Kamel GAHA
Faculté des
Lettres de Tunis
LE PARCOURS
INITIATIQUE DES HEROS
D'OCCIDENT ET
D'ORIENT
L'EBRANLEMENT
DES PERIODISATIONS
Qui n'a pas été tenté, une
fois, dans sa vie de chercheur, de recourir aux grilles chronologiques pour situer
l'oeuvre d'un auteur maghrébin, ou pour interpréter une mutation du style ou des thèmes
de la L.M. de L.F. ? Et de fait, les périodisations retenues aussi bien par les auteurs
que par les critiques, sont indispensables comme repères didactiques, mais ne peuvent
constituer la base d'une théorie critique de l'oeuvre répertoriée. Nous pensons même
que ces catalogages de surface peuvent voiler le sens profond d'une oeuvre et nous
empêcher ainsi de percevoir des convergences frappantes entre des auteurs qu'on a pris
l'habitude de séparer, et même d'opposer, en "générations" successives.
Dans une lecture en perspective
des oeuvres de Feraoun, de Yacine, de Mammeri et de Chraïbi ... nous avons été
sensible, par delà les disparités de style, des thèmes et du moment historique, à
l'unité profonde du projet fondateur qui anime leurs oeuvres et qui n'est autre que le
projet de l'écriture d'un "je" problématique que nous désignerons comme
"projet autobiographique". Cette littérature, d'après nous, révèle chez les
différents auteurs une même conscience aiguë de la place qu'occupe l'acte de
l'énonciation dans le projet romanesque. Ce projet définit ce que nous appellerons un
parcours initiatique du "héros" dans le roman maghrébin. En fait il s'agit
d'une initiation à soi, c'est-à-dire de l'élaboration progressive d'une représentation
de soi et d'un discours qui se confond avec le procès de maturation de la représentation
de soi. L'étude du roman autobiographique -ou de tendance autobiographique- nous a
permis de définir un parcours initiatique du héros que nous nous permettons de
reproduire ici sous forme de schémas généraux. Le cadre de référence, défini par ces
schémas généraux, nous permettra d'élargir la perspective de lecture aux
autobiographies de langue arabe et surtout à : Les
jours de Taha Husseïn et Le migrateur
de Tayeb Salah[1].
La première composante peut être
présentée comme "un manquement à soi" déterminant un sentiment aigu de la
faute. Ce manquement prend généralement l'aspect de la transgression d'une loi, d'un
blasphème (Mammeri, Chraïbi, Kateb), ou, dans un traitement atténué et euphémique du
rejet, de la pitié et de la nostalgie (Feraoun, Memmi). Dans tous les cas
l'extériorisation de la transgression et du rejet est emphatique. Ce déséquilibre
initial et initiateur enclenche le processus fatal de la quête d'une nouvelle image
mythique de soi.
La deuxième composante consiste
en un processus d'apprentissage de la différence. Cet apprentissage se fait en un
cheminement euphorique vers la connaissance: connaissance de l'autre comme condition de
la connaissance de soi et connaissance tout court. Mais la mémoire se mue alors en un
facteur de perturbation rappelant la proximité et la promiscuité du mort enterré,
c'est-à-dire du manquement qui a déterminé l'apparition du sentiment moteur de la
faute. Le chant épique du nouveau monde de la connaissance s'altère en chant d'Orphée.
La mémoire chez les écrivains maghrébins est toujours mémoire d'une trahison, d'une
mort à soi.
C'est de la troisième composante
que dépend le succès de l'initiation et du projet autobiographique. L'initiation
aboutit, si elle débouche sur l'élaboration d'une image mythique de soi, sur les
décombres du moi enterré. Deux facteurs contribueront à enrayer la procédure de
l'initiation dans le roman maghrébin, la mémoire qui rend l'effort d'arrachement à soi
problématique, et le regard pétrifiant de "l'autre" dans lequel le héros lira
le refus de reconnaissance de sa quête. Le "héros" maghrébin est condamné au
bégaiement, lui qui était en quête d'une voix.
Telles sont d'après nous les
étapes déterminantes de ce parcours initiatique du héros maghrébin; étapes que nous
retrouvons dans Nedjma, dans Le fils
du pauvre,
Le passé
simple, Le sommeil
du juste
et La statue
de sel.
Il est étonnant qu'on ait négligé de relever les similarités frappantes dans le
parcours de héros aussi différents, apparemment, que Mustapha, Rachid, Fouroulou, Driss
Ferdi, Arezki et Mordekhaï Benillouche, sinon sous la forme ambiguë de thèmes
équivoques comme l'aliénation...
Ce n'est certainement pas un
hasard si l'ébauche d'un dépassement des périodisations hâtives vient d'un historien
comme Laroui ou d'un anthropologue comme Von Grunebaum[2] appréhendant,
tous les deux, le phénomène culturel dans une perspective plus large. Nous inspirant de
ces deux auteurs, nous avons cherché à définir une cohérence nouvelle, susceptible de
rendre compte de l'engagement profond de la L.M. de L.F. dans le champ d'une modernité
problématique, engagement qui n'a rien de "territorial", qui ne peut être
circonscrit par la langue d'expression et que cette littérature partage avec des
littératures de langue arabe, dans d'autres régions que le Maghreb.
LE PARCOURS
INITIATIQUE DES HEROS D'ORIENT
L'idée d'un rapprochement des
"héros" d'Occident et d'Orient n'est pas neuve en soi ; ce qui l'est, dans une
certaine mesure, c'est l'attention portée aux propriétés constantes du parcours suivi
par ces héros, propriétés qui définissent un ensemble de schèmes relativement
indépendants et de l'ère géographique et de la langue d'expression du texte.
Ces schèmes étonnamment
convergents du Maghreb au Machrek se présentent dans les oeuvres qui nous intéressent
comme un ensemble organisé autour de l'expérience centrale de l'école de l'autre,
l'école de l'occupant. La structure ainsi définie rend compte de l'apprentissage ou de
l'initiation du héros comme d'une épreuve déterminante dont l'enjeu est la maîtrise de
la connaissance de l'autre. Or cette maîtrise de la connaissance -qui constitue avec la
puissance militaire l'essence même de l'autre- est loin d'être une opération mécanique
et innocente; bien au contraire, elle engage l'être intime du personnage dans un pari
tragique sur l'apprentissage de la différence au prix du sacrifice qu'il fait de cette
part de lui-même que ce "savoir différent" exclut historiquement et même
militairement. L'apprentissage de la différence, pour les héros d'Occident et
d'Orient, a le goût amer du renoncement et de l'automutilation.
La solidarité du savoir et du
pouvoir qui définit l'autre, et l'appréhension de l'épreuve de l'intériorisation de ce
savoir "différent" comme condition nécessaire de l'élaboration d'une image
mythique ne sont pas en fait propres au roman autobiographique au Maghreb et au Machrek;
il s'agit même de l'une des constantes de la pensée arabe moderne qui a très tôt
intériorisé cette nécessité comme l'une de ses conditions d'existence. Tout se passe
comme si les arabes avaient, depuis la Renaissance du siècle dernier, ressenti la
différence qui fait la puissance de l'Occident comme une différence de savoir devant
être compensée par la traduction et par le rôle dévolu à l'école moderne. La
conquête de la modernité devient une conquête du savoir. L'initiation à la modernité
passe ainsi fatalement par l'école.
Ce pari sur la modernité a
déterminé l'apparition de deux attitudes paradoxales dans la pensée arabe moderne en
général, et dans la littérature en particulier, indépendamment de la langue
d'expression. La première de ces attitudes[3] voit dans
l'école un moyen de combler le retard historique des sociétés arabes. Cette attitude
présuppose l'existence d'une connaissance désincarnée qu'il suffit d'assimiler
mécaniquement pour retrouver force et vigueur, les années obscures de la décadence
n'étant qu'une sombre parenthèse entre l'âge d'or de la Science et de la Sagesse arabes
et la renaissance escomptée. La deuxième attitude[4] envisage la
transposition mécanique du savoir qui n'a pas germé avec les autres composantes de la
société comme un facteur de destabilisation et déconstruction de l'édifice social.
L'hybride culturel est un monstre -au sens biologique- que renient sa société d'origine
et la société à laquelle il emprunte son savoir.
Ces deux attitudes, qui
définissent en réalité deux projets de société, annoncent déjà les deux profils
du héros dans les romans autobiographiques au Maghreb et au Machrek arabes : un héros
qui se voue tout entier à son appétit de savoir et qui se réalise comme sujet
différent par cette vocation même, et un deuxième héros qui vit sa quête passionnée
de la différence comme un pari tragique. D'ailleurs, plutôt que de deux quêtes nous
pensons qu'il faudrait parler d'une même quête envisagée à deux moments différents du
procès de maturation de l'image mythique du héros. Et c'est cette quête que nous allons
tenter de reconstituer à partir des autobiographies de langue arabe qui constituent notre
corpus[5].
Toutes ces oeuvres se présentent
comme des récits autobiographiques ou de tendance autobiographique. Dans celles qui
scindent l'instance d'énonciation en une première personne doublée d'un narrateur, le
dédoublement peut facilement être interprété comme un procédé littéraire de
distanciation qui consacre une voix s'appréhendant comme objet de son propre discours. Ce
phénomène d'écho dans lequel c'est l'écho qui fonde et consacre la voix, et non
l'inverse, caractérise l'autobiographie comme un projet fondateur et non comme une
reconstitution fidèle d'un moi antérieur.
Toutes ces oeuvres illustrent
entièrement ou partiellement un même schéma que nous présentons rapidement de la
manière suivante :
- Un héros marqué vit
l'expérience exaltante de la conquête du savoir à la fois comme réalisation de soi
et comme exil.
- Cette quête qui consacre la
différence du héros le voue à la solitude mais n'ébranle pas sa foi en une science
vive et vivifiante.
- Le processus de maturation d'une
image mythique du héros est enrayé par le regard de l'autre.
Pour montrer la solidarité des
destins des héros d'Occident et d'Orient nous interrogerons essentiellement deux aspects
de la quête de la différence : la présentation de la quête de la différence comme un
destin (du héros comme un élu), et celle de l'école comme un espace à conquérir.
L'ELECTION COMME
PREMIERE EXPERIENCE DE LA DIFFERENCE
Le traitement de l'enfance dans le
roman autobiographique est d'une constance frappante du Maroc au Liban, non en tant que
thème seulement, mais surtout en tant qu'étape déterminante dans le parcours
initiatique du héros. Le héros apparaît dès son enfance comme prédestiné à la
différence. La particularisation de l'enfant-héros n'est qu'une procédure
d'élection, c'est-à-dire de séparation prématurée, justifiée par des qualités -ou
des défauts- qui rendent problématique l'intégration de l'individu dans le groupe.
Dans Les jours
de Taha Hussein, l'élection du héros se justifie par une infirmité contractée dès les
premières années de la vie de l'enfant. Frappé de cécité, celui-ci intériorise très
tôt la différence qui le sépare des autres membres de sa très nombreuse famille comme
un malheur et comme un défi qu'il relèvera. (cf. Les
jours, pp 20-21).
La séparation du héros encore
enfant par l'intériorisation précoce de la différence le désengage du groupe et le mue
en une "interrogation vivante". Cet état est celui d'une intelligence qui
s'appréhende comme disponible. Le récit de la prise de conscience de cette
disponibilité est toujours un hymne à l'intelligence conquérante, d'un genre
particulier où les conquêtes se font sur un pupitre, une plume à la main : "je découvris
bien vite
mon intelligence,
mon étonnante
capacité de comprendre
... j'étais
tout à
cet étonnant
instrument dont la nature m'avait
doué, et
rien au
monde ne
pouvait m'émouvoir."
(Le migrateur
p.33). C'est cette énergie que mobilisera l'école pour radicaliser chez le héros
enfant sa revendication de différence. Sans attaches, l'enfant initie sa quête par
l'école : un espace à conquérir.
L'ECOLE : UN
ESPACE A CONQUERIR
L'école comme espace différent
représente l'enjeu d'une véritable bataille que l'enfant se livre pour ériger ce qui
n'était qu'une prédisposition à la différence en destin. Toutes les expériences de
l'adulte sont déjà en puissance dans l'expérience scolaire, du blasphème à la passion
pour l'étrangère et au mariage mixte, passages obligés du calvaire que sera pour
l'adulte la prise de conscience du caractère irréductible de la différence.
Nulle oeuvre ne vérifie
peut-être mieux la pertinence et la beauté de la métaphore que Kateb Yacine emploie
pour signifier l'école de l'autre, "la gueule du
loup", que dans Le migrateur
de T. Salah. Mustapha Saïd, retraçant pour le narrateur les moments les plus
importants de sa vie, présente son enfance d'écolier comme un défi relevé. Autour de
lui "les gens se méfiaient... les écoles
semblaient un fléau
qui accompagnait
les armées
d'occupation." (p. 32). Et c'est l'enfant
lui-même qui va prendre la décision d'aller vers l'autre dans un mouvement qui était
loin d'être partagé par tous les siens. (cf. p.33). Bien des années plus tard,
commentant sa propre décision, M. Saïd y voit la confirmation de son destin de séparé
et la consommation d'une rupture qui est une véritable mort à soi, un renoncement:
"Et ce
fut, détachée,
ma vie
: et la première
décision que je pris d'autorité."
A partir de cette décision la vie du héros ne sera plus qu'une quête fébrile d'un
pouvoir qui lui échappera toujours. Certes, il y aura pour lui des moments d'émotion
intense dans l'excercice de sa propre impatience à saillir hors de lui-même. Apprendre,
pour lui, c'est s'exercer à naître autrement sous le regard attendri et généreux -au
début du moins- de l'autre, jusqu'à la prise de conscience inévitable de la vanité de
son entreprise.
L'une des épreuves les plus
importantes dans cette vie "d'apprenti sorcier" est la rencontre avec la langue
de l'autre : son essence même. A la fois énigme et équation, la langue de l'autre
fascine en raison même de son étrangeté. C'est la clé miraculeuse qui ouvre les portes
de la capitale, de l'université et de la belle société. (voir P. 37-38).
Rien n'arrêtera plus le
conquérant, véritable nomade de l'esprit, dans sa quête toujours plus intense, à la
mesure même de son attente démesurée. Son itinéraire tracera autour de "la forteresse
vide" qu'il est des cercles concentriques
au diamètre de plus en plus grand : "Ce pays est étroit pour
ton intelligence.
Il faut
que tu
voyages, que
tu ailles
en Egypte,
au Liban
ou en
Angleterre. Nous n'avons
plus rien
à t'apprendre
ici." (p.33) Il choisira d'aller au
Caire. L'intensité du désir qui porte le héros toujours plus loin le rend insensible à
tout autre réalité que son désir même : "Je
me représentais
Le Caire comme une nouvelle
montagne qui
accueillait mon campement
une ou
deux nuits
avant la
poursuite du voyage.
Vers quel
but? Je
l'ignorais." (p.34).
Après le Caire, Londres. Rien ne
résiste à "cette force qui va". La langue de l'autre est domptée ; pour ses
camarades, Mustapha Saïd est "l'Anglais noir". Les situations les plus
convoitées, la vie mondaine parmi l'élite qui le porte aux devants de la scène comme
garant du succès de sa mission, tout pourrait faire croire à la maîtrise de la
différence par son intériorisation. Mais le ver est dans le fruit, et l'intensité de
la vie que mène le héros maquille lourdement son désarroi sans l'effacer. Le héros de
la différence maîtrisée n'est qu'un simulacre. Jouant à l'Anglais noir, Mustapha
Saïd se remémore les paroles de son maître d'Oxford, Maxwell Foster-Keen : "Monsieur Saïd,
vous êtes
le meilleur
exemple de
l'échec de
notre mission
civilisatrice en Afrique.
Malgré tous
nos efforts
là-bas, vous
avez continuellement
l'air de
sortir pour
la première
fois de
la forêt
vierge " (p.81). Comble de l'ironie, c'est ce même Foster-Keen qui
sauvera le héros de la peine capitale en le présentant comme parfaitement
occidentalisé : "Messieurs les jurés,
Mustapha Saïd
est un
esprit noble,
parfaitement occidentalisé et civilisé
..." (p.40). Mais cela ne le sauvera pas de lui-même, du mensonge qu'il sait être :
"Tout cela
est faux,
détournement, falsification ! Je ne suis
pas Othello.
Je suis
un mensonge.
Il faut
pendre les
mensonges. Il
faut en
finir". (p.40).
Le refus de reconnaissance, par le
maître, de la validité de l'effort que fait le héros pour sortir de lui-même contribue
à inhiber le procès de cristallisation d'une image mythique du personnage. Ce refus
révèle ainsi -au sens chimique du mot-, la vanité d'une entreprise condamnée dès le
départ. Et rien ne l'explicite mieux que la vie amoureuse de Mustapha Saïd, placée sous
le signe de l'excès et de l'automutilation.
Le rapport à la femme étrangère
est un rapport limite dans lequel la différence se déploie, nue de toute superfétation
et de tout simulacre, comme une double exclusion qui fige chacun des partenaires dans une
attitude archétypale. Mustapha Saïd n'est pour toutes les femmes qui l'ont aimé qu'un
indicible, un non-présent. Elles ne sont pour lui que l'occasion d'exercer à froid la
passion du vide qui l'habite. L'issue ne peut être que la mort, la forme la plus radicale
de l'exclusion.
Pourquoi donc la passion de la
différence est-elle une passion du vide et de la mort ? Qu'est-ce qui condamne
l'entreprise de Mustapha Saïd ? Est-ce la persistance d'un doute quant à la possibilité
de maîtrise de la différence -doute que répercutent et la voix de son maître et le
regard de "ses femmes"-, ou est-ce plutôt dans la démarche même du
héros, acculé à vivre la différence comme une exclusion, qu'il faut chercher
l'explication de son impuissante force ?
CONCLUSION
Dans le cadre général défini
par nous comme un procès initiatique d'intériorisation de la différence par la double
épreuve de la mort à soi -au monde ancien- et de la naissance à l'altérité de la
Science, les quatre héros occupent des positions différentes qu'on peut déterminer en
fonction de deux définitions d'un devenir de la modernité dans les sociétés arabes.
La première définition assigne
à la quête du savoir une fonction de catalysation de la modernité par l'assimiliation
non critique de la connaissance de l'autre. Les autobiographies qui illustrent cette
quête sont toutes inachevées dans un certain sens; elles s'achèvent au moment où la
connaissance est sur le point de devenir transitive. C'est cette foi naïve en une raison
portative et instrumentale que nous retrouvons chez les héros de Taha Hussein, de Mouloud
Feraoun et également chez certains penseurs de la "Réforme arabe".
Dans Oiseau d'Orient
de T. Al Hakim, cette quête "des racines mêmes
de la science occidentale"
ne débouche pas sur l'engagement politique (comme dans Les jours
de T. Hussein et Le quartier latin
de S. Idriss), sans en exclure la nécessité pour autant. En fait, l'activisme de la
raison libérale et positiviste d'un T. Hussein et l'autotélisme de la pratique
artistique d'un T. Al Ha-kim témoignent de la même quête de la voix (ou de la voie)
différenciée, à la lumière de l'expérience de l'exil dans "les vastes
champs de
la connaissance
occidentale".
Par delà les frontières
géographiques et linguistiques une voix répond à T. Hussein, confiante et sereine -au
début du moins-, revendiquant la connaissance de soi par la connaissance de l'autre comme
une promesse de renouveau. Le destin de Mouloud Feraoun est exemplaire en ceci qu'il
revèle la solidarité étroite entre l'apprentissage de la différence et l'émergence de
la voix couronnant le processus d'intériorisation. Ce destin se confond avec la foi
illimitée en une raison libérée, transcendant les conflits historiques et incarnée en
une figure, celle du maître d'école.
Cette vocation de l'institution
scolaire -à la fois lieu de cristallisation d'un moi différent et ferment de la
modernité- n'est le fait ni de la géographie ni de la langue d'expression. Malgré les
différences certaines entre le parcours et la formation d'un T. Hussein et d'un Mouloud
Feraoun, ces deux auteurs assignent dans leurs autobiographies respectives la même
importance et la même fonction à l'institution scolaire. Dans les deux cas
l'autobiographie est une oeuvre ouverte, une maturation de la voix qui débouche sur
l'action politique et pédagogique. Et c'est à la lumière de cette praxis qu'on peut
juger de l'efficience de leur foi inconditionnelle en une greffe de la raison libérale et
positiviste sur le corps traumatisé d'une société en pleine effervescence.
Le Migrateur
de T. Salah illustre le même cheminement euphorique vers la connaissance, le même
hymne à l'intelligence conquérante, les mêmes reniements et les mêmes soifs. Mais dans
ce dernier cas, le parcours autobiographique ne donne sur rien, sinon sur la mort. La
quête de la différence devient une quête impossible ; d'épique qu'elle était, elle
devient tragique. Ce qu'on ne pouvait que deviner en interrogeant le style d'auteurs comme
Feraoun ou T. Hussein (ou en confrontant la sincérité et l'intensité de leur pari avec
le verdict sans appel de l'Histoire) éclate dans Le
Migrateur comme un scandale. "Condamné à
vivre", M. Saïd revient parmi les siens
mais se ménage dans sa chambre rouge une reconstitution délirante de la part
impossible de lui même. Il continuera, un certain temps encore, à être une énigme
vivante pour les habitants du village où il a choisi de se retirer et avec qui il ne peut
être confondu qu'extérieurement, jusqu'au jour où il se décidera à "se raconter"
au narrateur ; après quoi il disparaîtra définitivement. Des quatre héros dont nous
avons parlé, Mustapha Saïd est celui qui pousse le plus loin la quête de la
différence, au prix de sa vie même. Il résume en quelque sorte tous les autres héros
puisqu'il va au devant de son destin après avoir fait le même pari sur les vertus de
"la science".
S'il faut interroger l'Histoire
pour porter un jugement sur les choix qu'illustrent les autobiographies de T. Hussein, S.
Idriss, T. Al Hakin et M. Féraoun -puisqu'elles sont toutes ouvertes-, il n'y a qu'à
lire la confession de Mustapha Saïd dans Le migrateur pour conclure à l'impossibilité et à
la stérilité d'une quête obsessionnelle de la différence. Or c'est cette même
impossibilité que vivent Arezki dans Le sommeil du
juste de Mammeri, Driss Ferdi dans Le passé
simple de Chraibi et Rachid dans Nedjma de Kateb Yacine. Si les quêtes de ces
personnages n'aboutissent pas toutes à la mort, elles gardent la même signification pour
tous. Le projet autobiographique, lent procès de maturation d'une représentation
cohérente de la personne, inscrit dans un devenir, aboutit, pour tous ces héros qui ont
parié sur l'intériorisation de la différence, à "l'impasse" et à la
perdition.
L'echec de ces chevaliers modernes
de la raison libérale et de la Science désincarnée comme antidote de la tradition
condamne le projet de société qui les résume tout entiers, et rend problématique le
pari sur une intériorisation mécanique de la différence. Paradoxalement, cette quête
d'une "modernité sauvage" définie comme un "savoir puissant"
dispensé par l'institution scolaire semble donner raison aux détracteurs du projet qui
la supporte. Al Afghani, penseur fondamentaliste de la Réforme arabe, a déjà prédit
l'échec de cette modernité quantitative et annoncé en des termes d'une précision
étonnante les symptômes du mal qui l'accompagne et qu'on peut relever dans les oeuvres
de T. Salah, de Driss Chraibi et de Mouloud Mammeri. Mais pour les fondamentalistes,
l'alternative ne peut consister qu'en un refus farouche de la différence et en une
"réactivation" de la mémoire sacrifiée au culte de la modernité ; pari tout
aussi tragique puisqu'il signifie une impossibilité d'être au présent autrement que
comme simulacre d'un passé surdéterminé.
Ainsi, l'autobiographie au Maghreb
et au Machrek témoigne de l'effort de l'individu créateur, assumant une modernité
tragique faite d'un présent impossible et d'un passé surdéterminé. Pris entre ces deux
injonctions au non-être, le héros du roman autobiographique doit -pour lui même et
pour sa société- réinventer l'Histoire ou mourir.
Extrait de la revue Itinéraires et contacts de cultures, Paris, L'Harmattan et Université Paris 13, n° 10, 1° semestre 1990. | |
Copyright L'Harmattan et Université Paris 13. Tous droits réservés. |
Sommaire du volume | |
Commander le volume | |
Page d'accueil du site Limag (Littérature maghrébine) | |
Communiquer avec le responsable du site |
[1]/ Dans un premier temps nous avons travaillé sur quatre
autobiographies de langue arabe: Les jours, T.1 des Oeuvres complètes de T.H., Maison du livre
libanais, Beyrouth 1974 ; Le migrateur de T.S. trad. de F. Noun, éd.
Sindbad, Paris 1972; Le quartier latin
de S. Idriss, 2ème éd., Maison de la Science pour tous, 1954 ; et Oiseau d'Orient
de T. Al Hakim, éd. Maison du Croissant, 1957. Pour nous conformer aux consignes des
éditeurs des Actes, nous avons dû sacrifier
près du tiers de ce travail.
[2]/ LAROUI (Abdallah). L'Idéologie arabe contemporaine.
Maspéro 1970; notamment, IV, pp. 171-214. VON GRUNENBAUM (G.E.). L'identité culturelle de l'Islam,
Gallimard 1973; notamment pp. 183-216.
[3]/ Attitude représentée par des penseurs comme Mohamed
Abdou et Khair Eddine Attounsi.
[4]/ Incarnée par Al Cheikh Al Afghani.
[5]/ Les
contraintes que nous avons déjà mentionnées nous obligent à ne retenir que Le Migrateur
de Taieb Salah pour l'illustration du schéma que nous avançons.