Charles BONN
Lecture présente de Mohammed Dib
Alger, ENAL, 1988, 273 p.

Table des matières du livre entier (Cliquez sur le titre du chapitre pour l’ouvrir) :

INTRODUCTION.

CHAPITRE 1. Le dépassement du réalisme dans L'Incendie (1954) et Qui se souvient de la mer (1962).

CHAPITRE 2. « Traverser un à un tous les masques du langage » : La Danse du roi (1968), Dieu en Barbarie (1971) et Le Maître de Chasse (1973).

CHAPITRE 3. La rive sauvage : Cours sur la rive sauvage (1964), Habel (1977) et Les Terrasses d’Orsol (1985).

CONCLUSION et BIBLIOGRAPHIE.

 

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En guise de conclusion : la poésie de Dib comme dire de l’implicite de ses romans

LA RIVE SAUVAGE. 2

« POURSUIVRE AU GRE DES CHANCES L'ÉCRITURE ». 6

 

LA RIVE SAUVAGE

Quel est, alors, le lieu de l'écriture et de l'être, s'il ne peut être nommé par le sens ? On touche bien là, me semble-t-il, l'interroga­tion essentielle d'une oeuvre dont elle était déjà le pivot dans les tout premiers textes, comme dans les poèmes de facture assez mallar­méenne qui précèdent la trilogie. Or, cette interrogation, sous des formes diverses, n'a cessé de se développer et de s'affirmer depuis. L'hermétisme apparent des premiers poèmes, de romans comme Cours sur la rive sauvage ou Les Terrasses d'Orsol et d'une grande partie des trois derniers recueils poétiques, Formulaires (1970), Omneros (1975), Feu, beau feu (1979), peut être d'abord considéré comme la perte de transparence inévitable d'une_ parole dès lors qu'elle invite son lecteur, non tant à la traverser pour appréhender un signifié extérieur à elle, qu'à l'habiter pour en saisir l'origine, l'être même. Car la connaissance ici ne peut plus avoir recours à ses voies habituelles : la quête initiatique en quoi se transformait Qui se souvient de la mer nous l'avait déjà montré. Comme dans toute tradition initiatique, elle nous apprenait très vite que son chemin est ignorance, et que la transparence du signe n'existe pas. Et cepen­dant des textes apparemment plus limpides, comme La Danse du roi, Dieu en Barbarie, Le Maître de Chasse ou Habel ne disent pas autre chose, même si on peut en faire aussi d'autres lectures.

L'inspiration orphique est une constante de l’œuvre dibienne. De sa poésie surtout, mais aussi de bien des nouvelles. Dans les romans, Qui se souvient de la mer peut se lire déjà entièrement à travers ce thème de la mythologie grecque également très présente dans la tradition poétique arabe. Cours sur la rive sauvage renvoie à la version nervalienne du mythe, dans Aurelia en particulier, tout en opérant une sorte de retournement du texte de Nerval. Mais Aurelia était encore quête d'un sens, dans la transparence apparemment maintenue du signifiant. Le sens, chez Dib, n'est donné que dans l'éclatement et la fracture, de l'être comme du langage. C'est pour­quoi à rebours du mythe Radia demande à Iven Zohar de la regar­der : le sens n'est donné que dans sa perte, et le texte donne à lire d'abord sa propre brisure comme son propre exil.

Cependant l'écriture comme la parole est femme, et de la femme tire sa « tiède matière de désir » (Omneros, p.21), tout comme sa fonction salvatrice de nomination de l'être. Habel est ce héros qui se confond avec l'écriture, et à qui toutes les choses vien­nent demander un nom. Inversement le poète de Feu, beau feu est celui qui demande à la femme, à travers l'intensité érotique de son dire : « passante nomme-moi » (p.99). C'est aussi ce que demande Ed à Aëlle dans Les Terrasses d'Orsol.

*  *
*

La femme est, comme Habel, objet de désir en ce qu'elle est oeil qui nomme, et accueil dans cette nomination :

je cherche
l'oeil qui me nomme
accueille-moi

(Feu, beau feu, p.64)

Elle est celle qui seul permet que surgisse à nouveau le chant pétrifié, car elle réconcillie, elle délivre l'être comme le faisait déjà Marthe pour Lâbane dans Le Maître de Chasse, et comme le fait aussi, jusque dans la perte, Lily pour Habel. Qui se souvient de la mer nous avait montré la pétrification de la parole et la fuite du chant. La femme à laquelle s'adresse le poète de Feu, beau feu « redonne la main au chant qui se désole dans la pierre et à la pierre elle-même qui erre orpheline sans gîte » (p.95). C'est bien par son pouvoir de nommer qu'elle met fin à l'orphelinage. Et c'est en ce pouvoir entre autres qu'elle se confond avec l'écriture, par exemple dans la parabase d'« eros crypte », première partie d'Omneros précisément consacrée au corps de la femme dans son intimité la plus secrète. L'ambiguïté grammaticale sur l'antécédent non dit du pronom personnel objet « la », tout comme l'homophonie « des­sein » - « dessin » sont ainsi signifiantes lorsque « plus ta persé­vérance dans le dessin la somme de se dévoiler la presse de questions la sonde la scrute et plus elle approfondit son mystère et c'est tout ce qui compte ce mystère ». L'ambiguïté n'est-elle pas la nature même de ce double pouvoir de nommer qui, s'il peut produire le sens clair, le sens un, ne peut nullement être saisi par celui-ci ? C'est bien sur elle en tout cas que se fond le désir. Femme et écriture sont en effet l'une et l'autre « comme une aube demeurant obscurité comme un vide où s'élabore le destin la floraison fugace le printemps sans âge. » (p.21).

Cette double ambiguïté permet à la femme comme à l'écriture, tout en étant l'une et l'autre celle qui délivre, de participer en même temps à cette mort, à cette nuit dont la vie lumineuse qu'elles don­nent n'est à tout prendre que le contraire, et donc l'indissociable. Lily est celle qui rassemble, dans Habel. Mais elle l'est par son absence. D'ailleurs ne se confond-elle pas, aussi avec l'Ange de la Mort ? Dans Le Maître de Chasse déjà Marthe était, par son attente celle qui est à l'écoute de la nuit, d'un autre côté de la mort d'où Madjar, enfin, lui parlera. La parole que son amour rend possible est celle où Madjar mort célèbre la fête, au dernier chapitre du roman. Aussi cette parole est-elle tout autant silence. Elle est ces « syllabes de silence » en lesquelles « noire je t'aligne », dit le poète de Feu, beau feu (p.45) parlant cette fois de la graphie même. Car si la femme est la parole qui délivre, elle est aussi celle qu'on trouve au-delà de la mort, dans « plus noir eros », dernier groupe de poèmes d'Omneros, alors même que « thanateros » a déjà célébré l'union de l'amour – et du verbe – avec la mort :

puis antérieur à toute parole
comme une obscurité oublieuse
l'agenouillement d'une chevelure
 (p.143).

*  *
*

Si l'amour et l'écriture sont nomination de l'être, ils en sont aussi la perte. Plus : ils ne sont peut-être que dans cette perte qui est leur gloire, et qui seule leur octroie le pouvoir de nommer. « La prise de possession elle-même n'est rien d'autre qu'une porte ouverte sur l'abîme », dit l'auteur sur la couverture de Feu, beau feu dont certains poèmes célèbrent dans l'amour glorieux cette chassé qui donne son titre aussi à un roman, et y voient, toutes «barrières franchies »,

de s'épuiser licence
de se confondre avec l'air
au lieu où la chasse flambe
(p.50).

Cette perte est bien souvent la réponse ultime, le sens même et l'absence vertigineuse de sens. C'est en elle qu'aboutissent la plu­part des romans depuis Qui se souvient de la mer, dont la fin déjà n'est positive que pour une lecture idéologique quelque peu bornée. Cette perte que trouve Iven Zohar au-delà de la constatation encore sensée qu'« il n'y a pas de réponse » (Cours sur la rive sauvage, p.158), dans le jeu de mots sauvage de Hellé, qui à son tour enfin se perdra en son rire fou et ultime. C'est à cette perte encore que fait face Rodwan par-delà le portail à la fin de La Danse du Roi. Et de même Habel suit Lily dans la folie à la fin du roman qui porte son nom, où comme dans Cours sur la rive sauvage un jeu sur le langage brouille et parodie le pouvoir signifiant de celui-ci. Quant à Ed, à la fin des Terrasses d'Orsol, ne va-t-il pas plus cruellement loin encore, dans la perte du sens par sa parodie ?

La fin de Dieu en Barbarie et du Maître de Chasse est plus ambiguë, mais la découverte des Mendiants de Dieu n'est-elle pas celle d'une parole se réduisant au mot «Rien», découverte que manifestait le premier titre prévu pour le roman, L'Age de sable ? C'est bien dans ce sable que se perdrait l'histoire elle-même à la fin de la parabase de « Thanateros », dans Omneros (p.139), cepen­dant que le poète de Feu, beau feu trouve dans « la maison de Natyk » le même bonheur que Habel s'installant à l'asile, dans la perte du nom comme du sens en même temps que par l'amour ils sont donnés

s'asseoir
comme un inconnu
poser les mains

sur la table
 ......................
ne dire
qui l'on est d'où l'on
vient

ni pour quoi réserver la parole à autre
chose
et mettre sa chaise
à la fenêtre
 (p.30)

*  *
*

Entre la nomination de l'être et sa perte, l'amour comme l'écriture habitent donc un lieu de l'entre-deux où tous les contraires s'échangent. Lieu privilégié entre un espace et un autre, entre un sens et son contraire, mais aussi entre une parole et son locuteur, entre ma voix et « l'autre voix » issue de cet espace insondable qui me fait face et dont j'entends la parole sous ma propre voix.

C'est sur la « rive sauvage » où l'a mené son périple à travers la « ville des limites » (en laquelle il n'est pas interdit de lire la ville d'exil de l'écrivain dans les deux romans, à condition de ne pas se limiter à cette lecture), que Habel comme Iven Zohar apprend qu'« il n'y avait pas de réponse » (Habel, p.33). Et néanmoins il continue, soir après soir, à venir y quêter le sens, ou la mort, dans le regard de ce visage de méduse qui n'est pas sans rappeler le dernier visage, déjà mort, qu'interroge Rodwan dans La Danse du Roi, ou encore ce visage au seuil du silence sur lequel le dernier poème de Formulaires nous fait fermer le recueil

le visage presque humain
attendant entre les clous
gelé sous un feu immense

et s'alimentant d'espace
dormant sur sa bouche saignante
gardant l'immobilité

de loin d'encore plus loin
(p.107)

Or, ce visage qui est aussi celui de l'Ange de la Mort que Habel a le privilège redoutable d'avoir vu, apparaît de préférence dans ces lieux de la limite où Dib sans fin fait revenir ses personnages. La rive sauvage, certes, mais aussi tous ces croisements dont la spatia­lité citadine est inséparable de cette rencontre comme de cette perte simultanée des différents sens possibles. C'est le croisement sou­dain surélevé d'un très grand nombre d'artères, proche de celui d'Aurelia mais traité encore une fois de manière inverse, où le sens apparaît à Iven Zohar en même temps qu'il est refusé par le quêteur (Cours sur la rive sauvage, pp.68-70). C'est le croisement où Habel revient tous les soirs, mais c'est aussi le tertre surélevé de roches d'où Rodwan fait face au vide avant que ne s'ouvre pour lui le vide derrière le grand portail, et c'est la terrasse du Dr Berchig d'où les regards de Si Azallah, « sentinelle debout à la frontière de deux mondes » explorent un « paysage gagné par un oubli anticipé » et qui peut-être détient la réponse (Le Maître de Chasse, p.142).

Tous ces lieux de la limite sont ceux où le sens se renverse, sou­vent ironiquement (Ainsi Si Azallah pense le trouver derrière lui, chez le Docteur, alors qu'il est devant lui dans le vide habité par Kamal), et où l'être se sépare. Ils sont donc la parole même, qu'Habel habite au carrefour comme il y est habité par elle et comme il l'y produit. Ils sont aussi lieux sans lieu, comme la parole, comme l'écriture, dont dès lors la question des pouvoirs met tout l'être en jeu.

« POURSUIVRE AU GRE DES CHANCES L'ÉCRITURE »

« Poursuivre au gré des chances l'écriture », dit le poète de Feu, beau feu, résumant ainsi dans son avant-dernier livre paru ce qui apparaît bien à présent comme le projet majeur de toute son oeuvre depuis trente ans. Cette poursuite est âpre, et c'est pourquoi elle est désignée bien souvent par un vocabulaire qui est celui du chasseur. Le Maître de Chasse est peut-être bien, parmi d'autres significations possibles de ce titre, le maître d’œuvre du roman. Et si le vocabulaire cynégétique est souvent utilisé pour la quête amoureuse, il est autant de mise pour désigner, tant la poursuite de l'écriture « en forlonge » de la meute, que celle de son objet, le réel, par cette écriture-même. Car la quête des pouvoirs du dire repose sur le désir, dont les poèmes « publient» les variations à l'infini. Et de ce désir dans l'écriture, comme de ce désir de l'écriture « Les pouvoirs », troisième livre de Formulaires, est une sorte de synthèse sur dix ans, jusqu'en 1970 [1].

Omneros, le recueil suivant, systématisera le projet de ce groupe de poèmes de Formulaires en organisant une véritable mise en spectacle d'eros-parole, pour mieux le saisir et pour mieux nous montrer que ce n'est en définitive que de lui qu'il s'agit. Cette mise en spectacle se fera à nouveau par la juxtaposition signifiante de deux registres différents du dire : les septs groupes de poèmes, et les cinq parabases qui les séparent, où le poète lui-même s'avance sur la scène et propose parfois un sens, le plus souvent une autre modalité de déchiffrement. Quoi qu'il en soit leur juxtaposition met en quelque sorte chacun des deux registres du dire en spectacle devant l'autre, et devant nous par sa différence avec l'autre. Et de ce fait chacune de ces deux paroles est en question. Pourtant cette mise en spectacle de l'écriture est elle-même, encore, écriture, et c'est pour­quoi elle sera à son tour mise en spectacle par la rupture de sa régu­larité qu'introduit l'absence de parabase après « eros terre », troi­sième groupe de poèmes du recueil.

Cette absence de parabase permet même d'aller plus loin dans l'interprétation d'une non-parole signifiante en ce qu'elle désigne la parole. La mise en spectacle de l'écriture, plein et vide à la fois, est, d'abord, renforcée par le fait que cette absence se situe presque au milieu du recueil, et en tout cas à un moment signifiant de sa com­position. Elle constitue ainsi une sorte de noyau vide du recueil, lequel rejoint la hantise dibienne de ce vide d'où jaillit l'écriture. Mais de plus il ne me semble pas fortuit que cette absence ait lieu après «eros terre» et avant «eroslude », c'est-à-dire après trois groupes dont le titre peut désigner l'objet désiré par l'écriture : le corps féminin, la mer, la terre. D'ailleurs cet objet désiré par l'écri­ture, quelle qu'en soit la modalité, est séparé d'eros-écriture, ou de l'écriture désirante, dans l'inscription même de ces titres en deux mots : « eros mer », « eros terre », alors que les trois titres suivants sont liés : «eroslude », « Omneros », «thanateros». Or, si les trois titres pouvant désigner l'objet désiré par l'écriture, et donc séparé du désir qui se porte vers lui, sont en deux mots séparés, les titres liés peuvent désigner, non plus l'objet de la chasse, mais la chasse elle-même : l'écriture, avant l'éclatement final de « plus noir eros ».

L'écriture ainsi, de sujet face à son objet préféré dans les trois premiers groupes, devient l'objet de son propre dire dans les trois suivants. Et cependant cette différence que souligne l'absence de parabase installe une sorte de désir rétroversé de la parole vers son objet, dont cependant elle tire sa propre vie : la « crypte », qu'on a lue comme le lieu secret féminin et l'objet même du désir, n'est-elle pas aussi antériorité : maternelle pour la femme-mer, culturelle et historique dans l'architecture religieuse, et enfin antériorité du sens par rapport à la parole qui le cherche, qui le décrypte ?

Là encore le désir se fonde sur l'absence, car le sens que désigne « crypte » est nécessairement caché, par le mot même qui le désigne. Or, cette absence est aussi celle de toute référence explicite à la terre dans les poèmes d'« eros terre », groupe précisément suivi par l'absence de parabase déjà signalée. L'objet n'est tel que par son manque, condition pour que l'écriture comme l'être soient, car ce manque est leur antériorité, leur source. La mise en spectacle de l'écriture est donc aussi mise en question des pouvoirs de la chasse par laquelle elle se constitue.

*  *
*

Selon un procédé que des recherches récentes sur la ménippée, dérivées des travaux de Bakhtine sur Rabelais ont souvent souligné [2], la mise en spectacle la plus efficace d'une parole con­siste à la traiter, elle qui prétend à la transparence, comme un corps, qui dès lors apparaît dans toute la fragilité, parfois grotesque, d'un langage désarticulé. On se souvient des paroles gelées chez Rabelais. Chez Dib cette mise en spectacle n'est pas que jeu : elle est réflexion sur la possibilité de production d'un sens.

Ce sont bien des paroles gelées, ou plutôt pétrifiées, que ces débris anatomiques qu'Iven Zohar ramasse sur la plage dans Cours sur la rive sauvage (pp.85-86) : paroles dont le sens s'est perdu, cependant que les « takas » du même roman, dont on a proposé les lectures les plus fantaisistes, sont bien d'abord, ai-je montré, des mots sans objet, sans aucun sens, surtout lorsqu'ils sont pris isolé­ment. Car il n'est pas de sens dans le mot, ou le concept isolé. Les dormeuses à l'image de Radia qu'Iven Zohar découvre dans le même roman ne peuvent signifier Radia : elles n'ont de sens que dans le mouvement qui se propage de l'une à l'autre. Autant dire que le mot n'a de sens que dans la phrase qui le met en mouvement, ou plus savamment qu'un paradigme n'est signifiant qu'en situation syntagmatique.

Mais les débris de statues ou les dormeuses, dans Cours sur la rive sauvage, sont encore objets d'un dire. Dans Omneros comme dans Feu, beau feu, le dire poétique lui-même joue avec la double lecture paradigmatique ou syntagmatique possible d'un poème. On a ainsi des séries de poèmes qui peuvent se lire selon trois axes l'axe paradigmatique du poème isolé, parfaitement signifiant tout seul ; l'axe d'une complémentarité grammaticale possible mais non obligatoire entre le poème et son titre ; l'axe enfin de l'insertion du poème paradigme dans le syntagme d'une suite de poèmes qui peu­vent également se lire comme s'il s'agissait d'un seul poème. Parmi bien d'autres, on trouvera un exemple frappant de ce procédé dans les sept premiers poèmes d'« eroslude » (Omneros, pp.65-71). Certes, Dib n'est pas le premier à utiliser ce procédé, mais dans le cadre de cette réflexion sur les « pouvoirs », il devient particuliè­rement signifiant.

 

Est-ce à dire qu'il n'existe pas de sens absolu ? En tout cas toute tentative de déchiffrement échoue, chez Dib, dès lors qu'elle cherche le sens d'un signe isolé. Le narrateur de Qui se souvient de la mer déjà ne découvrait le sens du curieux message des iriaces, message adressé à personne, qu'en organisant le système que cons­tituaient leurs différents vols. Mais cette entreprise est-elle seule­ment possible ? Un court texte des « Pouvoirs », dans Formulaires (pp.86-87), semble bien répondre par l'ironie cocasse manifestant, de fait, l'impossibilité de saisir la globalité d'un sens toujours dis­persé ou inexistant derrière l'ensemble des sons isolés que distri­buent de curieux messagers.

Dès lors apparaît une autre dimension de cette réflexion sur les pouvoirs du lire, sur la « chasse » par l'écriture : celle d'une sépa­ration toujours possible entre la parole et le sens, mais aussi entre les mots et l'être. Ainsi tout Cours sur la rive sauvage doit-il être lu d'abord, me semble-t-il, comme le roman d'une séparation entre la parole et le sens : bien des exemples nous l'ont montré. De même Habel est ce personnage qui, au carrefour de sa destinée dans une ville des limites qui prolonge celle de Cours sur la rive sauvage habite une parole d'ailleurs qui l'habite également : l'écriture du roman, Habel, repose donc bien en partie sur le rapport ambigu entre le sujet et l'objet de la parole. La parole qui sépare Habel et son lieu, que ce soit celle du Frère ou celle de la Dame, est également la parole séparée de son objet, puisque Habel lui échappe à chaque tentative de saisie, à chaque « chasse ». Et le chasseur y devient gibier dans un jeu mortel où avec le sens, c'est bien l'être qui se perd :

l'auront oublié sitôt
révélé ces mots plus que lui
 pressés de se perdre au loin

commentent à l'avance ces vers de Formulaires (p.20) déjà cités, dans un poème ironiquement appelé « Innocence de l'être ».

Ces jeux sur le rapport ambigu entre la parole et le sens auront du moins montré la vanité de poursuivre un sens toujours fuyant, dans une chasse où le gibier n'est peut-être pas celui qu'on pense. La parole ne préserve l'être que si elle accepte de jouer avec le sens comme avec l'objet, au lieu de chercher comme le « cri qui court » à les emprisonner. Le langage, lorsqu'il se veut pouvoir par la satura­tion du sens, devient obésité : « Il restera toujours un chaînon il res­tera toujours une fourmis il restera toujours une étoile et le mot sur la page refusera de s'inscrire complètement et vous recommencerez à recomposer ses lettres dans tous les sens et il en naîtra des mots masqués avec lesquels votre savoir grossira jusqu'à l'obésité et l'obésité occupera le trône », dit l'un des textes des « Pouvoirs » encore (Formulaires, p. 81), qui dès lors renvoie aussi ce titre à sa signification politique, entre autres.

Car les mots masqués d'un discours obèse qui occupe le trône pourraient bien être ceux de l'idéologie dont Kamal Waëd dans les romans illustre la fatuité et le danger mortel. Kamal et son discours, même s'il est de progrès, refusent le jeu et la mémoire en lesquels la parole comme le chant se fondent, eux qui n'ont pas perdu l'être parce que leur prétention n'est pas de le saisir. Et c'est pourquoi le pouvoir érotique de la fable est toujours « en forlonge » de la meute, comme dans ce poème d'« eroslude » précisément, où :

entre tout ce qui chasse et conduit l'instance

avec fusils clameurs hallalis

la fable sait elle

où le corps de la dormeuse

s'achève dans un souffle (Omneros, p.70).

Mais le « retour des repentis » a contraint la parole la plus libre à n'être plus elle-même que cri, tout comme le « cri qui court » dont elle était pourtant l'opposé.

pourquoi détresse viennent-elles
toutes ces figures de pierre
crier à l'envi sur la mer

pourquoi font-elles brusquement
le monde se tourner ailleurs
s'embraser d'une noire absenc
 (Formulaires, p.100).

dit cet autre poème des «Pouvoirs » que l'on trouvait déjà dans Qui se souvient de la mer (p.39), et qui manifeste bien cette hantise de l'appauvrissement, malheureusement historique, des pouvoirs sémantiques du langage dans la brutale modernité.

La richesse foisonnante du dire ludique effraie les tenants du sens, adeptes de la « tyrannie du nom » dont ils ont installé la pau­vreté dans les « lagunes impertinentes du remords ». La parabase d'« eroslude », en ce sens, est dure. Car face à ce « cri qui court » qu'il ne peut que refuser, «l'homme a crié » à son tour. Mais il est trop tard, et la fête ludique des poèmes qui précèdent débouche sur l'hermétisme de ceux d'« omneros », puis sur la mort dans « tha­nateros ». Reste la mémoire, curieusement plus proche de l'appa­rente gratuité du jeu poétique, que la tyrannie d'un sens qui s'en réclame pourtant, mais en des « paroles masquées ». Et cette mémoire n'est pas sans nous rappeler à son tour, est-il besoin de le préciser, 'a souvenance tout aussi désespérée sur laquelle s'achevait le roman auquel elle donne sen titre, Qui se souvient de la mer :

entamés par le retour des repentis par les ordres les relèves les défilés dérivant du nom
...............…. . .......................
nous ne pourrons plus que rappeler les derniers rivages vers une eau matriarcale à moins que vous ne nous appreniez la route de ces argo­nautes bouclés ancrés dans la chance d'une histoire mais laissez-nous d'abord appeler l'ombre qui les a guidés
............................................       (Omneros, p.79).

La parabase de « thanateros » reprend ce cri, mais qui donc le profère et contre quel crime jaillit-il en disant : « je n'ai pas de voix mais je crie tu vas commettre un crime pour le repos des âmes endormies » ? S'agit-il du cri enroué de Hakim Madjar face aux fusils de Kamal tirant sur lui dans Le Maître de Chasse (p.139) ? Ou alors le passage n'est-il pas également à lire en sens inverse, le crime étant celui du poète éveilleur des « âmes endormies » face à la bru­talité univoque du cri, lecture à laquelle nous invite la suite de cette dernière parabase du recueil : « qu'on ne se méprenne pas sur le compte des sombres facilités de notre sommeil ? » Quelle que soit la lecture pour laquelle on optera, cette hésitation même est signi­fiante, comme l'était l'absence de parabase d'« eros terre », mais à un autre niveau : et si l'ambiguïté était une ultime protestation de la parole ludique et de l'être contre la tyrannie du nom ?

*  *
*

« Que reste-t-il des pouvoirs du roi ? », demande l'un des poèmes des « Pouvoirs » (Formulaires, p.93). La royauté de l'écri­ture dont le jeu scénique de La Danse du roi pouvait être lu comme une parodie grotesque s'est installée dans un au-delà du dire. Dans cette non-nomination paisible qu'on avait décrite dans « La maison de Natyk » de Feu, beau feu. Dans le silence éloquent de Habel dont la royauté, dans la ville des limites, vient peut-être de ce qu'il pro­clame à la fin du roman : « Je n'ai que faire de ma raison » (Habel, p.187). Dans l'«absence » finale d'Ed pourtant arrivé dans la maison d'Aëlle, aux dernières lignes des Terrasses d'Orsol (p.214).

 

Bibliographie

La bibliographie de cet ouvrage publié en 1988 étant périmée à présent, on renvoie au dossier bibliographique sur Mohammed Dib sur le site Limag : http://www.limag.com

 



[1] Il est intéressant de voir comment Dib parle de leur composition, lente et difficile par rapport aux autres poèmes du recueil : « Lorsqu'on passe beaucoup de temps sur un poème, on atteint l'essentiel, et aussi quelque chose de plus tragique, de plus dur » (Interview par Claudine ACS, L'Afrique littéraire et artistique (Paris), n° 18, août 1971, p.13.

[2] Voir entre autres Kristeva (Julia). - « Le mot, le dialogue et le roman », in Semeiotiké. Paris, Le Seuil, coll.  Points », 1978, pp.82-112.