Jean DEJEUX
Paris
LA LITTERATURE
FEMININE
DE LANGUE
FRANCAISE AU MAGHREB
Beaucoup d'étrangères,
Françaises du Maghreb, ont écrit sur le Maghreb, surtout en Algérie entre 1919 et 1939,
ainsi que jusqu'à nos jours. Certaines ont même pris des pseudonymes arabes (comme
Seddik Ben El Outa ou encore Benta Djebel) qui ont dérouté les lecteurs. Plusieurs
romancières juives ont également écrit des romans depuis les années 20 jusqu'à nos
jours, alors que la plupart résident actuellement en France. Mais mon propos est de
m'arrêter uniquement aux Algériennes, Tunisiennes et Marocaines qui écrivent dans le
courant de la littérature maghrébine de langue française, pratiquement depuis les
années 40. Elles sont de plus en plus nombreuses à publier romans, recueils de nouvelles
et recueils de poèmes, sans parler d'essais ou de témoignages, plus nombreuses en
Algérie que dans les deux autres pays. Au cours de l'histoire, elles avaient pris la
parole et même les armes[1]. Elles prennent
maintenant la plume pour dire par elles-mêmes leur attentes, leurs espoirs, leurs refus
et leurs désirs.
INVENTAIRE DES
AUTEURS ET DES OEUVRES
l°) Tunisie
La revue féministe Leïla de 1936 à 1942 "ne fut pas
déterminante pour l'éclosion de talents féminins"[2]. Néanmoins elle existait, de même qu'après
l'indépendance (1956) a paru pendant quelques années la revue Faîza de l'Union Nationale des Femmes
Tunisiennes. Le code de statut personnel (la Majalla)
promulgué en 1956, valorisant la promotion de la femme, a sans doute été un adjuvant
dans le désir d'affirmation de soi de nombreuses Tunisiennes.
Comme la littérature tunisienne
est principalement écrite en arabe, il n'est pas sans intérêt de s'interroger sur la
présence des femmes dans ce courant en arabe[3]. Depuis l956
nombreuses sont les Tunisiennes qui ont publié des nouvelles dans les revues en arabe (5,
en outre, ont publié plus de dix nouvelles dans les revues); 9 des recueils de poésie; 2
ont publié un roman chacune (dont une aussi un recueil de nouvelles). Une, un livre
d'essais. Donc les romancières s'expriment plutôt en français depuis 1975, année de la
femme. Jusqu'en 1986 inclus, il faut compter 7 auteurs: en 1975 Souad Guellouz, Jalila
Hafsa et Aïcha Chaïbi; en 1978, Souad Hedri; en 1981 Frida Hachemi en 1982 de nouveau
Souad Guellouz; en 1983 Behidja Gaaloul et en 1986 Hélé Béji. Donc huit romans pour
sept auteurs, contre deux romans en arabe.
Plusieurs romans sont
insignifiants ou laissent beaucoup à désirer sur un plan ou un autre, aussi bien Ahlem de Frida Hachemi, que Fruits perdus
de Behidja Gaaloul, à compte d'auteur. Il a fallu attendre l986 pour voir Hélé Béji
s'imposer avec son roman L'Oeil du jour
(Paris, Maurice Nadeau). Cependant les autres oeuvres doivent être rapidement
mentionnées. Souad Guellouz dans La Vie simple
(Tunis, MTE) raconte le passage de la vie traditionnelle à la vie moderne, soulevant
les problèmes de l'adaptation à une nouvelle vie, celle de la ville, qui bouleverse les
habitudes et les comportements. Peut-être y remarquerait-on comme une nostalgie de
cette "vie simple" d'autrefois que le monde moderne vient troubler. Son second
roman Les Jardins du
Nord (Tunis, Salammbô), en 1982, remonte
jusqu'à l'enfance de l'auteur. Dans cette oeuvre autobiographique, S. Guellouz expose
la vie d'une grande famille: le père vénéré, la mère attentive à ses enfants.
L'auteur suit chaque personnage à travers des décennies, à travers donc des moments de
l'histoire de la Tunisie et de l'évolution des moeurs. La romancière réserve de temps
en temps en caractères italiques ses propres réflexions actuelles sur telle ou telle
manière de faire d'autrefois. Roman du retour sur soi, du regard sur soi, non certes
pour dénigrer mais pour faire le point: quelque peu combatif parfois, le ton reste
toutefois modéré et bon nombre de réflexions se veulent de sagesse. Cette
autobiographie romancée s'arrête en 1940.
En cette même année de la femme,
1975, Jalila Haffia faisait paraître Cendre à l'aube
(Tunis, MTE), entaché malheureusement par le plagiat de deux oeuvres connues: Elles de Alba de Cespédes (Poche 1973) et Journal d'une bourgeoise de Geneviève Gennari
(Poche 1972)[4]. Pratiquement 69
pages du roman sur 269 étaient extraites de ces deux romans, surtout du premier. C'était
extrêmement malheureux, d'autant plus que les autres pages ne manquaient pas d'intérêt.
L'auteur déclarait : "Il lui a suffi d'être
elle-même pour dire et émouvoir ". Alors pourquoi donc avoir versé
dans le plagiat ?
En 1975 encore, Aïcha Chaïbi
publiait Rached (Tunis, MTE) qui racontait
l'histoire d'un jeune Tunisien ambitieux et arriviste du Sud. Attiré par la ville, il va
s'y brûler les ailes. Il va se marier avec une étrangère qu'il rendra malheureuse. Il
fait même le malheur de tout le monde. Ce roman est généreux mais par trop
moralisateur. En outre, l'écriture en est trop simple et le plaisir de lire n'est
aucunement excité.
En somme, ces romans et les deux
à compte d'auteur paraissent surtout nostalgiques et moralisateurs : vocabulaire convenu,
sans audaces, ton des bienséances traditionnelles. Tout se passe comme si les
romancières voulaient faire la leçon, attirer l'attention sur les dangers de la ville,
l'évolution malsaine des moeurs et une modernité jugée dangereuse.
Hélé Béji tranche sur ces
romans avec L'Oeil du jour
(Paris, Maurice Nadeau) en 1986. Déjà l'auteur s'était fait connaître par un essai
percutant en 1982: Désenchantement national . Essai
sur la
décolonisation (Paris Maspero), à
l'écriture maîtrisée et à la réflexion pertinente. Dans le même ordre d'idées, on
ne peut passer sous silence les pages très denses parues dans Le Débat
(Paris) : "L'Occident intérieur", au titre significatif[5]. Dans L'Oeil du
jour la narratrice retourne à Tunis, sa ville
natale, venant de Paris, pour de courts séjours. Les souvenirs d'enfance se ravivent, un
royaume enchanté d'autrefois est peu à peu restitué. Le racines se rafraîchissent. La
présence de sa grand-mère lui rappelle les vieilles traditions. Mais elle constate que
ce monde est en pleine mutation. Qui plus est, dit-elle, "par mon irreligion, j'étais
séparée de l'univers
de ma grand-mère autant
que de
n'importe quel
alchimiste disparu dans
la nuit
des temps,
avec sa
tablette, ses mystères,
ses doctrines,
ses initiations,
au fond
d'un laboratoire
en cendre
où il
avait tout
ignoré de
la rondeur
de la
terre". L'oeil du jour est le propre regard
d'Hélé Béji venu d'ailleurs, du monde de la modernité et de la liberté personnelle
assumée. La romancière semble regretter une certaine cohérence de l'univers ancien,
mais sans se renier: elle
n'est pas mécontente d'avoir planté ses racines ailleurs. Enchantement/Désenchantement,
"L'Occident intérieur" la possède désormais, rejoignant Abdelkebir Khatibi
quand il écrit : "L'Occident est une
partie de
moi"[6] et encore "L'Europe habite
notre être"[7]. Agrégée de
lettres, Hélé Béji aborde l'écriture romanesque avec maîtrise, parfois de type
réaliste, décrivant le quotidien, mais d'autres fois et le plus souvent évocatrice,
allusive, intériorisée.
Mentionnons rapidement les
poètes: de 1968 à 1986, 6 auteurs avec 9 recueils. Le niveau n'est pas très élevé,
sauf dans les recueils de Sophie El Goulli et surtout de Amina Saïd qui vit à Paris: Paysages nuit
friable (1980) et Métamorphose de l'île
et de la vague
(1985). On peut certainement y joindre Jacqueline Daoud, que les Tunisiens reconnaissent
comme Tunisienne, avec Traduit de l'abstrait
(1968). Hédia Khadhar a publié une Anthologie
de la
Poésie tunisienne
de langue
française (Paris l'Harmattan, 1985) après
celle que j'avais moi-même publiée.
Des Tunisiennes ont aussi écrit
des ouvrages de droit comme Souad Chater et Naziha Lakehal-Ayyat en 1978, des essais comme
celui de Lilia Chabbi Labidi: L'Histoire d'une parole
féminine (Tunis 1982) et surtout celui déjà
cité de Hélé Béji en 1982, ou ceux encore de Jalila Hafsia: Visages et
rencontres (Tunis 1981) et La plume
en liberté
(Tunis l983).
2°) Maroc
Durant le ler trimestre 1966
paraissait la revue Souffles marquant un
tournant dans
les écrits de langue française. Il faut attendre 1982 pour voir la première
Marocaine publier un roman: Aïcha la rebelle
de Halima Ben Haddou, suivie par trois autres: Badia Hadj Naceur, Leila Houari et Farida
Elhany Mourad[8], et en l987 un
nouvel auteur: Nafissa Sbaï publiant au Maroc L'Enfant
endormi. Quatre auteurs avec quatre romans de
1982 à 1986. Cependant, issue de la communauté juive marocaine, Elisa Chimenti avait
publié autrefois: Eves marocaines (1935, légendes et récits,), Au coeur
du harem
(1958 roman) et Légendes marocaines (1959). Le roman de Halima Ben
Haddou a donné lieu à une publicité abondante dans Jeune Afrique
qui a édité le livre. L'auteur est une jeune Marocaine paralysée par la polio depuis
l'âge de neuf ans. Dans Jeune Afrique on pouvait lire que ce roman était
"considéré au Maroc
comme le
best-seller actuel (1983) de la littérature marocaine d'expression
française"[9]. Il est permis
de penser que ce roman fleuve n'est tout de même pas le grand roman attendu. Il s'agit
d'une histoire d'amour dans le Rif marocain au moment de l'occupation espagnole. Aïcha
lutte pour les siens,mais elle est rejetée par ceux-ci parce que le propriétaire
espagnol, employeur de ses parents, l'a adoptée. L'auteur a mêlé l'imaginaire à
l'histoire vécue. Elle déclarait même : "Aïcha
c'est l'héroïne,
mais la
rebelle c'est
moi"[10]. Retenons le
symbole d'une volonté d'être et de s'affirmer.
Le roman de Badia Hadj Naceur, Le Voile
mis à
nu (Paris, Arcantère, 1985) est autrement
plus audacieux, peut-être parce que l'auteur est psychotérapeute. Yasmina, d'une grande
famille de Tanger, tombe amoureuse d'un Français. La voilà donc hors des normes de la
société et de la religion. L'amant meurt dans un accident d'avion et Yasmina part pour
la France où elle fait la connaissance d'un Algérien. En réalité, elle mène une vie
d'errance sexuelle, passant dans les bras de partenaires successifs, hommes et même
femmes. Elle devient "une poule de
luxe", selon une expression tirée du
roman, et ne dédaigne pas non plus les alcools. Apparemment l'héroïne est une petite
bourgeoise qui a mis les pieds hors de la grande maison et qui veut jouir de la vie. Jouir
me paraît le mot clé. Le roman ne décrit pas l'évolution d'une société, mais de
quelques cas à travers Yasmina, qui est un cas d'émancipation exaspérée d'ailleurs.
En fin de compte dans cette aventure, beaucoup d'illusions, de faux semblants et de
mystification. Peut-être à travers cette errance de Yasmina faut-il découvrir la
recherche d'une identité face à une image de soi éclatée, à la dérive. L'écriture
est très morcelée au début, puis les phrases s'étirent de plus en plus. Ce roman est
pour l'instant le plus "osé", comme on dit, des romans féminins maghrébins.
L'auteur a-t-il voulu trop dire ? Sans doute a-t-il voulu insister pour montrer où
peuvent mener le déracinement et le mimétisme.
En cette même année l985 paraît
de Leïla Houari Zeida de nulle
part (Paris, L'Harmattan). L'auteur raconte son itnéraire bien qu'il se refuse à
dire Je. Leïla l'héroïne, quitte Fès pour
Bruxelles avec sa famille. Intégration difficile, contradictions, conflits, révoltes
contre les tabous, d'où le retour au pays natal pour retrouver les racines et le bonheur
de vivre. Mais là aussi elle est heurtée. Elle revient donc à la maison avec de la
menthe fraîche et des fleurs d'oranger. Leïla Houari explique que ce roman est d'une
certaine manière autobiographique. La contradiction qu'elle portait a été résolue,
dit-elle, en partie à la naissance de son fils et lors de la publication de son roman.
"S'exprimer c'est choisir
de vivre;
il faut
assumer ses contradictions"[11]. L'intérêt de
ce roman, sans prétention sur le plan littéraire, est sans doute d'être représentatif
de l'écartèlement chez certains jeunes Maghrébins et Maghrébines en Europe, se
souvenant de leurs racines mais devant assumer par la force des choses un monde nouveau,
un univers différent.
Le roman de Farida Elhany Mourad La fille
aux pieds
nus (Casablanca 1985) me paraît d'un
sentimentalisme doucereux et douteux; la couverture du livre est déjà de mauvais goût.
En lisant, on a l'impression de voir un film égyptien avec intérieur aisé, téléphone
blanc et salon bourgeois: un milieu artificiel de nantis. Ici on prend l'avion pour
Paris pour un rien : pour aller au théâtre par exemple. L'héroïne fait du cheval tous
les matins, passe beaucoup de temps à faire du tennis, etc. Les Amours? On peut les
résumer en attirance, rejet, révolte, revendication. Pour quel public ce roman est-il
écrit ? Nous parlerait-il de la bourgeoisie marocaine ?
Finalement ces romans marocains
paraissent se situer entre le rêve et la réalité ; ils semblent raconter des rêves,
des phantasmes, des vies qu'on ne peut pas vivre. Les auteurs s'échappent des réalités
moroses ou contraignantes en imaginant des vies différentes, dans l'irréalité donc. On
veut éviter le quotidien, mais il faut bien assumer le principe de réalité. Comme cela
est souvent difficile, le roman sert d'espace de plaisirs et d'expression des désirs.
Trois poètes ont publié des
recueils de 1978 à 1983: Saïda Menebhi, Poèmes,
lettres et écrits
de prison
( Paris 1978). Née en 1952, S. Menebhi est morte en 1977 alors qu'elle faisait la grève
de la faim après son arrestation et sa condamnation à sept ans de réclusion pour
adhésion à une organisation marxiste-léniniste. Rachida Madani publie en l98l Femme, je
suis ( Vitry). Ces deux recueils sont d'une
bonne tenue. Enfin Fatima Chahid Abaroudi publie en l983 Imago.
Quelques Marocaines sont connues
pour leurs essais comme Fatima Mernissi et Ghita El Khayat-Bennaï sur les problèmes de
la promotion féminine et de la sexualité dans la société musulmane, comme encore
Fatima Alaoui, journaliste, pour nous tenir à celles qui ont publié des ouvrages.
3°) Algérie
La littérature de langue arabe
renaît en Algérie depuis l'accession à l'indépendance, avec l'apparition du roman
depuis 1967, mais à ma connaissance on ne compte jusqu'à présent que deux nouvellistes
femmes ayant publié des recueils et pas de romancières. Il en va bien différemment de
la littérature de langue française, bien que les romancières juives algériennes
aient commencé à faire paraître des romans depuis les années 1920. Il a fallu
attendre 1947 pour voir paraître les romans de Taos Amrouche et de Djamila Debèche[12].
En vingt ans, de 1947 à 1986
inclus, 38 romans et recueils de nouvelles ont été publiés par les Algériennes: 20
auteurs, en augmentation depuis 1984 (nous comptons parmi elles Leïla Sebbar). Pour les
recueils de poèmes : 32 écrits par 30 auteurs ; ceci en quatorze ans, de 1963 à 1986
inclus. Des auteurs ont publié des romans et des recueils de poèmes . Quelques
constatations peuvent être faites sur cette production littéraire.
- Sur les 20 auteurs de romans et
recueils de nouvelles ont eu recours à un pseudonyme[13]: Assia Djebar,
Aïcha Lemsine, Safia Ketou, Hakima Tsabel, Hawa Djabali et Bediya Bachir. Deux ne
signent qu'une partie de leur nom : Assia, Myriam Ben. Un cas est à remarquer, celui de
Taos Amrouche signant successivement Marie-Louise Amrouche-Bourdil, Marguerite Taos puis
Taos Amrouche. L'une a traduit en arabe son prénom Eve. Les pseudonymes servent à
dissimuler, comme on le sait. On ne veut pas engager la famille ou le mari, pour diverses
raisons. On préfère être discret. Le masque peut permettre de dire certaines
vérités sans se dévoiler. Dans le cas de Taos Amrouche, il s'agit d'une
réappropriation d'identité. Des poètes ont eu recours également à des pseudonymes.
- Dans 14 romans sur 34 (quatre
oeuvres sur les 38 étant des recueils de nouvelles), l'auteur dit Je. C'est d'ailleurs une femme qui a commencé à
dire Je dans cette littérature algérienne :
Marie-Louise Amrouche (Jacinthe noire, l947). Il s'agit de surcroît chez elle
d'un double Je: l'auteur s'identifie à
Marie-Thérèse (Maïté) , accueillant une nouvelle venue dans une pension de famille:
Reine, à laquelle Taos Amrouche s'identifie aussi. Neuf romancières sur dix-huit auteurs
(deux n'ayant écrit que des recueils de nouvelles) donc la moitié, s'affirment avec Je. Une autre démarche est à relever dans ce
processus d'écriture: Le Je masculin des Alouettes naïves
d'Assia Djebar et celui également masculin de Hawa Djabali dans Agave (Rachid Boudjedra, lui, écrira avec un Je féminin dans La Pluie).
Le Je n'est pas seulement narratif ou fictif.
En effet, bien souvent l'auteur s'engage d'une manière ou d'une autre dans le genre roman
autobiographique avec toutes les ambiguïtés et les dissimulations de ce genre.
- Où publient ces romancières?
Nous comptons 5 titres chez Stock, 4 chez Julliard, 5 à la SNED-ENAL (Alger), puis à Des
Femmes, L'Harmattan etc... plusieurs titres à la Pensée universelle (à compte
d'auteur).
- A quel âge publient-elles ? A
titre indicatif nous pouvons avancer que deux publient après 40 ans, six entre 30 et 40,
5 entre 20 et 30 ans. Assia Djebar avait vingt ans lors de la parution de la Soif
en 1957. Une grande majorité des auteurs ont publié le premier roman entre 20 et 35 ans.
- Les sujets de ces romans sont de
plus en plus diversifiés. Cependant nous discernons une polarisation sur quelques
thèmes principaux. Dix-sept romans traitent de problèmes sociaux (en même temps
d'ailleurs que politiques avant l'indépendance): D. Debèche, Leila jeune
fille d'Algérie
(1947) et Aziza (1955); A. Djebar, La Soif
(1957), Les Impatients (1958), Les Enfants
du nouveau
monde (1962), Les Alouettes
naïves (1967); Aïcha Lemsine, La Chrysalide
(1976) ; D. Lachmet, Le Cow-Boy (1983); E. Touati, Le Printemps
désespéré (1984); F. Belghoul, Georgette (1986); M. Ben, Sabrina, Ils
t'ont volé
ta vie
(1986); L. Sebbar, Fatima ou les
Algériennes au square
(1981), Shérazade (1982), Les Carnets
de Shérazade
(1985), Parle mon fils,
parle à
ta mère,
(1984), Le Chinois vert
d'Afrique (1984); H. Zinaï-Koudil, Le Pari
perdu (l986).
- Parmi ces problèmes sociaux ou
de conflits dans les sociétés, les problèmes du couple tiennent une grande place (A.
Djebar, M. Ben, A. Lemsine, F. Touati, H. Zinaï-Koudil). En général il s'agit de
conflits se terminant sur un échec. Les amours sont contrariées et frustrées,
étouffées par le communautaire. L'auteur paraît nourrir d'autres modèles que ceux de
la société traditionnelle, d'où l'itinéraire des héroïnes aspirant à une
libération mais se heurtant aux réalités contraignantes ou mutilantes même selon les
romans.
- Parmi ces problèmes sociaux,
ceux encore des jeunes Algériens et Algériennes vivant en France issus de parents
immigrés autrefois. Ainsi, chez L. Sebbar, mais aussi chez F. Belghoul. Dérive, errance,
recherche d'identité, métissage culturel ou bricolage culturel, bribes de culture
maternelle dans l'enfance. L'aventure est ambiguë. Les héroïnes vont et viennent,
traversent d'une rive à l'autre ou demeurent dans la marginalité.
- Outre ces problèmes sociaux,
nous relevons neuf romans et récits qui traitent de la guerre d'indépendance : A.
Lemsine, Ciel de porphyre
(l978) ; A. Djebar, Les Enfants du
nouveau monde (1962), Les Alouettes
naïves (1967) (en partie seulement), L'Amour, la
Fantasia (1985), N. Ghalem, Les jardins
de cristal
(1979), Y. Mechakra, La Grotte éclatée
(1979); S. Wakas (deux soeurs), La Grenade dégoupillée
(1984) ; B. Bachir, L'Oued en crue
(1979) ; H. Zinaï-Koudil, La fin d'un
rêve (1984). N. Ghalem écrit une sorte
d'autopsychanalyse et Y. Méchakra tisse une sorte d'habit d'arlequin dans un lyrisme
effervescent: mémoire trouée et tatouée; A. Djebar transpose l'histoire dans le domaine
romanesque, avec une maîtrise remarquable.
- Aussi bien dans le thème de la
guerre que dans les thèmes sociaux, la dimension autobiographique est souvent
présente, avec le jeu subtil de faire croire parfois qu'il s'agit d'une sorte de document
et d'autres fois en insistant pour dire : mais ce n'est qu'un roman (quand le jugement du
critique est défavorable). Effectivement il s'agit d'abord de roman.
- Un autre domaine est abordé,
rejoignant d'ailleurs l'autobiogaphie, celui de l'intimisme ou même de l'égocentrisme.
Ainsi chez T. Amrouche qui n'en finissait plus de s'introspecter et se faire souffrir. Le
texte de Z. Boukort Le Corps en
pièces, (1977) est centré sur le corps
revendiquant son propre langage, comme dans L'Amant
imaginaire de T. Amrouche ou La Soif
d'A. Djebar et encore Agave de H. Djabali :
corps dévoilé au soleil, ou corps éclaté ; nous retrouvons cet éclatement dans La Grotte
éclatée de Y. Mechkra et dans le roman de N.
Chalem. Cette présence et cette affirmation du corps féminin sont naturellement un
apport important de cette littérature féminine.
- Trois romans, enfin, sont des
romans policiers : God et la
trinité de Assia (Dridi), Le portrait
d'un inconnu
et Les Pirates
du désert
de Zehira Houfani. En marge, un roman romanesque de Wanissa Djema, Un homme
trop seul,
une femme
trop belle
(l985, à compte d'auteur) dont l'histoire est située en Californie et dont les héros
ont des patronymes américains.
Naturellement il faudrait ajouter
dans la littérature féminine algérienne huit oeuvres qui sont des récits de vie,
sans intention esthétique et de nombreux ouvrages ayant pour sujets des essais de
critique littéraire, sociaux, historiques, juridiques, etc. Dans ces domaines, les
Algériennes sont plus nombreuses à avoir écrit que les Tunisiennes et les Marocaines :
ouvrages et études dans des revues scientifiques ou des périodiques pour le grand
public.
RAPPORT
PARTICULIER A L'ECRITURE
Plusieurs Algériennes ont
éxprimé leurs manières de voir sur ce sujet. Nous pourrions sans doute condenser en
quelques points ce rapport particulier à l'écriture romanesque, compte tenu de la
situation de la femme qui a été longtemps "traditionnelle", comme on dit, en
pays arabe et de la discrétion attendue d'elle, du moins en public.
- A la sortie de Cendres à
l'aube en 1975 de Jalila Hafsia en Tunisie
des journalsites ont parlé d'"exhibitionnisme". Le fait de raconter sa vie, de
l'exposer, même à tavers la fiction, serait de l'exhibitionnisme. La femme, devant être
protégée des regards extérieurs, devient dans cette exhibition une fitna (une épreuve troublante pour l'homme).
L'écriture dévoile donc, surtout quand l'auteur dit Je et s'expose ainsi nu.
- La femme, selon une certaine
manière de voir, devrait rester à sa place, ne pas exposer son intimité au grand
public. Sa confession, dans l'autobiographie romanesque particulièrement, est
difficilement tolérable pour certains, car il s'agit de démesure. Il en va de même
quand la femme investit l'espace masculin dans le travail salarié (bureau, usine, etc.),
comme l'a montré Fatima Mernissi. C'est pour les hommes le monde renversé où l'homme
n'est plus tranquille. L'écriture fait partie de ces espaces que l'homme se réservait.
- D'où, donc, l'emploi par
certaines femmes du pseudonyme pour dissimuler, porter le masque et ne pas gêner.
Autrefois, il n'était pas davantage question de se laisser photographier, sinon pour le
"harem colonial" (pour reprendre le titre de l'album de Malek Alloula).
Le rapport à l'écriture
constitue donc une certaine aventure. Mais les tabous traditionnels s'écroulent. Les
jeunes filles faisant leur entrée en masse dans les écoles, les lycées et l'Université
ont trop à dire pour demeurer silencieuses. Ordalie
des voix, écrit Aïcha Lemsine.
Effectivement, non pas Ordalie par le feu mais épreuve à subir en public. La femme
écrivain est jugée lorsque sa voix est entendue dans l'écriture. Des journalistes
parlaient d'exhibitionnisme, mais d'autres parlent de "courage". Prendre la
plume, c'est effectivement, dans ce contexte, s'affirmer comme personne adulte, sans le
secours d'un intermédiaire masculin.
En conclusion, il faudrait
naturellement se poser des questions sur la diffusion et la lecture des romans et des
recueils de poèmes publiés. Pas de littérature sans lecture; on écrit pour être lu
(cf J.P Sartre). Mais nous n'avons pas de résultats d'enquêtes dans ce domaine. En
outre, parmi tous ces auteurs, relativement peu nombreux sont ceux qui ont acquis de la
notoriété à cause des qualités littéraires de leurs oeuvres.
Un romancier marocain, Abdelmajid
Ben Jelloun, dans un roman en arabe Fi-I-Tufula
(1956), revenant de Manchester où il avait passé sa jeunesse, s'étonnait en arrivant au
Maroc de ce que le pays ne respirait que par un seul poumon du fait que les femmes,
voilées, n'avaient pas leur place à part entière dans la société. Ce n'était pas
normal. Un tel pays ne pouvait se développer convenablement, pensait-il . L'apparition
des femmes-écrivains dans la littérature est donc un enrichissement, un
rééquilibrage nécessaire car ce que les femmes ont à dire, les hommes ne peuvent le
dire à leur place et ne sauraient le dire, en tout cas, de la même manière. La
possibilité pour les femmes de s'exprimer ainsi et le courage de certaines en le faisant
ne peuvent donc qu'être salués comme une évolution sociale importante dans les
changements au Maghreb.
Extrait de la revue Itinéraires et contacts de cultures, Paris, L'Harmattan et Université Paris 13, n° 10, 1° semestre 1990. | |
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[1]/ Voir mon ouvrage Femmes
d'Algérie, Paris, la Boîte à documents,
1987. Je ferai donc un inventaire selon chacun des
trois pays, d'abord, pour ensuite avancer quelques réflexions sur le rapport particulier
de la femme maghrébine à l'écriture, compte tenu du contexte social.
[2]/ FONTAINE (Jean), 20
ans de
littérature tunisienne,Tunis, MTE,1977,p. 90
[3]/ Voir Jean Fontaine, Ibid. et Aspects
de la
littérature tunisienne (1975-1983), Tunis, RASM, sd. (1984).
[4]/ Voir dans la revue Dialogues (Tunis) n° 43, 23 juin 1975, le
dévoilement du plagiat : "Scandale littéraire à
Tunis".
[5]/ Le Débat, n° 42, novembre décembre 1986, pp.
145-153.
[6]/ La mémoire tatouée,
Paris Denoël, 1971, p. 108.
[7]/ "Le Maghreb comme
horizon de
pensée", Les Temps
modernes, n° 375 bis, octobre 1977, p. 8
[8]/ Je ne retiens pas les noms de Leïla Chellabi (née au
Maroc de père turc et de mère française) dernière compagne de Romain Gary, ni celui
de Jamila Lahlou, Française, épouse d'un Marocain.
[9]/ EYQUEM (Catherine), " La foi et l'écriture", Jeune Afrique (Paris), n°1157, 9 mars 1983.
[10]/ Interview par Khadidja Zeroual, Sindbad (Rabat), n° 4, 15-30 novembre 1982.
[11]/ Interview, Peuples
du monde,
(Paris), n° 192, avril 1986
[12]/ Voir mon
ouvrage cité Femmes d'Algérie, 3ème partie, ch. 3
[13]/ C'est une erreur de prendre Mina Boumedine (L'Oiseau dans
la main,
1975) pour une maghrébine, comme le font D. Brahimi et H. Bouraoui dans la notice
consacrée à la littérature du Maghreb dans le Dictionnaire
des littératures
de langue
française, édité par Bordas en l984 (3
vol.), Tome II, l ère édit.