La poésie est mémoire du langage et de l'Histoire. Les Arabes disent qu'elle est leur diwan: on peut y lire leur passé, leurs gloires et leurs déboires. La poésie marocaine de langue française veut cependant aller au-delà de cette fonction d'inscription du vécu collectif et de l'espace identitaire. De texte en texte, elle cherche à faire émerger du réel une vision de soi et de l'autre totalement transformée par le jeu déroutant qu'elle opère sur le signe et sa trace, la parole et le silence, le dit et le non-dit... C'est qu'elle est conçue par la plupart des poètes d'aujourd'hui comme une aventure risquée au seuil de l'exil et de l'interdit, une mise en péril des langages institués.
Que dit cette poésie évoluant en marge des feux de la rampe, presque oubliée par les cercles de consécration? Elle chante les blessures d'un peuple qui refuse l'amnésie et la servitude. Ce peuple est muselé mais son corps tatoué parle comme un livre ouvert entre ciel et terre, inaccessible à toute censure. Ses phrases tombent l'une après l'autre et s'incrustent sous forme de marques indélébiles en tous lieux de la terre natale. Le verbe du poète s'enroule dans ces traces et leur donne forme et réalité, se dresse en rébellion et installe le blasphème au coeur du sacré. A l'instar de toute poésie véritable, la poésie marocaine de langue française peut-être ainsi considérée comme un acte d'"extrême hérésie"[1], bousculant les vérités de la morale et de l'idéologie.
Mais, et c'est là que réside son originalité, elle n'est pas toujours à lire comme une invitation à l'émeute. Elle dépasse souvent cette exigence pour affirmer le bonheur d'écrire les plus beaux textes en hommage à ceux qui résistent et combattent dans l'ombre - pour que reste intacte la dignité de l'homme. L'histoire de cette poésie est d'ailleurs pleinement significative à cet égard: elle témoigne à la fois du douloureux combat que mènent les poètes marocains pour la prise de la parole, et de leur quête inlassable d'une écriture de l'écart.
C'est aux années soixante que l'on peut faire remonter la naissance et l'affirmation de la poésie marocaine de langue française. Deux événements plus précisément permettent d'étayer cette datation: la publication en 1964 par Mostafa Nissaboury et Mohamed Khaïr-Eddine du manifeste Poésie Toute[2], et le lancement en 1966 de la revue Souffles[3] sous la direction d'Abdellatif Laâbi. Le manifeste avait proclamé l'idée du groupement des poètes marocains autour d'une revue, et Souffles avait oeuvré pour sa concrétisation en se fixant deux objectifs essentiels:
- D'une part, renouveler la littérature marocaine tout en l'associant à la lutte culturelle, au combat national pour le progrès et la démocratie. "Il fallait faire" écrit Abdellatif Laâbi "dépasser à la littérature émergeant d'ici le cap de la réthorique et des décalcomanies pour la constituer en tant qu'écriture, lieu et instrument d'une voix, d'un corps et d'une mémoire irréductibles, la reconstituer en tant qu'oralité se rebranchant sur la seule tradition anti-traditionnaliste parce qu'elle est lutte incessante d'un peuple pour son droit à la parole"[4].
- D'autre part, engager l'activité littéraire dans un travail de "réinterprétation des écritures occidentales"[5]. Le but de cette action était de mettre en texte une parole inédite, puisant sa force et ses ressources dans les profondeurs de l'imaginaire populaire refoulé et dédaigné.
Ecriture éclatée et mettant en pièces les codes de la littérature classique, la poésie marocaine de langue française n'a cependant pas vu le jour pour répondre seulement à une volonté intense de changement d'écriture. La préoccupation esthétique est ici inséparable d'une autre encore plus cruciale: dénoncer la violence de l'oppression sous ses différentes parures et manifestations. En parlant des formes littéraires, Jean-Louis Joubert a sans doute raison de dire que "toute forme est historique", qu'"elle appartient à l'Histoire"[6]. L'émergence au Maroc durant les années soixante d'une poésie révolutionnaire tant sur le plan de la forme que du contenu est, pour une bonne part, tributaire de la conjoncture socio-politique de cette époque. Il convient en effet de souligner que la poésie marocaine d'après l'indépendance (y compris celle de langue arabe) s'est affirmée dans un climat de désillusions et de questionnements pressants: comment sortir le pays du sous-développement? Comment instaurer une démocratie juste, un Etat de droit? Les poètes, toujours à l'écoute de la mémoire et du temps présent, étaient particulièrement sensibles à ces questions dont seul un langage libéré de toutes entraves était en mesure d'exprimer l'urgence et la gravité. C'est donc en tenant compte de ce contexte en ébullition[7].que l'on peut comprendre la naissance de la modernisation poétique au Maroc, et en même temps la genèse et le développement du mouvement Souffles qui fut son principal catalyseur.
L'un des traits communs aux poètes apparus avec la revue Souffles[8] est celui d'avoir vécu les luttes d'indépendance alors qu'ils étaient adolescents, et donc de n'y avoir pas participé directement. Il n'empêche que les évènements troublants de cette période les ont si profondément marqués qu'ils en ont gardé des traces inoubliables. L'école, dit Laâbi, fait leur premier contact avec la politique dépersonnalisante de la colonisation[9]. D'où ce sentiment aigu de déchirement qui va pour longtemps les installer dans une situation d'écartèlement, voire d'exil intérieur tant ils étaient confrontés à deux cultures différentes, et par là se sentaient comme exclus de l'une et de l'autre. Nous avons sans doute ici l'un des premiers facteurs qui ont suscité la création de Souffles. C'est, nous semble-t-il, pour dépasser ce tiraillement linguistique et culturel que la nécessité de fonder une revue littéraire s'est imposée lors des années soixante. Souffles devait servir pour ses fondateurs et pour tout écrivain de langue française, en même temps que de lieu d'exorcisation de leurs angoisses, d'instrument de reconquête de la légitimité culturelle. Car il leur fallait tout à la fois se distinguer de la génération précédente (souvent accusée à tort de complicité avec la colonisation), et prouver à l'opinion publique nationale que leur mouvement, loin d'être un épiphénomène de la littérature métropolitaine, était profondément enraciné dans la réalité du pays.
Ce facteur socio-psychologique (l'acculturation) est à l'origine aussi de ce que nous appellerons à la suite de Marc Gontard la "violence du texte"[10], qui est la marque essentielle de la poésie dans Souffles. Le désir ardent qu'avaient les poètes de Souffles de casser la langue française au point de la rendre étrangère à elle-même est en effet à considérer - dans certains de ses aspects tout au moins - comme l'expression douloureuse de la violence qu'ils avaient subie à la fin du Protectorat. Violence qui "visait la provocation d'un abîme échafaudé entre leur individualité et tout ce qui pouvait les rattacher à une culture propre, à une mémoire propre"[11]. Il n'est donc pas étonnant de voir ces poètes, dès le premier numéro de Souffles, se servir tout autrement de la langue de l'ex-colonisateur pour revendiquer la leur. On a parlé à ce propos de "guérilla linguistique"[12], de "littérature brisant à tous les niveaux (syntaxe, phonétique, morphologie, graphie, symbolique, etc...) la logique originelle de la langue française"[13]. Entreprise démesurée, pensons-nous, mais qui n'a d'égale que la volonté de s'imposer et de se faire entendre. Mostafa Nissaboury dit justement dans ce sens:
C'est afin de sortir de l'emprisonnement dans lequel m'a enfermé la langue française, que je me suis livré dans ma poésie à sa destruction pour arriver à travers elle à retrouver la mienne.[14]
C'est donc sous le signe fatidique de la recherche lancinante de l'identité, voire d'une caution d'acceptabilité et de reconnaissance, que Souffles a été fondée. Mais pour juste qu'il soit, l'argument psycho-sociologique ne peut expliquer à lui tout seul la genèse de Souffles et encore moins sa naissance. Un autre facteur, qui est le corollaire de ce premier handicap, n'est pas à négliger si l'on veut éviter toute interprétation trompeuse.
Les poètes de Souffles furent tous témoins - à des degrés divers - de la grande crise politique qu'a connue le pays quelques années après son indépendance. Crise qui éclata dans une lourde ambiance de désenchantement: déception devant les excès d'une politique anti-populaire, amplification de la répression, etc... Autant de contraintes auxquelles s'est violemment heurtée toute une génération animée d'un patriotisme fougueux et désireuse de donner à la décolonisation son contenu authentique: l'établissement d'un système démocratique hostile à toute forme d'injustice et d'inégalité sociale. Refusant le silence imposé, les poètes se veulent avant tout iconoclastes, "porteurs de feu" et "lutteurs de classe" pour que cesse le "règne de barbarie"[15]. Par là s'explique la véhémence des thèmes qu'ils abordent le plus souvent: rejet des mystifications et appel à la révolte. Nous devons préciser toutefois que ces poètes ne cherchent nullement à s'enfermer dans un régionalisme chauvin, ni à cristalliser de nouveaux sentiments nationalistes. Ils éprouvent surtout, par-delà leur relation au pays natal, un profond besoin de tout effacer, de tout remettre en question dans l'espoir de voir naître un jour un homme nouveau, vierge d'identité. Parlant de la "jeune poésie marocaine", André Laude écrit justement:
Ecrire pour les générations nouvelles, c'est devoir s'enraciner dans l'héritage de la tradition, transcender celle-ci, la violenter jusqu'à déboucher sur la scène actuelle. C'est encore, pour les plus lucides, les plus courageux, les plus libres, éviter les pièges contenus dans un concept de culture nationale codifié par les bureaucraties au pouvoir. C'est enfin déchiqueter une à une, avec les dents, les ongles et les os, les bandelettes de momie dans lesquelles la nation, confondue avec la langue, sommeillait.[16]
Il est clair alors que pour les poètes marocains, l'engagement ne signifie nullement l'idéologie au détriment de la productivité poétique. Dans leurs différentes interventions, ils ne cessent de dénoncer toute écriture de bons sentiments, moralisante et hypocrite[17]. Pour chacun d'eux, malgré leurs différences irréductibles, le véritable engagement en poésie est inséparable d'une certaine recherche de la beauté. Ainsi selon Tahar Ben Jelloun:
Avant de dire ce qu'est pour moi la poésie vraie, disons ce que peut être le danger que représente la fausse poésie, la non-poésie, qui sévit malheureusement dans certains pays. Il s'agit de ce qu'on appelle assez facilement la poésie engagée. En effet, il arrive souvent qu'on trompe la vérité et l'on tombe par souci de sincérité et de réalisme dans la démagogie et le mépris. Disons le tout de suite: un poème n'est pas un slogan; la réalité du poème n'est pas dans la vraisemblance; la vérité du poème n'est pas dans la pauvreté; la beauté du poème n'est pas dans la complaisance; elle n'est ni contemplation ni lamentation[18].
Qu'est-ce qui fait exactement l'originalité de la poésie de Souffles? La réponse à cette question exige que l'on examine au préalable la poétique qui est à la base de cette écriture. En d'autres termes, si l'on admet avec Henri Meschonnic que toute poésie est inséparable d'une poétique et d'une théorie du langage[19] il importe de voir dans quels termes les poètes de Souffles pensent leur praxis de l'écriture; à partir de quels lieux de questionnements ils conçoivent littérarité et société.
Dans la poétique de Souffles, le réel occupe une place centrale. C'est par rapport à lui que toute poésie est définie, et c'est partant de lui que le poète est amené à mettre en perspective sa production poétique. Ce rapport au réel est ainsi défini dans le numéro 20-21 de la revue Souffles:
L'acte poétique est un acte totalisant. Il n'est pas médiation sur le réel; un ensemble de moments, d'instantanés, de traits volés au réel. C'est un réel nouveau qui se construit à partir d'une destruction et la fonction d'un projet. Et cette construction ne peut pas s'effectuer en dehors, au-dessous, à côté des réalités. Elle est au contraire un organe même de la réalité nouvelle en construction. Elle dépend impérieusement d'une plongée corps et âme dans le corps vivant du peuple.[20]
Telle doit être, selon les poètes de Souffles, la fonction de toute pratique littéraire: agir sur le réel tout en entretenant à son égard un double rapport d'adhésion et de distanciation, de subversion et de symbolisation. Nous sommes ainsi bien loin à la fois du réalisme classique fondé sur le dogme du référent, et du modernisme à la mode aujourd'hui basé sur l'intransitivité des discours et l'anti-représentation. Une conséquence radicale découle de ce point de vue: le réel n'est plus considéré sous l'angle d'un déterminisme inéluctable, comme le veut la doxa pour dissimuler son idéologie, mais en tant qu'objet susceptible d'être transformé sous l'effet des enjeux des discours et des codes culturels. Agir donc sur le réel, c'est, pour les poètes de Souffles, agir sur les discours opposés au changement pour que se produise une véritable salvation de toutes les aliénations. "La poésie révolutionnaire" écrit Tahar Ben Jelloun, "ne peut se concevoir avec un langage établi; elle est la création d'une langue neuve"[21].
C'est ce type de combat, portant aussi bien sur le réel que sur les discours qui le manipulent, qui, selon les poètes de Souffles, donne à la poésie toute sa dimension esthétique et sociale. Voilà pourquoi ils rejettent l'image éculée du trouvère qui du haut d'une tour, prêche la solution des malheurs des hommes dans la recherche de la sagesse et de la vertu. C'est plutôt dans la tradition des "prédicateurs profanes"[22] qu'ils veulent s'inscrire. Conteurs et acteurs ambulants sillonnaient autrefois les régions du pays en chantant l'amour, la beauté, les femmes, et en exaltant la résistance contre toute agression étrangère et contre toute forme d'oppression sociale. Maintenant que cette tradition de poésie orale se désagrège et tend à disparaître, les poètes de Souffles veulent la récupérer à leur façon et faire de l'oralité une technique d'écriture en même temps qu'une arme de subversion. "La poésie", lisons-nous dans le numéro six de Souffles, ne saurait être une architecture visuelle à appréhender mentalement, elle est usage de la parole et communication directe"[23]. Le poème Race d'Abellatif Laâbi est une belle illustration de cette conception de la poésie. Le lecteur y est invité non pas à lire le poème avec les yeux, mais à l'écouter, à le réciter à haute voix:
Je m'explique
face à face
corps à corps
ne lisez pas
ECOUTEZ[24]
L'inscription de cette oralité dans les textes des poètes de Souffles est particulièrement frappante dans l'usage qu'ils font de l'énonciation verbale (souvent disloquée) et du rythme vertigineux de la syntaxe ponctuée de phrases nominales, de répétitions anaphoriques, de mots en majuscules, de blancs et de points de suspension. Face à l'unité du discours monologique de la Doxa, ils tendent ainsi à privilégier ce qu'il est possible d'appeler une poétique du désordre où le débit oral gère à fond le travail du signifiant, et où la présence sous-jacente de la langue-mère fait sans cesse basculer le texte hors des points limites de sa clôture.
Plus qu'un simple réenracinement dans le terroir, il faut voir dans cette "textualisation" de l'oralité à la fois un signe d'attachement à la mémoire populaire, et une tentative de libération de la culture de la Doxa qui est négation de toute parole non autorisée, mort et castration. Méprisée, parce qu'étant un élément essentiel de la culture du peuple, la parole est par contre, pour les poètes de Souffles, douée d'un pouvoir démiurgique qui relève du miracle. Elle est l'outil par excellence de la résurrection:
L'HOMME PARLERA
SON RÊGNE ARRIVERA[25]
écrit Abdellatif Laâbi.
Sur le plan purement littéraire, cette inscription de l'oralité dans l'écriture permet de reconsidérer autrement la notion de littérature. Celle-ci ne se réduit nullement, pour les poètes de Souffles, aux oeuvres "entrées au Panthéon de la consécration"[26]. Toute pratique textuelle n'a d'intérêt à leurs yeux que parce qu'elle "est une remise en cause de toute la littérature, une critique interne des écritures précédentes, et l'élaboration expérimentale d'oeuvres nouvelles"[27]. Il n'y a pas dans ce sens, contrairement à ce que prétendent les tenants de la culture officielle[28], de définition absolutiste de la littérature qui serait propre à telle ou telle élite. Les poètes de Souffles ont été parmi les premiers à s'ériger contre cette conception discriminatoire. Pour eux, chaque écrivain a sa manière propre "de s'inscrire dans le littéraire, de produire du littéraire ou de penser le littéraire"[29]. En mettant l'accent sur l'oralité de leurs textes ainsi que sur tout ce qui pourrait être source d'hétérogénéité et de subversion, ils veulent avant tout construire une "littérature sauvage"[30] qui, défiant les lois du bien et du mal, échappe au contrôle des normes du savoir lire.
Nous devons souligner cependant que si l'oralité revêt une importance stratégique dans l'expérience poétique de Souffles, c'est qu'elle constitue aussi un vecteur particulièrement propre à l'expression du vécu. L'attachement des poètes de Souffles à la notion de vécu est tel qu' ils en font un critère fondamental dans l'approche et l'appréciation de toute production littéraire. Nous lisons à ce propos dans le numéro quatre de la revue: "Ce qui nous intéresse dans les livres qui sortent du Maghreb ou d'ailleurs, c'est justement l'avènement d'un écrit dont la genèse, la logique ne seront pas le produit d'un acte de dédoublement, mais l'irruption d'un vécu brut, total, expression ORGANIQUE d'une existence non séparée"[31]. Il apparaît bien que le vécu pour les poètes de Souffles est une dimension décisive engageant l'ensemble d'une production littéraire et sa relation à l'histoire et au public. C'est donc dans le vécu qu'ils se proposent de puiser les thèmes de leur écriture, et c'est par le vécu qu'ils veulent édifier une poésie de la rupture, poésie radicalement tournée vers le futur[32]. Un point fort ressort de cette conception: l'acte poétique ne peut être réduit, selon Souffles, à un simple exercice scintillant du langage. Souvent, pour ne pas dire toujours, son impact et son statut dépendent du rôle actif qu'il occupe dans le champ sociétal.
Mais qu'est-ce que le vécu pour les poètes de Souffles? C'est non seulement le réel dans ses facettes les plus complexes, mais aussi tout ce que la mémoire et le corps populaire ont retenu comme traces et stigmates, oppressions millénaires, refoulements, écrasements de tous genres. L'écriture poétique ne peut, selon Souffles, se cantonner dans un autotélisme pur, alors que l'appel de tout un pays, ses rêves, ses mythes et ses blessures, se fait on ne peut plus pressant. C'est plutôt en tant qu'oeuvre archéologique, faisant surgir par-delà les décombres de nouvelles espérances de vie, qu'elle doit être assumée. Le but recherché consiste là encore à destabiliser l'ordre de la Doxa et le code culturel qu'elle impose car si celle-ci , se réclamant du crédo théologique, demeure imprégnée du modèle orthodoxe de la culture avec son échelle de valeurs dominatoires, les poètes de Souffles ne cachent pas leur fascination pour l'excentricité, la dérive, la marge. Voilà pourquoi ils proclament dès la naissance de Souffles leur appartenancce à une race spécifique, celle des damnés jetés au fond de l'abîme:
NOUS NOUS PROCLAMONS DIFFÉRENTS
D'ABORD
nous émergeons à peine En pleine débâcle la faillite universelle et notre errance ne
fait que débuter Car voyez-vous Il ne s'agit pas uniquement de pain et d'usines De
travail et de loisirs Il ne s'agit pas uniquement de codes et de frontières. Il s'agit
que cesse le Scandale de l'anonymat, de l'enterrement de toute une RACE
RACE D'ATLANTES[33]
Cette conception de la poésie est, on le voit, d'une portée révolutionnaire incontestable. A l'heure où l'on condamne l'écriture dans une langue étrangère et où l'on ne cesse de nourrir le culte aveugle de l'identité, des poètes ont le courage de revendiquer le droit au nomadisme, voulant parcourir toutes les différences et crier l'avènement d'un monde inédit débarrassé de toute imposture. Mais, déroutée et perplexe, la critique littéraire n'a souvent vu dans sa production qu'"arrogance", "prétention" et "agressivité"[34]. D'autres accusations similaires et arguments spécieux furent invoqués tout au long de l'évolution de la poésie de Souffles pour la discréditer aux yeux du public. Or avec le recul que nous avons aujourd'hui, rien n'interdit d'avancer que ce qui fait l'originalité des poètes de Souffles c'est d'avoir repensé la pratique poétique, non en termes de "fichier de recettes" et de "concession à la mode"[35], mais en réhabilitant simplement le pouvoir dérangeant du verbe. L'interdiction de la revue Souffles en 1971 atteste la force de ce pouvoir pour lequel la Doxa ne sait réserver aucun lieu sinon celui du refus et de l'exclusion. Mais peut-on réellement arracher la parole à un voleur de feu? N'en déplaise aux détracteurs, les poètes les plus importants du Maroc aujourd'hui (écrivant en langue française bien entendu) sont ceux qui ont pris part à l'expérience de Souffles: A. Laâbi, M. Khaïr-Eddine, M. Nissaboury, T. Ben Jelloun, A. Khatibi, M. Loakira... Leurs textes poétiques mêlent inextricablement et avec beaucoup d'audace lyrisme et paraboles, virulence de la parole et débordements iconoclastes.
Un examen interne de ces textes - au double plan thématique et scriptural - nous fera justement mieux apprécier leur qualité esthétique.
Une précision nous semble cependant indispensable: ce qui fait au plus haut point l'intérêt de cette poésie c'est qu'elle fait feu de tout bois pour faire éclater toute unité de discours. Aux prises avec les masques de la réalité, son combat est par excellence pluriel, comme l'est son aventure avec le langage. Comme l'affirme Roman Jakobson: "Il n'est pas de nature morte ou d'acte, de paysage ou de pensée, qui soit à présent hors du domaine de la poésie. La question du thème est aujourd'hui sans objet"[36]. Voilà donc pourquoi il ne pourra être question ici que de quelques aspects seulement de cette poésie.
Examinée au niveau de sa matrice discursive, la poésie marocaine met en évidence quatres thèmes tout au moins, structurant l'épaisseur sémantique de la plupart de ses textes: le désenchantement, le dévoilement, l'incitation à la révolte et l'ivresse de vivre autrement. L'écriture, à ce niveau, est résolument critique. Exprimant le désarroi et la colère du poète, elle se fait cri et vomissement sans autre souci que celui de se faire entendre.
Avant le désenchantement, l'espoir éblouissait par sa splendeur les entours du quotidien:
Souviens toi
On s'en allait dans les champs semer l'espoir
On retournait la ville comme la terre enceinte
On découvrait les arbres sauvages prêts à percer le ciel
et des milliers d'épaules volontaires pour porter ce
pays au faît du soleil
(...)
on oubliait que la lumière pouvait enfanter une âme étrange[37];
Nous avons rêvé accroché au dernier espoir
de toi femme dans la demeure fraîche d'une ultime sagesse[38];
J'ai vu le sang couler
J'ai vu le feu
(...)
pour que tu vives dans notre espoir[39].
La récurrence du terme "espoir" dans un langage émaillé d'images traduisant le même thème, prouve à quel point les poètes marocains voulaient voir leur pays se libérer de ses chaînes. Or, à ce rêve qui germait au sein de tout un peuple, on a opposé l'égoïsme individuel et le monopole du pouvoir. Il n'est donc pas étonnant de constater que de poème en poème, c'est toujours la même désillusion, la même détresse qui revient comme un leitmotiv. L'espoir auquel on avait obstinément cru a été escamoté. D'où l'usage fréquent d'images obscènes et de mots vulgaires:
Le peuple a ficelé l'espoir à l'attente
allonge les vendredis
boit le rouge[40].
L'espoir est un w.c. ensanglanté
L'espoir chargé de coutumes et de rides
est une grotte où il entre si peu de monde si peu de ciel[41]
Chaque poète se fait alors un devoir d'introduire le lecteur dans l'étouffante réalité où la vie est paralysée sous le poids d'une force coercitive fondée sur "l'intelligence, les manuels, l'Art, l'Esprit"[42]; sur tout ce qui enseigne l'attentisme et la suffisance selon un modèle quasi tautologique:
Grâce à Dieu-le-tout-puissant, la santé est bonne. C'est tout ce qu'il faudra demander. Après tout la santé c'est tout! sans la santé on n'est rien! Dieu nous la laisse tant qu'on est bon.[43]
Toute rebellion contre ce modèle est considérée comme un acte blasphématoire passible d'un châtiment qui est de l'ordre de la malédiction divine:
Toujours en prison. Il a fait de la politique. Il avait tout: la santé, le travail, la famille... Il n'a pas su louer le créateur[44].
Le peuple, dépossédé de la parole, est contraint à s'enfermer sur lui-même attendant comme une délivrance la mort ou le salut providentiel:
Tu portes en toi la maladie contagieuse de
l'insouciance horizontale
Tu vis dans un bocal aux parois invisibles
comme une boule, tu colles à ta peau
tu colles à ton sang[45]
Cette aliénation est telle que le peuple, abandonné à son désespoir de vivre dans un monde d'indifférence, devient "néant"[46], "un rien en agitation"[47]. La violence féroce a fait de lui un "corps négatif"[48] jeté dans le pire esclavage: l'ennui, l'immobilité et la fatalité. L'assujettissement est total puisqu'il empêche toute liberté d'agir et de penser. Comment échapper alors à cette entreprise dépersonnalisante? Aucune issue ne semble possible, surtout quand on a le sentiment d'être confronté à un "bloc de certitude et de quant-à-soi, qui méprise tout ce qui n'est pas lui-même, sa vérité, sa théorie, et sa vaniteuse satisfaction"[49].
Face à ce constat d'asservissement, le poète ne peut garder le silence ou s'enfermer dans sa tour d'ivoire, ni se contenter de nommer les choses ou de les dévoiler. Il entend désormais donner à son engagement une dimension encore plus marquée, faisant de son écriture un acte de dénonciation et, au-delà, un moyen d'instigation à la dissidence. La véritable poésie n'est-elle pas un perpétuel décentrement des langages totalitaires? N'est-elle pas aussi un effort constant de désaliénation, une lutte sans fin pour que l'être dominé advienne à la liberté? C'est cette pratique de la poésie que les poètes marocains issus de Souffles s'attachent à développer.
Ainsi dans La Mille et deuxième nuit[50] Mostafa Nissaboury s'en prend avec verve et vigueur à la "ville des sans-espoir", "ville-sang", "ville des disparitions subites", et déclare être "une série de cavernes où se forgent les mémoires possibles"[51]. Il y chante la résurrection de Chahrazade, qui par sa parole miraculeuse triomphe de "la créature qui se nourrit de la chair ensanglantée et s'endort au milieu des cris d'horreur"[52].
Dans L'horizon est d'argile[53], Mohamed Loakira dénonce les "horreurs", les "brûlures", les "nuits cauchemardesques" auxquelles sont soumis les peuples d'Afrique. Sa voix se lève comme un défi lancé à toutes les mutilations et, faisant jaillir l'espoir du fond du gouffre, elle se dresse comme un roc indestructible:
Dans tout ce qui existe
mes poèmes alimentent
un destin printanier
et la balle empoisonnée
ne me tuera pas[54]
La poésie d'Abdellatif Laâbi se présente comme une vaste fresque du malheur, incriminant avec ironie, humour et sarcasme les "singes électroniques", les "geôliers de l'espoir"[55] qui sèment avec froideur la mort et le désastre. Une foule de voix anonymes monte de ses textes pour célébrer la naissance de l'HOMME TOTAL se vouant à sa lutte comme à une ascèse. Aucune force ne saurait l'affaibllir et aucune arme ne pourrait l'anéantir:
hérétique
et alors
les mains au dos
un bandeau à la hâte
tirez
j'arrête vos balles anachroniques
j'en fait des yoyos
pour les petits enfants de l'espoir.[56]
Tahar Ben Jelloun, dans Cicatrices du soleill [57] dépeint avec une rare violence émotive les scènes d'humiliation et de souffrance qui font de tout un peuple une bête de somme qu'on traîne dans la boue et dans le sang:
Foule
je t'annonce sur mes quatre horizons et je refais la
rumeur, le geste brûlant, l'animal suspect
Ils fixent la rançon pour le voir ramper
pour faire lever le soleil
pour jeter tes fils dans la chaudière du bain maure
ils te lapident en effigie dans les piscines
propres et les parcs de la tendresse[58].
Dans Soleil arachnide[59], Mohammed Khaïr Eddine mène une guerre sans merci à l'hypocrisie, l'hégémonisme, et la tyrannie. Le pays natal, le père, la mémoire des ancêtres..., rien n'échappe à la hargne incendiaire du poète:
je vous crève famines de pygmées
dans un rythme où les mains se taisent
je vous écrabouille
hommes - sommeils - silos - roides[60].
La seule vérité à laquelle il veut croire encore est le poème:
POÉSIE MA MORGUE MA SÉRÉNITE ET MON
NAUFRAGE[61].
Certes à lire ces vers de la cruauté, le lecteur ne peut s'empêcher d'éprouver au fond de lui-même un dégoût total envers toutes sortes de barbaries refusant à l'homme de s'épanouir en harmonie avec le monde. Mais ce n'est pourtant pas un sentiment de compassion que les poètes marocains veulent éveiller en nous à l'aide d'images mettant en cause l'insanité et l'intolérance. Ils veulent plutôt nous faire découvrir que quel que soit le degré de terreur exercé sur un peuple, rien ne peut enrayer sa fierté d'être ni freiner son élan de liberté; que ceux qui croient pouvoir l'enchaîner sous la menace d'une répression sauvage se trompent lourdement. La grande et magnifique loi de tout peuple, pourrions-nous dire en pastichant Khatibi, "est d'être indestructible". Sa force de résistance et d'insurrection est telle qu'elle transcende toujours les pires méthodes d'extermination. La vie d'un peuple, comparable à celle d'un poème, est un perpétuel dépassement des limites et des barrières, fussent-elles imposées de son propre gré. Car de même que la vie d'un poème est ouverture à l'inconnu et à l'altérité, de même celle d'un peuple s'inscrit d'emblée dans l'ordre d'un projet sans cesse porté en apothéose. Aucune volonté, pour puissante et arrogante qu'elle soit, ne peut interrompre ou arrêter complètement cette dynamique de régénération et de renouveau.
Convaincu de cette vérité que l'Histoire moderne ne fait que confirmer, le poète marocain prend le parti des opprimés de par le monde et s'élève en dénonciateur iconoclaste fustigeant toute pesanteur despotique. Plus qu'un cri de révolte, son poème devient exigence d'un acte révolutionnaire total et radical:
Pourquoi
encore
implorer ton seigneur et ne pas vomir ta haine
ricaner incendier blasphémer et sortir nu dans
ta vérité orthogonale
toi qui n'a plus rien[62]
Mais toute action contestataire n'a de sens pour le poète que si elle est d'abord prise de la parole, affirmation de signes non-autorisés et par là même reconquête du pouvoir confisqué:
Je soussigné
complice du livre de la mouvance
brûlure à la limite du rêve
et du poignard
déclare
avoir volé à l'éclat du soleil
le cri probant
la sonorité de la pierre
et voilà qu'éclate ma bouche
par l'enflement du mot interdit[63]
Cette prise de la parole est fondatrice de la liberté de l'être que le mutisme imposé veut acculer à la mort. Par là s'explique en grande partie ce caractère oral et descriptif que prend souvent le poème constitué en espace de combat contre le silence et la parole conformiste.
Spectateurs
n'acceptez pas le silence
Chacun impose son silence
N'EST PAS HOMME CELUI QUI ACCEPTE LE SILENCE[64].
Si le silence est synonyme de froideur et de résignation, la parole est par contre productrice de magie, de chaleur et d'enthousiasme lumineux. Elle rend possible l'émergence de ce que Khaïr-Eddine appelle "les hommes barrils de poudre", les "vrais soleils"[65].
Entraîné par la fougue de la révolte, et tant il veut voir s'exprimer toutes les voix jugulées, le poète n'exclut à priori aucune stratégie scripturale et discursive: dialogue non médiatisé, mise en garde, aphorismes etc... Etant lui-même objet d'oppression, il sait profondément que l'exercice d'une parole rebelle est seule porteur des vertus de la fécondité. N'est-ce pas alors se méprendre sur la fonction même de la poésie que de croire, dès lors que celle-ci frise une certaine transparence, qu'elle n'est qu'un discours insipide? Dans l'un des ses articles, Marc Gontard montre comment, dans la poésie de Laâbi (analyse qu'on pourrait aisément étendre à l'ensemble de la poésie marocaine), le conflit entre le "dire commentatif" et le "faire poétique" est source de poéticité[66]. C'est dire combien il est dangereux de juger la poésie en termes d'exclusion et de mépris systématiques. "L'écriture, nous rappelle André Miquel, est une matrice accueillante où se cherchent, s'affrontent, se combattent, collaborent, se complètent, dans la mixité comme dans la contradiction, les éléments les plus divers, les plus hétéroclites. Rien n'est étranger à l'écriture"[67]. En cédant les règles dans lesquelles certains veulent enfermer le langage poétique, la poésie marocaine de langue française se donne à lire comme une parole du corps à corps, de l'échange dans la complétude. Le poème, à l'image d'un peuple qui gronde, se fait cri, mot d'ordre, surgissement de métaphores éclatées. De jeunes poètes comme Mohammed Alaoui Belghiti[68], Noureddine Bousfiha[69], Abdelmajid Benjelloun[70] et Noureddine Bendahhou[71] nous en donnent un exemple saisissant. Avec eux, c'est toujours la même aventure que celle entamée par leurs aînés qui se poursuit: plonger dans les tréfonds du corps social pour en extraire tout ce qui peut être cause d'inertie stérilisante. Cette descente aux enfers, dans laquelle il faut sans doute voir un signe d'enracinement au coeur du sol natal, débouche souvent sur l'expression d'une quête d'un langage primordial, fondateur d'un ordre et d'un homme nouveaux. Au-delà donc du réalisme qui semble parfois imprimer aux écrits des uns et des autres une signification dénotative, s'y laisse apercevoir quelque chose d'essentiel: le désir effréné d'une vie autre. Même dans les textes dits hermétiques où prédominent un langage emblématique et un jeu subtil d'ombre et de lumière, c'est essentiellement par ce désir que se singularise la poésie marocaine.
En effet, s'il est vrai que la poésie marocaine de langue française nous paraît être, envers et contre tout, comme un long cri de révolte entrecoupé d'accents de ferveur et d'incandescence, on ne pourrait pourtant méconnaître son inclination à dire son désir de transformer le monde actuel en spectacle de chant, de danse et de fête. Et ce n'est pas là une fuite en avant, comme on serait hâtivement tenté de le croire, mais bien une façon originale de conférer à une réalité spécifique des dimensions de l'ordre de l'universel. "La poésie", dit A. Laâbi, "parle à tous les hommes". S'explique dans ce sens la détermination de nos poètes à brouiller les références culturelles et géographiques, à nommer la vibration charnelle de la matière, des couleurs et du rythme; à scruter le silence de la terre, le mouvement palpitant de l'eau et du temps. Le fantastique s'y mêle alors au lyrisme. Le poème devient vision, une coupe transversale dans un imaginaire flamboyant.
Ainsi l'image obsessionnelle qui revient dans la poésie de Mohamed Loakira est celle du poète errant. Portant sa "barque sur le dos"[72], il est toujours en partance dans une quête interminable d'un "absent" introuvable, car jamais défini. C'est à la fois une femme, un enfant, un ami, un signe inoubliable. Le vers lui-même du poète suggère, par ses flux et reflux ponctués de brisures abruptes et d'espaces blancs, cette passion de l'inconnaissable;
Le tracé haché me conduit toujours à ton départ
Et j'habite ta silhouette aux angles solaires
d'un collier
A porter sans crainte ni tourmente
Que se lève le jour et demeure ma promesse[73]
Mais si "l'absent" est insaisisssable, il permet en revanche la génération du poème comme recréation de l'espace, du temps et des êtres aimés. Le poète transcende ainsi la séparation mutilante, refuse le désespoir et s'entête à remodeler la pureté initiale, à marcher vers un avenir à construire:
Je me couve encore un projet - chant
qui n'a d'égal
que
le charme de la transformation
la somnolence de l'été
le parcours d'un chien solitaire
dans une nuit d'hiver[74].
D'où cette constante thématique du voyage qu'on retrouve d'un recueil à l'autre du poète. Voyage qui le mène sans cesse de la ville au désert, du "je" à la rencontre avec l'autre:
... et n'agrippe le rêve d'une rencontre, même à mon insu, quelque
part dans mon absence. Par extension, j'inaugure
les lieux invisibles, pourtant sentis dans les mutilations intempérantes, la mise à
distance érosion ou natation[75].
Cette prédilection qu'a le poète pour le désert et pour l'autre est équivalente à celle qu'il a pour le soleil: source de rêves, d'ardeur et de révoltes. Il n'a nullement peur alors d'affronter les forces de l'ombre et du froid:
Amoureux des yeux en amande
je traverse le gel et l'errance
le soleil sur les épaules[76].
Le même thème parcourt toutes les oeuvres d'Abdellatif Laâbi Compagnon du soleil et des "crucifiés de l'espoir", le poète marche inlassablement vers l'aube" défiant sur son passage les agents de la "nuit"[77]:
soulève ta douleur
et marche
Tant que cette terre tourne
il reste l'espoir
d'émouvoir les esclaves
qui portent sur leurs épaules
la voûte désaffectée du ciel[78].
La marche (souvent traduite dans les textes de Loakira et Laâbi par l'absence de ponctuation et un usage fréquent de la parataxe et des répétitions) exprime l'image de l'homme libre partant à la reconquête de sa mémoire, et réinventant les lieux défigurés de son identité. Epousant la forme de l'itinéraire, le poème acquiert souvent chez ces deux poètes la dimension de l'épopée se projetant dans le futur tout en étant plongé dans le passé.
Les poèmes de Tahar Ben Jelloun gravitent presque toujours autour de quelques thèmes dominants: une patrie sans visage dont la vie est confisquée, un peuple usurpé de sa terre et de son capital symbolique, des voix qui parlent de l'autre côté de l'abîme, des ombres qui peuplent notre mémoire comme un fantasme. Mais ces images de la blessure ne prennent un relief saisissant que parce que le poète se consacre à les couvrir d'un voile de rêve et de tendresse, à les immortaliser dans le sanctuaire du silence:
La douleur, quand elle impose l'absence suprême,
quand elle vient d'une mutilation, ne peut qu'être tue.
Elle est renvoyée à notre propre solitude, celle qui
nous habite et qui a le goût de la terre froide[79].
Ce silence n'est ni synonyme d'auto-censure ni signe de résignation à un ordre suprême et absolu. Si le poète accepte de suspendre la parole, c'est pour mieux entendre celle de la nature grouillante autour de lui: l'arbre, le soleil, le fleuve, les oiseaux, autant d'éléments auxquels il s'identifie et dans lesquels il reconnaît la conscience de l'homme:
Le regard est un chant
et ce corps
un fleuve
qui traverse la ville
fermant les portes
à l'oubli
salué par les oiseaux
vivants
jaillis de ma bouche
en poème et pétales[80].
L'écriture de Khatibi pousse à l'extrême cette dialectique du silence et de la parole qui traduit la relation complexe de l'homme à la vie du cosmos. Construite comme une "scénographie des formes imaginaires", elle conjugue les sources du sensible et de l'intelligible en un mouvement qui fait basculer le sujet dans le vide. Celui-ci se découvre alors en train de vivre, par une subtile métamorphose, l'expérience savoureuse de l'altérité. Défait à la manière du taoïste de toute pesanteur, il se sent emporté par la psalmodie de "Dict", transcrit par le langage de choses et du monde:
J'imagine le silence du roc
J'imagine cette falaise s'envoler
Au-delà, bien au-delà de toute saison ailée:
Pourquoi ces singes?
Quelle mémoire de cristal provoque le retour de
l'océan
Alors que je me découvre
Selon cet ancien rythme de bienséance?
Entre la chose et le signe qui la traduit
Entre l'océan et la fiction qu'il inspire
C'est vers la Barre vers la haute marée
Que tourne et retourne le poème[81]
Ce qui fonde cette écriture que portent des corps embrasés, c'est le désir insatiable de "l'Aimance". Aimer, toujours aimer, semble dire chaque poème de Khatibi. Aucune force du mal ou du bien ne doit obstruer ce désir car là gît le secret de toute oeuvre d'art. Il est ce par quoi celle-ci est sans cesse propulsée hors de la langue (des langues) qu'elle parle. Elle devient alors musique et chant, fête captivante de l'indicible.
Mais le poète, qu'est-il, pour aimer son beau secret?[82]
C' est un "voyageur inconnu" et "souverainement orphelin". A prendre ou à laisser, son poème nous enseigne ceci:
sois sans but en transformant le monde
tel est le secret extrême de toute utopie[83].
On pourrait multiplier les exemples de cette poésie tissant des rapports mutliples et inextricables avec l'autre et ses doubles, avec l'univers cosmique et ses figures[84] Mais ceux auxquels on s'en est tenu suffisent à montrer que si fort que soit son attachement à la réalité, la poésie marocaine de langue française ne pourrait être réduite à un simple témoignage. Si elle entraîne aujourd'hui l'adhésion des lecteurs et des critiques, c'est parce qu'elle porte trace d'un questionnement autrement plus important: "unir", selon les mots de Blanchot, "la lourdeur du fond de la terre et la transparence fulgurante". Par sa diversité même; elle peut être considérée comme un chant dédié à la mère-patrie et à l'homme total qui y habite. Les aspects abordés ici montrent comment elle s'évertue à éveiller les consciences, à faire naître un rapport autre à l'existence, réconciliant le réel et le désir, l'homme et l'histoire.
Mais par-delà les frontières nationales, n'est-ce pas là justement que réside la fonction suprême de toute poésie? Porte ouverte sur l'univers, n'est-elle pas le meilleur chemin de l'homme vers lui-même? Ne dit-on pas que là où la poésie est étouffée, l'homme est voué à une perte fatale? Or il y a malheureusement ceux qui ne l'entendent pas ainsi. Voilà bien pourquoi nous pensons avec Jean Molino que la "poésie est dangereuse pour les poètes", et "aussi pour ceux qui essaient d'en parler."[85].
Extrait de Littérature maghrébine d'expression française. BONN, Charles, KHADDA, N, & MDARHRI-ALAOUI, A (Dir), Paris, EDICEF/AUPELF, 1996, p. 193-206
Abderrahman
TENKOUL
(Extrait de « La littérature maghrébine de langue française », Ouvrage collectif, sous la direction de Charles BONN, Naget KHADDA & Abdallah MDARHRI-ALAOUI, Paris, EDICEF-AUPELF, 1996).
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[1] Abdellatif Laâbi, "Intervention à la rencontre des poètes arabes", Souffles, n°20-21, 1er trimestre 1971.
[2] Casablanca, Imprimerie du Nord, 1964.
[3] Vingt-deux numéros vont paraître de cette revue jusqu'à son interdiction en 1973.
[4] Abdellatif Laâbi, "A propos de la littérature marocaine d'expression française", in Actes du Congrès mondial des littératures de langue française, Padoue, 1983, p. 395.
[5] Abdelkébir Khatibi, "Avant-propos", Souffles n°10-11, 2éme et 3ème trimestre 1968, p. 5.
[6] Jean-Louis Joubert, La Poésie, Ed. Armand Colin/Gallimard, 1977, p. 5.
[7] Pour un aperçu chronologique sur les évènements marquants de cette époque, voir Abderrahman Tenkoul et Lahsen Mouzouni, "Repères chronologiques", in Europe, Spécial Littérature marocaine n°602-603, juin-juillet 1979, pp. 189-190.
[8] Nous considérons ici comme poètes de Souffles tous ceux qui ont signé dans la revue des textes poétiques et qui reconnaissaient avoir participé de manière directe ou indirecte à son expérience.
[9] Abdellatilf Laâbi, "Réalités et dilemme de la culture national", Souffles n°', 4ème trimestre, 1966, p. 6.
[10] Voir Marc Gontard, Violence du texte. La littérature marocaine de langue française, L'Harmattan/Smer, Paris/Rabat, 1981.
[11] Abdellatif Laâbi, "Réalités et dilemmes de la culture nationale", op. cit., p. 5.
[12] L'expression est de Mohammed Khaïr-Eddine.
[13] Abdellatif Laâbi, "Littérature maghrébine actuelle et francophonie", Souffles n°18, mars-avril 1970, p. 36.
[14] In Al Alam culturel (en arabe), 14 mars1975.
[15] Titre d'un recueil de poésie d'Abellatif Laâbi, Inéditions Barbares, 17 décembre 1976.
[16] André Laude, "La jeune poésie marocaine", Le Monde des livres, 17 décembre 1971.
[17] Voir certaines de ces prises de position dans La Mémoire future. Anthologie de la nouvelle poésie au Maroc. Textes rassemblés et présentés par Tahar Ben Jelloun, Ed. F. Maspero, Paris, 1976.
[18] Ibid., p. 208.
[19] Henri Meschonnic, Pour la poétique I, Ed. Gallimard, 8, 1970.
[20] Abdellatif Laâbi, "Intervention à la rencontre des poétes arabes", op. cit., p. 56.
[21] Tahar Ben Jelloun, "Le poète, ni guide, ni prophète", in te. La Mémoire future, op. cit., p. 210.
[22] Voir à ce propos l'excellent numéro de la Revue du Monde Musulman et de la Méditeranée n° 51, 1989.
[23] Abdellatif Laâbi, Souffles,n°6, deuxième trimestre 1987, p. 48.
[24] Abdellatif Laâbi, Race, Ed. Atlantes, Casablanca, 1967, p. 2.
[25] Abdellatif Laâbi, "Mobilisation-tract" (poème), Souffles n° 13-14, 1er et 2ème trimestres 1969, p. 30.
[26] Voir Régine Robin, "Extensions et incertitude de la notion de littérature", in Théorie littéraire, Ed. PUF, Paris, 1989, p. 45.
[27] Abdlkébir Khatibi, "Avant-propos", Souffles n° 10-11, op. cit., p. 45.
[28] Voir à ce propos les textes publiés dans les revues Al Manalsil et Dawat al haq.
[29] Régine Robin, "Extension et incertitude de la notion de littérature", op. cit., p. 47.
[30] Abdelkébir Khatibi, "Avant-propos", op., cit., p. 5.
[31] Abdellatif Laâbi, "Réalités et dilemmes de la culture nationale", op. cit., p. 45.
[32] Voir La mémoire future..., op. cit., p. 2.
[33] Abdellatif Laâbi, Race, op. cit., p. 2.
[34] Voir Ahmed Séfrioui, "Le roman marocain d'expression française", Présence francophone n°3, Automne 1971, p. 59.
[35] Abdellatif Laâbi, "Prologue", Souffles n°1, 1er trimestre 1966, p. 6.
[36] Roman Jakobson, Huit questions de poétique, Ed. du Seuil, Paris, 1977, p. 32.
[37] Tahar Ben Jelloun, Cicatrices du soleil, Ed. Maspero, Paris, 1972, p.9.
[38] Mostafa Nissaboury,
La mille et deuxième nuit, Ed. Shoof, Casablanca, 1975, p. 38.
[39] Mohamed Loakira, Marrakech, Ed. Marocaines et internationales, Tanger, 1975, p. 31.
[40] Tahar Ben Jelloun, Cicatrices du soleil, op. cit., p. 9.
[41] Mostafa Nissaboury, La mille et deuxième nuit, op. cit., p. 18.
[42] Abdellatif Laâbi, Race, op. cit., p. 11.
[43] Tahar Ben Jelloun, Cicatrices du soleil, op. cit., p. 21.
[44] Ibid., p. 22.
[45] Ibid., p. 83-84.
[46] Abdellatif Laâbi, Race, op., cit., p. 15.
[47] Mostafa Nissaboury, La Mille et deuxième nuit, op., cit., p. 14.
[48] Mohammed Khaïr Eddine, Corps négatif suivi de Histoire d'un Bon Dieu, Ed. du Seuil, Paris, 1968.
[49] André Miquel, L'Homme poétique, Ed. Saint-Germain des Prés, Paris, 1974, p. 13.
[50] Mostafa Nissaboury, La Mille et deuxième nuit, op., cit., p. 55.
[51] Ibid., p. 34.
[52] Ibid., pp. 60-61.
[53] Mohamed Loakira, L'Horizon est d'argile, Ed. P. J. Oswald, Paris, 1971.
[54] Ibid., p. 31.
[55] Voir Abdellatif Laâbi, Le Règne de barbarie suivi de Poèmes oraux, Inéditions Barbares, 1976.
[56] Ibid, p. 95.
[57] Tahar Ben Jelloun, Cicatrices du soleil, op. cit.
[58] Ibid., p. 28.
[59] Mohammed Khaïr Eddine, Soleil arachnide, Ed. du Seuil, Paris, 1969.
[60] Ibid., p. 34.
[61] Ibid., p. 27.
[62] Tahar Ben Jelloun, Cicatrices du soleil, op. cit., p. 85.
[63] Mohamed Loakira, Chants superposés, Ed. Marocaines et Internationales, Tanger, 1977, pp. 10-11.
[64] Abdellatif Laâbi, Le Règne de barbarie, op. cit. p. 70.
[65] Mohammed Khaïr Eddine, Soleil arachnide, op. cit., p. 26.
[66] Voir Marc Gontard, "Le dire et le faire dans la poésie de Laâbi", in Basamat (Revue de la faculté des lettres de Casa II), n°1/1988, pp. 133-146.
[67] André Miquel, L'Homme poétique, op. cit., p. 24.
[68] Voir son dernier recueil, Ruines d'un fusil oerphelin, Ed. L'Harmattan, Paris, 1984.
[69] Voir Safari au sud d'une mémoire, Ed. Caractères, Paris, 1980.
[70] Voir Etres et choses le même silence, Ed. Saint-Germain des Prés, Paris, 1976.
[71] Voir Adhar ou l'aube des hirondelles, l'I.E.R.A., Rabat, 1988.
[72] Mohamed Loakira, L'Oeil ébréché, Ed. Stouky, Rabat, 1980, p. 15.
[73] Mohamed Loakira, Semblable à la soif, Publications Al Asas, Rabat, 1986, p. 84.
[74] Mohamed Loakira, Chants superposés, op. cit., p. 60-66.
[75] Mohamed Loakira Moments, dessins de Aïssa Ikken), Ed. Stouky, Rabat, 198?, p. 52.
[76] Mohamed Loakira, Chants superposés, op. cit., p. 36.
[77] Voir Abdellatif Laâbi, Histoire des sept crucifiés de l'espoir, suivi de Oraisons marquées au fer rouge, Imprimerie Al Maarif Al Jadida, Rabat, 1983.
[78] Abdellatif Laâbi, Discours sur la colline arabe, Ed. L'Harmattan, Paris, 1985, p. 37.
[79] Tahar Ben Jelloun, A l'insu du souvenir,, Paris, Maspero, 1980, p. 27.
[80] Ibid., p. 18.
[81] Abdelkébir
Khatibi, Dédicace à l'année qui vient, Ed. Fata Morgana, Paris, 1986, p. 106.
[82] Ibid., p. 107.
[83] Abdelkébir Khatibi, Le Lutteur de classe à la manière taoïste, Ed. Sinbad, Paris, 1976, p. 57.
[84] D'autres textes sont encore à lire dans cette perspective. Notons à titre d'exemple: L'arbre de fer fleurit d'Abdellatif Laâbi, Ed. P.J. Oswald, Paris, 1974; Atlassiques d'Abdallah Bounfour, Ed. Stouky, Rabat, 1980; Résurrection des fleurs sauvages, de Mohammed Khaïr Eddine, Ed. Stouky, Rabat, 1981.
[85] Voir Jean Molino, "L'ontologie naturelle de la poésie", in Lit. 72, Décembre 1988, p. 91.