : sensations confuses et
lumineuses qui se mélangeaient et l'entouraient de sécurité. Zhor avait avalé
sa salive, mais sa bouche resta ouverte jusqu'à ce que de nouveau elle en fût
toute pleine. A présent, la salive s'écoulait entre ses lèvres. Elle étendit
les bras et recommença à se caresser le corps d'un mouvement endormi. Remontant
le long du ventre, sa main s'appliqua sur ses seins dont elle frotta la pointe
qui durcit peu à peu ( p.220
et dernière).
Langage du corps dont on va voir qu'il est l'un des discours signifiants les plus féconds d'un roman qu'on vient de considérer comme « idéologique », et qui pourtant produit cette idéologie à travers une pluralité de voix qui récuse l'univocité d'un discours idéologique. Autant et davantage que de signifiés nouveaux, qu'on peut trouver facilement dans les textes idéologiques de Fanon, L'Incendie est producteur de signifiants : il exhibe des langages aussi interdits en eux‑mêmes que leur signification illicite.
Mais la nouveauté de ces langages ne peut véritablement se saisir, à mon sens, que dans une description de leur spatialité, qu'ignorent le plus souvent les lectures pour lesquelles l'espace est objet, référent ou signifié, et non dimension essentiellement signifiante de l'écriture elle‑même.
C'est pourquoi, pour bien marquer la différence entre L'Incendie et les romans ethnographiques qui lui sont contemporains, il convient d'en déterminer ce que j'appelle le lieu d'énonciation, c'est‑à‑dire l'horizon culturel par rapport auquel cette écriture produit du sens. En tant que roman, genre littéraire qui ne répond à aucune tradition proprement maghrébine, L'Incendie produit de toute manière sa signification par rapport à des modèles étrangers. Mais de même qu'on l'a vu retourner la problématique du « Même » et de l'« Autre » des romans coloniaux et développer à partir de ce retournement une série de jeux de langages nouveaux, de même on va voir L'Incendie, non pas feindre d'ignorer son lieu d'énonciation allogène, mais au contraire jouer avec celui‑ci [11].
L'Incendie n'échappe pas à l'ambiguïté des lieux d'énonciation propre au roman réaliste dont il suit en partie le modèle. Fidèle au modèle réaliste français du XIXe siècle, le roman commence par décrire le paysage dans lequel l'action va se situer, et les fellahs apparaîtront d'abord comme un « continent oublié », où « la civilisation n'a jamais existé ». C'est‑à‑dire que d'emblée sera soulignée la différence par rapport à un modèle inhérent au langage de la description, et qui est l'univers de la « civilisation » : celle d'où vient le « on », voyageur à l'identité aussi évidente et « neutre » que celle du « visiteur » à Verrières, au début du Rouge et le Noir de Stendhal, ou celle des « touristes » à Tizi chez Feraoun. Voyageur de convention qui désigne le lecteur européen (parisien chez Stendhal), ou du moins l'universalité supposée d'un point de vue humaniste. L'objet sera ainsi décrit dans sa différence, mais au moyen d'un signifiant dont le fonctionnement métaphorique ne craint pas l'usage d'un vocabulaire issu de cultures plus livresques, lorsqu'il parle de l'araire du laboureur (pp.8 et 54), ou compare Omar à un jeune sylphe (p.27). Comment éviter, d'ailleurs, les caractéristiques littéraires propres au genre (ici le roman) que l'on choisit, et que l'on décide de respecter, précisément à cause de son efficacité éprouvée ?
Cependant, les clichés littéraires d'un genre littéraire hérité vont se revêtir ici d'une signification nouvelle. On a vu plus haut la « tension didactique » du roman servir au surgissement d'une parole paysanne inouie, et s'appuyer paradoxalement pour atteindre ce but sur une formulation volontairement conventionnelle, répudiant du même coup toute tentation de réalisme fidèle dans la reproduction d'un langage paysan. Reproduction qui aurait été de toute façon impossible en français, et dans un roman. Or, pour que cette « tension didactique » produise un effet maximal, il faut que cette parole paysanne dont on va voir le surgissement, provienne d’un espace dont on aura montré tout d'abord que la « civilisation » n’y a jamais soupçonné seulement une parole. Et la convention même de certaines formulations sera là pour souligner implicitement cette rupture entre la parole montrée, et l'écriture qui tente de la signifier.
L'artifice « réaliste » est ainsi à la fois désigné, et utilisé comme tel. La transparence mythique d’un signifiant romanesque dont on a montré qu'elle perpétue le pouvoir délivreur de sens de celui du point de vue duquel s'est faite la description, en devient vacillante. Et c'est ce vacillement même, au lieu de la tension des romans « ethnographiques », ceux de Feraoun par exemple, vers une reconnaissance de leur propre parole dans le discours du lecteur, qui va permettre le surgissement de paroles autres. Paroles dont il conviendra de préciser le lieu d'énonciation qui, s'il n'est plus le discours d'exotisme de l'humanisme, n'en est pas forcément le même que celui d'une idéologie nationaliste parfois un peu trop univoque, et donc répressive d'un foisonnement des signifiants.
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Car la parole paysanne ici représentée n'est pas idéologique, au départ, même si elle conduit à l'idéologie. Le chapitre XV est, à cet égard, exemplaire. La première (et seule) réunion politique des paysans et de Hamid Saraj donne lieu à un débat dont les termes, même s'ils sont une réflexion sur la situation collective des paysans, ne sont pas directement politiques. Lorsque Ben Youb y dit : « Je voudrais que les hommes soient comme des bouquets. En attendant, nous outrageons la vie » (p.104), il est loin d'une formulation idéologique de parti : est‑il cependant loin du sujet ? Il est évident que ce n'est qu'après une série d'assertions de ce type, qu'un autre paysan pourra en venir au fait concret qui n'aurait pu être formulé d'emblée : « Pourquoi ne parlez‑vous pas des colons ? » (p.105). C'est bien ce que comprend d'emblée Hamid Saraj, pour qui « ce temps n'était nullement perdu. La conversation n'avait pas beaucoup de rapport avec la séance ? Au contraire (...) Sans aucune gêne ni timidité, (les paysans) exprimaient leur vraie façon de voir les choses. C'était là l'essentiel. » (p.105). L'essentiel, c'est bien en effet cette question que lui pose le vieux paysan Ba Dedouche ; « Est‑ce que tout le monde est capable de formuler une opinion ? » (p.97). Aussi l'objet essentiel des propos de ces paysans devant Hamid Saraj, l'homme de parti, est‑il d'affirmer la dignité de leur propre parole, et son historicité.
Mais L'Incendie va plus loin qu'une simple représentation de la parole paysanne : c'est bien cette dernière qui semble y produire, non seulement l'action, mais le récit lui‑même. Il n'y a à proprement parler aucune action véritable dans L'Incendie tant que la parole paysanne n'est pas arrivée à un stade de politisation suffisante. C'est pourquoi les chapitres V à XV montrent essentiellement la progression de cette politisation, de « conversation » en « conversation ». Et c'est pourquoi, au contraire, une fois l'action proprement dite commencée, nous n'aurons plus que deux conversations de fellahs (chap. XX et XXIII), toutes deux directement liées aux faits. Ces conversations culminent dans le chapitre XV, qui devient à proprement parler l'action politique essentielle du roman. Elles sont et elles font l'action.
Or, elles sont et font aussi le récit, puisqu'elles sont rarement annoncées, présentées dans le récit du narrateur anonyme. Bien au contraire, ce sont elles qui amènent, et produisent bien souvent ce récit, lequel s'inscrit parfois dans le droit fil d'une conversation de paysans qui semble l'avoir amené, et dont il n'est plus que le prolongement naturel (on peut voir en particulier ce modèle d'enchaînement pp.36 et 41, mais ailleurs aussi).
On en arrive ainsi, non seulement à un renversement des pôles du Même et de l'Autre dans le signifié diégétique, mais à un renversement apparent des rôles du personnage locuteur, et du narrateur. Renversement dans lequel la parole romanesque est donc produite-signifiée, contre toute logique, par la parole paysanne de convention qu'elle était censée « représenter » doublement. Mais renversement surtout de la polarisation sujet‑objet dans l'espace romanesque comme dans l'espace signifié, et même entre ces deux espaces de parole. Renversement qui détruit donc la base même de l'illusion sur laquelle repose le roman « réaliste » traditionnel, illusion qui attribuait le monopole du « dire » à la « civilisation », laquelle est ici la ville, et, derrière elle, la colonisation, espace d'origine du dire romanesque ainsi mis à mal – et servi, à la fois.
On a vu plus haut que cette créativité historique conférée soudain à une parole paysanne passée du statut d'objet d'un discours romanesque, à celui de sujet, remettait en question l'a‑historicité trop vite posée par le discours ethnographique, des campagnes face à la ville. Dib renverse le postulat du dépérissement de l'espace traditionnel au contact de la créativité de l'espace de la Cité, dépérissement dont La Colline oubliée, de Mammeri, avait montré la résonance tragique. Là où La Colline oubliée faisait surgir la face cachée de la société traditionnelle au moment où, soudain, son espace ne lui appartient plus, L'Incendie, au contraire, ne fait surgir les colons [12], jusque‑là cachés dans leurs fermes lointaines, que lorsque l'événement destabilise soudain l'espace colonial (pp. 146‑150) : la Cité des romans ethnographiques.
Il y a donc beaucoup plus qu'une simple intervention des pôles du « Même » et de l'« Autre » : non seulement les lieux d'énonciation, mais les modalités mêmes de la parole, sa nature, sa matérialité ont changé. La parole paysanne n'est pas seulement appropriation de la faculté de délivrer le sens historique de l'espace sur lequel elle porte, qu'elle décrit depuis un pôle du « Même » inversé par rapport à la description ethnographique : elle est aussi parole de l'espace proprement dit, dont elle n'est pas séparée.
La parole citadine est parole de maîtrise de l'espace, avec la matérialité duquel elle pose une distance. En s'appropriant la maîtrise de l'espace terrien, la parole paysanne ne tombe pas dans le piège de reproduire cette distance de la parole citadine d'avec son objet, distance que reproduit par contre un discours purement idéologique dans l'univocité non‑matérielle du sens qu'il veut promouvoir. C'est pourquoi c'est la terre elle‑même qui parle ici chez ces paysans dans le langage de qui « il fallait compter avec tout ce qui les entourait » : la matérialité de leur espace de travail comme de rêverie (p.109). Le langage de la nature accompagne toujours, au sens musical du terme, le progrès politique des « conversations » de paysans. Inversement leur voix même, comme celle die Ba Dedouche le viejo, n'est‑elle pas « de pierres remuées » (p.40), alors que l'espace tout entier, lorsqu'il est décrit, ne l'est que sous la former d'un entrecroisement de voix, là encore saisies dans leur matérialité (voir par exemple le début du chap. 2, p.16) ?
Dans L'Incendie, l'espace parle, avant les idées, avant un discours qui lui serait superposé. Or, cet espace, c'est la terre et la mère, certes, mais aussi le corps, dont le langage opaque récuse tout en y participant la transparence de la signification idéologique.
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L'important, ici, est certes le sens, mais il n'est point de sens acceptable dans une réduction du foisonnement des signifiants. Le surgissement de sens nouveaux en des lieux nouveaux, dans L'Incendie, s'accompagne donc d'une prolifération des signifiants : paroles que tout discours idéologique ne tolère qu'avec réticence, lorsqu'il ne les élimine pas, parce que leur foisonnement incontrôlable récuse toute univocité comme toute transparence.
Là parole des femmes comme celle des paysans impose d'abord sa propre épaisseur de signifiant. Elle refuse de se réduire à une transparence au service d'un « message », si progressiste soit‑il. Et la sexualité comme le chant sont langages aussi impératifs, et plus efficacement producteurs de sens politique, que le seul discours idéologique qu'ils accompagnent et servent cependant. C'est pourquoi, plutôt que par l'ordre de grève qui en serait le prolongement normal dans une optique strictement idéologique, et qui n'éclate qu'au chapitre XX (p.146), le chapitre XV, où l'on a vu la politisation de la parole paysanne s'achever, est immédiatement suivi par le chapitre XVI, qui montre parallèlement mais de manière tout aussi significative, l’éclosion de la sexualité d'Omar et Zhor, sur laquelle d'ailleurs se termine le roman métaphore. L'incendie du pays, du nationalisme, est aussi l'incendie matériel des masures tout comme de la terre sous le soleil. Et il est également celui des corps adolescents qui annoncent l'avenir, tout comme dans le surgissement de la parole paysanne il perturbe la hiérarchie discursive des lieux comme 'ries modes d'énonciation d'un dire politique.
Or, c'est Sliman le paysan‑chanteur qui énonce la métaphore essentielle à la signification politique du roman : celle de l'incendie. Lui qui passe de l'incendie réel à l'incendie métaphorique (p.154) et dégage le sens, comme il le dégageait déjà dans sen chant, tout au long de cet admirable chapitre 2 où le chant comme la poésie de Sliman et de Comandar, faisant résonner l'espace nocturne, autre signifiant inaccoutumé du discours, annoncent ce vers quoi les conversations plus prosaïques des paysans arriveront progressivement.
Le vrai sens appartient au chant, de même que l'accession à la parole des paysans qui jusque‑là en étaient privés va de pair avec celle des femmes : on peut ainsi dégager, dans toute la deuxième partie du roman, une suite de chapitres montrant l'acquisition progressive de la parole libérée par Mama, l'épouse de Kara Ali [13]. C'est à l'éclatement violent de cette parole qu'est consacré le dernier chapitre, celui‑là même qui débouche sur le langage du corps de Zhor : le langage des femmes comme celui du corps, comme le chant, sont donc aussi importants que celui des paysans ou celui de l'idéologie, pour une production assumée du sens historique.
Le sens historique n'est‑il pas, face au monopole d'une parole dominante, dans cette multiplication des lieux d'énonciation qui va de pair avec un foisonnement de signifiants jusqu'ici non reconnus ? Signifiants dont les lieux d'énonciation multiples dessinent un espace de parole vrai, opaque, ambigu, face à la transparence univoque des discours de pouvoir.
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Car c'est bien de pouvoir qu'il s'agit, en fin de compte. Cette réflexion sur la prolifération des signifiants comme de leurs lieux d'énonciation dans L'Incendie nous aura ainsi permis de souligner qu'il ne suffit pas de réduire le roman à sa tentative, pourtant réelle, de retournement de la problématique du « Même » et de l'« Autre » : encore faut‑il montrer que, dès L'Incendie, Dib récuse une simple interversion dualiste des indicateurs spatiaux affichés, si le discours nouveau ainsi produit doit amener une raréfaction des signifiants.
Toute son oeuvre ultérieure ne cessera de dénoncer cette raréfaction des signifiants vers quoi tend un discours idéologique univoque et faussement transparent, surtout si cette transparence proclamée lui sert avant tout à camoufler, comme on le verra, l'ambiguïté de son propre lieu d'énonciation. La transparence de L'Incendie, que j'ai montrée plus haut, est en fait effacement. Convention assumée d'un réalisme romanesque importé, mais pour permettre une multiplication de paroles autres que celle du véhicule romanesque réaliste qui leur donne un lieu où s'épanouir. La transparence du discours idéologique est au contraire dans sa violence à tout signifiant non‑conforme, non‑assimilable, et dans l'oblitération de sa propre épaisseur de signifiant, au bénéfice du postulat d'un sens un.
Inventer un dire de l'Histoire pour un espace qu'une parole de pouvoir étrangère en avait privé signifie donc avant tout remettre en question le rapport de la parole et de l'espace qu'elle signifie. La sécurité fallacieuse de la transparence affichée d'un dire ethnographique lui venait de son postulat descriptif : l'objet était toujours l'autre d'une parole qui ne remettait en question, ni la suprématie de son point de vue de seule énonciation autorisée, ni la nature, la spatialité de son énonciation même. Parole reposant sur la distance infranchissable, à cause d'une nature différente, entre son dire et l'espace « représenté » par ce dire. La production d'une parole nouvelle et inouie de l'espace comme de l'action algériens devait nécessairement passer par un vacillement de cette limite.
Décrire ne pouvait que maintenir l'illusion réaliste d'un dire ethnographique ou historique dont le lieu « naturel » était la « civilisation », c'est‑à‑dire en l'occurrence le système colonial. Inventer une parole et un sens de l'espace comme de l'action d'Algérie supposait en quelque sorte une ruine de la description, une parole active, non pas sur un espace, mais de cet espace appelé à se constituer en nation.
L'efficacité idéologique visée par l'écriture « engagée » de L'Incendie allait donc de pair avec l'abolition de la distance entre le langage et son objet. Et cette distance est à la base, tant de la description, que peut‑être aussi du langage clos de l'idéologie. Le réalisme à base descriptive serait‑il la plus sûre façon de perdre l'objet de son dire ? C'est là certes un propos qui dépasse le cadre étroit de la présente étude, et préoccupe bien des chercheurs [14]. C'est en tout cas une préoccupation majeure de Dib dès L'Incendie, pourtant considéré comme roman « réaliste » par la critique.
Ce sera, de façon explicite cette fois, la préoccupation majeure aussi de l'auteur de Qui se souvient de la mer, qui ressent le besoin de compléter son livre par une postface soulignant le caractère expérimental d'un roman qui tente de se passer de tout réalisme pour ne pas trahir son objet. Tant il apparaît de plus en plus évident que le langage est moins fait pour reproduire un objet que pour le recréer et, pourquoi pas, le produire.
C'est encore une fois une lecture spatiale qui nous permettra, comme pour L'Incendie, de saisir ce dépassement par l'écriture romanesque de la pauvreté dénotative d'un dire idéologique. Mais alors que l'écriture relativement transparente de L'Incendie s'inscrivait encore en partie dans une problématique spatiale extérieure au texte lui‑même (jeux avec le lieu d'énonciation, prolifération de signifiants censés issus du référent, etc.), la spatialité de Qui se souvient de la mer se trouvera d'abord dans la construction du roman. C'est la rencontre et l'équilibre entre eux, de récits en apparence disparates, qui va produire en partie le sens. Production passant souvent par ce dédoublement de l'instant comme du lieu qui deviendra par la suite une des hantises fondamentales de l'écrivain : ce dédoublement ne met‑il pas plus ou moins en cause l'unité de l'être, et donc aussi du sens ? Le vacillement du postulat idéologique de l'unicité du sens, qu'on a déjà décrit dans L'Incendie, va ici s'inscrire dans une perception plus globale de l'être comme du monde.
Avec Qui se souvient de la mer, Mohammed Dib a voulu montrer l'horreur de la guerre, nous dit‑il dans sa Postface, sans tomber dans le piège qui attend toute description fidèle de celle‑ci : l'usure. Un récit linéaire, documentaire, réaliste de l'événement risquait de se dissoudre dans « l'enfer de banalité dont l'horreur a su s'entourer et nous entourer », car « la puissance du mal ne se surprend pas dans ses entreprises ordinaires (c'est‑à‑dire, l'événement proprement dit), mais ailleurs, dans son vrai domaine, l'homme, – et les songes, les délires qu'il nourrit en aveugle ». Pour « habiller (ceux‑ci) d'une forme », l'écrivain se fait « accoucheur de rêves », « des cauchemars qui le hantaient autant que les autres hommes, mais il a été le seul à savoir leur donner un visage que chacun reconnaît désormais ».
Cependant, ces rêves sont ordonnés et il y a, semble‑t‑il, une construction assez rigoureuse du roman. Les éléments, images, hantises, d'origine onirique, sont agencés selon une projection dans le temps et l'espace qui n'est certes pas celle d'un simple témoignage, d'une reconstitution historique, mais dans laquelle on peut cependant dégager une lecture profonde de l'événement. Et dans cette dernière, ceux qui l'ont vécu retrouveront peut‑être une partie de ce qu'ils ont eux‑mêmes ressenti. Or, cette construction donne à la spatialité du sémantisme dibien une dimension nouvelle propre au texte même en son agencement. C'est pourquoi il convient de s'y arrêter tout d'abord.
La chronologie, d'abord, n'est point absente du roman. En fait, on parlera de deux chronologies, puisqu'il y a deux récits parallèles : celui de l'événement proprement dit, que j'appellerai récit actuel, et celui de ce qui pourrait être l'enfance et l'adolescence du narrateur, mais qui dépasse ce seul cadre, et que j'appellerai récit de l'ancien temps. Ces deux récits ont chacun sa propre chronologie.
Dans le premier, l'élément essentiel serait l'apparition et le développement progressif des « nouvelles constructions », qui dévorent la ville et amènent ses habitants, soit à disparaître dans la ville du sous‑sol, soit à se pétrifier, jusqu'à l'explosion, progressive d'abord, puis générale, de ces édifices, et à l'invasion de la ville par la mer, après que le narrateur ait lui aussi rejoint la cité du sous‑sol. Par le second récit, nous assistons à l'enfance rêveuse du narrateur dans cette curieuse « maison édifiée sur un château aux trois‑quarts en ruines » (p.36), puis à ses contacts progressifs avec l'extérieur : visite nocturne d'un autre enfant sur la terrasse, première sortie à la ville ; enfin, à la mort de ses parents et à sa propre prise en charge du magasin de son père. Chronologie, donc, d'une vie dans ce récit de l'ancien temps.
Quant au récit actuel, un décodage superficiel en est relativement simple : les « nouvelles constructions », les spyrovirs, les minotaures (qui deviendront momies) [16], sont les éléments d'un système : celui de la répression coloniale qui sait par ailleurs se concilier les murs et les oiseaux‑iriaces, à la valorisation plus ambiguë néanmoins. Ce système comme toute la ville sera détruit à la fin par la mer, qui elle‑même semble de connivence avec la ville du sous‑sol, dont l'une des significations serait la clandestinité, la résistance [17]. Entre ces deux univers, la ville et ses habitants sont voués à une destruction ou à une pétrification progressives, car tous leurs anciens rythmes de vie semblent définitivement ruinés. Expression de cette ville dans laquelle il déambule, essayant de la sonder comme de percer l'événement, le narrateur serait condamné comme elle s'il ne finissait par l'abandonner à sa mort, pour rejoindre la ville du sous‑sol où il n'est pas dit qu'il retrouve Nafissa.
Entre ces deux récits intercalés, le récit de l'ancien temps occupant néanmoins beaucoup moins de place dans la narration que le récit actuel, le premier point commun est, certes, que le personnage central en est à chaque fois le narrateur. De plus, il n'y a pas de séparation entre eux, par exemple par l'usage des temps grammaticaux : le récit actuel se fait alternativement au présent et au passé, ce qui rend actuel sans transition le récit de l'ancien temps, qui n'est jamais introduit comme tel : le lecteur y est souvent amené de plain‑pied, comme dans une évidence. Les deux récits se déroulent bien simultanément. Mais, plus que simultanéité, il y a également entre eux une correspondance, que la description des contextes du récit actuel dans lesquels le récit de l'ancien temps affleure va nous permettre d'esquisser.
Le premier de ces affleurements n'est qu'un paragraphe du premier chapitre [18] (p.12). II est ici introduit par une phrase qui va donner d'emblée à ce récit de l'ancien temps sa triple dimension : « Je repensai à ma vie à la campagne, à des temps anciens, à mon enfance » : il ne s'agira pas que du récit d'une période antérieure de la vie du narrateur, l'enfance, mais aussi de l'évocation d'un espace totalement absent dans le récit actuel citadin : la campagne, et d'un temps autre. Or, cet affleurement des temps anciens se fait à partir de la vision, qui précède, du « type », dans la gargote bien intégrée au récit actuel. « Tous les jours, j'abordais des hommes comme celui‑là » dit le narrateur. Par l'intermédiaire de ce « type », en qui le décodage entrepris plus haut pourra voir par ailleurs un maquisard, les temps anciens sont également présents dans le récit actuel.
Lors de sa deuxième apparition ce récit second s'attache (pp.35‑36) à décrire les rapports du narrateur avec son père, et à évoquer cette étrange « maison édifiée sur un château aux troisquarts en ruines » qui leur sert de cadre. Cependant, la relation de ce souvenir avec le récit actuel est nettement indiquée. Dans ce dernier le narrateur, échappé à la violence qui secoue la ville, se laisse couvrir et bercer par l'eau de la voix de Nafissa, ainsi que par la mer, toutes deux porteuses d'« autre chose », d'un autre temps plus aimant, plus fondamental, et s'aperçoit alors que « toute (sa) vie », il n'a « jamais su aimer qui (l')aimait ». Il introduit là le récit de l’ancien temps par une phrase où « jadis » et « déjà » établissent une liaison tout à fait logique entre les deux récits : « Jadis, dans ma famille, nous ne prononcions déjà que les mots nécessaires à nos rapports quotidiens ».
L'imbrication des deux récits est encore plus marquée au chapitre 6 où c'est bel et bien un personnage de l'ancien temps, le mendiant, qui intervient dans le récit actuel en apparaissant dans la boutique d'El Hadj, tout comme le « type » apparaissait dans la « metabkha » (gargote) au chapitre 1. Or il provoque chez le narrateur la même angoisse, lui qui rejette son propre passé (p.52), comme il refusait de reconnaître dans le « type » (p.9) le message du maquis et l'espace hors‑la‑ville. De plus, l'échoppe d'El Hadj dessine comme la metabkha un espace comparable à celui d'une grotte, d'où toutes les naissances sont possibles, et toutes les fuites : le narrateur fuit de la metabkha (p.16) et El Hadj lui propose de partir (p.55). Enfin, l'enfance suggérée par la présence du mendiant, et le maquis du « type » sont étrangement réunis lorsque juste avant le mendiant arrive dans l'échoppe « une gamine » devant qui les hommes vont se taire, puis baisser la tête, et qui demande sans hésiter deux détonateurs, puis va mêler son rire à la danse des flammes au bout de la ruelle (pp.48‑49). L'espace extérieur ici est la mer, « houle première » (p.52), comme la campagne est déjà l'espace d'un temps premier (p.12). Mais un pas est franchi depuis le début du roman : non seulement le narrateur ne fuit pas une seconde fois, malgré l'invite d'El Hadj, mais il raccompagne lui-même le mendiant‑roi à la porte de l'échoppe, alors qu'au premier chapitre il n'avait pu rétablir la communication d'abord refusée avec le « type ».
II y a fusion des deux récits dans la fonction de Nafissa‑mère (pp.69 à 71), alors que là encore la mer veille et entoure la grotte. Aux paroles de Nafissa se superposent celles que dans le passé la mère a pu dire, à moins que Nafissa ne soit la mère, dans une fusion des deux temps : « N'aimes‑tu pas ta mère » (p.69)... « le charme qui se confond avec son visage » (p.70)... « Il ne faut pas agir à la légère (...). Tu es jeune » (p.70). Or, ce dialogue encadre la première action du narrateur, sa première sortie responsable du cercle de la ville, pour participer à la levée des corps de vingt victimes de la répression. Premier engagement ? Quoi qu'il en soit cet acte est affirmation de soi face au père, les deux récits étant toujours confondus dans le dialogue qui suit, tout comme dans la description, ensuite, des champs de son enfance dans le récit urbain actuel (p.71). Par l'action, le narrateur a reconquis les temps anciens et leur sérénité, qui se confond avec celle de Nafissa et de la mer.
Ce récit à double entrée est donc tout naturellement suivi par celui de la première velléité du narrateur enfant de briser la clôture de sa vie familiale en communiquant avec un élément extérieur, un autre enfant (pp.72 à 78). Pourtant Dib ne consacre pas un chapitre entier (chapitre 9) à cet événement : il a besoin de clore ce chapitre par un paragraphe (p.78) qui montre dans le temps actuel le même cercle que celui évoqué dans le récit de l'enfance (p.75). La lecture politique de l'événement se précise. Il s'agit bien ici d'un destin collectif à révéler par la rupture du cercle, ce qui était l'un des thèmes essentiels de L'Incendie. Cependant, ce cercle entoure également l'enfance du narrateur, qui doit lui aussi « rompre le cercle de brutalité et de ruse dans lequel les choses tentaient de m'enfermer » (p.75). Et rompre ce cercle, pour le narrateur ou pour la population, c'est assumer sa responsabilité, se dégager de toute tutelle, être majeur. Cette majorité ne peut s'acquérir que dans la blessure : dans le cataclysme pour les citoyens de la ville, que les nouvelles constructions tentent d'enfermer chez eux. Les habitants comme le narrateur seront « captifs de nos propres murs », mais en même temps « ceux des nôtres qui se sont réfugiés au fond des souterrains forés dans les assises mêmes de la ville lancent chaque nuit, maintenant, des attaques‑surprises contre les bâtiments et se retirent aussitôt leur coup porté » [19]. Et dans le même chapitre (chapitre 10), Nafissa disparaît pour la première fois, alors qu'une déflagration retentit dans le lointain : c'est « l'irrémédiable » (p.85), la blessure.
A cette blessure dans le récit actuel correspond la blessure de la rupture du cercle dans le récit de l'enfance. Le chapitre 11 raconte la première visite – clandestine – à la ville par l’enfant. Il est significatif que le père dorme pendant cette première sortie, dont il n'est pas informé : il est à la fois l'absence, et celui dont cette sortie diminue le pouvoir, celui contre qui elle est dirigée implicitement, comme les attaques-surprises des habitants de la ville du sous-sol le sont contre le pouvoir absent qui dirige l'enfermement de la ville par les nouvelles constructions dans le récit actuel. Mais cette première rupture du cercle provoque la blessure, et la longue hibernation entre vie et mort de la maladie qui suit. Après la maladie, la deuxième sortie, au petit matin, dans la campagne, se fait solitairement (la majorité est atteinte), et se présente en même temps comme une deuxième naissance. Le voile qui se déchire alors devant les yeux du narrateur n'est autre que ce cercle déjà évoqué (p.75).
Les deux chapitres du « récit actuel » (chapitres 12 et 13) qui suivent sont à la fois la réplique et le dépassement de cette rupture du cercle de l'enfance. La fascination de la nouvelle ville a remplacé celle de la ville du père. El Hadj a remplacé tante Amarilla, et il annonce que vingt et un lycéens ont été enlevés. Les corps découverts au chapitre 6 n'étaient que vingt. Le chiffre de vingt et un annoncé ici est symbolique d'une progression : on est arrivé à la majorité. La blessure est également présente dans l'explosion qui secoue la ville (p.99), et la transforme en fournaise, suivie d'une « mort de l'espace aussi bien que du temps » (p.100), après quoi une nouvelle naissance est possible, grâce à la « puissance inexorable » dont sont porteuses les « statues » qui entourent le narrateur, « faisant reculer (ses) ennemies et détruisant leurs armes » (p.101). Or, ces ennemies sont les « momies », seul nom restant pour désigner les soldats, qui étaient au début du roman bien plus agressivement vivants sous forme de « minotaures » au « lance‑flammes en avant ». Les « minotaures » devenus « momies » sont‑ils déjà condamnés ? Le feu dont ils étaient porteurs appartient désormais à Nafissa, nouveau soleil, boule rouge, roue de feu, qui réapparaît sous cette forme lorsque les momies ont reculé, et redonne la vie au narrateur (p.103) tout en lui allumant sa cigarette. Enfin, (comme à 1a page 95), c'est également au petit matin que le narrateur, dont « la joie éclate », sort « avant tout le monde » et « regarde grandir l'aube qui ne consent à refluer que pour autant qu'elle me voit revenir à moi » (p.105).
Dans les deux récits la rupture du cercle débouche sur une nouvelle naissance. Mais dans le récit actuel s'y ajoute une dimension politique et collective : le narrateur est passif. Il n'est pour rien dans l'explosion, et si le cercle des momies qui se resserre sur lui est finalement rompu, c'est par la collectivité des statues, qui ressemblent autour de lui « à des morts orgueilleux de leur force et de leur étrangeté », alors qu'il figure « un vivant pitoyable ». Ambiguïté de cette situation : le narrateur est « pitoyable » parce que devant la présence concrète d'une solidarité révolutionnaire, il se sent différent tout en approuvant (p.109) ; et pourtant il est, au milieu des statues, le seul vivant. La libération, dans le récit actuel, est donc limitée si elle ne s'insère pas dans un mouvement collectif ; mais en même temps ce dernier est appauvrissement sémantique, « retour au langage des pierres » (p. 110). Sa puissance, comme celle des statues du chapitre 12, est également sa propre mort. C'est pourquoi le bref affleurement du récit de l'enfance pp.114‑116 est encadré par l'absence de la mer, dont le départ fut, comme la mort du père, prélude à la fin d'un monde. Monde de l'enfance, certes, mais surtout monde d'une vie non réduite au langage des pierres.
C'est dans ce contexte, et dans la thématique de la rupture du cercle évoquée plus haut, qu'il faut comprendre la mort du père au chapitre suivant (chapitre 15). Celle‑ci est le dernier épisode de la rupture du cercle de l'enfance, et s'accompagne également d'une blessure : comme au chapitre 6, l'enfant s'évanouit au moment où il devient définitivement adulte : « Tu es le seul homme ici » lui avait soufflé Axa, la grande servante noire (p.123). Tout le chapitre 15 est construit à partir d'une alternance, sans transitions, entre les deux récits, de plus en plus imbriqués. Aussi est‑ce El Hadj, dans le récit actuel, qui semble commenter la culpabilité ressentie par le narrateur dans le récit de sa jeunesse d'avoir laissé mourir son père : « C'est l'épreuve la plus grande pour le juste » (p.124), avant de prendre les traits de Nafissa que nous retrouverons (p.128) de plain‑pied dans le récit de l'ancien temps : «Nafissa était restée attachée au château » (p.128). Tout converge en Nafissa, qui est à la fois flamme, comme le père mort‑vaisseau céleste [20], et eau, comme la mère : « Le présage ne s'accomplit entièrement qu'à l'heure où ma mère mourut à son tour – peu après – sans éveiller l'attention, et fut rendue au giron des eaux » (p. l26).
La fusion des deux récits va donc s'opérer dorénavant dans cette sorte d'antériorité fondamentale que représentent Nafissa, la flamme, le chant, et surtout la mer. La seule réapparition du récit (chapitre 19, p.150) sonne étrangement faux. Le narrateur veut y rouvrir le magasin qu'avait laissé son père. Mais il n’a rien à vendre, si ce n'est quelques pièces de tissu défraîchi, et beaucoup de poussière. Il veut qu'on prenne garde à lui (p.151). Mais au lieu d'agir, il perd son temps à écouter les propos d'un étrange visiteur aux deux paires d'yeux, qui l'entretient surtout des regards d'autrui braqués sur eux. Aussi, lorsque le visiteur disparait, « c’était fini » (p.156) : fini du visiteur, certes, mais peut‑être aussi du magasin, et en tout cas du récit des souvenirs du narrateur. Ce récit n'avait‑il pas déjà perdu toute épaisseur dans cet épisode anachronique ? Le récit des souvenirs y devient aussi irréel que ce magasin, parce qu'il a été abandonné par ce qui faisait la profondeur du récit de l'ancien temps : un espace autre, un temps différent. Ce magasin dans lequel le temps « file » vainement (p.156) est inscrit dans le temps de la ville, qui d'ailleurs l'abandonne. Il est coupé du fondamental, de la totalité.
Celle‑ci se retrouve dans ce qui va détruire la ville après l'avoir désertée : Nafissa, la flamme, le chant et la mer. A partir de la mort du père dans le récit des temps anciens, la ville du récit actuel sait qu'elle n'est plus qu'en sursis [21], alors que la mer est absente, comme Nafissa. Les avertissements vont se succéder concernant sa fin prochaine. Le premier sera donné par les oiseaux‑iriaces au chapitre 17 pendant que, pour les citadins, se manifeste de plus en plus une présence « de l'autre côté du mur » « qu'augmentent les coups qui viennent d'en‑dessous‑terre» (p. 138). Le deuxième avertissement vient des nouvelles constructions elles‑mêmes, dont quelques unes s’effondrent alors que la ville du sous‑sol se manifeste par « une grèle de coups battant sous nos pieds », et qui vont couper la ville de tout contact, à la fois avec la mer et avec la matrice de la terre.
La ville du récit actuel est aussi morte que la narration événementielle l'est dans le récit des souvenirs. La ville comme le magasin ont perdu tout pouvoir signifiant. C'est alors que s'élève l'appel : une communication nouvelle s'établit entre le narrateur et la mer, mais c'est au détriment de la ville, qui l'entoure soudain de spectres, dont les momies s'effondrent et dont le labyrinthe va être traversé, les murs ouverts, pour retrouver la voix qui submerge, et qui redevient le chant (pp.158‑160). En effet, cette ville, qui n'est plus depuis longtemps lieu de communication et qui a perdu toute épaisseur, est désormais condamnée, alors qu'il ne reste plus au narrateur qu'à trouver le chemin, la parte pour la déserter à son tour, avant que la mer vienne en force et la balaie.
Mais trouver le chemin, pour le narrateur de Qui se souvient de la mer comme plus tard pour celui de Cours sur la rive sauvage, c'est apprendre à déchiffrer des signes nouveaux ; et les échecs provisoires de sa quête finale seront autant d'erreurs de lecture. Il cherche la réponse chez Osman Samed alors qu'elle se trouvait depuis toujours à sa portée chez El Hadj, mais manque cependant les messagères que le premier lui envoie. De même il ne sait pas suivre dès sa première apparition (p.181) le jeune garçon qui vient le chercher. L'appréhension de la totalité, de cette antériorité d'être de la mer doit se faire par un mode qui embrasse à la fois le présent et le passé, ce temps total qu'elle contient, et qui est ici la souvenance, dernier verbe et titre du roman qui se termine sur « je me souviens de la mer ». Ainsi, celui « qui se souvient de la mer » n'est‑il pas justement à la fois le narrateur, et l'écrivain, qui ont su s'approprier ce nouveau mode de connaissance et de description du réel dans lequel le roman entier se situe ? On est en droit de supposer en effet que c'est depuis cette ville du sous‑sol, faisceau de significations à l'infini enfin découvert, que le narrateur‑écrivain donne voix – ou chant – à l'ensemble de son double récit enfin réuni en un seul, mais aussi dans le silence qui va suivre.
Double récit dont on a vu que chaque moitié (le récit de l'ancien temps comme le récit actuel) aboutit parallèlement à une perte de significations (le magasin dans le premier, la ville d'en haut dans le deuxième), jusqu'au passage « de l'autre côté du mur » où le narrateur découvre soudain la signification multiple. La mort de la ville qui a perdu ses significations, et de ses habitants « arbres désséchés », est accompagnée par l'irruption des significations, avec « l'arrivée de la mer dont le tumulte s'entendait depuis longtemps, qui les couvrit rapidement du bercement inépuisable de ses vagues » (p.187). La mer est totalité signifiante. C'est pourquoi plus que parole, elle est « tumulte », mais en même temps « bercement inépuisable ». Or, ce « bercement inépuisable de ses vagues » est communication si fondamentale qu'elle est antérieure aux mots, et même au chant. Ce dernier devient « chant sourd », mais l'écrivain se « souvenant » de la mer, au‑delà de la simple connaissance par les mots, à rempli son programme (« Mon programme s'allège ! », p.187). Sa souvenance ne peut que se laisser aller au bercement inépuisable de la mer qui, s'il est absence de mots, n'est silence que pour les habitants qui sont restés « tels des arbres désséchés » dans la ville morte. Le récit actuel comme le récit de l'ancien temps dans l'épisode du magasin, lieu de sa dilution dans la ville, est réduit au silence lorsqu'il change d'espace. Mais, quête de connaissance, n'est‑il pas en même temps arrivé à son but : connaître le mortel silence d'au‑delà de la parole, et duquel elle procède ?
L'espace que campe le roman peut se diviser essentiellement en trois : la ville « d'en haut », la ville du sous‑sol, et l'espace extérieur : mer et campagne.
Cette « ville d'en haut » est l'espace le plus souvent clos des pérégrinations du narrateur dans le récit actuel, et même dans deux chapitres du récit de l'ancien temps. (Cependant, on a vu que ce récit de l'ancien temps mourait à partir du moment où, avec l'ouverture du magasin, il entrait dans l'espace de la ville. La première tentative d'entrée dans cet espace par l'adolescent s'était d'ailleurs soldée par un échec : la blessure et la maladie.) Elle est dans une certaine mesure l'espace du texte lui‑même : l'itinéraire du narrateur est le support du récit actuel, sur lequel vient se greffer le récit de l'ancien temps.
Cette « ville d'en haut » est également l'enjeu du combat sans merci que s'y livrent les nouvelles constructions et la ville du sous-sol. On a vu comment pouvait s'effectuer un «décodage» de ces deux éléments de l'espace romanesque : le système colonial et le maquis. Ce décodage dont j'ai souligné les limites est renforcé par le fait que les maîtres des nouvelles constructions sont des « visiteurs », donc des étrangers, alors que les habitants de la ville des profondeurs sont tous issus de la ville d'en haut, du pays même ; ville d'en haut avec laquelle les communications de cette ville des profondeurs sont multiples, l'échoppe d'El Hadj semblant l'un des points de passage privilégiés entre elles, alors que les nouvelles constructions ne peuvent communiquer avec elle qu'en l'agressant, qu'en la détruisant. Le seul personnage qui pourrait passer de la ville aux nouvelles constructions est Hamdi (pp.69‑60). Mais il est hissé sur des échasses qui le séparent des habitants de la ville, et ne lui permettent pas pour autant d'être reconnu par les visiteurs.
Pourtant, on verra que si le maquis est l'une des lectures possibles de cette ville des profondeurs, il n'en est pas la seule. De plus, ce n'est pas la ville des profondeurs qui aura raison de la ville d'en haut et des nouvelles constructions, mais bel et bien la mer, c'est‑àdire un troisième espace, qui pourra donc lui aussi désigner en partie le maquis. Cependant ce dédoublement de ce qui pourrait être le signifiant symbolique du maquis en deux paradigmes spatiaux si radicalement différents incite à la prudence et récuse, on y reviendra, un trop rapide décodage.
La ville de Qui se souvient de la mer est un espace
condamné d'avance. Comme on l’a déjà vu, dès la deuxième page du roman, il est
dit qu'elle n'est qu'en sursis. Elle est de ce fait espace tragique. Dès le
premier chapitre, le « type » d'une part, les « minotaures » de l'autre sont
des menaces contre lesquelles la ville sait déjà qu'elle ne pourra se défendre.
N'est‑elle pas elle‑même outil de sa propre mort en faisant le jeu
des nouvelles constructions venues soudain l'agresser quelques chapitres plus
loin ? Ses murs en effet vont perdre de plus en plus leur fonction
naturelle de protection, pour devenir au contraire élément d'agression. Si au
début du roman quitter la ville semble possible, El Hadj proposant même cette
solution de fuite au narrateur juste avant l'arrivée des nouvelles constructions,
avec cette arrivée le piège de la ville tout comme celui de l'action tragique
se referme (p.56). Quelques pages plus loin, le narrateur constate qu'il ne lui
est plus possible de partir (p.66) ; plus loin encore, que les habitants
de la ville sont « captifs de leurs propres murs » (p.79). Le piège tragique
s'est refermé, et les images de clôture, d'enfermement seront parmi les plus
obsédantes de Qui se souvient de la mer.
Dans l'univers de plus en plus fermé de cette ville, le temps ni l'espace n'existent plus comme avant. Le temps « se fige en mares et noircit sur l'asphalte » (p.66) : n'avons‑nous pas vu les habitants couverts de moisissures ? Et si la ville est clôture, elle contient elle-même un nombre grandissant de cavernes, de souterrains, elle s’enlise dans le basalte, comme la chambre du narrateur (p.34). L’itinéraire de ce dernier deviendra dans cette ville une succession de cercles dont le point de départ est cette chambre même, et qui après le passage dans un ou deux lieux, parfois clos eux aussi, de la ville, ramèneront à son point de départ, lui‑même grotte sécurisante, quelque peu hors du temps. Ce n'est que vers la fin du roman qu'il brisera ce trajet circulaire, traversant les murs de la ville à la rencontre de la mer. Mais cette ouverture ne peut se faire en une fois, et son trajet se refermera encore sur lui‑même, dans la ville, avant le départ définitif de la fin.
Ce faisant, il répondra à un appel, celui de la mer, appel extérieur enfin entendu, et éclatement de cette clôture. Mais en attendant cet éclatement, la ville close est de plus en plus lieu d'absence. Absence de la mer surtout, dont la disparition sera manifeste au chapitre 14, en même temps que l'enfermement de la ville dans un « monde de pierre » sera plus net.
L'enfermement, la clôture, entraînent le manque, le désir. Et ce désir est évidemment celui d'espaces ouverts, qu'ils soient la campagne ou la mer. Désir d'autre chose avec quoi communiquer, car la communication a besoin d'espace où fleurir, alors que dans la ville les habitants pétrifiés se fondent peu à peu avec leurs propres murs (p.139). Dès les premières pages du roman, la présence du « type », homme de la terre, ouverture infinie, provoque l'irruption dans le lieu citadin clos qu'est la « metabkha », d'un espace et d'un temps différents : « Les champs ramenaient leur haleine du fond de l'horizon, nous l'envoyaient à la figure » (p. 11). Or, dans ce passage la ville, par opposition à la campagne ouverte, est fermeture : « gens de la ville et des murs ». Mais elle est aussi communication bloquée, « succession d'aveugles panneaux de signalisation », alors que les hommes de la campagne savent tirer du sol « une parole semblable à un cri ».
La blessure du présent irréversible a donc entraîné la séparation (la communication ne se fait plus), et l'absence. Absence du chant. Absence de l'espace ouvert qu'il dessine. Absence de la mer aussi, dont on n'entend plus les coups de boutoir que très loin. Cette absence, ce manque sont appauvrissement sémantique, lequel se manifeste par la pétrification : les gosiers des habitants ne sont même plus « aptes à former des sons mais exclusivement des pierres » (p.19) [22]. Se « souvenir » de la mer, c'est déployer un espace et multiplier à la fois la productivité sémantique. Mais n'est‑ce pas aussi une entreprise impossible, tragiquement anachronique ?
L'espace citadin, on vient de le voir, est tragique, en ce que nous le savons en sursis et que nous assistons à son supplice : cet appauvrissement sémantique, cette perte de sa totalité, cette installation irréversible du manque de tout ce qui était communication, donc vie, ne sont‑ils pas sa lente agonie, mise en scène devant nous par l'écrivain, le narrateur pouvant même être considéré parfois comme jouant le rôle du choeur dans la tragédie grecque ? Cependant, cette agonie découle elle‑même d'une blessure première, la malédiction des dieux dans la tragédie, laquelle n'apparaît pas dans le récit actuel, durant le temps du roman. En effet, le facteur essentiel d'éclatement et de mort de l'espace urbain semble être, dans ce récit actuel, l'intrusion des « nouvelles constructions », « étages de folie » qui commandent la reptation des murs, tuent les habitants, font éclater des rues entières (pp.65‑66). Mais ces nouvelles constructions n'apparaissent qu'au chapitre 7, alors que dès le début la ville est déjà condamnée. Quelle est, alors, la blessure première, le commencement ?
L'idée de commencement se trouve dès la page 17 : « Et cette aventure commence à peine ». Il est significatif que l'événement narré à ce moment soit l'enlèvement d'un « lot d'hommes », la communication bloquée qui en résulte, suivie du départ‑rupture de l'air de flûte, puis de l'enlisement de la ville dans le basalte. Nous sommes donc invités à chercher la blessure première dans cette séparation d'avec la campagne, l'ancien temps, l'air de flûte et l'idée de totalité qu'ils contenaient. Or, cette séparation est déjà manifeste dans le premier chapitre : le « type » n'est‑il pas, en même temps qu'un homme du maquis, un de ces campagnards de l'espace et de la violence desquels les habitants de la ville se retranchent honteusement ? C'est pourquoi le «type» est aussi «une ombre arrêtée au seuil d'une parole» (p.9). Mais l'arrivée du « type » n'est pas elle‑même l'événement. La séparation‑blessure qui rend déjà impossible toute communication avec lui, lui préexiste. est ce cataclysme « ancien et silencieux » qui « nous (avait) arrachés à nous‑mêmes et au monde » et « à l'origine de quoi nous ne sommes pour rien» (p.78).
Où donc situer alors cet « ancien et silencieux cataclysme » ? Peut‑être dans ces anciens temps dont le narrateur cherche en lui à effacer toute trace, et qui l'assaillent tout au long du roman, soit par l'intermédiaire du « type » du premier chapitre, soit par celui du mendiant du chapitre 6. Or, si ce mendiant lui impose le souvenir de son passé, cette souvenance vainement occultée contient aussi en elle cette « houle première, et toujours la même, qui fut moi » : la mer (p. 52). La souvenance du passé est aussi celle de la mer, qui participe de cet espace‑temps occulté, de l'ancien temps, du cataclysme premier. Nous pouvons donc revenir au titre du roman pour en souligner cette fois la dimension tragique en même temps que l'ambivalence, qui est celle de la mer elle‑même : celle‑ci participe, on l'a vu, de l'unité première, de la totalité perdue, mais aussi du cataclysme premier, « ancien et silencieux », antérieur au texte. Or, cette antériorité, cet « ordre qui nous avait été légué, (ce) destin désaffecté, refroidi, vidé de sa puissance, échoué au fond de chacun de nous » (p.78), si elle suscite dans la clôture de l'espace citadin un manque, un désir, figure aussi, à un second niveau, l'éclatement toujours possible, attendu et réalisé à la fin du roman, de cet espace. En même temps que la totalité perdue, elle est la malédiction première, le destin inéluctable, qui font le tragique du roman. Et ce tragique est désigné, entre autres significations, par le titre.
La dimension tragique est donc inhérente aux nombreuses figures d'éclatement qui parcourent le texte. La clôture de l'espace urbain était rupture d'avec la totalité, et donc félure de cette totalité. Fuite devant le tragique, elle ne faisait que l'imposer davantage, en créant le manque et le désir, à quoi la mer finira inéluctapar répondre à la fin. Espace en sursis, comme on l'a vu, l’espace urbain est avant tout en sursis d'éclatement. C'est par le tragique que clôture et éclatement sont complémentaires. De même que le plateau scénique de la tragédie – c'est le cas en particulier de Bajazet de Racine – est souvent un espace clos d'où l'on ne sort que pour mourir, de même l'éclatement de l'espace urbain, le cataclysme final dans Qui se souvient de la mer sont immédiatement consécutifs à la sortie définitive de cet espace par le narrateur.
On peut même se demander si cet éclatement final de l'espace urbain, qui est aussi l'espace du récit actuel, et donc en partie l'espace du texte, n'est pas lié justement à la sortie du narrateur, centre jusque‑là des deux récits, qu'il prive de ce fait de leur noyau, de leur cohérence. De même, si les nouvelles constructions préparent l'éclatement de la ville, n'est‑ce pas justement en s'installant dans son centre, qu'elles suppriment de ce fait ? « Dans leur progression, elles abattent des quartiers entiers qu'elles semblent ingurgiter l'un après l'autre, et si elles se retirent par la suite, comme cela leur arrive quelquefois, à la place, des aires nues s'étendent au soleil, asphaltées seulement d'un bitume rouge frais : tout ce qui reste des maisons et de ceux qui les remplissaient » (p.157).
L'éclatement de la ville est donc précédé par la disparition de son centre. Ce dernier était, certes, constitué « de maisons et de ceux qui les remplissaient ». Mais immédiatement après la disparition de ce centre sont soulignées nettement, à la même page, l'absence obstinée de la mer, puis celle de Nafissa, et l'attente qu'elles provoquent. Enfin, c'est une nouvelle disparition de Nafissa suivie d'un appel indicible qui va provoquer la première sortie du narrateur de la clôture urbaine (p.160) : le centre de la ville, dont le départ va provoquer la rupture du cercle de l'espace urbain, plus encore que le narrateur, est donc Nafissa, associée à la mer. Aussi l'éclatement de l'espace urbain dans le récit actuel serat‑il consécutif à la quête de Nafissa par le narrateur.
De même la rupture du cercle de l'enfance était amorcée au chapitre 9 dans la quête‑désir provoquée elle aussi par un appel extérieur (p.73) : celui de « cet inconnu », de « celui que j'attendais », dont le surgissement (p.74) est aussi brusque que celui de la mer (p.160). Or, aucune des deux quêtes n'aboutit véritablement. Il ne sera plus question de cet inconnu, et rien ne nous dit que dans la ville du sous‑sol, malgré la rose qui sert de passe, le narrateur ait rejoint Nafissa. Mais ces deux quêtes remplissent une fonction seconde, qui est peut‑être la plus importante : provoquer l'éclatement du cercle. Cercle de l'enfance dans le récit de l'ancien temps, cercle de la ville dans le récit actuel, cercle de l'espace romanesque, seuil de connaissance pour le narrateur et, peut‑être, l'écrivain.
Mais cette totalité perdue, désirée, retrouvée peut‑être, qu'est‑elle au juste ? Il apparaît très vite que toute tentative de la définir est vaine, puisque toute définition est clôture de son objet, et qu'on a vu cette totalité être justement ce qui échappait, comme l'air de flûte s'en allant parmi le thym et la lentisque, à toute clôture. Du moins pouvons‑nous essayer de l'approcher à partir de quelques éléments du texte par lesquels elle est suggérée.
Puisque la ville du récit actuel est un espace tragique, condamné, l'espace de la séparation et du manque, c'est en dehors d’elle qu'il nous faudra chercher d'abord les espaces de cette totalité, et peut‑être même contre elle. Or, l'on a vu en commençant cette étude des espaces de Qui se souvient de la mer qu'à la ville d'en haut on pouvait opposer d'abord la ville des profondeurs, règne de la taupe, lieu‑symbole principal, pour le décodage socio‑historique, de la clandestinité révolutionnaire, mais aussi les deux espaces extérieurs dont la clôture de la ville la sépare de plus en plus : la campagne d'abord, la mer ensuite.
La ville des profondeurs est un espace opposé à celui de la ville d'en haut. Elle est également le lieu d'un temps autre, opposé lui aussi à celui qui crée la déchirure tragique dans la ville d'en haut. La description qu'en fait le narrateur une fois qu'il l'a rejointe est à cet égard, significative et nous amène à lui associer, dans une valorisation parallèle par l'imaginaire (mais pas toujours semblable), d’autres espaces ou lieux du roman, comme les grottes du récit actuel, ou le château de l'enfance du récit de l'ancien temps.
La ville du sous‑sol est présente, avec force, dès la deuxième page du roman : elle est le royaume de la taupe, et d'un ensemble de pas qui ébranlent les assises de la ville dans un bruit de tonnerre (p.10). On peut même voir dans la taupe un des éléments occultes qui disposent du destin de la ville, qui accordent ou n'accordent pas ce sursis. L'espace urbain est tragique parce qu'il dépend en partie de son envers, la ville du sous‑sol, dont la ville s'est cependant coupée puisqu'elle n'en écoute pas les avertissements. Pourtant, malgré cette apparente coupure, la communication est constante entre la ville du sous‑sol et celle d'en haut, alors qu'on a vu déjà qu'aucune relation n'est possible avec les nouvelles constructions. La ville du sous‑sol lance des attaques‑surprises contre les nouvelles constructions, ou simplement des avertissements aux habitants de la ville. Un nombre de plus en plus grand de ces derniers disparaissent dans cette ville du sous‑sol qui semble, telle une ogresse, les engloutir. Le statut des habitants n'est‑il pas justement dans le retour à cette sorte de matrice originelle qu'elle représente ? Envers de la ville d'en haut, la ville du sous‑sol est également l'espace qui la contient et en dispose, même si les habitants n'en sont pas véritablement conscients.
C'est là un autre aspect de cette dimension tragique de l'espace urbain : l'articulation de la ville d'en haut dans celle du sous‑sol au sein d'une même réalité ambiguë dont l'explication échappe à l'aveuglement des habitants. De même que dans l'ordre chronologique le récit actuel déployait un espace que j'ai qualifié de tragique parce qu'il portait la trace d'un ancien « cataclysme » à partir duquel le temps des séparations successives ainsi institué ne pouvait que l'acheminer vers le cataclysme final, de même dans l'ordre des espaces, la ville d'en haut est cet espace où se déroulent à la fois un temps humain fait de présents successifs et limités, de plus en plus opaques et pesants, et un autre temps omniprésent, embrassant à chaque instant la totalité des événements dans une signification qui échappe souvent à leurs acteurs, mais dont le lieu est ailleurs, dans la ville du sous‑sol entre autres.
La ville du sous‑sol est, par définition, souterraine, contrairement à la ville d'en haut qui « se dresse librement au‑dessus de la terre, dans l'espace aérien où la vue ne rencontre aucun obstacle », même si elle constitue pour la ville d'en haut les « fondements vivants et actifs » qui la portent (p.187). Elle participe donc d'un ensemble de valeurs de continuité qui sont celles de l'élément qui la contient. Comme la terre, elle est plus réelle que la ville (ville d'en haut), dont sa seule présence proche souligne parfois l'absurdité, l'irréalité : « Je regarde les gens marcher, travailler, se tendre la main, et ne comprends pas pourquoi nous sommes encore là alors qu'il existe quelque part sous terre une ville sûre » (p.76). Comme la terre, elle a une fonction maternelle. Mais, à la différence de l'autre espace sous‑terrain décrit dans le roman, c'est‑à‑dire les caves du château de l'enfance dont les salles et les anciens couloirs semblent immergés « sous des nappes de pétrole étales, noires, insondables » (p.36), et ne débouchent sur rien, « la ville du sous-sol ne connaît pas de limites » (p.185).
Espace maternel elle aussi, la maison de l'enfance, édifiée sur un château aux trois‑quarts en ruines, ne débouche sur aucune totalité. La communication, la vie n'y sont possibles qu'en se dégageant violemment de sa clôture, soit en montant sur la terrasse où « la vue des champs ensoleillés qui s'étendaient à l'infini » (alors que la maison comme son sous‑sol n'ont que des perspectives coupées, finies) « provoquait en [l'enfant] une sauvage exaltation» (p.35), soit en transgressant directement la clôture en allant en ville, avec tous les risques que cela comporte comme on sait.
Dans la ville du sous‑sol au contraire, la relation est constante avec la totalité. Totalité, non seulement de la ville elle‑même (« – totalité de la ville, totalité de chaque quartier – présente et identique partout. Etes‑vous au centre d'un complexe : la totalité des autres, aussi bien que celle de la ville, se reconstitue autour de abous dans ses moindres traits » (p. 186), mais de l'univers tout entier : cette ville « plonge [en effet] ses racines non pas dans le sol, au sens restreint du terme, mais, d'une façon générale, dans le monde, avec lequel, par une infinité de conduits, d'antennes, elle entre en communication comme jamais ne l'a fait la ville de l'air » (p.185).
Pourtant, au sein de cette totalité où le voilà plongé, on sait que le narrateur n'a rejoint ni Nafissa, ni la mer. Du moins ne parle‑t‑il pas de la première. Quant à la seconde, son rapport avec elle, jusqu'aux derniers mots du roman, jusqu'au silence ultime et peut-être définitif, est : « Je me souviens de la mer » (p.187), c'est‑à‑dire un rapport qui désigne sa propre vacuité. La mer est donc encore absence, comme peut‑être Nafissa. Le narrateur semble plus seul qu'avant. C'est que, si la ville du sous‑sol est effectivement en rapport avec la totalité, et totalité restreinte elle‑même, la continuité d'avant le cataclysme n'est pas refaite. La ville d'en haut a beau être détruite, et avec elle le temps historique qu'elle incarnait, l'espace n'en reste pas moins divisé.
La campagne et la mer sont d'autres espaces‑éléments de la totalité, mais séparés. Quant au narrateur qui se souvient de la mer, sa solitude n'est‑elle pas d'autant plus grande que par cet acte de souvenance même il s'oppose – solitairement – au temps d'après l'Histoire où le voilà plongé, au « bercement inépuisable [des] vagues » de la mer qui, s'il s'y abandonnait, oubliant par là le temps historique dans lequel il a vécu avant de quitter la ville d'en haut – et la mer –, l'empêcherait de dire « je songe, je me souviens de la mer », pour fondre son « je » à l'inépuisable uniformité des vagues de celle‑ci ? A moins que justement ce « je » soit, comme l'indiquerait sa disposition à la fin d'un roman qui se termine par le mot « mer », puis se tait, le dernier avant le grand silence de la mort que peut représenter aussi cette ville du sous‑sol, dont la disposition et le lieu ne sont pas sans rappeler ceux des enfers de toutes les religions, ou du règne d'Hadès et des filles de la nuit de la tragédie grecque ? L'espace de la ville du sous‑sol est donc fondamentalement ambivalent, ambigu. A la fois continuité maternelle et rupture, tant dans la violence qui en émane que dans la mort qu'il suggère. A la fois sagesse, communication infinie avec la totalité, et rupture de cette totalité même, nuit et manque d'espaces clairs comme la campagne et la mer.
Cet espace peut donc difficilement constituer un refuge, un espace de plénitude, dans la mesure où il ne répare pas la blessure initiale, où il ne comble pas le manque. Il est peut‑être, par certains aspects, cette « éternelle nouveauté de vivre par milliers confondus » dont parlera ironiquement Kateb Yacine dans Le Polygone étoilé. Mais il n'est pas l'espace maternel dont il pouvait préfigurer la retrouvaille, le paradis perdu et rejoint dont le mythe serait, selon Jankélévitch, au point de départ de toute action révolutionnaire [23].
La souvenance même (celle du titre et de la dernière phrase du roman), si elle établit un lien avec la totalité, montre en même temps que cette totalité ne peut être rejointe. Et cependant elle dessinait le mouvement désirant qui amenait le narrateur à rejoindre la ville du sous‑sol, et l'écrivain à écrire son livre. Mais l'un et l'autre aboutissent au silence ultime qui est perte de l'objectif au moment même où on l'atteint. Rejoindre cet envers désiré est s'installer dans le silence et dans la perte, et c'est là, certes, le retournement le plus pervers, par l'auteur de Qui se souvient de la mer, du cliché dualiste de la description de l'espace par le discours idéologique : l'envers de la ville dans lequel ce discours puisait sa légitimité, est le lieu majeur de la perte dès lors que l'on met en regard sa spatialité d'au‑delà du temps, avec le discours de l'Histoire, et avec le désir comme le mouvement qui le portent.
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De la même façon la campagne et la mer, autres espaces de la totalité, ont également une valorisation ambiguë. Même si c'est du sol que des hommes comme le « type » du premier chapitre « tiraient une parole semblable à un cri », la campagne est un espace aérien, qui se manifeste surtout par l'odeur : c'est « enfouis dans des odeurs de foin, de menthe sauvage » que les jours, dans les temps anciens, « n'en faisaient qu'un, prolongé, bu indéfiniment » (p. 12). C'est également « au loin parmi les odeurs de thym et de lentisques » que s'en va « bondir » « l'air capricant de flûte » au moment où dans la ville, « sous les paroles un silence de basalte se forme » (p.18). L'odeur comme le chant désigne un espace vert, espace de liberté, de communication facile.
De plus la campagne de Qui se souvient de la mer apparaît comme le seul des espaces du roman à être nommé (Remchi p.13, Lalla Seti, Ouahrane, Moghnia, p.14. Tous ces lieux d'ailleurs sont réels, et renforcent donc l'idée que c'est bien Tlemcen qui figure !'espace urbain du roman). Mais Tlemcen n'est pas nommé : l'espace urbain n'est pas nommé, comme ne l'est pas non plus le pays, au sens politique du terme. Et si l'on comprend que la Révolution algérienne est le référent historique du texte, elle non plus n'est pas nommée. Coupler le roman avec Un Eté africain comme le fait Jacqueline Arnaud autour du personnage de Djamal Terraz le narrateur, permet de souligner ce parti‑pris de non‑nomination. Parti‑pris que rend évidente la rupture qu'il instaure entre l'écriture des deux romans dont le « sujet » (l'objet) est pour ainsi dire le même. Ce refus de la nomination – la nomination n'est‑elle pas un procédé signifiant majeur de l'idéologie ? – rejoint le refus d'une opposition simpliste ville‑maquis que manifeste le dédoublement campagne‑ville du sous‑sol.
Cependant, si elle est l'espace de la communication facile, espace d'une totalité paisible que nous voyons disparaître peu à peu, la campagne n'en revêt pas moins simultanément des significations violentes. Elle est le lieu des vignes qui « distillent du sang », et des iriaces qui « crachent non pas que des noyaux d'olives sur la ville mais aussi des sarcasmes » (p.15). Le sang que distillent les vignes indique le moment tragique, le moment du destin pour la ville, avant même que celle‑ci s'en doute. C'est parce que « les champs ramenaient leur haleine du fond de l'horizon, nous l'envoyaient à la figure » (p.11), que le narrateur peut, dans le premier chapitre, où il dit également « notre sort se décide » ou « un sursis était accordé à la ville » (pp.11 et 10), dater le début de l'action : le mot « octobre » est répété cinq fois dans ce chapitre, et associé aux «pas du sang allant leur chemin » (p.10) puis, au début du chapitre suivant, à un lever de rideau sanglant sur le début de l'action proprement dite (l'enlèvement‑séparation d'« un lot d'hommes », dont on a vu la signification), qui plante d'emblée le décor tragique autour de la ville condamnée : « une journée d'octobre mûre pour les vendanges, éclairée par des stries de sang, allonge ses bras autour de la ville [...] toutes sortes de surprises sanglantes sont possibles » (p.17).
D'ailleurs, si par opposition à la clôture de la ville d'en haut, la campagne est ouverture et liberté, même violente, elle pouvait aussi pour le narrateur enfant faire paradoxalement office de barrière, de clôture en même temps que d'ouverture : ouverture en ce qu'elle lui permettait ses « sauvages exaltations » lorsqu'il montait à la terrasse de la maison‑château, mais clôture, barrière, en ce qu'elle cachait la ville, objet de désir pour l'adolescent. Lieu du continu, la campagne était donc également celui de la rupture. Dans l'espace de l'enfance, elle séparait de la ville désirée ; dans le temps du récit actuel, elle sonne le moment de l'action tragique.
La campagne est donc doublement ambivalente : tant dans ses valorisations spatiales que dans ses valorisations temporelles. Espace d'une totalité, elle semble se perdre progressivement au long du roman, au profit de la ville du sous‑sol et de la mer. Peut‑être parce que ces deux derniers espaces sont ceux d'un temps désormais uniforme, alors que la campagne qui avait marqué le moment de l'action tragique doit disparaître avec lui ? Peut‑être aussi parce que les odeurs et les chants qui la dessinaient, tout comme le sang qu'elle distille sont vie, et que celle‑ci s'est perdue définitivement lors du passage du narrateur dans la ville du sous‑sol ? Quoiqu'il en soit, on retrouve, avec cette description de la campagne, l'ambiguïté dont on a déjà vu comme elle récuse l'univocité de la description dualiste selon laquelle l'Histoire et ses ruptures ne seraient produites que par un espace citadin et ne pourraient être à la campagne qu'irruptions venues de l'extérieur.
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Reste la mer, élément‑espace dont le roman tout entier est souvenance‑désir, tant par son titre que par ses derniers mots, qui installent la mer au centre même du silence‑absence d'une écriture qui se retire. Or, plus encore que les deux autres espaces de la totalité, la mer va nous paraître ambivalente : n'est‑ce pas elle par excellence le symbole de permanence, et en même temps, n'est‑ce pas elle dont la violence ponctuelle, datée, va détruire la ville à la fin du roman ?
La mer apparaît dès le début du roman comme un élément protecteur, aux fonctions essentiellement maternelles, ou du moins féminines. Elle est enveloppement et mémoire, car elle a porté l'homme comme une mère. « La mer embrassait ainsi les pieds de l'homme jadis, se souvenant encore du temps où elle le portait » (p.19) : cette simple phrase contient déjà trois des valorisations sécurisantes de la mer : elle est enveloppement tendre (et non violent comme la campagne), elle est mémoire, donc permanence rassurante, elle est mère enfin qui donne la vie. Cette dernière fonction a été souvent citée à propos de Qui se souvient de la mer, particulièrement lorsque l'écrivain affirme : « Sans la mer, sans les femmes, nous serions restés définitivement des orphelins ; elles nous couvrirent du sel de leur langue et cela, heureusement, préserva maint d'entre nous ! » (p.20). Mais faut‑il pour autant opposer la mer à la violence révolutionnaire ? N'est‑elle pas elle aussi cette violence ?
Si la mer protège, particulièrement contre la pierre, contre la « sournoise reptation des murs » (p.23), c'est aussi que, loin d'être uniquement tendresse, elle est « plus forte que le basalte » (p.21). Si la mer est franchise première des choses (p.68), si avant tout elle « n'a pas d'âge », c'est justement en cela que réside « sa force » (p.22), et cette force n'est pas que féminine : dans l'image même de laquelle on déduit le plus souvent la fonction maternelle des deux éléments terre et mer chez Dib (« Si la terre berceuse, tendre et profonde, et la mer autour d'elle agenouillée regardaient vers leur enfant», p.26), image de continuité de l'ancien temps, la mer ne peut‑elle pas être considérée comme l'élément viril du couple dont l'homme est l'enfant, et dont la terre berceuse, tendre et profonde, est sans conteste la mère ?
Car la mer, peut‑être justement à cause de l'antériorité fondamentale qu'elle représente, totalité dont le monde est issu et où il retournera, est la plus grande violence. C'est pourquoi l'attentat par quoi commence la violence révolutionnaire du roman est vécu par le narrateur sur deux plans : il est vent, étoile irradiante dans le présent immédiat, mais il est « réminiscence pourtant des violences de la mer » dans la souvenance simultanée, deuxième dimension plus vaste de l'événement. C'est aussi la mer qui fait exploser la ville à la fin, tout en couvrant rapidement sa propre violence du « bercement inépuisable de ses vagues » (p.187). Et là encore elle est vécue finalement sur le mode de la souvenance, puisque le livre se termine aussitôt, on l'a vu, par « je me souviens de la mer ». La mer encadre donc toute la violence révolutionnaire, à quoi elle donne existence, et il semble qu'elle soit d'autant plus violence qu'elle est davantage permanence tranquille.
On retrouve donc dans la description de ce troisième espace l'ambiguïté qui caractérisait les deux précédents, et qui met radicalement en question le dualisme univoque d'une symbolique idéologique, mais aussi la lecture anthropologique du roman.
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Car ces trois « espaces de la totalité », que j'ai ainsi appelés par opposition à la séparation et au manque qui caractérisent la ville, et parce que je devine en chacun d'eux une des racines du tragique de cet espace condamné qu'est la ville, n'en sont pas moins eux aussi séparés. La totalité cosmique est rompue, autre dimension du tragique. Seuls, le chant, et Nafissa, pourraient se retrouver dans chacun de ces espaces, et donc assurer une sorte de lien entre eux, par leur ubiquité même. Mais on a vu qu'il n'était guère fait mention de Nafissa lorsque le narrateur a rejoint la ville du sous‑sol. Quant au chant, nous le trouvons bien encore à la fin du livre, mais c'est un « chant sourd » qui parvient au narrateur comme un « brisement ». Chant de ce brisement, sur lequel le livre se termine. Ne peut‑on pas ajouter que le texte même, le roman, à quoi nous renvoient les dernières paroles (« je me souviens de la mer », trop proches de « Qui se souvient de la mer » pour que le rapporchement ne se fasse pas : le roman est contenu entre son titre, qui l'annonce, et ces derniers mots, qui annoncent le titre et sont donc en partie le lieu de l'écriture), est ce « chant sourd », lequel est contenu dans ce brisement d'où il semble surgir, mais qui précède tout juste la fin du livre, donc le silence ? Dans ce cas le brisement, la blessure tragique la condition même du texte, mais en même temps le signe de l’impossibilité d'un retour au continu : c'est bien ce que nous a fait découvrir la description de la ville du sous‑sol. Tragique de l'irréversible que tout ce roman : le temps comme l'espace sont marqués par la séparation, la brisure, et même leur description (le texte) ne sera jamais plus retour à la totalité. Le texte naît de cette brisure même, dont il est le chant sourd, et pourtant combien violent.
Or, cette violence est le contraire de la commémoration : elle permet précisément de préserver et de développer l'insupportable, le scandale du référent. Le réel en effet n'est‑il pas cet indicible que toute description conventionnelle gomme alors qu'elle le prend pour objet ? Car toute description conventionnelle ou idéologique impose au réel ses catégories de déchiffrement, d'intelligibilité, mais par là‑même d'acceptabilité. Au‑delà d'une intelligibilité convenue, l'écriture de Qui se souvient de la mer va au contraire sommer l'espace qu'elle signifie, tout comme son propre espace de signifiant, de fournir des déchiffrements inouïs, insoutenables à cause de l'écart qu'ils dessinent et dans lequel ils produisent le sens. C'est pourquoi, à la clôture sémiologique d'un discours idéologique qui donne le sens, elle substitue l'ouverture d'un espace à déchiffrer, d'un sens à produire, si tant est qu'il puisse y avoir un sens ultime, une réponse : la perte (et donc l'absence de réponse ?), en quoi on a vu l'une des dimensions essentielles de l'espace du sous‑sol, ne nous induit‑elle pas à la circonspection ?
Les espaces de la totalité décrits dans Qui se souvient de la mer dessinent le lieu d'une connaissance. Buts de l'itinéraire du narrateur à travers des espaces tragiques parce que condamnés, celui de la ville d'en haut mais aussi celui du texte, ils le sont également d'une quête‑désir de cette totalité, qui est d'abord connaissance ultime, connaissance de l'inconnaissable, au‑delà de l'amour et de la mort : au‑delà de Nafissa, au‑delà de la mer, toutes deux absentes alors que le narrateur a rejoint la ville du sous‑sol, que le temps semble aboli, et qu'il ne lui reste plus qu'à « étudier de près les structures de [cette] ville du sous‑sol », c'est‑à‑dire se livrer à cette connaissance enfin trouvée.
Depuis la mort du père, et la dissolution du récit de l'ancien temps dans l'espace citadin, l'itinéraire du narrateur s'est affirmé de plus en plus nettement comme une quête de connaissance, aux étapes initiatiques. Certes cet itinéraire était dès le début du roman mû par une quête de savoir. Mais il s'agissait d'abord de savoir les causes des événements, la raison de ce qui arrivait à la ville et à ses habitants. Le désir de savoir ne quittait que fort peu le cercle de l'événementiel, et si un message plus ésotérique, on le verra, s'offre dès le premier chapitre à la lecture du narrateur, celui‑ci ne poursuivra la connaissance de façon volontaire que vers la fin du roman.
Encore ne semble‑t‑il pas d'abord se livrer à une véritable quête de connaissance. Qu'est‑ce que cet appel que soudain il décide de suivre (chapitre 20) alors que jusque‑là il avait refusé le message du « type » (chapitre 1) et celui du mendiant (chapitre 6) ? N'est‑il pas lié d'abord à une disparition de Nafissa et au désir de la retrouver ? « C'est peut‑être Nafissa qui lance vers moi cette prière et ce chant » dit le narrateur (p.158). Pourtant, Nafissa n'est pas la première raison qu'il invoque avant de se lancer dans sa course : il lui faut «conjurer les spectres qui [l']entourent soudain» ; et surtout il agit par une sorte de nécessité transcendante contenue dans cet appel même : « Il n'y a plus qu'une chose à faire : marcher... ». L'idée que cet appel serait de Nafissa ne vient qu'en second lieu, alors que la course est déjà bien engagée. Lorsqu'enfin Nafissa lui apparaîtra, il aura déjà ouvert le dernier mur, et redécouvert la mer (p.160). Au‑delà de Nafissa, au‑delà de l'événementiel, il est parvenu à la contemplation d'une totalité : « Je regarde la mer ».
Nafissa n'apparaît alors, après, que pour souligner pourquoi il ne peut rejoindre cette totalité, pourquoi il ne peut encore atteindre à sa connaissance : les figurines qu'il porte à bout de bras, « statues » encombrantes, sont le poids terrestre par lequel il reste attaché à l'opacité du temps, de l'événement, de la ville à laquelle il va devoir retourner. La connaissance de la totalité n'est possible qu'en se détachant de sa propre lourdeur terrestre, qu'en se séparant de soi. Il n'a pu qu'entrevoir la mer et sa totalité. S'il abandonne finalement les statuettes, c'est parce que Nafissa lui interdit de les reprendre. Il ne satisfait qu'à moitié à cette première épreuve. Il retourne à la maison, à la ville qu'il avait un instant quittées, et il y retrouve Nafissa et les enfants (p.162). Mais la mer malgré tout s'est « glissée jusque dans notre grotte » (p.163). Un premier pas a été franchi, le mur a été rompu, mais le narrateur est encore prisonnier de l’événement, de l'espace de la ville, de son propre corps. Sait‑il seulement que le pas qu’il vient de franchir est le premier d’une quête de connaissance ? Cependant, il a conscience que cette opacité à laquelle il est provisoirement revenu, et que symbolise l'espace de la ville, est déjà virtuellement dépassée pour lui : « Je demeurais plein de pitié pour notre pauvre ville » (p.165).
Sa séparation d'avec cette opacité, d'avec cette pesanteur, s’opèrera avant sa deuxième sortie (au chapitre 21). Tout d'abord Nafissa disparaît définitivement. La ville est ainsi vidée de tout ce qui, pour le désir du narrateur, pouvait être objet événementiel, lié à l'histoire. Du coup, les voisines venues lui annoncer le fait sont changées en pierre. Sa distance vis‑à‑vis d'elles, de leur opacité – et en même temps de celle de la ville déjà morte – s'affirme au moment où, lui seul n'étant pas pétrifié, il est le seul à recevoir « le message unique qui était transmis de toutes les directions : Nafissa ne reviendra plus » (p.167).
Cette situation (le narrateur seul vivant au milieu d'une assemblée de statues) rappelle celle du chapitre 12 : « Autour de moi, qui figurais un vivant pitoyable, toutes ces statues ressemblaient à ces morts orgueilleux de leur force et de leur étrangeté » (p.101). Mais cette fois le narrateur n'a plus que faire de la protection des statues : il est lui‑même en position de gloire parce qu'il est le seul à comprendre le message, et de force parce qu'il possède la rose remise par Nafissa, qui savait déjà (ce mot est souligné dans le texte p.167) : c'est bien le début d'un savoir qui lui a été transmis, et qui l'élève au‑dessus de l'opacité pétrifiée de la ville morte. Savoir initiatique : « ce que je pense », dit le narrateur conscient désormais de sa singularité, « je ne le dis à personne » (p.168). Savoir pour la poursuite duquel il lui faudra perdre de plus en plus sa propre opacité : c'est pourquoi au cours de la nuit sa substance toute entière sera aspirée par « une sorte d'éponge énorme, fade, poisseuse, se roulant sur (lui) », cependant qu'il épelle tous les noms de Nafissa (p.168).
Nafissa s'est donc effacée pour le laisser face à la mer en direction de laquelle il marchera d'abord lors de sa première sortie hors de la ville « ouverte toute grande » (p.169). Pourtant, à la différence de sa course folle pour répondre à l'appel au chapitre précédent, sa marche est déjà celle, sereine, de celui qui est conscient d'effectuer une « recherche » (p.168) de savoir, dont la dimension dépasse son anecdote personnelle : « Je marchais dans sa direction tranquilisé, heureux, bien qu'elle ne doive plus rien m'apporter, personnellement », et qui s'est débarrassé de son propre corps : sa présence n'a « pas plus de poids que celle d'un fantôme ». C'est la rupture définitive d'avec toutes ses attaches, d'avec la ville : « Tant pis, me dis‑je, la ville et son sort me sont désormais indifférents. Je sentis quand même, à cet instant, quelque chose se rompre en moi Mais j'avançai, coupant court à toute réflexion ».
Cependant la mer à son tour n'est qu'une enveloppe à traverser, qui ne l'attire que pour lui découvrir l'entrée du souterrain où se trouve le bureau d'Osman Samed. Celui‑ci semble garder l'entrée des Enfers, le royaume de la mort : le narrateur ne s'est‑il pas résigné à la mort pour poursuivre résolument sa quête‑désir de savoir ? Osman Samed détient également le savoir sur ce royaume dont il fait les comptes, au moyen d'une lumière diaphane contenue dans sa main. Pourtant cette lumière est refusée au narrateur parce qu'il n'a pas su trouver les paroles nécessaires pour se l'approprier. Ce n'est que lorsqu'il saura s'«exprimer» «que de nouveaux secrets [lui] seront révélés aussi » (pp. 170‑171). C'est là poser l'une des fonctions de la parole, et donc de l'écriture : le narrateur comme l'écrivain, et finalement l'écriture même de Qui se souvient de la mer (On a vu le roman tout entier contenu dans cette souvenance-désir) sont quête de connaissance, dans cette souvenance même. La souvenance est désir de connaissance d'une totalité dont elle contient la nostalgie, le désir. Et l'écriture est cette souvenance, elle est le désir même de connaître la totalité. « Une oeuvre s'écrit (se crée) toujours par nostalgie de quelque chose », m'écrit l'auteur dans une lettre, « qui n'existe peut‑être pas, mais qui n'en est pas moins efficient et dont le pressentiment se traduit en mythologies, en rêves, en religions, en arts, en amour » [24].
Pourtant, c'est au‑delà de l'écriture, car au‑delà des paroles qu'il se préparait à dire à Osman Samed, que le narrateur sera admis à pénétrer dans la ville du sous‑sol, lieu de connaissance ultime. L'écriture est projection, désir. Or, l'on n'arrive à la connaissance qu'après avoir aboli ce désir, après s'être mis en totale disponibilité, après avoir accepté d'abandonner le savoir même (la rose de Nafissa, qu'il faut donner au jeune homme aux pieds nus, abandon ultime. La rose est certes la clé magique, le Sésame, mais le narrateur devra pour s'en servir accepter de s'en dessaisir). La connaissance n'est pas donnée à la parole, mais à l'écoute, pas à l'écriture, mais à la lecture‑déchiffrement, lesquels ne sont possibles que dans la plus totale disponibilité. C'est pourquoi le narrateur s'adressait à à Osman Samed, alors qu'il lui aurait suffi de savoir lire ou entendre le message que contenait l'échoppe d'El Hadj, « à portée de [sa] main, dans un endroit qu' [il] fréquentait depuis des années ». Aussi, lorsqu'il s'en aperçoit au chapitre 23, ce n'est plus de quête‑désir qu'il s'agira, mais de révélation (p.181).
Devant le garçon aux pieds nus, il ne s'agira plus comme devant Osman Samed de trouver les paroles justes, mais de savoir déchiffrer le sens de sa venue, et abandonner tout pour le suivre. La marche ultime, alors, ne sera plus quête volontaire de la lumière connaissante contenue dans la main d'Osman, et donnée à la parole claire, mais abandon : « Bientôt, je sentis que je marchais », et nuit : « Dès que je lui eus mis la fleur dans la main, mes yeux se fermèrent », « l'air noir était doux autour de moi » (pp.183‑184).
La connaissance de la totalité n'est donc donnée que dans un envers de la connaissance claire, de la projection‑désir qu'est l'écriture. D'ailleurs, celle‑ci va se réduire au silence, et à l'écoute, une fois atteinte la ville du sous‑sol. La souvenance ultime est silencieuse. Elle est également constat que la mer désirée jadis, jamais plus ne pourra être rejointe, car elle est l'écran irrémédiablement traversé.
Le lieu de cette connaissance, on l'a vu, peut se confondre avec celui de la mort. Bien plus, il est un au‑delà de la mort : dans la souvenance ultime, la mort elle‑même, comme la vie dont elle est le complément, n'est plus elle aussi qu'un écran traversé. Le lieu ultime est un non‑lieu.
Et c'est pourquoi le narrateur, au moment de ce passage, ne doit pas se retourner (« ne pas tourner la tête, quoiqu'il advînt » ) sur le vide à quoi la ville, et El Hadj lui‑même, sont enfin rendus derrière lui : « j'écoutais et retirais de ce chant la certitude qu'il ne restait rien d'El Hadj, qu'il n'y avait rien derrière moi qu'un vide absolu et opaque » (p.183). Le narrateur réussit là où Orphée avait échoué : il accepte la ruine du simulacre, le simulacre ultime étant sa parole même, et comme Orphée encore il reçoit sa connaissance du chant, ce « chant sourd » en quoi le texte va se transformer finalement dans sa souvenance, et dans celle du lecteur. Sa quête orphique l'aura mené jusque dans son propre envers. Envers, la réponse est aussi absence de réponse, condition pour un foisonnement du sens à partir de ce vide‑envers, qui recuse une fois de plus toute réponse préexistante. La seule réponse est la quête même, et c'est pourquoi le narrateur comme Orphée ne peut se retourner. De même que toute communication est sacrilège, perte de son objet ?
Or, cet envers d'une réponse‑absence est présent dès le début du roman, car dès le premier chapitre on y devine l'existence d'un « autre côté du mur », d'une « autre ville » (p.13) dont le narrateur, à la première page (« Le reconnaître ? Ce n'eût été que justice, mais le courage me manqua. Faire le sourd, le muet, l'aveugle, et attendre que l'espoir revînt au prix du sang » (p.9)), est invité à reconnaître le message. N'est‑il pas entouré de signes qu'il est seul à pouvoir déchiffrer ?
Ces signes sont portés, contenus dans des espaces que l'on peut considérer comme des envers de l'espace de la ville. Envers dont il nous appartiendra de préciser la coïncidence et la différence avec les espaces de la totalité décrits plus haut.
Espace de la totalité, la mer est un de ces envers signifiants d'une ville dont on a vu le progressif appauvrissement sémantique. Elle est le contraire de la pétrification urbaine. Elle est garantie de pérennité opposée à la pierre‑mort sémantique. Et c'est d'elle aussi, pense encore le narrateur peu avant de rejoindre la ville du sous‑sol, que peut venir le message qu'attendent la ville et ses habitants. Se « souvenir » d'elle, jusqu'aux derniers mots du roman, n'est‑ce pas encore en attendre ce message ?
Cependant, la mer n'est pas séparable de la nuit. « Les nuits, la mer, identiques dans leur substance ». Ce sont les nuits qui enseignent le chemin vers la mer (p.173). Pour qui a connu la mer et les nuits, le jour comme la ville s'irréalisent, deviennent étranges, morts (p.173). La mer et la nuit ont donc la même fonction d'envers radical de la ville et de la vie diurne, lesquelles sont toutes deux promises à la pétrification et à la mort, toutes deux espaces tragiques condamnés d'avance. La mer et la ville portent le message, la richesse des signes dont elles sont génératrices.
Mais on a vu aussi que la mer n'était qu'un écran que le narrateur doit traverser pour atteindre la ville du sous‑sol. Identique à la nuit dans sa substance, elle s'efface pour désigner la nuit du souterrain d'Osman Samed. Et c'est dans la nuit de la ville du sous‑sol que le narrateur trouvera la connaissance, autre retournement d'un cliché discursif : celui qui associe la connaissance à la lumière (aux lumières). Il est vrai que dans cette valorisation de la connaissance nocturne au détriment de la connaissance diurne, Dib ne fait que reprendre une longue tradition dont le romantisme allemand a fourni de beaux exemples. Qui se souvient de la mer n'en manifeste pas moins ici un écart particulièrement productif par rapport à la rhétorique du discours culturel dans lequel la dialectique de l'ombre et de la lumière fonctionne comme un cliché métaphorique univoque particulièrement lourd et insistant.
Or, dans la ville du sous‑sol, la mer est définitivement absente. La nuit semble donc un espace plus fondamental encore que la mer, qui ne fait que la désigner, qu'amener vers elle. La richesse signifiante de la nuit est plus grande que celle de la mer. C'est des « espaces aveugles de la nuit », ou simplement de l'ombre, que jaillissent Nafissa, la flamme et la rose scintillante (pp.71, 102‑103 et 140), que ces espaces semblent avoir secrétées. L'ombre est l'« amplificateur » le plus efficace pour El Hadj et ses compagnons. Pour le narrateur, il s'agira d'avoir le courage nécessaire d'affronter cette ombre et de lire son langage, alors que la lumière du jour est le lieu de sa fuite (p.10). Et lorsqu'il s'abandonnera finalement à « l'air noir et doux» dans lequel le mène le jeune homme aux pieds nus à la fin du roman, il y verra s'allumer et s'éteindre lentement des projecteurs (p.184) : autres signes, portés, générés par la nuit, et qu'il lui appartiendra de déchiffrer sans hâte, car l'espace nocturne comme celui de la ville du sous‑sol est sans limites. Comme la connaissance, comme la mort.
Espace de la totalité, la mer désigne donc un espace plus fondamentalement signifiant qu'elle : la nuit. Et peut‑être la totalité signifiante plus fondamentale, plus illimitée de cette dernière lui vient‑elle justement de ce que, contrairement à la mer qui, même échappant au temps‑pétrification de la ville, n'en est pas moins encore un plein, la nuit est d'abord un vide fascinant, dans lequel on peut lire la mort, et cependant plus que la mort : un au‑delà de la mort d'où procède toute création, à l'instar des projecteurs dans l'air noir et doux décrit plus haut, ou de la flamme, ou de la rose scintillante de Nafissa [25].
Le même rapport du Plein au Vide se retrouve, dans le récit de l'ancien temps, entre la campagne et le vide entourant la maison de l'enfance. On a vu la campagne, associée à l'ancien temps (p.12) être l'espace d'une totalité hors du temps («Les jours alors n'en faisaient qu'un, prolongé, bu indéfiniment ») et d'une richesse signifiante : ne suffisait‑il pas d'y frapper la terre du pied pour en faire jaillir une parole ? Mais plus que par les champs, par la terre, plein signifiant qui porte des « odeurs de foin et de menthe sauvage», au milieu desquels son existence «s'épanouissait sans contrainte », le narrateur enfant demeure déjà « uniquement captivé par le vide qui l'entourait » (p.72). Or, de ce vide nocturne jaillira le visiteur dont on a vu diverses significations. Visiteur qui se manifeste d'abord par un appel – comme celui qui amènera le narrateur dans le récit actuel à rompre la clôture de la ville –, et sera tout entier rayonnement, signe lumineux dans la nuit, éclair, comme ceux qu'on a vus plus haut (p.74).
A cet appel comme à l'autre, le narrateur aurait pu ne pas répondre. Il aurait pu éviter la « panique qui fondait » sur lui chaque fois qu'il se trouvait en présence de cet adolescent (p.78), se contenter de la clôture et du Plein. Mais le vide qui l'entoure l'attire parce que contenant une infinité de paroles non‑dites : « je restais submergé par le malheur de tout ce qui, voué au silence, m'encerclait » (p.94). Et c'est là encore une poignante interrogation sur le vide qui préexiste à toute création comme à tout savoir. Le vide seul contient toutes les paroles possibles. A ce titre il est un vertige signifiant, fondamentalement réfractaire à la clôture du sens de tout discours univoque. Car toute idéologie impose une plénitude du sens, faute de laquelle elle ne peut fonctionner comme « doxa » : le rôle de l'idéologie n'est‑il pas de combler le vide du sens, et non de le creuser ?
Souvenance de la mer, l'écriture – et c'est encore une des significations du titre qui contient, on l'a vu, l'écriture entière du roman – est donc ce mouvement, cette tension‑désir qui amène l’écrivain et le lecteur au seuil du grand saut, face au vide fascinant nocturne que l'on vient de décrire. Elle est le seuil, elle est le pas. Elle est le lieu du tremblement.
Tremblement « au seuil d'une parole », dès la première page du roman, où « l'homme se carrait dans l'encadrement de la porte » (Ce dernier mot répété trois fois dans cette page 9). Tremblement, dans le récit de l'ancien temps, devant le « pas irrévocable » que va « franchir » le père agonisant (p. 123) et dont l'évocation inspire au fils le désir de fuir. Blessure lors du premier passage de l'adolescent dans l'espace interdit de la ville (pp.90‑95) : le passage‑blessure est l'une des images obsédantes du roman, image dont j'ai décrit l'importance au moment de la rupture du cercle de l'enfance dans le récit de l'ancien temps. Mais s'il est, comme on l'a vu alors, passage d'un espace à l'autre et prise de responsabilité par l'enfant soudain promu adulte, il est encore bien plus, et ce dans les deux récits en présence. Il est passage vers la connaissance. N'est‑ce pas ce « passage », ce « chemin », que « cherche » le narrateur à la p.172, mais aussi dès la p.117 ? Et dans ce passage, qui prend du même coup la dimension orphique déjà soulignée, il ne faut pas se retourner : on se sépare irrémédiablement de ce qu'on laisse derrière soi. « Inutile de se retourner pour regarder derrière soi » (p.117). « El Hadj me cria alors de ne pas tourner la tête, quoi qu'il advînt (p.183).
Trouée orphique dans la connaissance, le passage découvre l'absence. A la mort du père, « ce fut comme si brusquement la vie m'avait été retirée » (p.124). D'ailleurs cette mort marque le début d'un éclatement de l'espace, lequel semble à partir de là prendre sa dimension tragique. Et dans cet éclatement, figure spatiale, les deux récits à nouveau se fondent. Par la spatialité, le récit multiplie la signification : « Je ne soupçonnais pas la souffrance de l'arrachement », dit le narrateur qui vient de relater la mort du père, mais de parler aussi de Nafissa, ce qui fait qu'on ne sait plus s'il s'adresse à elle ou au père lorsqu'il continue : « mais dès que de toi je fus privé, je vécus sur une terre de terreur permanente. L'édifice de l'air luimême était renversé, l'espace dispersé et, nouvelle malédiction, son souffle éteint » (p.128).
Le départ du père dans le récit de l'ancien temps comme celui de Nafissa dans le récit actuel sont mort de l'espace. Le passage-blessure installe le manque. Il sépare l'être (le narrateur ne devient‑il pas « moins homme que feu, pierre et eau » (p.63), se séparant en ses éléments constitutifs ?), de la même façon qu'à la mort des parents l'espace se sépare, le père y devenant « vaisseau céleste » et la mère étant « rendue au giron des eaux » (p.126). L'être écartelé a perdu son lieu. Il n'est plus que l'âme en peine errant dans les ruines de ce château » (pp.72 et 74). Il a surtout perdu son Plein, son opacité. Il n'est plus qu'apparence de lui‑même : « « Je suis mort » […], tel était mon secret » (pp.32‑33).
* *
*
Le secret est bien l'un des thèmes les plus importants des romans de Mohammed Dib à partir de Qui se souvient de la mer. Le secret du narrateur est la solitude de celui qui sait, et qui est seul à savoir, car l'on est toujours seul à savoir sa propre mort. Encore faut‑il avoir le courage de cette connaissance. Encore faut‑il assumer le tremblement dans lequel se fait la parole‑seuil de l'inconnaissable. Le secret du narrateur de Qui se souvient de la mer, comme celui de Rodwan dans La Danse du roi, est celui de sa propre mort, qui s’identifie à celle du père.
Or, ce père est lui aussi gardien de secrets, qu'il emporte avec lui en mourant. C’est peut‑être là un des modes de l'assimilation du fils au père : et si ce père n'était que le narrateur (ou Rodwan) lui-même ? S'il était, entre autres significations de cette référence enlevée qu'il représente, le visage d'une identité spoliée ? C'est pourquoi la maison de l'enfance, à l'image de toute une culture, est un château en ruines. C'est pourquoi la mort du père est l'irrémédiable. C'est pourquoi jamais non plus le narrateur ne retrouvera la mer, ni Nafissa : son secret est celui de cette première violence, de ce cataclysme premier sur lequel jamais plus on ne pourra revenir, celui de cette perte irréparable du référent, qui est aussi l'une des dimensions d'une interrogation ésotérique sur l'écriture et la communication.
La postface de l'auteur pose, on l'a vu, le problème de la communication :comment faire ressentir à un lecteur l'immensité de l'horreur ? Comment rendre celle‑ci sans tomber dans le piège de banalité contenu dans toute écriture descriptive ? Cette impuissance à exprimer l'horreur, le narrateur la ressent également dans le roman face à Nafissa qui lui demande de parler de l'explosion : « Trahison de la voix qui flanche. Comment lui expliquer, lui faire comprendre ce qu'on découvre dans ces instants‑là ? (...) Une certaine irritation me vint cependant de mon impuissance à exprimer les affres que j'avais ressenties » (p.31). Si elle cherche la communication immédiate avec le lecteur, l'écriture comme la parole ne peut que trahir son objet, son expression. Elle perd donc deux fois : si elle ne peut transmettre dans toute son intensité un contenu à l'interlocuteur, elle perd l'objet a transmettre, le signifié. Mais en même temps elle perd également son interlocuteur, puisque la communication impuissante devient sans objet, et donc sans destinataire.
C'est pourquoi l'écriture de Qui se souvient de la mer nous montrera plusieurs exemples de parole sans référent ni destinataire, de parole‑absence, de parole simulacre. L'exemple le plus frappant a déjà été analysé : c'est le message des iriaces, qui n'est « adressé à personne » (p.144). Ce message pousse à l'extrême en la systématisant la situation qui est déjà celle, à la page précédente (et cette juxtaposition n'est sans doute pas gratuite), de la ville elle‑même, dont la « beauté particulière » est « celle des cités abandonnées, des cités mortes mais qui continuent à traverser le temps, préservées de toute atteinte » (p.143) : la ville aussi n'est plus lue par personne. Elle n'est plus que parure (elle se « pare pour la première fois de cette beauté particulière ») ne répondant qu'à une nécessité de communication soudain disparue : elle a perdu sa justification : « Je m'en vais par les rues et partout le même sentiment m'accueille. Les choses ont l'air éternelles, chaque instant se révèle être exceptionnel comme s'il était détaché du temps ou le dernier que l'on eût à vivre » (p.143). La ville est gratuite, comme l'était le château en ruines de l'enfance, qui lui aussi a perdu son interlocuteur, ne s'adresse plus à personne, ou comme le sera dans La Danse du roi le grand portail bardé de fers et de moisissures devant lequel se jouera une autre parodie, une autre parle‑absence.
L'absence du référent, pourtant désigné, se trouve aussi
dans le déchiffrement, le décodage que doit entreprendre le lecteur qui veut
absolument décrire le contenu historique, la référence vécue de Qui se
souvient de la mer. Dans Qui se souvient de la mer, l'action révo lutionnaire,
tout en étant intensément désignée tout au long du texte, n'est jamais nommée. Elle est toujours à lire à travers l'écriture à travers
un certain nombre de symboles
comme la ville du sous-sol, la mer, Nafissa, El Hadj, etc... Mais cette traversée
de l'écriture par 1e lecteur, si elle est évidemment justifiée, n'est nullement
nécessaire : l'écriture et ses symboles peuvent fort bien se passer de
leurs référents ; ils vivent en eux-mêmes, indépendants. La parodie s'est
si bien détachée de son objet qu'à travers la pluralité des lectures que nous
avons soulignée, elle peut en désigner d'autres, ou encore ne se désigner
qu'elle-même.
Cours dans le temps
Et me couvre les yeux
Tel que je suis ou fuis » (p.141).
dit une écriture qui entretient avec son objet un double rapport de désir (« suivre ») et de fuite (« fuir »), mais qui peut aussi bien être elle-même son propre signifié, si l'on comprend « je suis » comme la première personne du verbe être. Le désir se prend indifféremment lui-même pour objet, ou son référent. L'écriture désigne son propre vide signifiant, la parole sa propre absence.
Mais le mouvement s'est substitué aux espaces qu'il rejoint, et que leur description depuis la clôture d'un discours univoque qui occultait leur réalité en refusant d'assumer leur perte présentait comme statiques. Par son ambiguité fondamentale (celle de ses signifiés mais celle aussi de son énonciation), l'écriture est ce passage qui fait être ce qu'il nomme et relie, et ne vit que dans son tremblement entre l'être et le non-être. Autre passage, autre ambiguïté, à la fois du sens produit par cette écriture, et du lieu d'où elle s'énonce, et qui s'annule dans cette énonciation même. Désir et crainte à la fois, le passage est l'absence de lieu qui fait être les lieux qu'il relie, et qu'il dit en annonçant sans cesse leur perte dans l'énonciation qui les fonde. Risque- mortel et tremblement que le discours univoque qui en récuse l'ambiguïté ne peut assumer, car il ignore le désir pour affirmer son objet.
[1] Bonn (Charles). – Le
Roman algérien de langue française. Paris, L'Harmattan, pp. 115‑116.
Cette partie de l'ouvrage est construite autour de la question : « Y
a‑t‑il un réalisme socialiste en Algérie ? », et tente de
repérer quelques‑uns des poncifs de tout « réalisme » figé.
[2] Arnaud (Jacqueline). – Recherches
sur la littérature maghrébine. Paris, L'Harmattan, 1982, pp.167‑258.
[3] Dib (Mohammed). – L'Incendie.
Paris, Le Seuil, 1954.
[4] Déjeux (Jean). – «A
l'origine de L'Incendie de Mohammed Dib ». Présence francophone
(Sherbrooke), n° 10, printemps 1975, pp.3‑8.
[5] Desplanques (François). – «
Aux sources de L'Incendie. » Revue de Littérature comparée
(Paris), n° 4, octobre 1971, p. 612.
[6] Bonn (Charles). – La
Littérature algérienne de langue française et ses lectures. Sherbrooke (Québec), Naaman, 1974, 254 p.
[7] Belkaid‑Khadda
(Naget). – Structuration du discours dans l'ceuvre romanesque de Mohammed
Dib. Analyse de deux exemples topiques : L’Incendie et Qui se souvient de
la mer. Thèse de 3° cycle, Paris‑VIII, 1978.
[8] Gourdon (Henri), Henry (Jean‑Robert),
et Henry‑Lorcerie (Françoise). « Roman colonial et idéologie coloniale. »
Revue algérienne (Alger), n° 1, 1974.
[9] On pourra voir comment
dans : Achour (Christiane). – «Le regard assimilé. Ou quand la France apprenait
au colonisé à déchiffrer son monde » Cahiers de littérature générale et
comparée. Paris, S.F.L.G.C. – Université Paris‑III, 1981, pp.41‑52.
[10] On peut, alors, s'interroger
sur la validité de l'approche d'un tel texte à partir des seules catégories du
« Même » et de l'« Autre », combinées ou non à celles de la Sémantique
structurale : n'est‑ce pas doublement fonctionner 'a partir d'un
discours préétabli a ‑priori étranger au texte dont il prétend rendre
compte, même s'il y retrouve a‑posteriori les catégories qu'il y
projette ? Mêmes s'il s'élève avec raison contre les visées du discours
anthropologique colonial transformant l'Autre en objet et se constituant en
seul sujet, un tel discours critique dit « je » en prenant à son tour le texte
pour objet de sa problématique, si intéressante celle‑ci soit‑elle.
[11] Pour des précisions sur
cette notion de lieu d'énonciation, on se reportera à : Bonn (Charles). – Le
Roman algérien contemporain de langue française : Espaces de l'énonciation
et productivité des récits. Thèse de Doctorat d'Etat, Bordeaux‑111,
1982, 1428 p., ou à Bonn (Charles). – Problématiques spatiales du roman
algérien. Alger, ENAL, 1986, 115 p.
[12] La première apparition d'un
colon (M. Auguste, puis M. Marcous), se produit lors d'un événement qui
pourrait a ‑priori ne pas avoir de portée historique : la mort
accidentelle d'un ouvrier agricole sur une machine (pp.90‑91). Or, cet
accident est plus important qu'il n'y paraît d'abord, puisqu'il est relaté par
Commandar qui lui donne un sens, et qu'il permet également à la prise de
conscience des paysans de se développer. II contribue donc à rompre la
stabilité de l'espace colonial, lequel est bel et bien mis en scène, ici,
contrairement à ce qui se passe dans le roman «ethnographique».
[13] Chapitres XVII (pp.120‑121),
XXVI (pp.169‑170), XXXIII (pp.200‑206), XXXVI (pp.216‑219).
[14] Je renvoie entre autres à
Mitterrand (Henri). – Le Discours du roman. Paris, p.U.F., 1980,
166 p.
[15] Dib (Mohammed). – Qui se souvient de !a mer. Paris, Le
Seuil, 1962, 191 p.
[16] A qui voudrait forcer le
décodage, il serait aisé de voir dans les minotaures des soldats, et dans les
spyrovirs à la sirène agressive des jeeps de l'armée. Mais l'expression
onirique que nous avons ici n'est‑elle pas infiniment plus riche
d'évocations et de connotations ? Sans compter que ce vocabulaire
accentue, comme le titre de l'Hospodar (ancien titre des princes vassaux du
sultan de Turquie, qui permet ainsi de « banaliser » la colonisation répressive
en
son
principe même, indifféremment turc ou français.), le caractère étranger et
impersonnel de tout ce système
répressif.
[17] Elle est, en fait, plus que
cela, puisqu'elle n'apparaît pas comme un univers provisoire ; sinon,
pourquoi les habitants ne la quitteraient‑ils pas une fois les nouvelles
constructions détruites par la mer ?
[18] Dib n'a pas appelé chapitres
ni numéroté les divisions de son roman. J'utilise néanmoins ce terme pour la
clarté de l'exposé.
[19] Le premier acte de violence
révolutionnaire était l'explosion (un attentat) provoquée par le « type » de la
metabkha au chapitre 3 (p.25). Mais le « type » venait de l'extérieur. Ici, ce
sont les gens de la ville qui résistent. Il y a donc progression de la prise de
conscience révolutionnaire.
[20] La même image reviendra dans
La Danse du Roi, pp.103‑105.
[21] Dès la deuxième page du
roman, « un sursis était accordé à la ville » (p.10).
[22] On retrouvera ce processus
de pétrification du langage à plusieurs reprises, entre autres pp.110‑111,
ou 167.
[23] « Au point de départ de
toute action révolutionnaire il y a ce qu'on peut appeler le « mythe des
origines ». Toute activité révolutionnaire ne tend, au fond, qu'à ramener les
hommes à leur état de soi‑disant pureté primitive, à dégager le tronc de
la tradition de toutes les excroissances parasitaires qui l'ont recouvert au
cours des siècles et menacent de l'écraser sous leur poids (...). Toute
révolution est une recherche du paradis perdu ». (Jankelevitch (Vladimir), Révolution
et tradition, Paris, Janin, 1947, pp.13‑14).
[24] Lettre personnelle du 10
mars 1976.
[25] Cette problématique du vide,
envers signifiant, rejoint bien sûr celle de la perte qu'on a vue plus haut.
Comme la perte, le vide est une notion essentiellement ambiguë, en ce qu'elle
signifie le contraire de ce qu'elle annonce en même temps que ce qu'elle annonce.
La perte était réponse tronquée à la quête d'une plénitude. Présentée comme
plénitude, elle disait en fait son contraire : le silence. Le vide,
inversement, s'annonce comme absence, alors qu'il est foisonnement. Dans les
deux cas la lecture univoque manque le sens, en produisant littéralement le
contre‑sens attaché à l'annonce, versant unique d'une notion ambiguë.