Roger FAYOLLE
Université
Paris III
DE L'ETUDE DE
LA LITTERATURE
FRANCAISE
A CELLE DE
LA LITTERATURE
MAGHREBINE
DE LANGUE
FRANCAISE
Je remercie les organisateurs de
ce colloque d'avoir accepté ma proposition de présenter ici non pas une communication au
sens habituel de ce mot, c'est-à-dire une contribution érudite et savante à une
meilleure connaissance de l'objet de ces journées d'étude : la littérature maghrébine
de langue française, mais, plus simplement, un témoignage, une suite de réflexions sur
ma (longue) expérience d'enseignant-chercheur en littérature (de langue) française,
sur les conditions dans lesquelles j'ai associé à une pratique assidue et obligée de
l'analyse des chefs-d'oeuvre de la littérature française "proprement dite"
l'étude, réputée accessoire et marginale, d'oeuvres de la littérature maghrébine de
langue française ; témoignage sur ma rencontre, au cours de cet itinéraire, avec
Jacqueline Arnaud, sur notre trop brève collaboration, à l'occasion de travaux de
séminaires et de directions de recherche, personnellement enrichissants et
institutionnellement décevants. Il peut, en effet, être intéressant, pour nous qui
sommes aujourd'hui réunis ici, d'essayer de comprendre pourquoi ce hiatus entre
l'enrichissement personnel et le blocage institutionnel.
Il me paraît aussi utile de vous
indiquer, en quelques mots, qui est celui qui vous parle et ce qui peut l'avoir
audacieuseument conduit à se présenter ainsi en témoin.
Formé, dans les années déjà
lointaines où la section A (Latin-grec) des lycées apparaissait comme la voie royale de
la sélection, formé par l'étude des humanités classiques, j'ai été, très tôt,
appelé à enseigner celles-ci, pendant plus de vingt ans, comme agrégé-répétiteur de
français à l'Ecole Normale Supérieure de la rue d'Ulm. Cet enseignement, consacré à
l'explication des oeuvres inscrites aux programmes des concours de l'agrégation des
Lettres, ne m'invitait guère à intégrer dans ma pratique l'étude de littératures
nouvelles et vivantes. L'enseignement littéraire, tel qu'il a été conçu et pratiqué
depuis des générations, ne consiste-t-il pas surtout dans l'acquisition et la
perpétuation d'un héritage prestigieux ?
Les chefs-d'oeuvres de la
littérature française, présentés dans la filiation de ceux de la littérature
antique gréco-latine, sont retenus comme porteurs d'une image de l'Homme en dehors de
laquelle il n'y aurait qu'ignorance ou barbarie. Ainsi s'est trouvé intériorisé, dans
l'esprit de la plupart des élites sélectionnées par notre système scolaire et
universitaire, par la voie (et la voix) des études littéraires, un imperturbable
sentiment de supériorité par rapport à tout ce qui n'est pas l'univers culturel
franco-latino-grec (d'ailleurs perçu à travers quelques archétypes réducteurs),
sentiment de supériorité auquel l'expansion de l'impérialisme français au cours du
siècle dernier offrait sur le terrain confirmation pratique et occasion commode de se
manifester. Beaucoup d'entre nous ont, innocemment et naïvement, retiré d'une telle
formation beaucoup plus de certitudes que de curiosités, plus d'orgueil que de
modestie, et, au mieux (?), un certain esprit de mission : l'envie d'apporter aux
ignorants et aux barbares la connaissance de la vraie beauté et de la vraie sagesse.
Oserais-je dire que "l'esprit normalien", par delà les connivences
"humoristiques" du canular et des astuces à usage interne, était foncièrement
construit sur cette supériorité-là ? Comment s'étonner alors qu'après avoir été
imprégnés du culte de telles évidences, si peu d'entre nous soient capables de
découvertes ou de "conversions" ?
La plupart s'adonnent en effet à
l'exploration minutieuse d'une grande oeuvre ou de la vie d'un grand écrivain, admis au
Panthéon littéraire. Mais arrive-t-il que soit simplement posée la question :
qu'est-ce donc que cela qui fait l'objet de pratiques si révérencieuses ? Qu'est-ce donc
que cela que nous appelons la Littérature ?
A en juger par les programmes des
grands concours à l'issue desquels sont retenus les meilleurs, il s'agit d'un bien
petit nombre de textes, souvent répétés, rarement et timidement renouvelés. Que
représentent-ils par rapport à l'immensité d'une production textuelle qui déborde de
toutes parts les frontières d'un classicisme même élargi à une certaine modernité ?
Pour peu que l'on adopte le
point de vue de l'historien ou du sociologue, les conditions dans lesquelles se définit
ce domaine idéal du littéraire, si volontiers présenté comme "allant de
soi", apparaissent extrêmement complexes et peu réductibles aux critères d'un
goût souverain.
* *
*
C'est pourquoi tout esprit curieux
de comprendre ce qu'est ce phénomène culturel et social que nous appelons
"littérature" devrait prendre intérêt à une autre littérature que celle des
programmes, à toute une production littéraire de langue française relativement
récente (par exemple la littérature maghrébine) dont l'apparition, l'histoire, les
transformations successives représentent, comme dans une expérience de laboratoire, le
fonctionnement même du phénomène littéraire.
Je souscris entièrement à ce
qu'affirme un jeune chercheur américain, Robert
Sayre, dans sa thèse de doctorat d'Etat récemment soutenue à l'Université Paris VIII
et intitulée La sociologie
de la
littérature, une tentative de
synthèse critique : "Nulle part
ailleurs que
dans les
sociétés qui ont
vécu le
drame de
la colonisation
(et de
la conquête
de l'indépendance)
ne paraît
plus clairement
le lien
entre la
littérature et son contexte social".
J'ajouterai que, nées dans de telles conditions, ces jeunes littératures nationales de
pays anciennement colonisés ont parcouru en très peu de temps les étapes de
l'histoire des littératures nationales des vieilles puissances européennes : imitation
scrupuleuse de modèles esthétiques importés, affirmation éclatante d'une identité
propre, savantes recherches libérées de tout complexe.
Ecoutons par exemple ce que dit
aujourd'hui Habib Tengour qui en arrive à déclarer qu'écrire dans une langue
étrangère permet de révéler plus radicalement "l'étrangeté de la
littérature", de la montrer plus nettement pour ce qu'elle est : "une
fiction", une "recréation (à partir du réel) plus ou moins rigoureuse,
authentique, intégrale, belle et juste selon l'ampleur des résonances du
porte-plume."[1] Bel exemple,
parmi bien d'autres, des "leçons" que peuvent apporter la lecture et la
connaissance de cette littérature abusivement marginalisée.
L'étude de celle-ci me paraît
donc offrir d'abord un grand intérêt historique ou scientifique : elle permet en effet
de mieux saisir les relations des phénomènes littéraires avec leur contexte
socio-culturel et de percevoir aussi quelles peuvent être, sinon les lois, du moins les
orientations et les étapes du développement de la littérature vers une plus grande
autonomie.
Mais cette étude offre aussi, et
peut-être même surtout, (si j'en crois les impressions recueillies auprès de jeunes
étudiants de 2ème année de DEUG auxquels j'ai proposé l'an dernier une U.V. sur la
littérature maghébine de langue française), l'intérêt de nous parler d'ailleurs et
d'avoir quelque chose d'important et de nouveau à nous dire. Encore faut-il avoir
l'occasion ou même prendre le risque de la découvrir, tant elle est négligée dans
nos cursus et dans nos programmes d'études littéraires. Et pourtant, cette
littéra-ture, dont beaucoup considéraient l'existence comme précaire et paradoxale, et
prédisaient la fin prochaine, n'est-elle pas bien vivante et prospère, assez vivante et
assez prospère pour que l'oeuvre de l'un de ses représentants ait enfin retenu cette
année l'attention du jury au prix Goncourt ? Cela suffira-t-il à effacer la
méconnaissance et la suspicion dont elle est, à bien des égards, frappée de ce
côté-ci de la Méditerranée plus encore que de l'autre ?
* *
*
Avec Jacqueline Arnaud (et Denise
Brahimi et quelques collègues et amis comme Tahar Bekri) nous avions eu un projet trop
ambitieux : l'idée mal placée ou irréaliste, d'implanter à l'Ecole Normale Supérieure
de la rue d'Ulm un séminaire consacré à l'étude de cette littérature . Le programme
en était bien conçu et tout à fait légitime : combiner l'initiation méthodologique
aux nouvelles lectures des textes littéraires que propose la critique contemporaine et la
découverte culturelle d'un univers à peu près inconnu. L'expérience nous a montré
qu'à de très rares exceptions près, ce programme n'attirait qu'un public appartenant
déjà à cet univers même. Nos auditeurs, ceux qui ont travaillé avec nous , se
sentaient personnellement concernés par les oeuvres étudiées. Ce n'étaient pas ceux
qui songent avant tout à acquérir un savoir positivement marqué, parce que présenté
comme indispensable à l'acquisition d'une culture littéraire sanctionnée par le succès
aux examens et aux concours.
En 1975, j'avais, seul, tenté de
mettre en place , au même endroit , un séminaire consacré à la littérature
négro-africaine de langue française et fondé d'abord sur la prudente découverte des
oeuvres de deux lauréats de l'Université française : Senghor et Césaire. Ayant, par
courtoisie, communiqué le texte de ma leçon d'ouverture à un éminent spécialiste
d'archéologie grecque, qui était alors mon directeur, je reçus en réponse un bref
message d'encouragement où je pus lire ceci : "Bien
sûr, ces
nègres n'ont
pas inventé
le Parthénon,
mais enfin
..." Parmi les deux ou trois normaliens
qui suivirent les séances , je me souviens aussi de celui qui, prenant part au
commentaire d'une pièce d' Ethiopiques,
souligna que Senghor pouvait revendiquer le titre de "maître de parole"
puisqu'il était le premier agrégé de grammaire africain ! Naïves manifestations d'un
sentiment de supériorité, dont ceux qui l'éprouvent n'imaginent pas qu'il puisse
signifier sectarisme ou fermeture, et qui retentit sur la conception même de notre
enseignement littéraire. Etre digne de le dispenser,
c'est avoir fait la preuve de sa maîtrise dans l'étude et l'explication de "nos
grands poètes". Je vois encore le sourire d'ironie, à peine amère, avec lequel
Jacqueline Arnaud (dont chacun sait ici avec quelle pénétrante virtuosité elle a su
analyser les textes subtils de Kateb Yacine) me disait qu'elle avait accepté, pour
apporter la preuve de son aptitude à l'explication de textes, de faire un cours sur
Mallarmé. Mais a-t-on jamais demandé à quelqu'un qui aurait consacré sa thèse à
Mallarmé ou à Michaux, ou à Queneau, de faire la preuve de ses aptitudes à l'analyse
littéraire en étudiant des textes de Kateb ?
Nous avons donc éprouvé
l'étonnante pesanteur d'une tradition culturelle érigée en modèle et dont la
perpétuation ne saurait être mise en question. Tel n'est d'ailleurs pas notre propos. Il
s'agirait seulement de faire admettre ceci : cette littérature de langue française
existe, depuis bientôt un demi-siècle, et, comme l'a déclaré Ben Jelloun, "elle
fait honneur aux lettres francaises". A une époque où la diversité des méthodes
de la critique littéraire semble admise (après de rudes et difficiles débats), pourquoi
ne pas admettre la diversité culturelle de la littérature de langue française
elle-même ?
* *
*
L'humanisme n'est pas forcément
ni uniquement là où le discours dominant le situe. Celui d'aujourd'hui, en tout cas, ne
saurait reposer encore sur la célébration d'un modèle européen ou franco-centriste,
ni sur l'opposition de la civilisation et de la barbarie. Il s'agit de reconnaître et de
favoriser l'existence et la compénétration réciproque de civilisations différentes
égales en dignité et en droits. Naguère Ségalen découvrant la Chine, plus récemment
Roland Barthes visitant le Japon, ont souligné l'impénétrabilité qui sépare de
vieilles civilisations. L'intérêt d'une littérature bilingue comme la littérature
maghrébine de langue française, qui est la fois maghrébine et française, et qui n'est
pas forcément moins maghrébine parce qu'aussi de langue française, ni d'une langue
moins française parce que maghrébine, l'intérêt d'une littérature bilingue comme
celle-là, c'est d'établir des passerelles et des relais "entre des langues, des
discours, des rhétoriques, des mythes, qui sans cela, n'auraient guère de bords
communs". (Naget Khadda).
Il manque aux études littéraires
françaises le réformateur qui saurait faire d'elles le véhicule de cet humanisme
nouveau et universel, fondé sur l'échange interculturel, indispensable à la paix du
monde de demain. Gustave Lanson, dont le nom a trop volontiers servi de cible à d'injustes sarcasmes au cours des
débats critiques contemporains et dont l'oeuvre et le rôle véritables sont
fâcheusement méconnus, a su, voici bientôt un siècle, transformer l'enseignement de la
rhétorique en un enseignement littéraire qui lui semblait répondre aux besoins de la
société de son temps. De quelles attaques n'était-il pas l'objet de la part de ceux qui
lui reprochaient d'être infidèle à "l'esprit français" et qui lui
conseillaient de se faire "naturaliser allemand"! Dans le monde rétréci qui
est le nôtre aujourd'hui, ni la prétention nationaliste, ni l'ambition impérialiste
n'ont plus de sens, en matière culturelle comme dans d'autres domaines. Les oeuvres
littéraires qui disent la rencontre de cultures diverses retirent d'une telle situation
une portée exemplaire. Qui osera leur donner aujourd'hui la place qui leur conviendrait
pour contribuer à la formation d'humanistes vraiment modernes ? Jacqueline Arnaud a ,
courageusement , oeuvré dans ce sens. Il ne suffit pas qu'hommage lui en soit rendu. Il
faut aller dans ce même sens, et plus loin.
Extrait de la revue Itinéraires et contacts de cultures, Paris, L'Harmattan et Université Paris 13, n° 10, 1° semestre 1990. | |
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