Marie Alice
SEFERIAN
Ecole des
hautes études pédagogiques, Copenhague.
RESEAUX
D'IMAGES
DANS NEDJMA ET LE
MUEZZIN
A LA LUMIERE DE
LEUR
TRANSCRIPTION
EN DANOIS
Nedjma de Kateb Yacine et Le Muezzin
de Mourad Bourboune étant à ce jour les deux seuls romans maghrébins à être traduits
en danois, ils m'avaient semblé pouvoir entrer tout naturellement dans le cadre du
colloque que Jacqueline Arnaud voulait consacrer aux diverses traductions de Nedjma ainsi qu'aux problèmes généraux de
traduction des oeuvres maghrébines. Le choix de ces deux oeuvres se justifie également
par la place centrale qu'elles tiennent dans la littérature algérienne de langue
française, ancrées comme elles le sont dans la réalité socio-politique et mythique
du pays, l'une se situant pendant la période coloniale, l'autre ayant pour décor et pour
thème les années suivant immédiatement l'indépendance de l'Algérie, acquise en
1962.
Etant donné les limites imposées
à un tel exposé, je me bornerai ici à l'étude de la transcription des images. C'est à
dessein que j'emploie le mot transcription, les images étant, comme chacun sait,
intraduisibles. Ce qu'on peut faire, c'est transcrire comme en musique, où ce verbe
signifie, selon le Lexis: "écrire pour
un instrument
un texte
écrit primitivement
pour un
ou plusieurs
autres." Il semble particulièrement
intéressant d'étudier comment un texte écrit, en quelque sorte pour plusieurs
instruments (la langue française véhicule ici plusieurs cultures, est bilangue selon l'expression d'Abdelkebir
Khatibi), va être transcrit pour une seule voix, la langue danoise, totalement
étrangère aux cultures présentes à l'origine de ce texte.
Les images étant le lieu
privilégié de l'émergence des significations secondes et des rêveries immanquablement
marquées par la culture (le mot est pris ici au sens large) de l'auteur, elles offrent un
terrain d'exploration tout indiqué, d'autant plus que les deux traducteurs sont avant
tout écrivains et poètes. Je n'entrerai pas ici dans le détail des discussions sur la
nature de la métaphore, ou de "l'icône verbale", ni sur les distinctions
formelles entre métaphore, métonymie, comparaison. Je me contenterai de citer Paul
Ricoeur: "La métaphore est au service de la fonction poétique, cette stratégie de
discours par laquelle le langage se dépouille de sa fonction de description directe pour
accéder au niveau mythique où sa fonction de découverte est libérée."[1]. Avant de partir
à cette découverte, il me faut cependant préciser ce que j'entends par réseau d'images et indiquer le point de vue
adopté. Je rappellerai en premier lieu que, comme le signe, l'image a deux faces: l'une
visible, verbale et matérielle, l'autre invisible, et en grande partie non verbale
puisqu'elle se compose des visions intérieures, sensations, émotions, sentiments qui
naissent dans l'esprit et le corps du lecteur. Face invisible qui, comme le signifié, est
voulue par l'auteur, mais en partie seulement, en ce sens que la même image verbale peut
déclencher des signifiés fort différents selon les lecteurs. Les images ont certes
pour fonction de donner au texte vie et beauté, elles l'illustrent en quelque sorte,
mais signes, elles se combinent et créent par leurs liens réciproques, sans rapport avec
le tissu de la narration, une sorte de contrepoint au récit lui-même. Un peu comme on
aperçoit sous le tulle de la robe les dentelles et festons des dessous ou les figures
imprimées sur la soie. Yves Tadié écrit: "Ces éléments assurent la fusion de la
mythologie et du récit, et proposent des relations nouvelles entre les mots, entre les
choses"[2]. Cependant que
Bachelard a tenté de montrer que: "les métaphores ne sont pas de simples
idéalisations qui partent comme des fusées pour éclater au ciel en étalant leur
insignifiance, mais qu'au contraire, elles s'appellent et se coordonnent plus que les
sensations, au point qu'un esprit poétique est purement et simplement une syntaxe de
métaphores."[3]. Ce que je
tenterai, c'est de reconstituer cette syntaxe de métaphores au niveau de l'effet de texte
: mon point de vue est celui du lecteur qui cherche à s'orienter dans cette forêt de
signes qu'est un texte poétique en utilisant les fils arachnéens tissés par les images.
J'examinerai en outre si la transcription en danois peut jeter quelque lumière sur ces
réseaux d'images. C'est une entreprise hasardeuse à laquelle je me livre et je suis
consciente que je risque fort de simplifier des oeuvres aussi riches que Nedjma et Le
Muezzin, qui se dérobent sans cesse à
l'analyse. Consciente aussi du fait que je ne pourrai m'empêcher de colorer ces images
des nuances de mon propre imaginaire.
La personne de Nedjma étant le
pôle autour duquel s'organise tout le roman, j'ai choisi de me borner aux images qui la
concernent. Les quatre éléments: eau, terre, feu, air, m'ont paru ouvrir une voie
intéressante et, dans une perspective bachelardienne, j'ai découvert que ces
éléments se combinaient symboliquement par des métaphores qui leur servaient en quelque
sorte de relais. Combinaisons que l'on peut visualiser par le schéma suivant :
AIR
fleur
étoile
EAU
NEDJMA
FEU
grenouille
sang
TERRE
"Fleur irrespirable",
dont les racines plongent dans la terre des ancêtres, Nedjma est plusieurs fois comparée
à une grenouille, animal à la fois aquatique et terrestre. Elle est l'eau trouble, le
sang impur. Nedjma veut dire étoile,
c'est-à-dire lumière et feu, ce "feu insensé" qui brûle dans les artères de la
jeune femme, sur sa gorge et dans "sa chevelure fauve".
Dans les portraits en particulier, il est souvent difficile de distinguer entre le
descriptif pur et le métaphorique, mais n'est-ce pas précisément l'une des fonctions
de l'image que de fondre le rêve et la réalité et, comme le note Julien Gracq à propos
des descriptions de personnages dans les romans de Balzac: "Ce que les mots, dans le
roman, appellent à la vie, ce n'est presque jamais une image précise, mais toujours
plutôt un système dynamique en mouvement"[4]. Le premier
portrait qui est fait de Nedjma est significatif à cet égard. L'élément primordial de
l'adolescence, c'est l'eau, elle "nage seule" dans la mer, et l'on verra plus tard
l'importance que prendra la scène du bain au Nadhor, sous le regard de Rachid et celui du
nègre, gardien de la pureté du clan. Mais une lecture attentive révèle une complexe
dynamique métaphorique, qui s'épanouit dans le final : "Le climat
marin répand
sur sa
peau un
hâle, combiné
à un
teint sombre,
brillant de
reflets d'acier,
éblouissant comme un vêtement mordoré
d'animal ;
la gorge
a des blancheurs de
fonderie, où
le soleil
martèle jusqu'au
coeur, et
le sang,
sous les
joues duveteuses,
parle vite
et fort,
trahissant les énigmes
du regard".(pp.
78-79). On voit
ici que si "le vêtement mordoré
d'animal" constitue un écho à la
métaphore batracienne, les mots hâle, brillant, mordoré,
éblouissant, préparent l'apparition du soleil.
Les contradictions internes de Nedjma se révèlent clairement ici: elle est douceur
féminine et dureté violente. Les images de fer et de feu se combinent, en particulier
dans le mot fonderie. Mais alors que le vocable
français évoque avant tout l'idée de chaleur intense, la transcription danoise, où
l'expression de la chaleur est assumée par le verbe gloede
(être embrasé), va faire ressortir la dureté du métal par l'emploi du mot qui signifie
fonte, mais qui contient le mot jern (fer) et
renforce par là l'impression de dureté. Dureté qui apparaîtra à la relecture du texte
français dans le verbe marteler: "Klimaet
spreder en
solbraendthed over hendes
moerke hud,
der straaler
med staalets
glans, blaendende
som et
dyrs gyldne
dragt; brystet,
hvor solen
hamrer loes
helt ned
til hjertet,
gloeder hvidt
som stoebejern,
og blodet
taler staerkt
og heftigt
under de
dunede kinder
og roeber
blikkets gaader."
(p.69). Je sors ici un peu de mon sujet, mais je ne peux m'empêcher de noter que le
rythme envoûtant de la phrase, mettant en relief le soleil et le sang, est perdu en
partie à cause de l'absence d'allitération et de l'accumulation de la conjonction
signifiant et , mais qu'elle est compensée par
les analogies sonores des mots straaler
(rayonne) et staalet (l'acier).
Ce n'est pas le seul endroit où
l'on voit Nedjma participer à la fois du froid et du chaud, du fer et du feu, comme par
exemple dans la rêverie de Mustapha regardant un couple qui se caresse: "Je fixe la vierge,
et je vois Nedjma,
comme si
c'était vraiment
elle: cheveux
de fer
ardent fragile
chaud où
le soleil
converge en
désordre, ainsi qu'une
poignée de
guêpes! (...)
Bouche de
glace fondant
sous les
baisers du
commandant!(...) C'est toujours
Nedjma que
je distingue,
sans méconnaître
la vierge
: Nedjma
à la ruée de
la vague,
gardienne d'un verger"
(...). (p. 82).
L'évocation du verger, à
rapprocher de la métaphore de la fleur, est reprise ailleurs par celle des citrons au
parfum mi-acide, mi-amer, comme par exemple dans ce passage où métaphore et description
du réel se rejoignent: "Nedjma n'est que
le pépin
du verger,
l'avant-goût du déboire,
un parfum
de citron...Un parfum
de citron
et de premier jasmin
afflue avec
le délire
de la
convalescente mer, encore
blanche, hivernale
; mais
toute la
ville s'accroche
à la vivacité des
feuillages, comme emportée
par la
brise, aux
approches du printemps".(p.
84). La traduction danoise rend merveilleusement ici l'expression imagée et le rythme,
mais la question est de savoir ce qu'un lecteur qui n'a jamais senti l'odeur du jasmin se
mêler à celle des citrons pourra percevoir dans cette évocation:"Nedjma er
bare frugthavens
kerne, en
forsmag pa skuffelsen,
en duft
af citron...
En duft
af citron
og nyudsprungen
jasmin loeber
sammen med
den ophidsede
bevaegelse i havet, som endnu
hvidt og
vinteragtigt er ved at komme
sig: men
hele byen
klynger sig
til det
levende loev,
ligesom bortfoertaf
brisen ved
foraarets komme". (pp. 74-75)
Là où la traduction se révèle
impuissante à rendre le contenu imagé, c'est lorsque celui-ci est suggéré par les
sonorités. Un bon exemple de ce type de situation est le suivant, où l'adjectif rutilant fait penser aux flammes à cause de la
proximité du verbe allumer et surtout du mot jeu qui évoque, en creux pour ainsi dire, le feu
entretenu par la Vestale: "...Incontestablement
la fatalité
de Nedjma
provenait de l'atmosphère
dont elle
fut entourée
petite fille,
alors que
s'allumaient les jeux
déjà ravageurs
de la
Vestale sacrifiée
en ses
plus rares
parures: la
splendeur toute
brute, les
armes rutilantes
dont on
ne croit
jamais que
femme puisse
se servir
sciemment " (p. 185). L'allusion au feu,
très vive dans le texte français, disparaît presque totalement dans la version
danoise, le mot rutilant étant traduit par skinnende, qui veut dire tout simplement brillant,
et allumer par un verbe qui signifie commencer.
Deux éléments qui sont
fréquemment rapprochés par leur propriétés liquides mais aussi par leur contenu
symbolique alliant des contraires: pureté et souillure, vie et mort, sont l'eau et le
sang. Nedjma, dont l'aspect maléfique apparaît plus clairement dans la deuxième
partie du roman, est la sirène meurtrière, "l'étoile
de sang
jaillie du
meurtre pour
empêcher la vengeance",
"l'ogresse au sang
obscur" entraînant la ruine du clan qui
survivait dans sa pureté par le refus de tout apport étranger: "Nous nous
sommes toujours
mariés entre
nous; l'inceste
est notre
lien, notre
principe de
cohésion depuis
l'exil du
premier ancêtre;
le même
sang nous
porte irrésistiblement
à l'embouchure
du fleuve
passionnel, auprès de
la sirène
chargée de
noyer ses
prétendants"(pp. 186-187).
Nedjma est aussi "la goutte
d'eau trouble" qui entraîne Rachid hors de son rocher protecteur, "l'attirant
vers la mer" où il sombrera. Sans cesse les images de sang et d'eau se mêlent:
"La femme
fatale, stérile
et fatale,
femme de
rien, ravageant
dans la
nuit passionnelle
tout ce
qui nous
restait de
sang, non
pour le
boire et
nous libérer
comme autant
de flacons
vides, non
pour le
boire à
défaut de
le verser,
mais seulement
pour le
troubler". (p.187). On voit par ce dernier
exemple, où le vin et l'ivresse apparaissent en filigrane, à quel point les images
éclairent et brouillent en même temps les pistes, plongeant à la fois dans l'imaginaire
conscient et inconscient du poète ainsi que dans les réserves de mythes et de rites
propres à sa culture. C'est précisément dans le domaine des mythes que le traducteur
est souvent pris de court, par exemple dans le cas de l'ogresse, figure spécifiquement
maghrébine. Un lecteur français peut cependant ressentir la force d'évocation: c'est
une sorte de pendant féminin à l'ogre du Petit
Poucet qui dévore ses propres filles. Les
images de sang renforcent cette interprétation. Mais l'ogre amateur de chair fraîche est
plus ou moins inconnu des mythologies nordiques et la traduction du mot ogresse par troldkvinden
qui signifie sorcière, préparatrice de boissons maléfiques, transporte le lecteur
danois dans un univers étranger à celui de Nedjma.
Ces différences culturelles qui
font qu'une traduction ne peut jamais être vraiment l'équivalent exact de l'original
n'empêchent pas cependant l'impression globale de sourdre du texte danois, grâce en
particulier à la transcription des images. Et le lecteur danois perçoit bien à quel
point "l'image de Nedjma, souterrainement reliée, dans l'esprit de ses amants, à
celles des ancêtres, fait d'elle une figure mythique"[5].
* *
*
Alors que Nedjma est à la fois le
personnage principal et le thème central du roman qui porte son nom, il apparaît
difficile de situer le noyau du Muezzin. Le
personnage principal, Saïd
Ramiz, dit le Muezzin, est bien le fil
conducteur du récit, mais il ne constitue en aucune façon le foyer où se concentrent
les réseaux d'images. Le thème central du roman est en réalité la ville, mais les
choses se compliquent car la ville est, comme Nedjma, à la fois une entité réelle et
une figure mythique, et de plus elle est double: c'est Paris, ville/pays colonisateur,
et c'est aussi "la ville d'outre-mer"/le pays qui vient d'accéder à
l'indépendance. J'ai étudié ailleurs comment la ville, en tant qu'espace privilégié
s'opposait et se combinait à la mer et au désert. Je me bornerai ici à essayer de
déceler comment les images donnent à la ville du Muezzin
sa tonalité.
Une relecture du Muezzin à la recherche des images révèle que
les deux villes ont ceci en commun qu'elles sont personnifiées (ou animées). Paris est
le plus souvent comparée à une femme, "jeune veuve bâtarde et interlope", une
femme à peine pubère, et cependant mangeuse d'hommes. Elle absorbe et digère dans les
"intestins" de ses rues l'étranger qui y déambule. Quant à la ville
d'Outre-mer, c'est une pieuvre qui étouffe le pays alentour en étendant ses tentacules.
On pourrait objecter ici que l'image n'est pas neuve. Depuis Verhaeren et ses Villes tentaculaires
(1895), la pieuvre est en effet la métaphore qui s'impose immédiatement à l'esprit pour
exprimer les effets dévastateurs de l'urbanisation. De plus, le sens figuré du mot
pieuvre, introduit dans le vocabulaire français par Victor Hugo (dans Les travailleurs
de la
mer, 1866), est si courant qu'il est passé
dans le dictionnaire. Le Robert en six volumes
donne: "C'est une vraie pieuvre ", une personne (particulièrement une femme)
insatiable, qui ruine par ses exigences et ne lâche jamais sa proie". Roger Caillois
a montré comment la pieuvre était devenue un animal mythique, dont les significations,
engendrées par l'imaginaire humain et particulièrement celui des poètes, n'avaient
guère à voir avec le poulpe, ou octopus. Ce qui ne veut pas dire, comme le remarque
Caillois, que nous devions dénier toute réalité à ces mythes. Ils proclament en effet
"l'existence de constantes fondamentales qui assurent la continuité latente du tissu
du monde. Alors l'objet fait signe, devient signe. Il attire sur lui l'imagination juste,
qui le découvre plus qu'elle ne l'invente"[6]. La pieuvre ne
peut donc être considérée comme une image fossilisée, et de plus, elle entraîne
forcément, par son sens figuré, une personnification de la ville, renforcée par des
expressions comme "la ville saigne", "bave et mange", "se
maquille", " a une sale gueule"...
Il est cependant nécessaire
d'étudier dans quelle mesure le texte actualise les potentialités imagées de la
pieuvre. Une première constatation, la présence de la mer, au plan du réel comme à
celui de l'imaginaire, donne une coloration et comme une odeur marine aux allusions à la
pieuvre. D'autres éléments viennent aussi enrichir, de façon extrêmement complexe,
cette image. Je ne donnerai qu'un exemple de cette écriture, à la fois chaotique et
solidement structurée où rêve et réel s'imbriquent inextricablement: "Alors, la
mémoire a
gravi un
étage et relégué dans un sous-sol-emmurés- les souvenirs
de l'ancienne
vie -
sommeil sous
une ride
de sable,
lagon noir
- dans
la ville
- nouveau-né,
la ville-pieuvre
et païenne
jusqu'à l'os.
Le soir
de mon
arrivée (déjà
?), je
l'ai sentie
se maquiller,
prendre les
allures de
l'autre, s'étirer
en surface
et dresser
vers les
hauteurs de
nouveaux tentacules.
Peu à
peu elle
a pris
possession de tout
le territoire
" (p. 151)
On se demande alors comment le
poète danois va pouvoir rendre cet entrechoc, surtout quand on sait que la pieuvre n'a
pas tout à fait les mêmes connotations en danois, et que l'adjectif tentaculaire n'y a pas de correspondant. On
constate ainsi que le mot pieuvre a été traduit par vampire, ce qui rend bien l'aspect dévorateur de
la ville suçant le sang des campagnes, mais entraîne une déperdition au niveau de
l'évocation marine: "Saa klatrede erindringen
en etage
op og
indemurede de gamle
erindringer i en kaelder -som
soevn under
en sandbanke,
en sort
lagune- i
byen -den
nyfoedte, vampyrbyen
der er
hedensk ind
til marven.
Ven
min ankomst
om aftenen
(allerede ?) havde
jeg maerket,
at den
sminkede sig,
efterlignende den gamle,
strakte sig
op mod
overfladen og truede
hoejdedragene med nye fangarme. Lidt
efter lidt
satte den
sig paa
hele omraadet"
(p. 108). Il faut avouer
que, pris dans son ensemble, l'écheveau complexe de ce passage est admirablement bien
rendu.
La ville n'est pas seulement
pieuvre dévastatrice. De prédatrice elle devient proie et victime : "La ville, dépiautée comme un mouton, dégorgea ses tripes". (p.
142). La ville est un être malade, malade de son appétit sexuel insatisfait (il est
plusieurs fois question des démangeaisons de la puberté, de prurit). La ruelle
"ravale ses spasmes" et les médinas sont des "chancres virulents".
Dans les deux villes dominent des images à caractère repoussant: vomissures, pet,
cloaque, microbes. Images qui caractérisent aussi, notons-le en passant, les villes du
poète algérien Malek Alloula, né comme Mourad Bourboune en 1938.
Ville de perdition où l'homme
risque d'être changé en pierre. Les allusions au minéral (asphalte, ciment, acier) sont
nombreuses et contrebalancent par leur caractère statique les images empruntées au
monde animal; elles sont toutes notées négativement. C'est par le végétal,
semble-t-il, que viendra le salut. La ville rêvée est liée à la fois à la plante et
au soleil. "La ville-fleur se hisse au zénith"
(p. 180). Mais "la ville-héliotrope" n'est
qu'une utopie. L'avenir est dans la conjonction de l'animal et du végétal ainsi que dans
l'union de la pourriture et de la pureté. Les réseaux d'images indiquent cette
complémentarité des contraires, que le Muezzin réclame explicitement. Le Meddah insiste
lui aussi sur les nécessaires contradictions de la ville: "Tout reprendre
dans cette
ville, lui
tisser de
nouvelles tripes plus
colorées et
moins putrides.
La rebâtir
en forme
de vrai
pays. Un
pays qui
poussera tout
seul au
mépris des
architectes. Une ville
solaire, un
pays héliotrope.
Sa croissance
sera accélérée
à grand
renfort d'acides
aminés. Un
pays qui
se prosterne,
s'alite, se
tient droit.
Une ville
qui bave
et qui
mange. Une
ville vivante
avec ses
turpitudes de vivante,
avec ses
maux de
tête et
ses problèmes
de nourriture.
Un pays-plante
qu'on émonde
et qui
s'exfolie. Une
ville vertébrée
avec ses
côtes flottantes,
son métabolisme
et sa
sudation." (pp. 184-185)
Ce passage est essentiel pour la
compréhension de l'oeuvre et il serait intéressant de voir en détail ce qu'il devient
dans la traduction. On s'aperçoit tout d'abord que les effets de sonorités, assonances
et allitérations, qui fonctionnent souvent comme des révélateurs de sens, sont
difficiles à transcrire dans la langue étrangère. Les mots tripes, putrides
et turpitudes forment ici manifestement une
constellation par la répétition des consonnes t,
r, p,
et des voyelles i et u. Ceci ne transparaît pas dans le texte danois,
où le mot putride est rendu par "stinkende"
qui veut plutôt dire puant, et "daarskaber", qui traduit turpitude, a le sens de folie, égarement.
Une autre image, qui classe la ville parmi les animaux vertébrés, ne passe pas non plus
dans la traduction, le mot composé "rygradby"
évoquant plutôt l'idée de ville dressée, debout, et dont la colonne vertébrale est
solide: "Begynde alting forfra
i denne
by, vaeve
den nogle
nye indvolde,
der er
mere farverige
og mindre
stinkende. Bygge den
op igen,
saa den
bliver et
virkeligt land.
Et land
der kan
gro paa
egen haand
uden at
tage notits
af arkitekterne.
En
solby, et
heliotrop-land. Dens vaekst
vil accelerere
med en
kraftig tilsaetning
aminosyrer. Et
land der
kaster sig
i stoevet,
laegger sig
i sens,
holder sig
oprejst. En
by der
savler og
aeder. En
levende by
med en
levendes daarskaber,
hovedpine og ernaeringsproblemer.Et
plante-land der beskaeres
og taber
sine blade.
En rygradby
med sine
boelgende flanker, sit
stofskifte og sin sveden" (pp. 432-133).
Cette idée que la vie ne peut
exister dans la pureté absolue, qu'il n'y a pas de vie sans mort, pas de nourriture sans
défécation, apparaît à plusieurs reprises et à des niveaux différents. Par la grâce
de l'image, elle se fond aussi avec la nécessité d'unir le végétal à l'animal. "Que la germination fasse le bouche à bouche à la
pourriture."(p.219). Sans cesse, cette nécessaire conjonction des contraires
est proclamée: Il faut rebâtir l'homme en forme de ville, "avec la pierre et le ciment, sans oublier le nerf,
anatomie et architecture à jamais confondues, une citadelle de sang et de sueur, de
poutres et de béton."(pp.221-222). La traduction rend bien ici les images, mais
elle introduit en quelque sorte trop d'ordre dans ce délire prophétique. La copule
"saa" établit par exemple un lien
de cause à effet entre le nerf (rendu par le système nerveux) et l'anatomie et
l'architecture, alors que ces éléments étaient confondus dans une pure juxtaposition: Med sten og cement, uden at glemme nervesystemet, saa
anatomi og arkitekyur for bestanding vil vaere én og samme ting. Et
citadel af blod og sved, af bjaelker og beton."(p.161).
* *
*
On voit ainsi comment la
conjonction des contraires a dans Le Muezzin un caractère de complémentarité
nécessaire à la vie, tandis que dans Nedjma,
le rapprochement des contraires, eau et feu, semble avoir un résultat négatif. Mais
c'est peut-être là forcer les choses...Toujours est-il que dans les deux cas, les images
renforcent en les nuançant, en leur donnant plus de profondeur, les significations du
récit. On remarquera aussi que rythmes et sonorités sont porteurs de sens, ce qu'on
savait déjà, mais il n'est jamais mauvais de rappeler avec Meschonnic que traduire,
c'est prendre des textes "à leur point de départ, dans leur fonctionnement
complexe, où les valeurs de sens ne sont pas séparables des valeurs de formes"[7].
Références
bibliographiques
BOURBOUNE,
Mourad:
Le Muezzin, Paris : Bourgois, 1968.
Muezzinen, traduit par
Lars Bonnevie. Copenhague, Arena, 1977.
KATEB, Yacine :
Nedjma. Paris: Seuil,
1956
Nedjma. traduit par
Ebbe Traberg. Copenhague, Grafisk Forlag, 1963.
BACHELARD,
Gaston: Psychanalyse du feu.
Paris, Gallimard, 1938
CAILLOIS, Roger :
La pieuvre, essai
sur la
logique de
l'imaginaire. Paris,: La table ronde, 1973
MESCHONNIC,
Henri: Pour la poétique
II. Paris,
Gallimard, 1973
NEWMARK,
PETER :
Approaches to
translation. Oxford, Pergamon Press, 1981
RICOEUR, Paul :
La métaphore
vive. Paris : Seuil, 1975
SEFERIAN,
Marie-Alice:
"Mer, ville,
désert, trois
espaces privilégiés
du Muezzin de
Bourboune": Revue romane
XVI, 1-2, 1981, pp. 147-165. "Espaces urbains, marins
et autres
dans des
poèmes d'Alloula et de Loakira" . Actes
du congrès mondial des littératures de langue française. Padoue, 1983. Università
degli studi di Padova, 1984. pp. 341-349. "Lecture
de l'oeuvre
poétique de Malek Alloula". Le Maghreb
comme Horizon
d'écritures. Université Lyon III, 1986. pp.
77-88
STEINER,
George : After Babel. Aspects
of language
and translation.
London : Oxford University Press, 1975
TADIE, Jean-Yves
: Le récit
poétique. Paris, Presses Universitaires de
France, 1978
Extrait de la revue Itinéraires et contacts de cultures, Paris, L'Harmattan et Université Paris 13, n° 10, 1° semestre 1990. | |
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[1]/ La métaphore vive,
p. 310.
[2]/ Le récit poétique,
p. 188.
[3]/ Psychanalyse du feu,
p. 213.
[4]/ En lisant et en
écrivant. Paris, Corti, 1980, p. 129.
[5]/ ARNAUD (Jacqueline). Recherches sur la littérature maghrébine de langue
française : le cas Kateb
Yacine. Diffusion
l'Harmattan, 1982, p. 703.
[6]/ La pieuvre, p.
229.
[7]/ Pour la poétique.
II. p.421.