On a coutume de
considérer que le premier texte littéraire maghrébin de langue française important est
de peu antérieur aux débuts de la Guerre d'Algérie, qui a plus ou moins marqué aussi
la plupart des lecteurs qui se tournent vers cette littérature. Ce texte est Le Fils du Pauvre (1950) de Mouloud Feraoun,
autobiographie au déguisement volontairement transparent d'un instituteur issu de la
paysannerie kabyle pauvre, et "civilisé" en quelque sorte par l'Ecole
française dont il deviendra un des plus fervents défenseurs. Mais il y eut bien d'autres
écrivains maghrébins de langue française avant Mouloud Feraoun, à commencer par Jean
Amrouche qu'on redécouvre depuis peu. De plus doit-on, ou non, associer aux écrivains
maghrébins des écrivains français du Maghreb, dont le plus prestigieux est Albert
Camus? Ou Jean Pélégri? ou Emmanuel Roblès? Allons plus loin: le plus grand écrivain
tunisien, Albert Memmi, n'a-t-il pas parfois été renié comme écrivain maghrébin par
ses pairs, à cause de ses engagements sionistes? Enfin, quel sera le "statut"
des jeunes écrivains issus depuis 1980 de ce qu'on appelle faute de mieux la
"deuxième génération de l'émigration", ou "de l'immigration"? La
plupart d'entre eux sont nés en France où ils ont toujours vécu, mais la Société
française effrayée les renvoie souvent à l'identité de leurs parents, du pays desquels
ils sont fréquemment ignorants et ignorés, mais dont ils cultivent une image mythique à
la fois dépréciative et valorisante. Autant dire que la définition d'une littérature,
comme celle de l'identité dont elle est censée être l'emblème, est problématique.
L'idéologie n'est jamais absente de ces définitions, mais en même temps elle y montre
son incapacité à saisir un objet nécessairement fuyant, parce qu'inscrit dans une
historicité très complexe et dont les forces en compétition, toujours actives,
n'autorisent pas encore l'élaboration d'une définition "objective".
Ce précis est
d'abord un état de la question, qui se veut le reflet de la recherche sur ce domaine.
C'est pourquoi les études qu'on va lire reprennent pour l'essentiel le découpage
chronologique le plus pratiqué jusqu'ici, en reconnaissant cependant à Jean Amrouche le
précurseur la place qui lui était injustement refusée jusqu'ici. Mais il voudrait
souligner d'emblée l'arbitraire de ce découpage idéologique. Cette périodisation à
partir de 1950 en effet est discutable, parce que liée à une lecture française qui ne
voit encore le Maghreb qu'au prisme de la Guerre d'Algérie, écran finalement bien
commode pour camoufler tant un passé colonial que l'ambiguïté actuelle des relations
françaises avec le Maghreb, ou encore l'impensé de l'Immigration.
La littérature
maghrébine de langue française est née en Algérie d'abord - aux alentours de 1930,
année de célébration du centenaire de la colonisation - puis s'est étendue aux deux
pays voisins. Les conditions les plus apparentes qui ont rendu possible, voire
nécessaire, la prise de parole des Algériens dans la langue française découlent du
parachèvement de l'entreprise d'occupation, consolidée par l'instauration de
protectorats français, en Tunisie d'abord (1881), puis au Maroc (1912). La lutte
anti-coloniale, une fois écrasée la dernière grande révolte armée, va alors se
déplacer du terrain militaire au terrain politique avec une diversification des moyens,
dont l'un, adopté par toute une frange d'intellectuels, consistait à accepter la gageure
de l'assimilation.
Après le
démantèlement des institutions locales, les premiers résultats d'une structuration
nouvelle apparaissent dans les années 1880. L'imposition du français comme langue de
l'administration, de la justice, de l'enseignement va déterminer un nouveau statut des
Lettres à l'intérieur d'une nouvelle hiérarchie linguistique. En effet, si
l'enseignement de l'arabe se maintient, c'est de façon rudimentaire. Il est plus ou moins
confiné au rituel religieux. Et si la production littéraire, tant dans les langues
populaires (arabe et berbère) qu'en arabe classique, se perpétue, c'est sous le signe de
la résistance à la déculturation. Aussi le renouvellement des thèmes, plus sinon
autant que celui des formes, est-il caractéristique de cette production.
Parallèlement,
le système scolaire français, avec sa maigre filière pour indigènes et ses quelques
lycées bilingues, promeut un nouveau modèle de lettré algérien. Les intellectuels de
cette époque sont, dans leur écrasante majorité, bilingues. Même ceux formés aux
universités arabes de Fès, de Tunis ou du Caire, n'ignorent pas absolument le français.
D'autre part, l'incorporation de nombreux Algériens dans l'armée française, lors de la
première guerre mondiale, va en quelque sorte "démocratiser" le procès
d'assimilation programmé par l'école et donc jusque là réservé essentiellement aux
enfants de notables.
Dans le champ
culturel, si le modèle européen est à peu près seul à être patenté, la culture
arabe savante s'efforce de se maintenir dans certains îlots géographiques et
sociologiques au prix d'un certain immobilisme. La culture populaire, quant à elle, plus
subversive, incorpore des thématiques nouvelles liées à la conjoncture historique et
réactive, non sans énormes difficultés, ses formes d'expression traditionnelles, tandis
que d'autres tombent irrémédiablement en désuétude.
C'est alors que,
pour la première fois, des romans, des nouvelles ou de la poésie écrits en français
par des Algériens, sont publiés. Les auteurs ont nom : Mohammed Benchérif, Abdelkader
Hadj Hamou, Chukri Khodja, Mohammed Ould Cheikh, Rabah Zénati, Bamer Slimane Ben Brahim
entre autres. Ils sont pour la plupart fonctionnaires de l'administration coloniale. Le
titre qui inaugure la série est le roman, en partie autobiographique, du caïd et
capitaine Benchérif : Ahmed ben Mustapha, goumier.
Il donne le ton, inscrivant la fiction algérienne dans le procès d'acculturation. Le
héros relate ses campagnes militaires au Maroc et en France, sa captivité en Allemagne
et dit, à la faveur de cette narration, son apprentissage de nouveaux comportements et
son initiation à une étiquette et à des schèmes de conduite dans les relations
sociales, notamment avec des femmes européennes. Mais l'itinéraire s'achève,
significativement, dans la solitude et la maladie, en Suisse.
Dans cette
période qui correspond à la floraison du roman colonial sous toutes ses formes (qu'il
soit indigénophile ou indigénophobe), le petit noyau d'écrivains algériens qui arrive
sur la scène littéraire produit un roman qui se constitue quasiment en sous-genre par
rapport au genre dominant. En effet, comme le roman colonial de l'époque, le roman
algérien souscrit aux conventions réalistes et les exploite pour exposer, de façon
didactique, une thèse à caractère social. D'où des traits formels tels que la
faiblesse de l'intrigue, des personnages typés, exemplaires et symboliques construits à
partir d'une psychologie sommaire, l'absence ou la marginalité de l'histoire d'amour et,
plus généralement de la femme. Ce qui le différencie de son modèle européen, c'est un
discours idéologique qui, tout en reconduisant le dualisme éthique et sociologique du
discours colonial dominant, laisse entendre que le bon et le méchant, le civilisé et le
barbare ne se situent pas irrémédiablement de tel ou tel côté de la barre. Il suggère
aussi, comme en une discrète mise en garde ou un obscur fantasme de revanche, que la
puissance politique et militaire a maintes fois changé de camp au cours de l'histoire des
civilisations.
En fait cette
timide contestation n'est pas évidente à première lecture et ce roman semble plutôt
faire allégeance au pouvoir colonial qui lui consent un espace - si limité soit-il -
dans ses institutions éditoriales. "Echantillons" de la réussite de la mission
civilisatrice de la France, ces auteurs semblent n'avoir acquis leur statut d'écrivains
et d'intellectuels qu'au prix d'une "trahison" et peuvent être exhibés comme
justification de la politique d'assimilation. De fait, la forme romanesque importée,
hétérogène à la culture du terroir, autant que l'adoption de la langue étrangère
comme langue d'expression littéraire n'ont pu "prendre" ( au sens où une
greffe prend) que dans la mesure où une cassure était consommée dans la relation de
médiation que ces nouveaux lettrés pouvaient établir entre leurs conditions de vie et
leurs représentations imaginaires d'une part et, d'autre part, entre eux-mêmes et leur
public naturel. Dans la mesure, en particulier où l'arabe perdait sa place de langage
d'autorité et se trouvait supplanté par le français, le lien entre pratiques de la vie
concrète et constructions symboliques se trouvait perturbé. La perméabilité de la
nouvelle couche intellectuelle - et même de l'ensemble du corps social, à des degrés
divers - à la langue et aux schèmes de pensée étrangers semble aller de pair avec le
procès de déstructuration. Mais, acte étant pris de ce procès, les écrivains
s'engagent - sous l'effet de la "morsure" de l'Occident - dans le procès
inverse de restructuration.[1]
Cependant cette
appropriation de la langue française et de la forme romanesque avec les représentations
du monde qu'elles impliquent nécessairement, n'est pas toute négativité ou toute
positivité. Certains y perçoivent surtout un procès d'aliénation à l'oeuvre, tandis
que d'autres y appréhendent une conquête enrichissante, "un butin de guerre"
selon l'expression de Kateb. Quoi qu'il en soit, les termes mêmes de la contradiction
inhérente au système colonial - à la fois entreprise de déculturation systématique et
tentative plus ou moins audacieuse et persévérante d'assimilation - sont perceptibles
dans l'ensemble de cette littérature. En même temps, se manifeste, dans et par le
travail de l'écriture, et en rapport avec les transformations et les luttes idéologiques
et politiques, une prise de conscience de la posibilité pour le nouvel utilisateur du
roman d'en faire un usage propre.
C'est au
lendemain de la seconde guerre mondiale et, plus précisément dans les années 50 que
s'élabore, "dans la gueule du loup", pour reprendre encore une fois une
expression de Kateb, un langage littéraire original qui va progressivement se dégager de
la sphère matricielle, s'individualiser et s'autonomiser. Contrecarrant la visée
hégémonique de la littérature française des colonies, des auteurs de talent donnent
ses lettres de créance à la greffe et anoblissent le bâtard. Renversant les pôles
d'allocution (se faisant sujets et non plus uniquement objets du discours romanesque)
Feraoun, Mammeri, Dib, bientôt suivis de Haddad, Assia Djebar et du Marocain Ahmed
Sefrioui, introduisent sur la scène romanesque un indigène non stéréotypé,
représenté selon une vision du dedans sympathique et/ou démystifiante qui, en
elle-même déjà, permet au colonisé d'échapper à l'expropriation ultime de l'être
qui le désignait à la mort.
Le roman de ces
années-là, d'abord enserré dans le cadrage du témoignage à partir du point de vue
d'un "observateur privilégié", pourvu de l'omniscience divine, épouse les
mouvements de déplacement idéologico-politiques qui, de 1950 (Le Fils du pauvre) à 1956 (Nedjma), affectent l'ensemble de la société
algérienne et, plus largement, maghrébine. En particulier, dans les autobiographies
l'organisation mnémonique supplée aux ratés de la vie comme si le projet romanesque
était la revanche des faibles. En fait, il arrive, quand la vie devient trop difficile à
vivre, que l'on songe à l'écrire pour comprendre ce qui est arrivé. Et c'est bien dans
cet espace littéraire que les auteurs de cette génération apprennent à lire dans
l'Histoire mutante de leur temps.
Il y a en tout
cas un point commun entre les premiers textes proprement "maghrébins de langue
française", ou du moins les premiers à avoir été reconnus comme tels dans les
années 50 et ceux de la "deuxième génération de l'émigration": leur
dimension de témoignage plus ou moins vécu, même à travers la fiction. Dimension de
témoignage qui entraînera nécessairement la description, parfois élaborée, parfois
naïve, d'un univers qui se caractérise d'abord par son étrangeté pour le lecteur
européen. Etrangeté qui sera même le principal motif de la lecture de ce dernier. C'est
pour découvrir une culture maghrébine qui leur est étrangère, mais par laquelle ils
sont concernés dans le fonctionnement politique français, que les lecteurs de Mouloud
Feraoun, Mouloud Mammeri, Mohammed Dib, Driss Chraïbi, Albert Memmi ou Kateb Yacine dans
les années 50 ou 60, ceux de Mehdi Charef, Leïla Sebbar, Azouz Begag dans les années 80
s'intéressent à leurs textes. La littérature maghrébine a commencé à être perçue
comme telle dans les années 50 à cause de la levée des nationalismes au Maghreb et des
débuts de la décolonisation. [2]
Pour répondre à
une attente qu'on pourrait qualifier de documentaire, de la part de leurs lecteurs, ces
littératures "émergentes" développent donc d'abord le témoignage et la
description. Or, le témoignage sera d'autant plus prisé par les lecteurs qui le
recherchent, qu'il pourra être considéré comme "brut",
"authentique", c'est-à-dire non-élaboré. Quant à la description, elle se
voudra la plus transparente possible, bannissant tout effet littéraire qui pourrait être
vécu comme une trahison par rapport à la "vérité" de cette description.
C'est-à-dire que dans les deux cas la dimension littéraire est suspecte, comme si
l'écrivain issu d'espaces culturels "exotiques" même à l'intérieur de la
Société française pour les écrivains "beurs", n'avait pas le droit de faire
un véritable travail d'écrivain et devait se cantonner à un rôle de strict
"informateur": le paternalisme littéraire guette donc bien la lecture qui
réclame le document, le témoignage ou la description transparente [3]. Mais peut-être n'est-ce là que la
manifestation du désarroi de lecteurs boutés hors de leurs repères culturels et qui
cherchent à se raccrocher à du concret!
Pourtant, si on a
pu stigmatiser le ressort de l'exotisme de bon aloi chez le Marocain Ahmed Sefrioui, les
premiers romans de Mouloud Feraoun, Mouloud Mammeri ou Mohammed Dib, relus avec un peu de
recul, s'avèrent fort peu "exotiques" et même fort peu descriptifs. La
première trilogie de Dib dénonce l'exploitation coloniale et montre la lente prise de
conscience politique des humbles, particulièrement pour les citadins dans La Grande Maison (1952) et Le
Métier à tisser (1957), les paysans
dans L'Incendie (1954). Quant à Feraoun et Mammeri, Les Chemins qui montent (1957) du premier, La Colline oubliée (1952) ou Le Sommeil du Juste (1955) du second sont déjà des récits essentiellement
tragiques de l'écartèlement vécu par des jeunes gens ayant connu l'école française,
dans des Sociétés traditionnelles condamnées par l'irruption des modèles européens. La Colline oubliée développe à partir de ce
tragique un chant particulièrement mélodieux. Dès lors ces écrivains peuvent être
davantage rapprochés qu'on ne l'a fait jusqu'ici de ceux qu'on a considérés ensuite
comme les chantres de cet écartèlement entre deux cultures dans les années 50-60, Driss
Chraïbi, Albert Memmi, Malek Haddad ou Assia Djebar, que de la description naïve qu'on
leur prête à tort et qui serait plutôt le fait, dans les années 70 d'écrivains
mineurs publiés au Maghreb même et qui versent dans une sorte de vision
"exotique" de soi, conçue (ou donnée) comme réappropriation d'une
authenticité en perte. Discours romanesque piégé par l'idéologie dominante d'alors
autant que par la persistance de la perception du regard de l'Autre (colonial) en fonction
duquel continue à s'élaborer l'image de soi. De même, dans les années 80, certains des
premiers écrivains de ce qu'on a appelé la "deuxième génération de
l'émigration" consignent une vision stéréotypée de leur univers originel dont il
serait intéressant d'analyser les modes de propagation.
Il est vrai que
les écrivains dits "de l'acculturation", dans les années cinquante et
soixante, sont promus par d'autres "mouvances" dans le milieu intellectuel
français de l'époque, seul à même en contexte colonial [4] de faire connaître des écrivains
"colonisés". Principal théoricien maghrébin (tunisien) de l'acculturation, de
l'aliénation ou de la dépendance, Albert Memmi a vu son célèbre essai, Portrait du colonisé (1957), préfacé par
Jean-Paul Sartre. Ses romans peuvent apparaître en partie comme l'application littéraire
de son activité de sociologue de l'aliénation. Le plus connu, La Statue de sel (1953), est l'autobiographie
indirecte d'un enfant de trois cultures: arabe, juive et française. Quelques années plus
tard Agar (1955) montre les difficultés du "mariage
mixte". C'est en effet autour de la relation entre les sexes que la différence de
deux cultures se fait le plus sentir [5]. Aussi n'est-il pas étonnant que cette
double culture soit le cadre des romans de l'écrivain femme la plus importante de cette
littérature, Assia Djebar, dont La Soif (1957)
et Les Impatients (1958) étonnèrent alors
pour leur hardiesse, et précèdent dans son oeuvre Les
Enfants du Nouveau Monde (1962) et Les Alouettes
naïves (1967), qui sont peut-être les meilleurs romans algériens sur la
guerre, parce que narrée du point de vue inattendu des femmes ou de la relation des
couples qu'elle entraîne. C'est toujours sur fond de guerre que Malek Haddad distille
dans L'Elève et la leçon (1960) puis dans Le Quai aux Fleurs ne répond plus (1961) la
complainte nostalgique et tragique d'une double culture qui l'amènera à ne plus écrire
après l'Indépendance.
Le plus violent
parmi ces écrivains de la double culture, avant le tournant historique de l'Indépendance
de l'Algérie (1962) est sans conteste le Marocain Driss Chraïbi, dont la vigoureuse
charge contre les hypocrisies de la Société patriarcale, de son premier roman Le Passé simple (1954), publié en pleine crise
franco-marocaine, provoqua une réaction parmi les nationalistes, comparable à celle
presque contemporaine qu'avait suscitée en Algérie, bien abusivement, La Colline oubliée de Mouloud Mammeri. Tous ces
débats sont en tout cas la preuve que la double culture des intellectuels maghrébins
colonisés n'était pas une expérience facile, même si elle a contribué à forger des
militants nationalistes. Mais ces derniers ne sont pas, dans les romans qui nous
intéressent, des "héros positifs" comme d'autres luttes nationalistes ont pu
en produire: bien au contraire, à l'image de Bachir Lazrak dans L'Opium et le Baton de Mouloud Mammeri, roman le
plus connu sur cette guerre, ou encore à celle des héroïnes d'Assia Djebar dans Les Alouettes naïves, ils se caractérisent par un
scepticisme désabusé et essentiellement humaniste qui rend impossible l'épopée, et
c'est probablement ce qui a le plus indisposé les idéologues.
Tous ces auteurs,
dans des factures particulières à chacun d'eux, font parler, dans leurs oeuvres, les
vestiges d'une culture soumise à la violence destructrice. Par le travail littéraire,
ils dépossèdent quelque peu l'idéologie dominante d'un certain pouvoir de contrôle et
se forgent les moyens d'émancipation du champ rhétorique - sinon linguistique - ambiant.
Avec Nedjma, le point de vue à la fois change
et se décompose et Kateb confère une violence explosive à la contestation d'un monde
devenu plus lisible, en partie du fait des représentations fournies par ses
prédécesseurs.
Roman de loin le
plus important de la littérature maghrébine d'avant les Indépendances, Nedjma (1956) de Kateb Yacine, pulvérise
littéralement les modèles hérités du roman réaliste balzacien, et c'est en partie de
cette subversion formelle qu'il tire sa dimension révolutionnaire, plus que d'une
idéologie dans laquelle bien des lectures ont voulu l'enfermer et que l'ironie décapante
de ce texte récuse également. En effet, point de description ici, si ce n'est celle des
colons devenus soudain exotiques dans le dire des narrateurs algériens de souche. Pas de
point de vue unique non plus ni de succession chronologique des événements, mais au
contraire un entrecroisement de récits qui déconcerte parfois, mais dont on finit par
s'apercevoir que la signification découle souvent de leur agencement les uns par rapport
aux autres, ou encore de leurs silences. Ainsi, l'absence d'un récit fait par le
personnage central, Nedjma (Etoile en arabe, et symbole possible, pour une lecture parmi
d'autres, de la nation en gestation) peut être lue comme le signe d'une absence de parole
de la nation, alors que celle de l'Islam et celle de la tradition tribale montrent toutes
deux en actes leur incapacité à fournir l'identité tant recherchée. Nedjma parlera, et
sera devenue militante, dans le cycle théâtral tragique Le Cercle des représailles (1959) de peu
contemporain du roman, mais ce sera pour y mourir comme ses compagnons: les lendemains qui
chantent des imageries révolutionnaires ne sont pas ici de mise! De plus, même si elle
s'y montre en échec puisqu'elle n'arrive pas à résoudre le problème d'identité des
personnages, la tradition mythique imprègne profondément la trame romanesque, dont elle
constitue peut-être la subversion majeure, mais en donnant en même temps au roman un
pouvoir de fondation. L'écriture de Nedjma
récuse toute affirmation dogmatique. Mais elle fonde en quelque sorte une identité
culturelle complexe, en mouvement. Aussi nombre de romanciers maghrébins ultérieurs
pourront-ils développer une des dimensions les plus littéraires de leur écriture dans
un jeu subtil ou parodique d'allusions intertextuelles à ce texte fondateur.
Le travail
katébien, en quelque sorte dégagé de la responsabilité historique de témoignage (en
ce que depuis quelques années c'est par les armes que, dans les trois pays, s'exprime
l'affirmation identitaire et la revendication politique) devient désormais disponible
pour rendre lisible une pluralité de paroles nées de la causalité complexe des rapports
sociaux. La déflagration poético- symbolique opérée par l'oeuvre - irréductiblement
"en fragments" de Kateb - inaugure la constitution d'une littérature qui ne
projette pas la constitution d'un ordre, quel qu'il soit parce que comme toute vraie
littérature, elle ne marche pas à la finalité mais à la causalité. Après Nedjma, plus de récidive possible de roman du
colonisé.
Jusqu'à
l'Indépendance de l'Algérie en 1962, la question d'écrire ou non en français, langue
du colon, ne se posait pas véritablement pour ces écrivains: le français était en
effet la seule manière de se faire entendre de l'opinion publique du pays colonisateur
lui-même, et donc une arme redoutable au service de la libération nationale. D'ailleurs
la "promotion" des premiers écrivains véritablement perçus comme maghrébins
au début des années 50 par les éditions du Seuil se faisait en partie, on l'a vu, dans
une optique militante française pour la décolonisation.[6]. Il n'empêche qu'en toute légitimité,
les nationalistes maghrébins considèrent que la restauration de la culture nationale, et
donc de la langue nationale, est un objectif prioritaire de la décolonisation. En fait
les choses sont moins simples qu'il n'y paraît, en Algérie au moins. Pour la Tunisie et
le Maroc en effet, leur statut de protectorat et leur colonisation plus tardive ont moins
entamé qu'en Algérie un enseignement de l'Arabe qui de toute manière y était aussi,
globalement, plus développé, et une expression littéraire de langue arabe qui s'y est
plus ou moins maintenue. Aussi les intellectuels "francisants" de ces deux pays
pratiquent-ils en général correctement l'arabe littéraire [7] et ont-ils face à l'arabisation une
attitude moins crispée que les Algériens. Il n'en reste pas moins que chez eux aussi il
est impossible d'échapper à un environnement audio-visuel, économique ou touristique
où le français reste prédominant [8]. Dès lors le remplacement inéluctable
d'une littérature de langue française par une littérature de langue arabe une fois les
Indépendances acquises, que prédisaient bien des commentateurs à la fin de la Guerre
d'Algérie, ne s'est pas véritablement produit. Si on consulte les statistiques de la
production littéraire maghrébine de langue française établies par Jean Déjeux [9], on s'aperçoit d'une chute très
importante de cette production immédiatement après l'Indépendance de ce pays en 1962,
jusqu'à tomber à un seul roman en 1965, puis d'une hausse spectaculaire à partir de
1966, pour dépasser régulièrement les 20 titres par an depuis 1981. Or cette
augmentation du nombre de titres ne tient pas compte des rééditions nombreuses en
formats de poche, signes de tirages de plus en plus importants: indéniablement, cette
littérature maghrébine de langue française n'est pas près de s'éteindre, sans compter
le relais pris par une jeune littérature de l'immigration que le public commence
seulement à découvrir, des deux côtés de la Méditerranée. Autre signe: la
littérature maghrébine de langue arabe, qui pourtant progresse elle aussi, ne s'est pas
encore vraiment imposée face à ses "cousines" moyen-orientales et ne
concurrence pas vraiment sa "soeur" de langue française.
Ces statistiques
ont en tout cas un mérite: celui de montrer le lien étroit de cette production avec
l'actualité politique. Avant l'Indépendance de l'Algérie, les deux années relativement
fécondes sont celles où la guerre défraie le plus la chronique, avec un sommet en
1961-62. Après cette Indépendance, la remontée d'une production presque tarie est de
toute évidence consécutive à une remontée des tensions politiques en 1965, année de
la prise du pouvoir par le Colonel Boumédiène en Algérie et d'une répression très
forte au Maroc, accompagnée par l'enlèvement en France de Mehdi Ben Barka, chef de
l'opposition, avec la complicité des services spéciaux français: des pouvoirs
politiques nés de douloureuses guerres d'Indépendance jettent le masque, plaçant
presque d'office l'intellectuel en situation d'opposant et bien souvent d'exilé
politique. La solidarité entre intellectuels français "de gauche" et opposants
maghrébins pourra de ce fait recommencer, sur d'autres thèmes. Elle pourra enfin se
développer lorsque mai 1968 aura libéré les intellectuels français des solidarités de
partis [10]. Plus tard, vers le début des années
80, l'actualité des problèmes liés à la deuxième génération de l'immigration dans
la Société française fournira à cette production un autre levier, avec en contrepartie
la semi-négation du travail proprement littéraire de l'écrivain dont on a déjà
parlé. Tout ceci souligne aussi combien la vie intellectuelle maghrébine, y compris
lorsqu'elle s'exprime en langue arabe, est en fait, dans une certaine mesure, dépendante
de ces espaces de reconnaissance que sont les milieux intellectuels et médiatiques
français [11]
Pourtant,
"le soleil des indépendances" s'étant levé sur les trois pays du Maghreb, la
langue française perd son statut, sinon son prestige et son implantation, et les nouveaux
auteurs vont avoir à gérer différemment cet héritage. La nouvelle génération,
turbulente, audacieuse, violemment critique à l'égard des aînés dont seul Kateb est
épargné, voire même sacralisé, s'affirme en clamant la Révolution. Nous sommes à
l'époque où le vent violent de liberté de mai 68 souffle sur l'Europe et entraîne
l'intelligentsia du Maghreb. La revue marocaine Souffles,
se fait - à l'échelle maghrébine - l'écho de cette mutation. Les années 70
enregistrent la consécration de nouveaux noms : Farès et Boudjedra en Algérie, Khaïr
Eddine, Ben Jelloun et Khatibi au Maroc, Meddeb en Tunisie pour ne citer que les plus
importants.
La dynamique
d'opposition aux régimes en place sera donc le levier essentiel de cette littérature
dans les années 70. Et selon la logique médiatique déjà décrite, certains écrivains
et certains textes apparaîtront vite, à tort ou à raison, comme les symboles de cette
opposition. Ainsi La Répudiation de Rachid
Boudjedra, paru en 1969, a en quelque sorte symbolisé dans l'opinion des lecteurs un
courant de contestation violente qui n'a fait que s'amplifier durant toutes les années
70. Car ce texte frappe là où se nouent toutes les contradictions du système: sur le
plan des inhibitions sexuelles, exhibées soudain avec une démesure qui ne put que
choquer, mais fit office d'un colossal défoulement. Dès lors un courant était lancé.
Boudjedra (et avant lui Mourad Bourboune, dont Le
Muezzin en 1968 était d'une violence comparable et d'une qualité littéraire
différente) allait permettre à l'écriture romanesque de rejoindre et d'amplifier ce qui
se disait depuis plusieurs années dans le domaine de la poésie, et à quoi il avait
lui-même participé. En Algérie l'émission de Jean Sénac, Poésie sur tous les fronts, vite interdite, permit
de révéler de jeunes poètes contestataires souvent éphémères, dont Sénac a publié
en 1971 une anthologie [12] qui s'arracha en quelques jours dans les
librairies d'Alger et dont les critiques ont surtout retenu les poèmes de Boudjedra, de
Sebti ou de Skif sur la nuit de noces. D'ailleurs Sénac ne fut pas que celui grâce à
qui ces poètes purent être connus: il était lui-même, par sa poésie comme par sa
personnalité, le personnage dérangeant par excellence pour le conformisme moral et
politique ambiant, ce qui lui valut peut-être d'être assassiné crapuleusement en 1973.
Les symboles de
la contestation politique du début des années 70 furent cependant en Algérie le poète
Bachir Hadj-Ali, par ailleurs membre de la direction du Parti communiste algérien dès
les années 50, emprisonné tant par les autorités coloniales que par le régime du
Colonel Boumédiène, et au Maroc la revue Souffles,
dirigée par Abdellatif Laâbi de 1966 à son arrestation en 1972. On se souvient des
nombreuses campagnes de solidarité internationales qui contribuèrent en 1980 à la
libération du poète, dont l'essentiel de l'oeuvre sera consacrée à la répression
qu'il a subie avec d'autres dans sa chair durant ces huit années. Citons L'Arbre de fer fleurit en 1974, Le Règne de Barbarie en 1976, Chroniques de la citadelle d'exil en 1978.
Cette dynamique
contestataire profitera surtout aux romanciers, mieux diffusés par l'édition française,
parmi lesquels Rachid Boudjedra et Tahar Ben Jelloun sont les plus en vue. Le premier
poursuivra d'un texte à l'autre, toujours plus boursouflés et hallucinants, les mêmes
obsessions, parmi lesquelles celle de la mémoire trahie devient de plus en plus
importante, particulièrement dans L'Insolation
(1972), Le Démantèlement (1982) ou Le Désordre des choses (1991). Le second
développe surtout son opposition politique dans ses premiers romans Harrouda (1973) et Moha le fou, Moha le sage (1978), qui
s'inscrivent un peu dans la lignée des poèmes qu'il écrivait alors qu'il faisait partie
de l'équipe de la revue Souffles. Cependant si
ces deux écrivains sont les plus médiatisés de la génération émergée à partir des
années 70, ils sont loin d'être seuls dans cette dynamique d'opposition. Au Maroc,
Mohammed Khaïr-Eddine, qui fut l'un des fondateurs de la revue Souffles, développe dès son premier roman, Agadir (1967) une écriture éruptive dont la
violence directe contre le roi "grand singe régnant" est le thème dominant et
là aussi quasi-obsessionnel. De son oeuvre abondante, diverse et toujours féconde,
citons dans la même optique encore Le Déterreur
(1973). En Algérie, outre Bachir Hadj-Ali, Jean Sénac et les jeunes poètes rassemblés
autour de lui, outre aussi Mourad Bourboune déjà cité, les années 70 voient surgir les
textes également violents de Nabile Farès, dont Un
Passager de l'Occident (1971) développe un discours d'opposition sous forme de farce
décapante, Mémoire de l'Absent (1974) et L'Exil et le Désarroi (1976), sans doute ses
meilleurs textes, le font sous une forme poétique et tragique, cependant que La Mort de Salah Baye (1980) aboutit à une
écriture de l'impasse, l'étouffement politique meurtrier étant aussi mort de
l'écriture. Parallèlement, avec une distance et une maturité plus grande que ces jeunes
écrivains, un écrivain consacré comme Mohammed Dib prend également dans La Danse du Roi (1968), puis Dieu en Barbarie (1970) et Le Maître de chasse (1973) une distance critique
qui portera pourtant davantage sur le langage du pouvoir que sur son action politique
immédiate.
On aurait tort
cependant de réduire ces textes maghrébins parus autour de 1970 à de simples manifestes
d'opposition. Ce sont au contraire des textes du malentendu, car cette dialectique de
l'opposition correspond davantage à une attente du public, pour qui la position
d'entre-deux de l'écrivain national de langue française, édité le plus souvent à
l'étranger, le met en devoir de dire ce que le conformisme obligatoire du groupe interdit
de fait de dire à l'intérieur du cercle clos de l'Identique. C'est bien de cette
"prise de la parole" pour des "Hommes sous linceul de silence" [13] que se réclamait au début Tahar Ben
Jelloun. Mais bien vite aussi il dut revendiquer face à ce public sa liberté d'écrivain
pour qui la préoccupation essentielle reste le travail du texte. Ce débat de l'écrivain
avec une sommation de dire qui ne correspond pas nécessairement avec la vraie nature du
travail d'écriture sera le point nodal de l'activité littéraire maghrébine des années
70, comme il le sera d'ailleurs aussi dans la littérature européenne de ces années
immédiatement postérieures au bouleversement de mai 1968. Le propre du Maghreb ici est
cependant double, suivant le point de vue auquel on se place: l'écrivain connaît au
Maghreb même une célébrité peu imaginable en Europe, qui l'institue pour ainsi dire
comme le porte-parole obligatoire et quasi-unique des tensions politiques. Or il est
perçu parallèlement en Europe comme l'intermédiaire privilégié pour faire comprendre
au lecteur extérieur les problèmes politiques et sociaux d'une modernité maghrébine
que ce lecteur a du mal à appréhender autrement qu'à travers des clichés déformants:
Les rôles qui lui sont dévolus ainsi de part et d'autre de la Méditerranée se
rejoignent donc pour minimiser, voire ignorer, comme on l'a déjà vu, la dimension
proprement littéraire de son écriture.
D'ailleurs les
écrivains qui ne se préoccupent que de ce dernier aspect de leur oeuvre sont aussi bien
souvent ceux qui n'ont plus à quêter une reconnaissance comme écrivains: c'est le cas
surtout de Mohammed Dib, dont l'oeuvre de plus en plus exigeante s'éloigne de roman en
roman, de recueil de poésie en recueil de poésie, de toute "commande"
implicite ou explicite pour approfondir une recherche toute personnelle et cependant des
plus poignantes sur l'amour, la mort, la folie, l'être, liés à l'écriture et à cet
extraordinaire pouvoir de nommer qui fait à la fois la grandeur et le vertige de
l'humain. Or Mohammed Dib avait commencé cette quête dès ses premiers textes, comme le
poème "Vega" publié dans Forge en
1947, mais l'avait mise en attente dans ses publications pour les raisons militantes qui
l'ont conduit à écrire la fameuse trilogie "Algérie". Pourtant dès 1962 et
1964 l'écriture de Qui se souvient de la mer et
de Cours sur la rive sauvage tournait
résolument le dos au réalisme des trois romans qui l'ont fait connaître. Le deuxième
surtout, assez nervalien, focalisait ainsi déjà sur cette absence, sur ce Rien derrière
toute parole, que ce soit l'écriture ou le nom, qui hantera l'oeuvre entière de
l'écrivain. Cette dernière évoluera seulement vers une authenticité personnelle de
plus en plus grande, de plus en plus exigeante et qui n'exclut nullement, bien au
contraire, un ancrage dans un double héritage historique et culturel, sans doute la
marque même de son "algérianité". Avec, pour toile de fond l'Algérie
indépendante et ses déviations, c'est cette quête vertigineuse de soi qui habite La Danse du Roi, Dieu en Barbarie et Le Maître de Chasse. Avec Habel (1977), l'exil de la parole rejoindra celui,
géographique, du lieu (Paris) où réside le héros dans un face-à-face avec la mort et
la folie, mais aussi avec la violence aimante qu'exerce le monde riche sur tous ceux qu'il
exploite pour mieux en jouir et pour mieux vivre-mourir dans cette culpabilité
délicieuse. Les Terrasses d'Orsol (1985) et Le Désert sans détour (1992) sont jusqu'ici
l'aboutissement le plus dépouillé de cette quête et sont probablement avec Habel les trois meilleurs livres de cet auteur,
cependant que Le Sommeil d'Eve (1989) et Neiges de marbre (1990) développent un travail
poignant sur le rapport avec l'autobiographie de ces trois romans, tout comme des recueils
de poèmes publiés simultanément, parmi lesquels on recommandera surtout Omneros (1975), Feu, beau feu (1979) et O Vive (1987).
On retrouve cette
relation tragique avec la parole, sous une autre forme, chez Nabile Farès, pour qui elle
se déploie sur un fond de violence comparable: celle d'un "Exil de la pierre en ce
monde. Où l'homme tue. faisant voler la pierre, ou l'argile, là, au-dessus de nous, pour
dire: Aucun lieu en ce monde...". Violence d'un Monde où les repères anciens, le
chant de l'Outre, de l'oralité, des collines, sont abolis. C'était déjà ce qui rendait
si douloureux le passage à la parole de l'adolescent dans Yahia, pas de chance (1970). L'écriture de Nabile
Farès sera ainsi celle de la perte, de la blessure. Blessure qui ouvre en deux l'Outre,
le Pays, Ali-Saïd dans la jouissance comme dans le meurtre, le livre enfin. Mémoire de l'Absent (1975), probablement le plus
beau livre de Farès, s'ouvre en deux sur la blessure de Malika: celle de la jouissance
interdite par le dire Un, lequel condamne aussi
l'ancienne Gloire de vivre d'avant l'Islam que représentaient Kahena la reine berbère
mythique, ou encore l'Ogresse et son chant d'universelle et jubilante dévoration. Une des
forces de la production romanesque farésienne est que, tout en étant sous-tendue par une
solide réflexion historique et anthropologique, tout en étant imbibée des échos des
luttes d'ici et maintenant, elle ne sacrifie jamais ni au didactisme ni à l'idéologisme.
Forme neuve que la lecture spontanée est parfois inapte à saisir et dont la critique
spécialisée n'a pas encore exploré toutes les richesses parce qu'elle ne s'est pas
encore approprié les codes qui en permettraient le décryptage.
Point de tragique
chez Rachid Boudjedra, dont l'oeuvre prolifère avec une belle régularité autour de
schémas obsessionnels féconds qu'on a déjà soulignés. Ou alors le tragique, chez lui,
est à chercher dans une relation quelque peu désespérée avec deux discours
contradictoires: Celui de la "commande" implicite par l'actualité et une
lecture prédéterminée, à laquelle il satisfait plus ou moins en répondant avec Topographie idéale pour une agression caractérisée
(1975) à la soudaine actualité des deux côtés de la Méditerranée, avec la vague
d'attentats racistes en France au début des années 70, de l'Emigration/Immigration.
Celui d'une identité frileuse en Algérie, en direction de laquelle il dit à partir du Démantèlement (1982), écrire ses romans en
arabe, langue nationale officielle, et les faire traduire ensuite en français. Or il
semble bien que ses romans en français depuis cette date ne sont pas plus des traductions
que les précédents, cependant que la version arabe qu'il en publie simultanément ou
même avec quelques mois d'avance est refusée comme inauthentique, littérairement
parlant, par les lecteurs arabophones [14]. Il faut cependant reconnaître à la
décharge de l'auteur que les tenants d'un tel refus sont en général des puristes en
matière de langue et des conformistes en matière de littérature.
Tahar Ben Jelloun
a su quant à lui répondre à la commande implicite à laquelle le soumettait à Paris le
rôle de porte-parole du Maghreb francophone face aux media français. Rôle qu'il va
jouer de plus en plus, en se posant aussi, au milieu des années 70, comme porte-parole de
l'immigration maghrébine en France. Recueil de témoignages d'immigrés sur leur misère
sexuelle, La plus haute des solitudes marque
d'autre part, en 1976, un changement d'éditeur [15], signe d'une insertion plus grande dans
l'actualité politique française. Mais il est significatif que ce changement se fasse
avec un document plus qu'avec un texte de création, ce dernier, La Réclusion solitaire, restant encore publié,
l'année précédente (1975), chez Denoël, le découvreur de Harrouda. Tahar Ben Jelloun publiera en 1981 son
oeuvre la plus achevée jusqu'ici, La Prière de
l'absent. Récit initiatique d'un itinéraire vers le Sud des origines et de la Geste
de Ma el Aynyn, écrit en dialogue amical avec J.M.G. Le Clezio qui écrivait en même
temps son roman Désert [16] sur fond de la même geste fondatrice. Il
s'agit bien là à présent d'un vrai travail d'écrivain en fonction de sa propre
interrogation sur la parole, non réductible à une quelconque "commande"
préexistante. Et de la même manière le diptyque dont le deuxième roman lui valut le
Prix Goncourt, L'Enfant de sable (1985) et La Nuit sacrée (1987) peut difficilement être
expliqué par une attente de lecture prédéterminée, en tout cas à l'état brut.
D'ailleurs il est
significatif que les "réponses" que donnent les écrivains maghrébins
confirmés à la "commande" implicite concernant l'émigration soient toutes des
"réponses" biaisées. Mis à part Les
Boucs de Driss Chraïbi en 1955, il faudra attendre Topographie idéale pour une agression caractérisée
de Rachid Boudjedra en 1975 pour trouver un roman d'écrivain maghrébin consacré à
l'émigration. Comme si cette dernière, pourtant composante essentielle de la Société
maghrébine que ces écrivains, au début surtout, ne manquaient pas de décrire, était
une sorte d'indicible: Dès lors, pour les écrivains maghrébins, la marginalité de
l'émigration s'avère d'abord prétexte à mettre en scène la marge de l'écriture, ou
de l'écrivain. C'était déjà le cas des Boucs,
qui était autant sinon davantage un document sur le malaise de l'écrivain parmi les
siens que sur l'émigation proprement dite. De même, Topographie idéale... est surtout pour Rachid
Boudjedra un exercice d'écriture: une lecture sémiotique du métro parisien aboutissant
au meurtre-sacrifice de l'immigré qui s'y est perdu. La Réclusion solitaire de Tahar Ben Jelloun, la
même année, part comme le roman de Boudjedra d'un cas extrême, singulier et a priori
non-généralisable, celui d'un immigré se dénonçant à la police pour avoir
"assassiné" une image de magazine dont il était "amoureux" dans son
extrême solitude affective. Quant à Habel, le héros de Mohammed Dib, presque rien ne
permet de l'assimiler à un "immigré de base". Ces textes disent peut-être
ainsi mieux que des descriptions réalistes un vécu de l'immigré qu'aucune étude
statistique ni aucune description "typique" ne saurait dire. Mais ils sont aussi
des performances littéraires: comment dire l'indicible d'une réalité socio-politique
jusqu'ici décrite de l'extérieur, à partir de présupposés culturels qui l'ont
toujours évitée? Plus qu'à la "vérité" insaisissable de la description, les
écrivains s'intéressent ici aux pouvoirs de l'écriture face à un innommé, voire un
impensé, face à une réalité que certains pourraient qualifier de non-culturelle, dans
la mesure où elle n'a jamais encore trouvé une voix pour l'exprimer véritablement. La
littérature peut-elle aborder des sujets "non-littéraires"? Cette expérience
des limites de la description rejoint ainsi l'expérience même de la limite, de cette
"rive sauvage", pour reprendre l'expression de Dib, où se situerait le travail
même de la création.
Cependant Driss
Chraïbi, Mohammed Dib, Mouloud Mammeri, Assia Djebar, Yacine Kateb poursuivent leur
quête, renouvellent leurs écritures, réajustent leurs trajectoires. Mais tous (anciens
et nouveaux) réfutent radicalement toute généalogie univoque, conçoivent la
"maghrébinité" comme la résultante de convergences culturelles diversifiées
et ouvrent des brèches décisives dans "le Grand Code" occidental - langue,
mythes, référents culturels, formes génériques - pour y engouffrer des éléments du
(des) code(s) originel(s).Désormais deux systèmes modelants, à la fois conflictuels et
complices, sont à l'oeuvre dans le travail de l'écriture quasiment au même titre.
Au niveau le plus
apparent, on assiste à la convocation sur la scène du texte en langue française, de
personnages, de lieux et de situations venus de l'histoire civilisationnelle
arabe/berbère sans aucune procédure de présentation comme s'ils appartenaient au fonds
culturel que cette langue charrie et dans lequel elle est immergée. Stratégie nouvelle
qui postule un récepteur averti et lui suppose un rapport intellectuel et affectif avec
les deux cultures en question fondues en une. Par là ces auteurs décrochent de la
problématique idéologique antérieure posée en termes d'aliénation/authenticité et
manifestent le souci de mettre en place un espace de la "traduction en marche"
selon l'heureuse formule de Khatibi : espace de la liberté qui laisse toute latitude aux
recherches formelles et autorise/favorise l'émergence d'une riche gamme de références
culturelles de quelque horizon ou héritage qu'elles soient. De tels choix sont
éminemment déterminés par la volonté d'accès à la modernité - modernité textuelle,
mais plus fondamentalement modernité de pensée - qui est l'enjeu historique décisif
pour les sociétés maghrébines aujourd'hui. Ainsi l'activité critique s'avère
désormais consubstancielle de l'acte d'écrire. Non plus sous forme de commentaire
"autorisé" de l'auteur mais comme démarche intégrante du geste d'écrire. Et
la "maghrébinité" s'affirme dans une stratégie de transformation culturelle
et non plus dans un quelconque mythe d'une essence extérieure/antérieure à toute praxis
sociale.
C'est bien en
tout cas au statut de leur propre parole que vont s'intéresser les écrivains les plus
significatifs des années 80, qui n'auront plus à s'affirmer en tant qu'écrivains maghrébins, mais qui sauront jouer de leur
maghrébinité pour développer une écriture véritablement littéraire dans la rencontre
des différents langages culturels dont leur position privilégiée les fait le lieu. Ces
écrivains partent d'ailleurs souvent d'une posture d'observateurs, d'anthropologues de
cette rencontre des codes culturels divers qui donne au Maghreb une richesse culturelle
virtuelle très grande. Ainsi Abdelkebir Khatibi a-t-il soutenu en 1965 une des premières
thèses en sociologie sur le roman maghrébin, avant de nous donner en 1971 avec La Mémoire tatouée une "autobiographie d'un
décolonisé" que l'on pourrait comparer et opposer, comme toute son oeuvre
ultérieure, à la conception de l'acculturation comme aliénation ou comme dépendance
telle que la développaient dans les années cinquante et dans une optique sartrienne des
écrivains comme Albert Memmi. L'aliénation, ici, fait place à la séduction, par la bi-langue, par l' Amour bilingue, titre d'un autre roman
semi-autobiographique [17] qu'on pourrait opposer à Agar comme La
mémoire tatouée à La Statue de sel. La
rencontre des langues devient désirante, même s'il s'agit d'une "danse de désir
mortel". La jubilation - celle du texte comme celle de l'amour - est ici consumation:
celle-là même que développe aussi la mystique soufie, par exemple dans Le Livre du sang (1979) du même auteur. Le texte,
l'amour et la mystique se rejoignent dans une fête culturelle que l'on trouve également
portée au plus haut degré de sophistication dans l'uvre du plus grand écrivain
tunisien de la nouvelle génération: Abdelwahab Meddeb. Certes, l'érudition prodigieuse
et parfois hautaine dont font preuve les "romans" de ce dernier, Talismano (1979) et Phantasia (1986) ne manquera pas de déconcerter
les lectures qu'on a qualifiées plus haut de "paternalistes". La rencontre des
cultures dans ces textes devient une véritable fête de l'écriture, dans laquelle
cependant le sacrifice aussi n'est pas loin. L'écriture n'est jamais plus achevée, plus
désirante que dans le mouvement même de sa perte, par lequel elle est écriture. Cette
"écriture du désastre" dont parle Blanchot au plus intime de l'acte de créer.
Cette réflexion
de la parole littéraire sur elle-même dans laquelle on veut voir ici une des
caractéristiques essentielles de la littérarité se retrouve d'une manière moins
ésotérique et plus lyrique dans l'oeuvre récente d'Assia Djebar, et particulièrement
dans L'Amour, la Fantasia (1985) et Ombre sultane (1987), probablement les deux oeuvres
les plus achevées de cet auteur. Assia Djebar tente d'y réfléchir sur ce qu'est une
parole féminine en général, mais de plus dans un espace culturel où la langue de
l'Autre qui permet d'accéder à l'expression publique est aussi celle de la violence
historique de la colonisation. Cette colonisation n'est pas que militaire: elle est
décrite sur le mode du fantasme érotisé dans la lecture que fait L'Amour, la Fantasia des journaux des officiers
conquérants de 1830. Ce fantasme du viol d'Alger-femme est mis en parallèle alterné
avec celui, plus ou moins autobiographique aussi, de l'accession de l'auteur à cette
langue française qui lui permettra de s'ouvrir au monde mais peut-être pas de dire les
mots de l'amour... car dans l'intimité la plus profonde d'une langue comme d'une
écriture l'Histoire est là. Par ailleurs ce chassé-croisé ricoche sur le récit du
viol de la nuit de noces et sera repris, en écho amplifié dans Ombre sultane, suggérant la similitude des
dominations machiste et colonialiste, laissant aussi pressentir la réversibilité de
l'amour et de la haine à travers la violence qui les habite. Or tout énoncé est d'abord
mémoire, et la parole littéraire plus qu'une autre. Chez Assia Djebar cette mémoire est
celle de toutes les femmes de l'histoire arabe dont elle se veut celle qui, par la langue
étrangère et sa violence nécessaire, permet la survenue au jour de leur parole
occultée. Aussi est-ce tout naturellement que dans Loin
de Médine (1991) elle donne sa voix aux femmes qui entourèrent le Prophète et dont
l'Histoire islamique officielle a en grande partie tu le rôle essentiel.
La mémoire
retrouvée est ainsi retournement d'une Histoire quelque peu falsifiée par la prétention
unitariste des discours d'identité successifs. Elle est foncièrement subversive. C'est
ce qui donne leur force aux trois romans récents de Driss Chraïbi: Une Enquête au Pays (1981), La Mère du Printemps (1982) et Naissance à l'Aube (1986). Car là aussi il s'agit
d'une Mémoire non-officielle: celle de la berbérité enfouie sous une allégeance feinte
à l'Islam, dont La Mère du Printemps narre
fort poétiquement la conquête du Maghreb. Le personnage de Raho Aït Yafelman, qui
échappe au temps de l'Histoire, se retrouve à des époques différentes, défiant tous
les dires de pouvoir depuis son enracinement en quelque sorte tellurique dans un temps qui
est davantage celui de la Nature que celui des Etats ou religions qui prétendent lui
substituer leur violence ou leurs interdits. Si La
Mère du Printemps est ainsi une revisitation particulièrement savoureuse de
l'islamisation du Maghreb, Une Enquête au Pays
avait ridiculisé un Etat prétendant légiférer dans un espace de l'Atlas qui ne peut
être le sien. Quant à Naissance à l'Aube, on
y verra surtout une puissante glorification de la Vie, dans une amoralité absolue qui
sait pourtant donner à l'Histoire de l'Islam andalou une grandeur nouvelle.
C'est également
l'Histoire que relit sans cesse Rachid Boudjedra à partir de son obsession de la Mémoire
confisquée. Histoire des luttes intestines entre maquisards FLN et communistes dans la
plupart de ses romans, Histoire plus vaste dans La
Prise de Gibraltar (1987), qui rejoint curieusement (en moins joyeux...) Naissance à l'Aube de Chraïbi publié un an plus
tôt, comme La Répudiation reprenait déjà
en 1969 le thème du Passé simple, qui avait
choqué en 1954... Pourtant si Chraïbi recourt à un humour décapant et à une sorte de
dire tellurique de la sève vitale défiant l'Histoire des Etats, dont les affleurements
de l'inconscient sont une dimension intéressante, la caractéristique de Boudjedra est le
jeu conscient qu'il pratique en permanence avec le langage de la psychanalyse. Histoire
nationale et Roman familial sont mis en parallèle chez lui, dans un télescopage de
récits récurrents parfois vertigineux. Et si le systématisme des piétinements, des
digressions et des ratages de la narration peut décourager plus d'un lecteur, cette forme
effilochée mime en quelque sorte les difficultés de la Société à se dire, à se
constituer dans sa parole. Elle laisse pressentir à quel point cette Société était
devenue inénarrable pour elle-même. Il est, à cet égard remarquable que ce soit dans
le dernier roman en date, Le Désordre des choses
(1991), que cet aspect est poussé le plus loin, alors que Le Démantèlement (1982) était un travail
intéressant sur la difficulté - non l'impossibilité - de dire le récit de l'Histoire
et sur la nécessité d'en sauvegarder la complexité.
Cette
interrogation sur le statut de leur propre parole littéraire chez les écrivains
confirmés qu'on vient de citer se retrouve enfin, et c'est un autre point commun entre
Ben Jelloun et Boudjedra, dans une représentation de la parole comme féminine. Déjà,
le personnage central du Démantèlement
était une jeune femme. C'est encore une jeune femme tenant son journal pendant sept nuits
dans La Pluie (1987) du même auteur, qui
représente l'écriture comme accès et acceptation de sa féminité par la narratrice. Un
des moins touffus de Boudjedra, ce texte en est d'ailleurs avec L'Escargot entêté (1977) un des plus achevés.
Cette représentation féminine de l'écriture s'accompagne chez l'auteur de La Répudiation d'un retournement du statut du
père, qui de honni devient en effet quêté. Ben Jelloun suit un itinéraire comparable
puisque l'héroïne narratrice intermittente de L'Enfant
de sable et La Nuit sacrée, élevée pour
être un homme, est elle aussi d'un sexe ambigu. Et cette assomption du féminin vers
laquelle progressent les deux romans va de pair avec une intrication profonde du texte
romanesque et de la parole orale représentée. Or Ben Jelloun lui aussi valorise soudain
le père mourant, il est vrai dans Jour de silence à Tanger (1990): une
représentation féminine de l'écriture chez ces deux écrivains les plus reconnus par
les media français, alliée aux retrouvailles de ce père voué aux gémonies lorsqu'il
s'agissait de se faire reconnaître dans la langue de l'ex-colonisateur, loi concurrente
de celle du Père, ne peut-elle pas être interprétée comme une modification de la
relation à l'altérité? Mais déjà chez le Dib de Qui
se souvient de la mer (1962) la femme était, par son chant, un agent intercesseur de
l'émergence de la parole masculine, avant de devenir, dans La Danse du roi (1968) sujet de sa propre parole.
Par ailleurs, la féminisation de l'écriture imprègne la poésie dibienne au moins
depuis Omneros (1975), et se développe, dans la
production romanesque, parallèlement à l'androgynisation d'héroïnes comme Arfia dans La Danse du roi ou Sabine dans Habel.
Ces questions ne
semblent plus être celles que se posent les écrivains de la génération suivante, en
prise avec un réel plus désespéré et rebelle aux idéologies que celui dans lequel
s'étaient formés leurs ainés: c'est bien à une sorte de retour à un nouveau réalisme
que l'on assiste en effet chez les derniers venus de ces écrivains, parmi lesquels le
plus confirmé est d'ores et déjà Rachid Mimouni, dont Tombéza (1984) peut être considéré comme la plus impitoyable
écriture de l'horreur à laquelle l'Algérie est parvenue. On a souvent comparé la
violence de Mimouni à celle de Boudjedra, lui aussi influencé par Kateb à ses débuts.
Mais au débridé de Boudjedra, Mimouni oppose depuis Tombéza cette force tranquille de la concision de
petites séquences qui lui donnent une grande efficacité. Aussi peut-il aisément passer
de l'événementiel cru de Tombéza à
l'utilisation distanciée des formes de l'oralité qu'il pratique dans L'Honneur de la Tribu (1989) pour narrer la
destruction progressive de l'Algérie par les faux technocrates au pouvoir, puis à
l'allégorie transparente de la vie et de la mort d'un tyran dans Une peine à vivre (1991). Et c'est encore cette
précision redoutablement efficace que l'on retrouve en 1992 dans le vigoureux pamphlet
qu'il vient de faire paraître contre la déviation de l'Islam en stratégie de prise du
pouvoir: De la Barbarie en général et de
l'Intégrisme en particulier.
Ce réalisme
transcendé mais dur se retrouve sous une forme différente chez le Marocain Abdelhak
Serhane, qui s'est affirmé depuis Messaouda,
publié d'entrée de jeu aux éditions du Seuil en 1983, comme le nouveau dénonciateur
des hypocrisies sexuelles de la Société traditionnelle et de sa lâcheté politique. En
Tunisie, Hélé Béji s'est d'emblée signalée par le pamphlet direct: Désenchantement national, Essai sur la décolonisation
(1982) avant de passer à la mise en forme plus littéraire d'une écriture qui reste
satirique dans L'Oeil du jour (1985), tout en
continuant à se réclamer de la satire dans le sous-titre même de son dernier récit: Itinéraire de Paris à Tunis (1992). Il semble
bien que le malaise de plus en plus grand dans lequel vit le Maghreb depuis la ruine
concomitante des illusions du développement et de celles des idéologies va multiplier
ces textes d'urgence et de désespoir auxquels Mimouni, Béji et Serhane proposent des
modèles féconds, cependant que les écrivains de l'émigration développent une autre
sorte d'écriture-vérité. Il s'agit bien d'un retour au réalisme, certes, mais au-delà
de tout exotisme, bien au contraire!
De fait, les
écritures nouvelles à l'éclosion desquelles on assiste depuis quelques années
déconcertent les critiques, parce que leur classement selon des critères qui seraient
ceux d'un manuel - ce qu'on tente de faire avec le présent ouvrage - s'avère de plus en
plus difficile. On a vu que l'attente du public, comme la lecture traditionnelle des
critiques, ne sépare pas l'écriture d'une littérature "émergente" comme
celle qui nous intéresse ici, de la référence à un espace géographique ou social. La
lecture critique cherchera de plus une référence scripturale précise, et si possible
celle à un discours localisable, une idéologie par exemple. Or tous ces repères
commodes sont en partie faussés, pour ne pas dire gommés, par l'actualité mondiale des
années 80, même si les nationalismes et les intégrismes y ressurgissent de partout,
mais accompagnés d'une barbarie qui amène parfois à se poser des questions sur les
nationalismes des décennies précédentes. L'actualité immédiate ressemble à une
faillite de l'idéologie, qui est peut-être aussi une ruine des discours institués,
y-compris celui de la Littérature. Et symétriquement le réel en sa trivialité trouve
ses lettres de noblesse, ce qui n'empêche nullement la sensibilité de ressurgir: bien au
contraire. La tyrannie des langages, y-compris littéraires, l'avait quelque peu
reléguée: voici qu'elle ressurgit palpitante sous la plume d'écrivains comme Rabah
Belamri.
L'oeuvre de Rabah
Belamri s'impose d'autant plus ces dernières années que cet écrivain inclassable
s'était d'abord signalé comme conteur, tant par sa pratique orale que dans les recueils
de contes et proverbes qu'il a publiés en 1982 (La
rose rouge et Les graines de la douleur),
puis en 1985, 86, 91 (Le Galet et l'hirondelle, L'Oiseau du grenadier, Proverbes et dictons algériens,
L'âne de Djeha). En même temps son premier roman autobiographique campagnard (Le soleil sous le tamis, 1982) le faisait percevoir
comme reprenant une écriture ethnographique bien dépréciée par les lectures
idéologiques successives, lesquelles avaient par exemple occulté douze ans plus tôt
l'excellent Village des Asphodèles (1970) d'Ali
Boumahdi. Pourtant dès 1983 sa poésie imposait son écriture dense et acérée (Chemin de brûlure, 1983; Brûlante, 1985) dont l'exigence devait l'amener
tout naturellement à consacrer en 1993 un recueil à Hallaj, alliant la dimension
mystique et cette sensualité dont on retrouve la brûlure (il s'agit d'un des termes
récurrents de sa poétique) à la relecture de toute son oeuvre. Sensualité blessée:
blessure et douleur s'imposeront parallèlement à un désir éperdu de tendresse, dans
les romans Regard blessé (1987) et L'Asile de pierre (1989). Et pourtant cette
dimension n'était-elle pas déjà évidente dans les titres mêmes de ses premiers
recueils de contes: "La rose rouge", ou "Les graines de la douleur"?
Car l'humilité apparente de Rabah Belamri cache mal une très grande violence. Ainsi
cette oeuvre bouleverse les lectures préétablies en pervertissant le contrat de lecture
implicite des genres choisis.
L'oeuvre de Rabah
Belamri, somme toute, souffre encore d'une cécité provisoire de la critique: elle sera
probablement reconnue bientôt et étudiée comme les autres oeuvres d'écrivains. Car
cette oeuvre, même si elle bouscule nos clichés de littérarité, n'en est pas moins
d'abord une oeuvre littéraire, au sens plein du terme. Les textes produits depuis
quelques années par les écrivains de ce qu'on a appelé "la deuxième génération
de l'émigration" (ou de l'immigration, selon le lieu géographique où l'on se
place), embarrassent davantage le critique, même s'ils sont peut-être plus souvent
abordés déjà: fort peu d'entre eux en effet sont véritablement des oeuvres
littéraires. Mais ils signalent un espace culturel qui est à la fois au centre de
l'actualité, et fort mal décrit par les discours qui depuis peu la prennent pour objet.
Espace dont la dimension sociale et politique intéresse davantage que la dimension
littéraire, tant il est vrai qu'il n'est peut-être de littérature que d'espaces
traditionnellement consacrés comme "littéraires".
Les textes de ces écrivains "issus de l'émigration" (l'incertitude de la dénomination est ici un signe de l'impuissance des discours reconnus, idéologiques ou littéraires, à nommer cet espace atypique) surgissent dans un espace sous-décrit. On a vu que les écrivains "consacrés" de la littérature maghrébine n'ont pas véritablement décrit l'émigration, pourtant partie intégrante d'une Société dans laquelle il est peu de familles qui ne comptent pas au moins un émigré. Deux explications peuvent être proposées à ce relatif silence, suivant l'époque à laquelle on se situe. Lors des débuts de la littérature maghrébine en période coloniale, à l'époque où l'écriture de ces écrivains était encore largement descriptive, l'écriture littéraire maghrébine est plus ou moins consciemment liée à une tentative d'affirmation de l'identité maghrébine face à la négation coloniale. Or toute affirmation d'identité nationale se réclame d'un territoire-emblème de cette identité, qui lui fournit le plus souvent un nom. Par son extranéïté géographique l'émigration brise cette fonction emblématique du territoire dans l'affirmation crispée d'une identité une (c'est une logique comparable qui a toujours gommé les minorités dans le discours nationaliste maghrébin). Le discours nationaliste auquel cette littérature est implicitement liée à ses débuts et que ses descriptions sont censées servir ne peut concevoir cette fêlure. Mais dans les années 70 la littérature maghrébine a déjà grandement pris ses distances par rapport à ce discours idéologique. L'absence de la description de l'émigration qu'on a relevée plus haut dans cette littérature devient alors une manière de rejoindre la marge de l'émigration par rapport à tous les discours identitaires.
La littérature
issue de l'émigration proprement dite depuis le début des années 80 surgit donc d'un
espace sous-décrit, peut-être parce que sa réalité est inconcevable dans les
catégories du discours idéologique comme du discours littéraire. Elle sera en
porte-à-faux par rapport à la "littérature": Elle répond à une attente
essentiellement documentaire d'un public dont la littérarité n'est pas le souci majeur
lorsqu'il aborde ces textes: cette situation est typiquement une situation
d'"émergence", comme on avait déjà pu la décrire pour les débuts de la
littérature maghrébine dans les années 50. On pourrait faire une comparaison entre
l'humilité des premières pages du Fils du pauvre
de Mouloud Feraoun [18]et la simplicité, pour ne pas dire la
naïveté dont se réclame, non sans peut-être une malice comparable un "Beur"
comme Azouz Begag, dont Le Gone du Chaâba [19] pourrait s'appeler de la même manière
"Le Fils du Pauvre" [20]. De façon plus systématique, et donc
quelque peu maladroite, Mehdi Charef affiche dans son Thé au Harem d'Archi Ahmed [21] une écriture ostensiblement
non-littéraire [22] qu'il ne maîtrise cependant pas assez
pour convaincre vraiment. Pourtant on peut dire que son passage à l'émission Apostrophes en 1983 marqua pour le grand public le
début de ce nouveau courant littéraire. D'ailleurs Charef est essentiellement
scénariste, et l'écriture chez lui est inséparable de la production cinématographique,
dont l'impact est sans conteste bien plus grand que celui de la littérature.
Or ces nouveaux écrivains subvertissent à leur tour l'image du "beur" et le type d'écriture qu'on attendait d'eux: Les jeunes banlieusards de Mehdi Charef n'ont en commun que leur marginalité sociale, mais nullement l'origine ethnique de leurs familles. Si Nacer Kettane développe une dialectique du double refus identitaire au didactisme parfois un peu lourd [23], Azouz Begag montre une insertion souriante qui séduit et déconcerte à la fois. Surtout, Farida Belghoul construit sur une mise à distance tendre et ironique à la fois des divers langages reconnaissables "sur" l'immigration une oeuvre de grande qualité littéraire [24]. Là encore, s'il se forme un jour une "littérature de la 2° génération de l'Immigration", gageons que comme toute littérature, elle tirera sa qualité de la surprise, d'un discours autre que celui qui était précisément attendu, mais qui entretiendra avec ce dernier un rapport de subversion féconde.
Ces jeunes écrivains n'ont pas été retenus pour le présent manuel. Leur absence souligne qu'ils ont jusqu'ici davantage intéressé les sociologues et les journalistes que les critiques universitaires. Peut-être parce que, comme on vient de le montrer, ils ne jouent pas vraiment le jeu de l'écriture littéraire. La plupart d'entre eux n'ont écrit qu'un livre ou deux, le plus souvent un témoignage autobiographique, et se consacrent surtout à autre chose qu'à l'écriture. Seuls Azouz Begag, Ahmed Kalouaz et Jean-Luc Yacine peuvent d'ores et déjà présenter une oeuvre littéraire plus fournie. Mais c'est en écrivant autre chose que des textes en rapport direct avec leur expérience de fils d'émigrés. Déjà les deux derniers, par une oeuvre toute d'intériorité et aux préoccupations autres, pouvaient difficilement être assimilés à ce "courant" autrement que par leur Etat-Civil. Quant à Azouz Begag, il s'affirme depuis peu dans la littérature pour enfants. Mais leur absence ici montre aussi la difficulté qu'il peut y avoir à décider s'ils font partie ou non de la "littérature maghrébine": oui, si l'on raisonne en termes de "cultures d'origines" comme le faisait encore le ministère français de l'Education Nationale il y a quelques années; non lorsqu'on s'aperçoit que les références culturelles de ces textes sont de moins en moins maghrébines et que l'existence de cet espace culturel non-nommé, difficilement nommable, pose d'abord à la Société française la question de sa propre identité. L'Université maghrébine s'intéresse à ces écrivains depuis peu, alors qu'elle les ignorait jusque là: en 1993 deux colloques importants leur sont en partie consacrés au Maroc. Peut-être est-ce le signe que la déstabilisation des discours habituels qu'ils portent avec eux commence à produire son effet?
L'oeuvre littéraire la plus conséquente parmi celles consacrées en partie à cette "2° génération de l'Immigration" est peut-être celle de Leïla Sebbar. Or il s'agit là encore d'une écriture inclassable, car on aurait tort de limiter le travail de cet écrivain à ce thème de l'Immigration, comme on l'avait d'abord assimilée au féminisme avec ses deux premiers livres: On tue les petites filles (1978) et Le Pédophile et la maman (1980). Mais il est vrai qu'avec Fatima ou les algériennes au square (1981) elle fut une des premières à donner voix aux femmes de l'émigration d'abord, puis à leurs filles et fils, principalement avec la série des Shérazade (1982, 1985 et 1991). Seulement, si elle est issue d'une famille immigrée, Shérazade en bouscule toutes les images convenues: ne part-elle pas dans Les Carnets de Shérazade (1985) sur les traces d'Arthur Rimbaud? Inversement Jaffar, le jeune délinquant de J.H. cherche âme soeur (1987), pour qui la culture "d'origine" de ses parents semblait ne guère avoir de sens, s'enthousiasme à la lecture de Nedjma, découvert à la bibliothèque de la prison, cependant que Julien, qui aimait Shérazade dès le premier roman de la série à travers les peintures exotiques de Delacroix, deviendra en 1991 Le Fou de Shérazade, rejoignant à travers le cinéma le poète de la tradition arabe: les descriptions culturelles toutes faites sont ici perpétuellement mises à mal pour le bonheur du lecteur, et Leïla Sebbar, qui n'est pas concernée dans sa biographie personnelle, place dans l'espace mal défini de ces jeunes de banlieues un véritable travail d'écrivain, ce que confirme la parabole grave sur l'exil, la mémoire et la mort qu'est son dernier roman, Le Silence des rives (1993).
Est encore inclassable aussi l'écriture de la dernière venue de ces écrivains, propulsée peut-être un peu vite vers la célébrité par les "média": Nina Bouraoui, dont les deux brefs romans parus successivement chez Gallimard, La Voyeuse interdite (1991) et Poing mort (1992) signalent un talent prometteur. Le fait que tous les ans, ainsi, de nouveaux écrivains apparaissent, cependant que les plus confirmés, comme Mohammed Dib par exemple, ne cessent d'approfondir encore leur oeuvre imposante montre donc que la fin de la littérature maghrébine, tant de fois prédite, n'est pas pour demain, mais que de plus en plus cette littérature bouscule toutes les définitions identitaires comme toutes les catégories littéraires préétablies. Et c'est peut-être là la preuve la plus grande de sa féconde vitalité.
* *
*
La littérature
maghrébine s'est définitivement affirmée dans sa spécificité historique, culturelle
et géo-politique, dans son universalité humaniste et esthétique. Etant entendu que
l'écriture est un acte de connaissance, que la littérature est souvent l'observatoire de
la vie à venir parce qu'elle "reflète" de façon dynamique la réalité socio-
idéologique de son présent, tout autorise à penser que la littérature de langue
française au Maghreb a devant elle de beaux jours. Parce qu'elle a su être le receptacle
d'aspirations existentielles et culturelles vitales, parce qu'elle a su devenir un trait
d'union entre civilisations différentes et historiquement concurrentes et même
antagoniques, parce qu'elle a pu réaliser en son creuset une cohabitation et parfois une
synthèse de leurs caractères conflictuels ; elle s'est qualifiée pour devenir une voix
patentée de l'esprit universel.
Enfant terrible
qui a toujours marché à l'effraction, à la transgression, à la libération, elle a su
affirmer - par delà la détermination linguistique qui menaçait de l'enfermer dans un
caractère exotique daté - son irréductible nécessité. Elle a, à présent démontré
qu'elle avait assimilé - et dépassé - son double héritage et que si elle lui a payé
son tribut, ce n'est peut-être que pour mieux en prendre congé !
Pourtant, la
présente introduction a montré que plus qu'une autre peut-être, cette littérature est
dépendante du type de lecture qu'on en fait. S'inscrivant dans une réalité historique
et socio-culturelle tendue, elle sera toujours reçue d'une manière non-innocente, en
partie parce que le lieu depuis lequel ses lecteurs l'abordent est celui de mémoires
collectives embrouillées, d'identités conflictuelles et de clôtures idéologiques
contradictoires. Une des fonctions de la littérature est certes d'être le lieu
d'expression privilégié des indicibles collectifs. Mais prenons garde que le collectif,
ici, n'occulte encore longtemps l'individuel irréductible de l'expérience littéraire,
n'étouffe encore longtemps la reconnaissance des plus grands de ces écrivains comme
créateurs.
Charles BONN et Naget KHADDA
(Ce texte est l'introduction, écrite en 1992, de « La littérature
maghrébine de langue française », Ouvrage collectif, sous la direction de Charles
BONN, Naget KHADDA & Abdallah MDARHRI-ALAOUI, Paris, EDICEF-AUPELF, 1996).
ãTous droits réservés : EDICEF/AUPELF
Sommaire du volume
Conclusion
du volume Postface/Mise à jour |
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[1] Sur ces romans algériens de l'entre-deux guerre fort peu décrits jusqu'ici, on pourra se référer entre autres à la récente thèse d'habilitation d'Ahmed Lanasri: La littérature algérienne de l'entre-deux-guerres. Genèse et fonctionnement. Lille, Atelier national de reproduction des thèses, 1992, 2 vol. (Le 2° volume est consacré à la littérature de langue arabe,).
[2] Les éditeurs la publiant se sont multipliés pendant la guerre d'Algérie: Le Seuil d'abord, puis Plon et Julliard, enfin Denoël ont été de 1950 jusque dans les années 70 les principaux soutiens de ces auteurs, cependant que Maspéro publiait plutôt des essais que des oeuvres proprement littéraires, tout en ferraillant avec la censure. La littérature "de la deuxième génération", au statut plus ambigu, se développe avec l'actualité des problèmes liés à l'immigration dans la Société française des années 80 et 90. Et ce statut plus ambigu se traduit par son éclatement entre de multiples "petits éditeurs", toujours en France, même si Nina Bouraoui est publiée chez Gallimard, Azouz Begag au Seuil et Mehdi Charef au Mercure de France.
[3] Un survol de la majorité des recensions critiques comme des travaux universitaires sur ces écrivains montre que le plus souvent le travail d'écriture y est ignoré ou gommé au profit du contenu, et bien entendu l'éditeur va le plus souvent à la rencontre de cette lecture réductrice: les exemples les plus scandaleux étant l'avant-propos des éditions du Seuil à Nedjma de Kateb Yacine en 1956, ou la 4° de couverture de Habel de Mohammed Dib en 1977 chez le même éditeur. Enfin, comme le montrait déjà Alain Robbe-Grillet, la description romanesque traditionnelle est également une sorte de prise du pouvoir sur l'objet décrit, par celui qui écrit cette description et par ses lecteurs: la mise en signification de cet objet se fait dans les codes qui sont communs à l'écrivain et à son lecteur, mais ne sont pas nécessairement ceux de la Société décrite. Ainsi, pour parler d'un vantard dans Le Fils du Pauvre, alors même que la tradition orale maghrébine lui en fournit maints exemples célèbres, Mouloud Feraoun le compare à Tartarin de Tarascon... Le kabyle décrit peut ainsi, dans un discours qui n'est pas le sien, se sentir dans la situation du singe qu'on exhibe au zoo... D'ailleurs non seulement la description réaliste chère à Balzac, mais le genre romanesque lui-même dans lequel elle s'inscrit relèvent d'une tradition littéraire qui est celle du colonisateur plus que celle du colonisé. Certains intellectuels nationalistes des années 50 ont donc vécu fort mal le développement d'une littérature romanesque maghrébine de langue française qui pouvait leur sembler conforter la présence coloniale au Maghreb.
[4] Pas seulement en contexte colonial d'ailleurs: si les éditeurs se sont multipliés au Maghreb depuis les Indépendances, leurs meilleurs succès de vente en matière de littérature maghrébine sont leurs reprises de textes précédemment publiés en France et reconnus par la Critique française, essentiellement audio-visuelle, par le biais des antennes paraboliques, ornement le plus fréquent des terrasses d'Alger et cibles parfois des commandos intégristes.
[5] Déjà dans les romans algériens de l'entre-deux guerres l'idée de l'impossibilité de l'assimilation est souvent thématisée à travers les aléas du "couple mixte" que l'intrigue voue régulièrement à l'échec, le plus souvent de façon tragique.
[6] Les éditions du Seuil étaient proches alors de ce qu'on a appelé depuis les "chrétiens de gauche", dont les positions tiers-mondistes étaient bien en avance, particulièrement sur celles des partis de gauche institutionnalisés: le gouvernement de Guy Mollet ne fit-il pas voter les pouvoirs spéciaux pour l'armée le 12 mars 1956 par l'Assemblée nationale, communistes compris?
[7] Il faut dire aussi que cet arabe littéraire est quelque peu différent de l'arabe dialectal parlé dans la rue ou dans les familles, et que la lecture -et a-fortiori l'écriture littéraire - en langue arabe écrite (ou "classique") a été longtemps réservée à une minorité de clercs.
[8] Certains démocrates algériens ne vont-ils pas jusqu'à accuser les chaînes de télévision françaises, captées tous les jours grâce aux très nombreuses antennes paraboliques, d'avoir été les meilleurs agents électoraux du F.I.S. en lui accordant une importance que les Algériens auraient été tout surpris de découvrir ainsi ? (Voir par exemple les deux livres récents de Rachid Boudjedra, Le FIS de la haîne, Paris, Denoël, 1992, et de Rachid Mimouni, De la Barbarie en général et de l'Intégrisme en particulier, Paris, Le Pré aux Clercs, 1992).
[9] Par exemple dans son Dictionnaire des auteurs maghrébins de langue française, Paris, Karthala, 1984.
[10] Ce n'est pas pour autant cependant que la presse française "de gauche" s'autorisera un discours véritablement critique, vis-à-vis de l'Algérie surtout. Après tout ce pays ne se présentait-il pas comme une vitrine du "socialisme spécifique" et comme un modèle tiers-mondiste à partir surtout de 1971 ?
[11] A cet égard il est remarquable que la critique par des maghrébins de leurs littératures nationales, tout en étant statistiquement plus importante et de ce fait souvent plus diversifiée que la critique française du même corpus, souffre de deux handicaps majeurs. D'une part elle a commencé par être tributaire de la critique française, ne serait-ce que parce qu'elle dépendait de l'Université française pour sa consécration. D'autre part, elle est restée longtemps méconnue. Aujourd'hui, les sollicitations et les prises à partie d'une critique par l'autre témoignent de leur commune vitalité et de leur solidarité objective autant que d'une rivalité (parfois stérile, parfois féconde) fondée le plus souvent sur des postures de réception des textes sensiblement différentes.
[12] Anthologie de la nouvelle poésie algérienne. Paris, Saint-Germain des prés, coll. "Poésie 1", n° 14, 118 p. Comprend des textes de Youcef Sebti, Abdelhamid Laghouati, Rachid Bey, Djamal Imaziten, Boualem Abdoun, Djamal Kharchi, Hamid Skif, Ahmed Benkamla et Hamid Nacer-Khodja, choisis et présentés par Jean Sénac.
[13] Titre de son premier recueil poétique, publié dans la collection de la revue "Souffles" aux éditions Atlantes à Casablanca en 1971.
[14] Malgré sa double formation linguistique très solide qui lui permet effectivement d'écrire en arabe, Boudjedra est et reste un romancier de langue française, car chaque langue entraîne aussi une manière d'écrire. Dès lors, si traduction il y a, ses romans en arabe, même s'ils sont écrits directement dans cette langue, y apparaissent beaucoup plus comme une libre traduction depuis le français que l'inverse. Et l'actualité algérienne depuis 1988 comme les positions de Boudjedra face à la montée du FIS donnent à ce discours identitaire un aspect déjà désuet, décalé, comme l'était en 1975 le fait d'écrire Topographie idéale... dans un style proche de celui du Nouveau Roman, qui n'était déjà plus de mise.
[15] Il passe des éditions Denoël aux éditions du Seuil. Peu de temps après, Mohammed Dib fera l'itinéraire inverse, en quittant avec Les terrasses d'Orsol, précédé d'une réédition de recueils de nouvelles plus anciens, les grands tirages des éditions du Seuil pour les tirages plus confidentiels mais plus élitistes des éditions Sindbad.
[16] Paris, Gallimard, 1980.
[17] Amour bilingue. Montpellier, Fata Morgana, 1983.
[18] FERAOUN, Mouloud, Le Fils du Pauvre, Paris, Le Seuil, 1954, p. 10.
[19] Paris, Le Seuil, coll. "Points Virgule", 1986.
[20] C'est d'ailleurs ce que dit le titre du roman à peu de choses près, puisque le "gône" est l'enfant en patois lyonnais, cependant que le "Chaâba" désigne en arabe le bidonville misérable où ce "gône" a passé une partie de son enfance, et où le père tient une place essentielle, comparable à celle du père de Fouroulou. De "l'enfant du quartier pauvre" que serait la traduction de ce titre, au "Fils du Pauvre", il n'y a donc qu'un pas, et en tout cas la situation d'émergence, de texte initial est également comparable, comme l'est chez les deux écrivains la valorisation de l'école.
[21] Paris, Le Mercure de France, 1983.
[22] Que vient cependant rompre souvent une formulation scolaire et appliquée, enlevant de ce fait sa crédibilité à l'entreprise: être non-littéraire suppose donc bien un "métier" littéraire, que Charef n'a pas encore dans ce premier roman.
[23] Dans son unique roman: Le sourire de Brahim, Paris, Denoël, 1985.
[24] Son Georgette! (Paris, Barrault, 1986) est probablement jusqu'ici le meilleur roman de cette "2° génération".