Table des matières du livre entier (Cliquez sur le titre du chapitre pour l’ouvrir) :
CHAPITRE 1. Le dépassement du réalisme dans L'Incendie (1954) et Qui se souvient de la mer (1962).
CHAPITRE 2. « Traverser un à un tous les masques du langage » : La Danse du roi (1968), Dieu en Barbarie (1971) et Le Maître de Chasse (1973).
CHAPITRE 3. La rive sauvage : Cours sur la rive sauvage (1964), Habel (1977) et Les Terrasses d’Orsol (1985).
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QUELQUES MOTS SUR LA LECTURE
PRATIQUÉE
INTRODUCTION : LES POUVOIRS DU
LANGAGE
DIACHRONIE ET POUVOIRS DU DIRE
LA JUXTAPOSITION D'ÉCRITURES FACE
AU DÉFI DE LA RÉALITÉ HISTORIQUE
ECRITURE ET BIOGRAPHIE, OU
L'AMBIGUITE TRAGIQUE DU SENS
L'oeuvre de Mohammed Dib a été trop souvent réduite à la trilogie « Algérie » qui a fait connaître l'écrivain entre 1952 et 1957. Trilogie dont on a souligné le réalisme dans sa description ethnographique ainsi que l'engagement au service de son pays, en évitant de s'interroger sur l'oeuvre bien plus importante et personnelle publiée depuis l'Indépendance. Peut‑être parce que cette oeuvre est d'une lecture plus « difficile », en ce qu'elle n'obéit pas à des catégories de lecture préétablies ? L'œuvre de Dib publiée depuis 1962 oblige, en effet, le critique lui‑même à se remettre en cause. Elle exige une disponibilité du lecteur au risque de prolifération non contrôlable du sens, qui est inhérent à toutes les plus grandes créations culturelles de l'Histoire de l'Humanité.
J'ai donc tenté d'inverser le schéma de lecture pré-codé auquel nous avait habitués une critique souvent paresseuse ou craintive, et de privilégier, non seulement une lecture qui ne soit pas pauvrement dénotative, mais surtout l'oeuvre la plus récente de l'écrivain. C'est pourquoi les romans bien connus et souvent décrits d'avant l'Indépendance de l'Algérie ne seront représentés ici que par le maillon le plus achevé de la trilogie célèbre, L'Incendie (1954). Et pour la même raison les trois derniers romans, Le Maître de chasse (1973), Habel (1977) et Les Terrasses d'Orsol (1985), devant lesquels comme devant Cours sur la rive sauvage (1964) les critiques sont déconcertés ou silencieux, occupent ici une place de choix : ne sont-ils pas les romans les plus aboutis de cet écrivain pour lequel, au‑delà des signifiés occasionnels de ses textes, la seule vraie question est, selon ma lecture, celle des pouvoirs du langage ? Par contre, l'ensemble des romans publiés par Dib depuis l'Indépendance est ici décrit.
Dès les débuts de Dib écrivain, ses romans manifestent ce thème majeur des pouvoirs de l'écriture, ou plus généralement de la parole. Mais de ce que les romans, ainsi, manifestent, la poésie de Dib et certaines nouvelles peuvent apparaître souvent comme une sorte de dire explicite. Les romans les plus importants formeront donc le corps des chapitres de la présente étude. Mais la poésie formera en conclusion ce prisme indispensable à travers lequel toute l'oeuvre trouvera son unité profonde, et dont l'introduction, sous le titre « Les pouvoirs du langage », aura donné d'emblée l’orientation essentielle.
II ne s'agira donc pas dans les pages qu'on va lire d'une description de la totalité de l'oeuvre de Mohammed Dib. Mais bien plutôt de ce qu'on pourrait appeler une « mise en espace » de sa production romanesque la plus importante et la plus personnelle. L'oeuvre « réaliste » d'avant l'Indépendance comme l'ensemble de la production poétique réclament un point de vue de lecture légèrement différent de celui adopté ici pour cerner l'aspect qui me semble le plus original de la seule production romanesque de l'auteur depuis l'Indépendance.
Mohammed Dib, né à Tlemcen en 1920, est, avec Kateb Yacine, l'écrivain algérien de langue française le plus important.
Ses premiers romans, La Grande Maison (1952), L'Incendie (1954) et Le Métier à tisser (1957), décrivent l'univers traditionnel, aussi bien citadin que campagnard. Cependant, la description ethnographique est ici très secondaire : l'essentiel est l'analyse d'une lente prise de conscience politique du peuple algérien devant la colonisation. L'Incendie a paru l'année même du déclenchement de la guerre d'indépendance. L'impact révolutionnaire de ce qu'on a appelé la « Trilogie Algérie » est d'autant plus évident que Dib y montre comment la politique était vécue dans le quotidien des plus humbles, là même où la Révolution s'est faite concrètement ensuite.
Coupé en 1959 par son exil en France des nécessités immédiates de l'action, Dib remet en cause l'écriture réaliste qui l'a fait connaître, et qu'il transcendait déjà dans ses poèmes et nouvelles. Publié en 1962, l'année même de l'Indépendance, Qui se souvient de la mer, par son fantastique hallucinant qui se réclame de la manière de Picasso dans Guernica, donne de l'horreur de la guerre une vision plus forte que n'importe quel réalisme. Mais il amorce aussi cette interrogation angoissée sur la vie, la mort, l'amour, l'identité, l'écriture, qui amènera l'écrivain, de roman en poème, à une formulation toujours plus exigeante et dépouillée de ce qui dépasse toute parole et peut, toutefois, donner un sens à la parole comme à la vie.
C'est pourquoi des romans comme Cours sur la rive sauvage (1964), ou Habel (1977), ou Les Terrasses d'Orsol (1985), déroutent tellement une critique descriptive ou sociologique. Dire qu'ils traitent de l'amour et de la folie, de l'identité et de la mort, est réduire leur portée. Parler de l'itinéraire initiatique de leurs écritures est avouer l'impuissance à laquelle le critique est de toute manière renvoyé, car ces textes veulent cerner au plus près l'indicible, et sont donc eux‑mêmes leur propre mise en question radicale, qu'une description « critique » ne saurait que répéter risiblement.
L'oeuvre de Dib depuis l'Indépendance tire donc sa force inouïe de l'inconfort même où son écriture place toute parole, y compris celle du texte. On pourra à son propos parler de lucidité hallucinée. Celle de la vertigineuse plongée dans la mémoire des héros de La Danse du Roi (1968), formes vides dans un présent algérien qui s'est coupé de son Histoire, ou celle encore de la quête éperdue d'une identité, meurtrière en son inefficacité, par le jeune technocrate algérien de Dieu en Barbarie (1970) et Le Maître de Chasse (1973), où la parole comme l'action sont condamnées tragiquement à se réduire à l'absence fondamentale du mot ultime : « Rien ».
Et pourtant cette oeuvre qui dit sans fin l'impuissance de la parole devant le néant dont elle procède est féconde, dans son inquiétude inlassable. Car il faut citer encore ses nouvelles, son théâtre (Mille hourras pour une gueuse, 1980), et sa poésie surtout, où dans Formulaires (1970), Omneros (1975) et Feu, beau feu (1979), se manifeste, en cette rencontre ténue et fulgurante de l'amour et de la mort, le lieu secret et violent de l'une des paroles les plus impitoyables de notre modernité.
La lecture pratiquée ici se veut plurielle. C'est‑à‑dire qu'elle s'interdit d'abord de réduire le foisonnement du texte à l'unicité d'une signification. Mais qu'elle tente au contraire, particulièrement dans une mise au jour de l'ambiguïté, de montrer le texte comme proliférant. Elle ne se réclame d'aucun dogme critique dont il suffirait d'appliquer mécaniquement les grilles de déchiffrement au texte littéraire, à n'importe quel texte littéraire. Un texte littéraire, même s'il s'inscrit toujours par rapport aux autres textes de son auteur comme par rapport à tout ce que cet auteur a pu lire, n'en est pas moins un événement dont l'appréhension doit être à chaque fois neuve. Ou alors il ne vaut pas la peine d'être étudié comme texte littéraire.
C'est pourquoi j'ai évité aussi, autant que possible, une lecture dénotative de contenu : celle‑là même à travers laquelle l'oeuvre de Dib a été le plus souvent traitée. Un texte littéraire signifié, bien sûr, mais il ne saurait être réduit à n'être qu'un document, ou qu'un témoignage. Plus que par l'énoncé d'idées, un texte littéraire produit le sens par la matérialité de son signifiant. Sa construction, ses procédés stylistiques, ses thèmes et images récurrents, ses théâtralisations internes, dessinent un espace complexe à travers la description de tous les éléments duquel seulement le sémantisme de l'œuvre peut être approché.
Si donc il faut caractériser d'un mot ma lecture, dont je viens de dire qu'elle ne se réclame d'aucun dogmatisme et se veut au contraire ouverte à toutes les approches, je dirai qu'il s'agit d'une lecture spatiale, au sens le plus large du terme. Non pas lecture, à travers le texte, de l'espace référentiel ou signifié, mais lecture dans le texte, de ses mécanismes signifiants comme des textes extérieurs qui y sont convoqués. Textes extérieurs par rapport auxquels l'oeuvre s'écrit : texte de la culture du lecteur auquel elle s'adresse, texte des autres dires (par exemple les divers discours idéologiques ou littéraires ayant le même objet), texte du langage en général, dont on verra qu'au‑delà du référent « Algérie », il est l'objet central de la production dibienne.
langage souverain incompatible secret noyé dans l'écorchure universelle que ma vie s'y perde y vive sans justification qu'une muraille de ténèbres se referme sur elle et sourde muette nul médiateur ne puisse la faire entendre parole qui creuse un espace vide.
« Les pouvoirs », 1, Formulaires, p.75.
L'Histoire littéraire se plaît à découper la vie et l'oeuvre des grands écrivains en différentes « périodes », le plus souvent successives. En ce qui concerne Mohammed Dib, la diversité de ses « manières » amène plus encore qu'avec un autre écrivain à recourir à cette approche tant décriée. D'ailleurs l'écrivain lui‑même n'invitait‑il pas, dans une de ses trop rares interviews, à considérer l'Indépendance de l'Algérie comme le moment d'une mutation radicale de son écriture enfin rendue à elle‑même, moment où il aurait abandonné soudain la veine réaliste et populiste de la trilogie « Algérie » au profit de recherches plus personnelles, mais aussi plus ésotériques, dont Qui se souvient de la mer et Cours sur la rive sauvage offrent alors l'illustration ?
Aussi François Desplanques [1] peut‑il en 1972, vingt ans après La Grande Maison, diviser l'oeuvre de l'écrivain en deux grandes « périodes » parfaitement symétriques s'articulant autour de l'axe de 1962 : une période « réaliste » de dix ans comportant quatre romans (La Grande Maison, L'Incendie, Le Métier à tisser, Un Eté africain), un recueil de nouvelles (Au café) et un recueil de poésie (Ombre gardienne). Une période « surréaliste » de dix ans également, comportant de la même manière quatre romans (Qui se souvient de la mer, Cours sur la rive sauvage, La Danse du Roi, Dieu en Barbarie), un recueil de nouvelles (Le Talisman), poèmes (Formulaires). Quelques années plus tard, Jean Déjeux divise l'oeuvre dibienne, qui s'est agrandie, en trois périodes cette fois, mais a la définition plus floue. La première période reste la « période réaliste » de Desplanques, nommée ici par réduction au seul contenu période « du témoignage et du dévoilement ». La seconde, comprenant Qui se souvient de la mer, Cours sur la rive sauvage et La Danse du Roi, serait celle d'une « descente dans les profondeurs », d'un « retour à la caverne ». Enfin viendrait, avec Dieu en Barbarie et Le Maître de Chasse, un semi‑retour, en des termes différents, au « dévoilement » de la première période, mais ordonné cette fois par une « passion de l'homme », formule fort peu dibienne à mon sens, et qui de plus ouvre le champ, par sa résonance chrétienne et son imprécision, à bien des interprétations hasardeuses et réductrices [2]. Jacqueline Arnaud quant à elle revient à une stratification binaire autour de l'axe de 1962, mais en incluant Qui se souvient de la mer (1962), dont l'objet est après tout encore la guerre d'indépendance et la prise de conscience politique d'un « homme sans vocation », même si l'écriture de ce roman est toute différente de celle de L’Incendie [3].
Certes, ces trois critiques précisent bien qu'il s'agit d'une simplification pédagogique, et que la manière « symboliste » de Qui se souvient de la mer ou de Cours sur la rive sauvage était préparée de longue date, puisque les premiers textes de l'auteur, comme par exemple le poème « Véga » publié dans Forge (Alger) en 1947, n'ont rien à voir avec l'écriture réaliste de la trilogie qui leur succédera. D'ailleurs, si Dib écrivain mène plusieurs « manières » de front, la succession chronologique de ses publications est, par la force des choses, plus linéaire. Ces classifications ont cependant en commun de s'en tenir à une stricte chronologie des oeuvres publiées. Et en faisant se succéder « manières » ou « périodes », elles privilégient le référent historique des romans, en se contentant de souligner la diversité apparente de leurs écritures, qualifiées hâtivement de termes aussi peu précis que « surréaliste » ou « symboliste » opposés à « réaliste ».
Or, il me semble que la diversité même de ces « manières » successives d'écrire est d'abord la manifestation d'une constante interrogation sur l'écriture et ses pouvoirs, sur les moyens dont elle dispose, non tant pour décrire, restituer, que pour produire le réel. Oeuvre militante, L'Incendie est, certes, « témoignage et dévoilement ». Pourtant l'activité journalistique et les positions connues de Dib à la même époque le sont plus encore. Surtout, L'Incendie nous apparaîtra d'autant plus efficace au service d'une idéologie, que son écriture répudie le discours de cette même idéologie : par une parole qui affiche sa convention, entre autres procédés, ce roman met en évidence la nécessité pour agir de trouver d'abord un langage producteur d'avenir et d'Histoire, lequel n'existe pas encore dans l'espace décrit. L'engagement de l'écrivain n'est pas celui du militant ou du journaliste. Il est certes en partie dans la réalité que le roman montre à un public différent de celui du journal. Mais, il est surtout dans le travail de l'écrivain sur le langage : le sien, comme tous ceux par rapport auxquels il se définit, et comme tous ceux aussi qu'il aide à inventer.
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Cette réflexion sur le langage est bien ce qui constitue selon moi l'unité fondamentale de l'oeuvre de Dib. C'est dans un « autre côté » du langage que se situent, pour mieux le cerner, non seulement Cours sur la rive sauvage et Habel, deux romans fort distants dans le temps que je traiterai pourtant dans un même chapitre, mais encore nombre de poèmes de Formulaires, Omneros ou Feu, beau feu. Mais c'est bien déjà des pouvoirs du langage face à la réalité qui toujours lui échappe qu'il s'agit explicitement dans la postface de Qui se souvient de la mer. Et si L'Incendie est tension vers l'invention d'un dire politique nouveau tout autant que description de la misère des fellahs, on peut voir dans une sorte de bipolarisation de l'oeuvre d'avant l'Indépendance une autre manifestation de l'ambivalence même de la relation entre l'écriture et la réalité. D'ailleurs cette ambivalence ne se trouve‑t‑elle pas déjà dans le fait que les premiers articles connus de Dib soient des articles de critique littéraire, comme par exemple le premier, publié dans Forge en 1946 [4], sur « La nouvelle dans la littérature Yankee », où Dib s'interroge déjà sur l'efficacité de l'écriture ?
C'est donc autour de cette réflexion implicite ou explicite de l'écrivain sur les pouvoirs du dire que je vais à mon tour ordonner ma propre lecture de l'oeuvre, surtout romanesque, de Dib. Ce parti‑pris, d'ailleurs, ne répudie pas pour autant la diachronie, puisque les ensembles de textes présentant une problématique commune des rapports de la parole au réel se succèdent souvent chronologiquement, du moins si l'on suit leur date de publication. Tout au plus regrouperai‑je dans une même perspective, comme je l'ai déjà annoncé, trois romans aussi éloignés chronologiquement que Cours sur la rive sauvage (1964), Habel (1977), et Les Terrasses d'Orsol (1985), parce qu'ils me semblent poser la question depuis un « autre côté » du dire commun dont pourtant Qui se souvient de la mer, La Danse du Roi et Le Maître de chasse manifestaient aussi le désir mortel.
Contrairement donc, aux historiens de la littérature algérienne qui la précèdent, Jacqueline Arnaud inclut Qui se souvient de la mer (1962) dans la première des deux époques qu'elle dégage de l'oeuvre de Dib. Inclusion qui lui permet de centrer cette première époque autour de l'ambition, chez l'écrivain, « de peindre une vaste fresque de l'Algérie, de son éveil à un monde nouveau », quelle que soit la diversité d'écritures mise au service de ce dessein. Et certes, l'on pourrait étendre à toutes les oeuvres ainsi réunies le titre de la trilogie : « Algérie ». De plus, la chronologie de publication des romans correspond pratiquement à une chronologie référentielle : Si La Grande Maison (1952) et L'Incendie (1954) montrent la lente prise de conscience politique des masses algériennes les plus défavorisées, à la ville puis à la campagne, et ce, dès 1939, leurs actions sont également consécutives et construites autour du même personnage central d'Omar un peu plus âgé dans Le Métier à tisser (1957), troisième volet de la trilogie. Cette fois, Omar a grandi et il est en butte, après deux ans de guerre mondiale, à la prolétarisation des artisans dont il partage, là encore, la misère. Or, si l'on voit avec Jacqueline Arnaud dans le narrateur de Qui se souvient de la mer l'un des personnages‑pivots d'Un Eté africain (1959), Djamal Terraz, ces deux romans quoique d'écritures différentes et même si le narrateur de Qui se souvient de la mer n'est jamais nommé, peuvent constituer une nouvelle suite, centrée cette fois sur la guerre d'Algérie, dont le premier paru présenterait les débuts, vécus par un « homme sans vocation » (titre d'une nouvelle dont Djamal Terraz est également le héros), et le dernier la fin : le cataclysme sur quoi se termine Qui se souvient de la mer peut en effet être lu comme le symbole de la destruction du système colonial.
Pourtant l'intérêt de l'inclusion de Qui se souvient de la mer dans une première période de l'oeuvre, tout comme celui de la mise en valeur du personnage de Djamal Terraz, me semblent plus grands qu'il n'y paraît à première vue. Car il est évident d'une part, ne serait‑ce que parce que Dib lui‑même le dit dans sa postface, que Qui se souvient de la mer renvoie comme Un Eté africain à la guerre d'Algérie. Par ailleurs, si le narrateur de Qui se souvient de la mer n'est pas nommé, son oisiveté et son itinéraire à travers la ville à la recherche d'un sens rejoignent bien ceux de Djamal Terraz, marié comme lui à Nafissa, père de deux enfants, et fréquentant assidûment l'échoppe d'El Hadj. D'autre part la critique n'avait pas manqué jusque là d'insister sur la part relative d'autobiographie dans les personnages d'Omar, de Djamal, ou du narrateur du dernier roman, qu'il soit ou non Djamal Terraz.
L'intérêt de cette inclusion, s'il est mince pour l'Histoire littéraire, me semble bien plutôt résider dans la juxtaposition de manières différentes d'aborder, à quelques années d'écart, la même réalité de l'Algérie en train de naître. La postface de Qui se souvient de la mer peut être lue à cet égard comme une sorte de semicondamnation du réalisme, impuissant à rendre la vraie dimension de l'horreur. Or, même si le roman a été écrit semble‑t‑il assez rapidement tout à la fin de la guerre, son écriture est déjà en préparation, non seulement dans des poèmes écrits avant la trilogie, mais aussi dans des nouvelles du recueil Au Café (1955), comme par exemple « L'Héritier enchanté ». Surtout, on trouve le personnage de Djamal Terrraz dès 1953 dans la nouvelle publiée dans la revue Terrasses dont il a déjà été question, « Les Hommes sans vocation » [5].
C'est‑à‑dire qu'à côté du personnage‑prétexte à une description plus ou moins distanciée que représente Omar, Djamal représente dès l'époque de la trilogie une autre manière d'aborder la réalité nationale ; non plus celle d'un adolescent pauvre que Dib n'a pas été, même s'il l'a côtoyé [6], mais celle, beaucoup plus intériorisée, d'un intellectuel adulte en qui le sens à trouver peut rejoindre une dimension collective, mais à partir d'une quête parfaitement individuelle, pour ne pas dire individualiste. « Homme sans vocation », Djamal est d'abord, dans Un Eté africain, à la recherche d'un sens pour sa seule existence, ce qui le met par rapport aux autres personnages des divers récits de cette fresque en situation de marginalité. Les autres personnages du roman sont, l'un après l'autre, façonnés par les événements. Djamal est en retrait de l'événement même s'il cherche l'action qui octroyera un sens à sa vie. Et si dans Un Eté africain, le récit dont il est le héros ne le met pas en rapport avec les personnages façonnés par l'événement ou par l'action collective, il sera dans Qui se souvient de la mer, alors même qu'il approuve l'action contre les « nouvelles constructions », seul vivant au milieu des statues dont la puissance inexorable le sauve, certes, des armes des momies, mais ne le sort pas de sa solitude.
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Car l'action collective, si elle donne un sens, raréfie la communication, pétrifie la parole, et sacrifie aussi ce que tout individu a d'irréductible. On peut donc lire à un premier niveau ce développement progressif de récits ayant Djamal Terraz pour pivot, parallèlement à l'engagement collectif de la trilogie auquel Omar sert de prétexte, comme une sorte de prise de distance de l'écrivain par rapport à son propre engagement. Prise de distance au nom des droits de l'individu comme de la parole plurielle. Prise de distance qui aboutit dans deux interviews en 1963 et 1964 à ce sentiment de l'écrivain de reprendre sa liberté une fois le devoir collectif accompli. Et cependant il s'avère impossible d'opposer à un cycle « collectiviste » centré autour d'Omar un cycle plus « secret » centré autour de Djamal T., et dont Qui se souvient‑de la mer serait l'aboutissement. Si on a pu reprocher à la trilogie, et particulièrement à La Grande Maison qui reste le roman le plus connu de Dib, un certain simplisme dans la psychologie des personnages et un certain misérabilisme dans la peinture sociale [7], il me semble d'abord qu'on peut les mettre au compte de la double application de l'auteur dans ses premiers textes à viser l'efficacité politique d'une part, et d'autre part à se rapprocher dans ce but de modèles éprouvés. Car Dib critique avait précisément souligné dans les articles qu'il leur avait consacrés, l'efficacité des romanciers et nouvellistes américains. Mais surtout on verra dans la description de L'Incendie que l'efficacité qu'y vise l'auteur se produit déjà par la répudiation de tout simplisme dogmatique au profit d'une multiplication de langages non prévus par l'idéologie, parmi lesquels le chant poétique et la naissance de la sexualité tiennent une place de choix. Comme Un Eté africain, L'Incendie se termine sur l'évocation du personnage le plus réfractaire à un symbolisme idéologique facile : celui de la jeune fille, Zakya ou Zhor. Mais plus que L'Incendie, Un Eté africain juxtapose les croquis de personnages divers « représentatifs » du vécu de la Société algérienne face aux « événements » et peut donc être considéré comme une peinture plus collective et « réaliste » que L'Incendie, malgré la présence entrecoupée du récit concernant Djamal T., lequel ne prend véritablement une signification particulière que pour qui a lu Qui se souvient de la mer, publié trois ans plus tard. Un Eté africain préfigure donc en partie d'autres « fresques engagées », comme Les Enfants du Nouveau Monde, d'Assia Djebar, paru l'année même où avec Qui se souvient de la mer Dib quant à lui tournait le dos à ce réalisme pédagogique que les fins de guerres voient souvent fleurir [8].
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Le niveau de lecture le plus intéressant de cette double production chez Dib me semble donc être celui d'une mise en spectacle de langages. Langages des personnages divers face à l'événement qui leur demande de le nommer en se situant par rapport à lui. Réflexion de Djamal T. sur le sens caché de l'existence, réflexion du narrateur de Qui se souvient de la mer sur les signes qui l'entourent et qu'il apprend peu à peu à percevoir tout en s'avançant dans une solitude de plus en plus grande. Réflexion de l'écrivain sur sa propre écriture à travers ce qui peut apparaître ainsi comme des variations différentes autour d'un même thème, variations qui posent le problème de l'écriture par cette juxtaposition même, tout comme par le fait que cette juxtaposition ne soit jamais schématique. Et c'est pourquoi cette juxtaposition, qui se retrouve à des degrés divers dans chaque roman, ou d'une nouvelle à l'autre du recueil Au Café, ou d'un poème à l'autre du recueil Ombre gardienne, se trouve moins entre un texte et un autre texte de l'auteur, qu'à l'intérieur même de chaque oeuvre.
D'ailleurs elle ne se limite pas à la double production décrite jusqu'ici. On pourrait de la même façon dégager dans ces premiers textes de l'écrivain de nombreux passages « à la manière de », pratiquement exposés comme tels. Jacqueline Arnaud relève dans Ombre gardienne des poèmes à la manière de Verlaine, de Baudelaire, de Hugo, de Mallarmé, d'Aragon [9]. François Desplanques quant à lui relève dans L'Incendie des pastiches d'écrivains néo‑réalistes italiens : Carlo Levi, Ignazio Silone, Elio Vittorini. Jean Déjeux montre la réutilisation dans le même roman d'articles de Dib lui-même publiés quelques années plus tôt dans Alger républicain. Et Jacqueline Arnaud note le passage constant de bribes de poèmes ou de poèmes entiers de l'auteur, des romans au recueil d'Ombre gardienne et inversement. Dib d'ailleurs signale volontiers sa réutilisation, par exemple dans Cours sur la rive sauvage, de tel aspect de l'Aurelia de Nerval ou de telle intuition de Jung. Relever des « emprunts » qui se cachent si peu est donc pure et simple tautologie (et ce n'est pas l'un des moindres pièges tendus malicieusement par Dib, me semble‑t‑il, à ses critiques...), si l'on ne voit que l'exposition même de ces emprunts par l'écrivain est bien une manière encore de montrer que, quelqu'impérieuse que soit la réalité qu'il nomme, l'essentiel pour lui n'est point tant cette réalité, que la réponse fournie par l'écriture, et les écritures, à son défi.
l'auront oublié sitôt révélé ces mots plus que lui pressés de se perdre au loin,
(« Innocence de l'être », Formulaires, p.20.).
Mais l'écrivain n'est pas seulement lecteur d'autres écrivains, ou de ses propres écrits. Il est aussi l'individu qui énonce. Dans son rapport avec sa propre écriture, son être même est en jeu, car autant qu'il fait être son écriture, son écriture le fait être.
Le texte s'élabore à partir d'une essentielle gratuité, qui est la liberté de l'écrivain. Mais en même temps il serait facile de relever d'une oeuvre à l'autre de Dib des constantes thématiques, imaginaires ou simplement événementielles, qui renvoient de toute évidence à sa propre biographie. Un tel relevé biographique manque cependant l'écriture. L'important n'est pas, par exemple, à partir du thème narratif de la mort du père, récurrent dans la quasitotalité de l'oeuvre dibienne, de se demander ce que la mort de son véritable père a pu représenter pour l'homme Mohammed Dib. Mais de dégager à partir de ce qui est visiblement une hantise personnelle de l'écrivain, comment elle donne à la fois réalité au texte, et souligne l'irréalité du dire. Ainsi dans La Danse du Roi la mort du père est‑elle aussi une des variations sur l'origine de l'écriture.
De la même façon, « l'épouvantable amour qui ne peut aimer » dont est parcouru le récit de Rodwan dans le même roman et dont le récit ne livre jamais toutes les clés, ne me semble intéressant que dans la mesure où cette formule n'existe pas seule, mais s'intègre dans une phrase où il est question de « capter le visage d'ombre d'où s'écoulait le discours », d'« identifier la parole ressassant ici et ailleurs l'épouvantable amour qui ne peut aimer, et son mutisme. » (La Danse du Roi, p.51). C'est donc bien de l'origine de la parole qu'il s'agit, et peut‑être aussi de celle de l'écriture. Aimer ou ne pas aimer ne va‑t‑il pas de pair avec parler ou se taire ? Par ailleurs si le visage d'ombre est le père, n'est‑il pas dès lors origine de la parole dans l'évidence même de sa mort ? Mais s'agit‑il forcément du père ? Certes non, puisque l'écrivain lui‑même disparaît dans l'instant où il nous livre son dire.
Il y a donc entre l'écriture et la biographie, chez Dib comme chez tout écrivain, un rapport extrêmement complexe. Ce qu'il importe de décrire ici sera la manière toute particulière dont écriture et biographie se confèrent réalité et se l'enlèvent en même temps. Le biographique épaissit l'évanescence qu'est toute écriture. Il donne une apparence de réalité au simulacre qu'est le texte, qu'il semble authentifier. Mais en même temps il souligne la perte irrémédiable de réalité de laquelle l'écriture tire son existence. Car le biographique, comme l'horreur de la guerre dont se préoccupait Qui se souvient de la mer, est à la fois le point de départ et l'objet toujours perdu du dire, puisqu'il disparaît dans l'acte même de produire la parole, laquelle.ne vit à son tour que de l'impossibilité où nous sommes de saisir son objet. Le texte n'a de réalité que de son énonciateur, et ne vit cependant que de la perte de cet énonciateur [10]. Le rapport avec l'écriture, que ce soit pour la produire ou pour la déchiffrer, est un rapport mortel, car quel est celui qui produit ou tue, libère ou enferme l’autre ?
L'écriture des romans les plus personnels de Dib vit de cette ambiguïté que sa poésie décrit en partie : on le verra en conclusion. Les nouvelles l'explicitent quelque peu. Ainsi le narrateur de « La Dalle écrite », dans le recueil Le Talisman (1966) est‑il pris au piège de son entreprise de déchiffrement, « aspiré par l'abîme » des mots, dont « le premier » est également le dernier de la nouvelle. Les mots de cette inscription, qui n'existe peut‑être même pas, lui enlèvent toute la réalité de sa personne et de sa quête, à partir desquels il les faisait vivre, l'enferment dans leur absence au monde qui est aussi la plus grande présence.
Or ce narrateur n'est pas un personnage distancié, et derrière son « je » il n'est pas interdit (mais non obligatoire) de voir une nouvelle ressemblance avec l'écrivain : si « le premier mot » est également le dernier de la nouvelle, cette dernière, de même qu'elle enferme en ses lignes la réalité problématique de son narrateur, n'est‑elle pas également désignée dans le jeu entre sa propre parole et son mutisme ? (Si le premier mot est aussi le dernier, la nouvelle comme l'inscription sur la dalle ont‑elles vraiment existé ? et notre lecture du texte n'est‑elle pas elle aussi illusion tout comme elle en est la seule et suprême réalité ?).
Allons plus loin : « Le Talisman », nouvelle qui donne son titre au recueil et qui le clôt, nous montre un narrateur « sauvé », au plus profond de la torture et probablement de la mort, par une sentence qu'il s'était amusé à graver pour les autres dans son enfance. Le passage où l'être se joue est à la fois retrouvailles de l'enfance la plus reculée, c'est‑à‑dire du souvenir biographique, et de l'écriture, dont le sens, d'ailleurs, importe peu. Mais ce passage manifeste également que l'être est donné par l'inscription pourtant destinée à d'autres et dont le sens s'est perdu. Et aussi que l'être n'existe que dans l'éblouissement de sa perte à travers la lecture même qui lui donne vie. Qu'importe alors qu'à la fin de la nouvelle le narrateur qui désormais habite, comme le père mort de La Danse du Roi, « l'air, et la lumière qui brille éternellement », soit effectivement vivant ou mort ? L'écriture est cette « veille » et cette « attente » sur lesquelles se terminent la nouvelle comme le recueil : veille, attente, qui n'ont peut‑être pas plus d'objet que la souvenance sur quoi se termine Qui se souvient de la mer, et qui pourtant ne sont que par la réalité et la non‑réalité à la fois de cet objet. L'écriture donne l'être et le perd, tout comme elle n'existe que par la perte d'être de celui qui l'énonce.
I1 n'y a donc pas un sens. L'écriture ne dit sans fin qu'elle‑même, et que l'ambiguïté en quoi elle existe parce qu'elle ne livre pas le sens un. Elle est ce vacillement entre réel et non‑réel qui confère aux textes les plus personnels de l'écrivain leur vertige.
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Or cette ambiguïté, ce vacillement dans le rapport entre l'écriture et le réel, entre l'individuel et le collectif, entre l'autobiographique et l'imaginaire, rejoignent celui que ne cesse de manifester l'oeuvre de Dib entre une écriture plus personnelle, et le réalisme à visée plus collective de ses débuts. Ainsi, Le Talisman, par la répartition des nouvelles à l'intérieur du recueil, donne‑t‑il certes une place privilégiée aux deux récits qu'on vient de décrire (surtout au deuxième). Mais ces nouvelles n'en alternent pas moins avec des textes plus distanciés, dont l'écriture réaliste de « La Cuadra », qui rappelle certes celle de La Grande Maison, mais aussi celle d'Emmanuel Roblès, par exemple, représente dans le recueil le pôle extrême.
La critique historique ne manquera pas d'expliquer cette diversité d'écritures par des époques différentes de composition. Mais outre qu'en ce qui concerne Dib on a déjà vu que ses « manières » d'écrire ne sont pas nécessairement successives, il me semble que l'essentiel réside, non dans la date de composition de telle nouvelle, mais dans le fait qu'en 1966 Dib ait choisi de publier côte à côte dans un ordre qui n'est pas indifférent, des textes dont la diversité devient très vite complémentarité signifiante. D'ailleurs, s'ils désignent en partie l'activité solitaire de l'écrivain et soulignent la marginalité du narrateur‑déchiffreur par rapport au groupe qui l'entoure, la nouvelle « Le Talisman » et le roman Qui se souvient de la mer sont aussi les textes de Dib les plus durement inscrits dans l'épopée collective de la guerre d'Algérie.
C'est donc bien à tous les niveaux la rencontre de modalités diverses d'écriture qui produit le sens, tout comme la rencontre de lectures différentes d'un même texte de l'écrivain. Et de cette rencontre signifiante qui pourrait caractériser l'oeuvre entière dont la question ainsi exhibée est bien celle de l'écriture, le double récit d'Arfia et de Rodwan dans La Danse du Roi est peut‑être l'illustration la plus manifeste.
Cependant le récit d'Arfia n'est pas celui de L'Incendie, et La Danse du Roi est aussi ce texte qui nous ouvre tout grand sur le vide le portail d'un jeu scénique dérisoire et tragique. De même qu'est dérisoire et tragique, de l'autre côté du réel, la prétention de Kamal Waëd de trouver le bonheur de ses concitoyens dans le sens un d'un discours, même progressiste.
Car la réalité est aussi celle de la plus cruelle désillusion, et en ceci La Danse du Roi est bien contemporain, en 1968, du formidable pamphlet qu'est Le Muezzin de Mourad Bourboune, qui nous parle lui aussi de la « porte ouverte sur le vide par ceux qui étaient pressés de s'asseoir ». D'ailleurs, comme Arfia et Rodwan, et comme un an plus tard le narrateur de La Répudiation de Rachid Boudjedra, le héros de Bourboune est un de ces anciens maquisards qui n'ont plus leur place dans l'Algérie technocratique d'aujourd'hui. Et n'est‑ce pas le cas aussi de Lâbane, l'un des personnages, comme Kamal Waëd, de Dieu en Barbarie et Le Maître de Chasse ?
Pourtant Dib n'est pas un pamphlétaire. Pour qui sait la lire, la critique politique de La Danse du Roi, Dieu en Barbarie (1970) et Le Maître de Chasse (1973) est dure. Mais jamais elle n'est polémique. Et surtout, là encore, c'est de langage qu'il s'agit. Sans abandonner la question essentielle des pouvoirs du langage et plus particulièrement de l'écriture, le romancier met en scène ici parmi d'autres langages, le langage du pouvoir ou de la cité nouvelle. Or ce langage, chez Dib comme chez Bourboune mais selon des modalités différentes, est un langage sans mémoire, qui se réclame cependant d'un passé glorieux. Et il est aussi comme tout langage de pouvoir, celui qui prétend à la maîtrise de l'espace national, tout en niant l'opacité charnelle de cet espace et des hommes qui l'habitent, au profit de concepts qui dès lors n'osent plus avouer leur origine.
C'est pourquoi dans Dieu en Barbarie le technocrate Kamal Waëd cherche qui a donné l'argent pour ses études en France, et ne peut en même temps supporter une réponse à la question qui engage son être et celui du discours de « rationalité » qu'il incarne. Aussi ne peut‑il sortir des remparts de la ville à la rencontre de ces steppes qui l'entourent et qu'il nie, mais vers lesquelles Lâbane, comme Arfia dans La Danse du Roi, tend de tout son désir halluciné et de toute la violente poésie de son langage intérieur. Et lorsque de cette ville enfin les Mendiants de Dieu, dans Le Maître de Chasse, sortent en quête d'une réponse qu'elle ne peut leur donner, il ne reste plus au discours du pouvoir ainsi confronté à la réalité, qu'à les faire supprimer par l'armée. D'ailleurs celle‑ci tire depuis la route, prolongement de la ville et matérialisation de la volonté de maîtrise par le discours citadin sur un espace de réalité qui lui est étranger.
Et pourtant l'espace des steppes plus encore que l'entreprise des Mendiants de Dieu n'a rien de « subversif », au sens où serait subversif un discours apportant un sens autre et contraire à celui du discours de pouvoir. Mais sa subversion n'en est que plus redoutable, car la « réponse se réduisant au mot : Rien » récuse la possibilité même d'un sens, ou du moins sa nécessité, justification de tout discours. Chez les Ouled Salem, toute parole se trouve soudain incongrue, ce que même Hakim Madjar, chef des Mendiants de Dieu, aura du mal à accepter. Plus qu'un message politique et même si leur signification politique est évidente, Dieu en Barbarie et Le Maître de Chasse sont donc une fois de plus traversée de langages.
Si ces langages sont, ainsi, touchés à mort par l'indifférence du réel ou de l'espace qui sans fin échappe à leur saisie de maîtrise, ou encore récuse leur prétention à lui quémander un sens, ils apparaissent donc comme autant de masques : ceux‑là même à la levée successive desquels s'attache le récit de Rodwan dans La Danse du Roi ? La quête individuelle de l'écrivain dont il était question plus haut est donc là encore également une aventure collective. La traversée de langages qui ne vivent que dans la perte de la mémoire ou de l'espace qui les justifie, traversée qu'opère l'écrivain sur une courageuse, terrifiante et sereine « rive sauvage », nous concerne tous et ne cesse de concerner son pays alors même qu'elle semble le plus s'en éloigner.
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Dès lors, l'écriture est indissociable de son lieu d'inscription, et c'est bien en termes de spatialité qu'il conviendra de la décrire. Le vacillement entre écriture personnelle ou écriture collective, s'il est producteur de sens multiples, n'a peut‑être pas en lui‑même le sens que voudraient lui prêter les histoires littéraires. Et de même ceux, plus complexes déjà, entre réalité et imaginaire, entre écriture et mémoire. Car le rapport de désir qu'entretient l'écriture, tant avec le pays qu'avec la propre biographie de l'écrivain, est d'abord désir d'un lieu dans lequel et par lequel ses signes hagards se réaliseraient eux‑mêmes en plénitude.
L'écriture, ainsi, semble vivre de l'utopique désir d'annuler la séparation entre la nécessité du réel et l'arbitraire des signes. Tout signifiant est pure gratuité hors d'un lieu du dire et de l'écoute qui lui donne sens et corps. Et pourtant ce corps de l'écriture peut‑il être autre chose que l'écriture elle‑même, laquelle n'existe aussi que dans la perte du réel dans et par le désir qui la sous‑tend ?
C'est pourquoi une lecture spatiale de l'énonciation [11] en fera nécessairement apparaître le tragique. L'écriture maghrébine peut-être plus qu'une autre encore désigne un lieu référentiel qui est à proprement parler sa justification et son plein : le pays. Mais en même temps elle ne vit comme écriture que dans la perte de ce lieu et de sa mémoire. C'est le paradoxe de l'écriture du Maître de Chasse comme de celle de Habel. Dans ces deux romans l'écriture, puis toute parole, se constituent elles‑mêmes en espace tragique. Celui que dessine l'éclatement du lieu comme du sens dans Le Maître de Chasse. Celui d'une « ville des limites », dans Habel comme dans Cours sur la rive sauvage, ou dans Les Terrasses d'Orsol où la parole et le sens se séparent. Le lieu du dire, dans ces quatre derniers romans plus encore que dans les autres, est de désir et de perte à la fois, et non de fusion avec un réel ou un sens.
C'est le mérite de la réflexion dibienne d'avoir montré ce tragique de l'écriture dès lors que sa spatialisation fait apparaître la séparation inévitable du dire et de son objet. Or l'écriture, phénomène désirant, n'existe que par cette séparation que suppose le désir qui la fait être, et qui la constitue. Et cette séparation n'est‑elle pas d'autant plus inhérente à l'écriture qu'elle est le lieu, aussi, de la parole et de la biographie de l'écrivain ? La séparation est aussi celle de l'être de l'énonciateur dans cette « ville des limites » de son exil, lieu d'absence, « rive sauvage » de sa parole.
[1] « L'Incendie » de
Mohammed Dib. Extraits de textes. Alger, I.P.N., 1972, 54
p., p.9.
[2] Déjeux (Jean). Mohammed
Dib, écrivain algérien. Sherbrooke (Québec), Naaman, 1977, 86 p., pp.13‑26.
[3] Arnaud (Jacqueline). ‑
Recherches sur la littérature maghrébine de langue française. Le cas de
Kateb Yacine. ‑ Thèse de doctorat d'Etat. ‑ Paris‑III,
1978. ‑ Diffusion :Paris, L'Harmattan, 1982, 1172 p., pp.167‑258.
[4] n° 5‑6, octobre‑novembre
1946, pp.139‑142.
[5] Terrasses (Alger),
juin 1953, pp.19‑21. On le retrouvera dans d'autres nouvelles de la même
année : « Djamal T. », dans Simoun (Alger), mai 1953, et « Les
Devoirs nouveaux », suite des « Hommes sans vocation », également dans Simoun.
[6] A la question de Claudine
Acs : « Avez‑vous connu cette « grande maison? », Dib répond : « Je l'ai
connue sans y habiter. D'une famille bourgeoise ruinée, j'ai côtoyé toutes. les
conditions sociales à travers les membres de ma famille qui vivaient dans des
milieux différents. Ma grand‑mère a vécu dans cette maison, ainsi qu'un
de mes oncles. » (Interview, in L'Afrique littéraire et artistique
(Paris), n° 18, août 1971, p. 11).
[7] Entre autres : Lacheraf
(Mostefa). ‑ « L'avenir de la culture algérienne ». Les Temps modernes
(Paris), n° 209, octobre 1963.
[8] On pourra se reporter à la
description que je fais de la subordination du récit à la démonstration dans
les romans de ce que j'appelle la « géncration de 1962 » au chapitre 3 (pp.79‑111)
de : Bonn (Charles). Le Roman algérien de langue française. Paris,
L'Harmattan, et Montréal, P.U.M., 1985, 360 p.
[9] Arnaud, op. cit., p.223.
[10] Ibid., p.222.
[11] On trouvera une théorisation
de ce que j'appelle une lecture spatiale de l'énonciation dans : Bonn
(Charles). Problématiques spatiales du roman algérien. Alger, ENAL,
1986, 115 p.