Rabia
LAMRANY-ALAOUI
Faculté des
Sciences de l'Education, Rabat.
LE
"REEL" ET L'ECRITURE MAROCAINE
D'EXPRESSION
FRANCAISE
Des écrivains marocains dans
certaines de leurs oeuvres ont entretenu l'illusion du vécu et, par voie de
conséquence, ont établi un certain rapport au "réel". Nous pensons notamment
au Passé simple de Driss Chraïbi, à La mémoire
tatouée de Abdelkébir Khatibi, à Harrouda de Tahar Benjelloun, à Messaouda de Abdelhak Serhane. Au cours de cette
intervention, la notion de "réalisme" et celle de "création" se
profileront et seront incontournables. Je ne tenterai pas de les résoudre mais j' y
ajoute simplement une autre difficulté, celle d'un réalisme bilingue.
Maurice Van Overbeke, dans Introduction au problème
du bilinguisme,
souligne que le bilingue n'a jamais fini de lutter contre la tentation de réduire deux
idiomes à un seul moyen d'expression qui soit le reflet de son individualité
indissoluble et le corrélatif d'un seul monde. Il s'agit là en fait du bilingue
"normal".Le bilingue "écrivant" serait aux prises avec quelle
réalité, si ce n'est d'abord celle de l'écriture? Par ailleurs, si elle est à tout
moment traversée par le quotidien, la réalité, l'identité, l'écriture marocaine
d'expression française porte les séquelles d'une solitude inhérente à son tracé. Il
ne s'agit pas de la solitude propre à tout geste créateur, mais plutôt d'une
marginalité née de la différence profonde entre l'espace quotidien et l'espace de la
langue. Le "réel" est tantôt hors du langage, tantôt le centre d'une
interrogation infinie qui travaille l'acte scriptural, remettant sans cesse en question
les frontières entre le vécu et sa transcription. Le narrateur de La mémoire
tatouée reconnaît qu'il n'y a "pas moyen
de dominer
tout à
la fois
: le
souffle, l'élocution
de (mon)
corps, le
glissement dans
un réel
qui logeait
derrière (ma) tête
..." Quant à Tahar Benjelloun, il écrit que : "Le mystère
est l'extrême
raffinement du réel.
La pensée échoue chaque
fois qu'elle
essaie de
décrire ce
réel. Au
mieux, elle
raconte des histoires."
Comment se développe au fil de l'oeuvre cette incertitude à cerner, par l'écriture,
la réalité ?
Avant de répondre à la question,
une brève mise au point s'impose afin de différencier deux notions que nous utiliserons
sans cesse : "le réel", "la réalité". Pour Jacques Lacan, le réel
se situerait "dans la dimension extra-symbolique intraitable par le
signifiant". Si l'on définissait le réel comme "ce qui est", on
l'assimilerait à la réalité. Le réel se soustrait sans cesse à l'appel du langage,
alors que la réalité, c'est ce qui est ou sera dit. L'écriture autobiographique en
général traque cette fuite du réel qui souvent s'accompagne d'une "élision du
sujet". L'écriture autobiographique marocaine, dans le cas de A. Khatibi et de T.
Benjellon, en voulant rejeter le "vérisme folklorique" et la transparence, nous
semble être devenue une quête de ce réel évanescent, au point où il fait corps avec
le texte. Ce réel devient, partout, le moteur de leur production. La Mémoire
tatouée et Harrouda, sous-titrés respectivement "autobiographie d'un décolonisé"
et "Itinéraire", vont contribuer à
nous permettre d'élucider ce rapport ambigu qui lie au regard sur soi sa
mise en forme.
"Nous voyons
les choses
mêmes, écrit M. Merleau Ponty, le monde est cela
que nous
voyons :
des formules
de ce
genre expriment une foi
qui est
commune à
l'homme naturel
et au
philosophe. Mais cette
foi a ceci d'étrange,
que si
l'on cherche
à l'articuler
en thèse
ou énoncé,
si l'on
se demande
ce que
c'est que
nous, ce
que c'est
que voir
et ce qu'est chose
ou monde,
on entre
dans un
labyrinthe de difficultés
et de contradictions"[1]. Dans les deux
écrits qui nous préoccupent, l'énoncé et l'énonciation ne reflètent pas des images
de la vie réelle, mais des architectures imaginaires issues d'une civilisation
"duelle", d'un Livre réel et symbolique, d'un corps "raturé
d'images". Abdelkébir Khatibi constate que "le bricolage
littéraire déplace ce
regard fasciné
sur soi,
vers un
choix des
doubles, partis
d'une illusion
et comme
entraînés en une complexité géométrique
- l'écriture."[2]. Pour Tahar
Benjelloun "cette parole est
devenue écriture
: elle
a changé
d'espace. Elle a perdu
quelque chose
dans le
passage". Il célèbre l'irréalisme de
l'écriture[3]. Complexité,
irréalisme accompagnent la notion d'écriture- perte, prouvant au narrataire éventuel
que la préoccupation autobiographique est ailleurs, non dans un quotidien précis, mais
dans ses constantes transformations par l'écriture. Aussi il ne faut pas se leurrer : au
delà de la complexité et de l'irréalisme, l'écriture marocaine d'expression française
organise des structures du réel qui lui sont propres. L'architecture textuelle globale
prouve une stragégie indépendante des réalités primaires que semble
"innocemment" révéler le regard rétrospectif sur "une enfance
marocaine".
Au niveau macro-structurel ces
deux textes exposent un schéma "duel" :
- Série
hasardeuse I / -
Série hasardeuse II.
- Fass lecture
dans le corps / - Tanger la trahison
Ce schéma répondrait dans un
premier temps à un souci de "transparence", d'où la présentation d'une
enfance marocaine.
Dans un deuxième temps,
curieusement, aucune référence à l'âge adulte, mais errance mythique et discontinuité
du discours. L'espace imaginaire envahit l'espace du texte, faisant de ces écrits le
lieu de projection d'une identité qui se sert de la langue pour "abymer" ses
mythes.
Le fonctionnement d'une série de
textes dans Harrouda prouve ce jeu du double :
celui de l'envahissement du champ réel par un irréel mythique ou fantastique.
Envahissement qui réapparaîtra dans les romans qui ont suivi. Dans ce premier roman le
rapport entre réalité, écriture, mythes et fantasmes semble quasi explicite : "Du puits nous parvenaient
les signes
d'une vie
parallèle: nos rêves n'étaient
que des
bulles qui
butaient contre des
corps indifférents,
des corps
vides qui
annulaient le
sens de
notre écriture.
Nous étions
sans durée.
Notre langage
était un
vol opéré
à travers
les ambiguïtés
du discours
ancestral (...) Texte parallèle/
texte mobile/
vol". (p.31). Cette séquence précède et
ouvre celle du bain maure où alternent, suivant un dosage précis, des images réelles et
irréelles. Séquence où l'éciture tente de restituer le souvenir d'un univers
lourdement connoté, car chargé d'une fantasmagorie issue de superstitions
"maroco-musulmanes". Réalité et fantasmes ont pour source le thème de l'eau.
Le puits est donc le point de départ d'un parcours initiatique. De lui surgissent non
seulement les premiers signes d'une vie "parallèle" à la réalité
quotidienne, mais aussi un discours autre : un texte "parallèle". A certaines
images du souvenir T. Benjelloun substitue parfois celles de traces écrites : "La ville
se retire.
Les murs
voyagent. Ils
disparaissent dans un
magma de
textes vagues.
(p. 89) L'écriture de Harrouda semble un jeu
qui emprunte ses règles à une perception "schizophrène" du monde. Chaque
événement établit son propre parallélisme : naturel/surnaturel, réel/fantastique.
Dans Psychanalyse et anthropologie,
Géza Roheim relève l'absence de frontières distinctes chez les schizophrènes entre
le réel et le fantastique, et insiste sur le "parallélisme frappant qui existe entre leurs
fantasmes et les croyances primitives":
Cette action et réaction constante du social sur le psychique et du psychique sur le
social est parfaitement intégrée dans la fiction "autobiographique" qui se
trame dans Harrouda.
Parler de réel dans La mémoire
tatouée, c'est parler surtout des strates de
réel dans le texte, en ce sens que l'écriture se veut projection d'un espace précis,
d'un écho géographique ou topographique, d'une identité. "La médina
et ses
allégories se répercutent,
dira le narrateur, dans le
labyrinthe de mes phrases". Entre l'espace vécu et l'espace
transcrit la frontière reste mouvante, et la parole du narrateur oriente souvent vers
un fait évident : le réel c'est l'écriture. Transparaissent déjà dans ce texte les
prémisses d'un style qui caractérisera la production de A. Khatibi. Il y a en effet les
premiers jalons d'une écriture en quelque sorte narcissique car tournée vers sa propre
problématique. Cette préoccupation atteindra son apogée avec Amour bilingue,
texte où la fiction tourne autour d'un personnage central: la langue. "...la langue
qui ravit
le corps
à sa réalité intraitable,
à son
autonomie de jouissance.
Avec toi
je jouissais
entre deux
langues, l'une
traversant l'autre..." (p. 87). Le vécu n'est rien
d'autre ici que la langue aux prises avec le corps créant sa syntaxe propre. Acte
d'écriture atteignant de par la tension de ses dualismes le délire du
"schizophrène". Et l'auteur répondra : "Schizo-glossia: c'est le
délire verbal
et l'inflation
formaliste, disent-ils. Mais
quoi ?
l'écriture n'est-elle pas
travaillée par la folie,
le mal,
le suicide
? Comment
penser "linguistiquement"
la transe
qui emporte
la santé
du corps au seuil
d'une catastrophe
?[4]" Il y a
chez A. Khatibi une oscillation constante entre la parole et l'ineffable,
"l'errance" et le "noeud" (mots fréquents dans son texte), la
fiction et la théorisation. D'où un style dont la particularité est d'avoir filtré
la réalité à travers le carcan de théories critiques[5], qui
curieusement ont fait corps avec le texte. Ce regard sur soi est en fait un regard sur son
acte d'écrivain. C'est pour cela que très souvent l'écrivain se fait lecteur,
analyste, théoricien de son geste.
CONCLUSION
Parler de l'écriture et du réel
maghrébins, c'est prolonger la vaste problématique philosophique et idéologique selon
laquelle l'art traduit métaphoriquement ce que le savoir d'une époque pense dans le
concept. Ces deux transcriptions d'une certaine réalité montrent les tensions et la
fascination d'une dualité consciente et préconsciente. L'Occident est, dira le narrateur
de La mémoire
tatouée, "Une partie
de moi
que je
ne peux
nier...(p.108). Dualité géographique et
culturelle, mais aussi dualité corporelle en ce sens où, dans cette fantasmagorie
qu'est le texte, le corps propre semble à tout moment tiraillé entre le réel et
l'imaginaire.
Sami Ali note que "la psychanalyse,
dès l'aube
de ses
formulations, fut seule
à avoir
reconnu et
exploré cette
région limitrophe,
celle de
l'espace imaginaire
traversé d'ombres
et de
clarté où
les rapports
entre l'homme
et le monde passent
mystérieusement par la médiation du
corps propre".
Ces deux écritures révélent que le rapport de l'écrivain marocain au réel est d'abord
un retour au corps propre revécu a posteriori avec ses mutilations
"réelles" et symboliques. Il y a au départ une mise en équation du corps
maghrébin autour duquel vont se construire des formes "autobiographiques",
des images oniriques, un passé à la fois mythique et personnel. L'expression
française qui traverse ces "corps-textes" est donc une autre trace, une autre
preuve de leur identité créatrice. La langue d'un poète, c'est d'abord, comme le
souligne Abdellatif Laabi, "sa propre langue", celle qu'il élabore au sein
"du chaos linguistique".
Extrait de la revue Itinéraires et contacts de cultures, Paris, L'Harmattan et Université Paris 13, n° 10, 1° semestre 1990. | |
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