Hadj MILIANI
Université
d'Oran
LA RECEPTION
CRITIQUE
DE LA
LITTERRATURE ALGERIENNE
DE LANGUE
FRANCAISE
DE
L'ENTRE-DEUX-GUERRES :
UNE CRITIQUE
PAR CONTUMACE ?
Depuis quelques années
l'encombrement relatif des discours critiques sur la littérature algérienne de langue
française a peu à peu contribué à l'élargissement des angles d'attaque ou
d'appropriation de nouveaux espaces d'investigation (multiplication du corpus et
spécification de celui-ci, investissement de catégories herméneutiques ou descriptives
produites ou empruntées à l'ensemble des disciplines en sciences humaines ; production
accélérée de manuels, guides, monographies, anthologies, études et bien entendu
organisation de colloques). Ce constat a souvent d'ailleurs, et à juste titre, servi de
paramètre pour montrer la vitalité et la productivité symbolique de cette production
symbolique.
Cet intérêt a souvent occulté.
-au-delà des figures d'espèce dans ce cas- les enjeux qui se négocient et les luttes
qui se déroulent derrière le débat académique ou polémique des universitaires qui s'y
consacrent. Cette perspective d'une caractéristique connue du champ littéraire me permet
simplement d'ajouter que les positionnements autour de cette production littéraire dans
le champ universitaire n'ont guère été problématisés. C'est-à-dire, pour
paraphraser Pierre Bourdieu, de cet intérêt désintéressé que nous portons à la
littérature algérienne de langue française: "Nous avons
intérêt aux problèmes
qui nous
paraissent intéressants. Cela veut
dire qu'à
un certain
moment un
groupe scientifique,
sans que
personne ne le décide, constitue
un problème
comme intéressant:
il y a un colloque, on
fonde une
revue, on
écrit des
articles, des livres,
des compte-rendus.
C'est-à-dire que "ça
paie" d'écrire sur
ce thème,
ça rapporte
des profits
moins sous
forme
de droits d'auteur (ça
peut jouer)
que sous
forme de
prestige, de
gratifications symboliques, etc."[1]
On aura compris qu'il s'agit moins
de découvrir que les universitaires qui se préoccupent de cette littérature
décortiquent les textes d'un oeil, l'autre étant fixé sur le tableau d'avancement de
leur carrière, que d'indiquer que les prises de position ou que les problématiques
méthodologiques qui se trouvent investies sont à relier en partie à la place et aux
stratégies que les chercheurs et les critiques mettent en oeuvre dans l'institution
universitaire[2]. Il faut
cependant relativiser en indiquant que le caractère périphérique et connexe de cette
production littéraire dans la hiérarchisation des disciplines et de la littérature
elle-même, ainsi que l'extrême jeunesse de la production critique qui lui est consacrée
(les premières thèses datent de vingt cinq années à peine) nous permettent de
considérer les enjeux et le réseau de positionnement qu'ils induisent comme
embryonnaires.
Mais ce rappel d'un aspect de la
logique du champ littéraire est essentiel quant à la prise de considération de la
réception critique et des modalités de définition des valeurs et des limites assignées
au domaine d'investigation (autant dans la reconnaissance du littéraire et du
non-littéraire, que dans l'historicisation du corpus)."En fait, un des enjeux majeurs
des luttes
qui se
déroulent dans le
champ littéraire
ou artistique
est la
définition des limites
du champ,
c'est-à-dire de la participation légitime aux
luttes."[3]
LE POSTULAT
INAUGURAL : FONDEMENTS SOCIO-HISTORIQUES D'UNE MODALITE DU DISCOURS CRITIQUE
Un des cas les plus exemplaires,
me semble-t-il, est celui du traitement dont a fait l'objet la production littéraire de
langue française des algériens publiée pendant l'entre-deux-guerres. En effet,
personne ici n'ignore que l'on enregistre dès le début des années vingt une série de
publications de romans, poèmes et nouvelles qui sont le fait "d'algériens
musulmans". Le sort critique que connaît cette production est fort instructif pour
la connaissance des mécanismes de reconnaissance, de consécration et de conservation qui
fondent précisément l'institutionnalisation littéraire universitaire. Signalons
toutefois que l'objectivation que nous tentons de présenter à travers cet exemple ne
signifie en aucune manière une disqualification par la bande des discours critiques ici
observés, mais une contribution à l'appréhension des réceptions et en particulier de
celles qui, produites dans le champ universitaire, tendent à être validées sans
interrogation de leur statut.
Le traitement critique que
connaîtra cette production littéraire est en fait étroitement lié au discours de
constitution de ce qui se présente sous le label générique de littérature de langue
française. C'est pourquoi tout au long de cette intervention, à l'horizon de la
production littéraire de l'entre-deux-guerres, sera requis cet ensemble discursif ainsi
dénommé.
Le premier postulat du discours
critique qui se veut historiciser la production littéraire algérienne de langue
française est l'acte inaugural par lequel se trouve nommé en même temps le moment où
des oeuvres surgissent et se constituent en problématiques majeures et en modes à
symboliser pertinents (Les citations seraient ici fort nombreuses. Il n'est guère de
tableaux historiques ou de synthèses critiques qui ne sacrifient au rituel du
commencement de cette littérature) et où se borne l'espace du champ littéraire ainsi
fondé. Le discours produit varie d'intensité selon sa valeur prescriptive (de
l'euphémisme universitaire au discours de vérité de la vulgate). De ce fait, toute la
production de 1920 à 1940 est évacuée sans autre forme de procès. La littérature
algérienne de langue française commence en 1945, point. Cette naissance notionnelle
abrupte a bien entendu une histoire dont tous les indices sont connus mais que l'on a
rarement reliés entre eux pour en dégager le système :"N'est-il pas
révélateur qu'aucun spécialiste
d'histoire littéraire
ne soit
jamais invité
à étudier
l'histoire de sa
discipline et de son enseignement ?
Pourquoi, sinon
parce que
c'est le
plus sûr
moyen d'en découvrir la
fragilité scientifique
et mettre
à nu les présupposés
idéologiques diversement exprimés
selon les
intérêts du moment
de la classe dominante
?"[4] On peut relever,
par exemple, que c'est en particulier la réception journalistique métropolitaine durant
les années 50 qui constitue le reflet le plus probant de l'émergence d'une nouvelle
expression littéraire au Maghreb et plus précisément en Algérie. Or, cette réception
n'apparaît pas comme un intérêt soudain pour la production littéraire d'Afrique du
Nord mais s'explique en partie parce que les ouvrages publiés le sont par des grandes
maisons d'édition parisiennes. Ainsi, pour Le fils du
pauvre de Feraoun publié en 1950 à compte
d'auteur dans une petite maison d'édition, les comptes-rendus sont le fait de bulletins
corporatifs ou de journaux d'Outre-Mer du type "L'Echo du Katanga". Il faudra
attendre La terre et
le sang
publié en 1953 par les Editions Le Seuil pour que l'on rende compte de la production de
l'auteur dans la presse nationale française.
La réception critique
universitaire va enregistrer et euphémiser la réception journalistique sans en discuter
le statut ni les modalités d'émergence (du moins à un niveau systématique)[5], même si des
principes explicatifs fondés sur la période historique où apparaît cette
production tentent d'objectiver l'attention particulière que lui porte la critique
journalistique. Il faudrait ajouter également le positionnement avéré ou non des
écrivains des années 50 associé à ce que l'on a appelé l'Ecole d'Alger
(ce qui ne signifie pas un alignement des formes d'expression ou des intentions
esthétiques ou symboliques qu'ils manifestèrent).
A ce stade de notre démonstration
apparaissent des homologies qui font indubitablement système et qui nous permettent de
saisir la combinaison des divers paramètres qui rendent compte des conditions
objectives ayant donné naissance à la fondation de cet acte inaugural du champ
littéraire algérien de langue française :
POSITIONNEMENT ET
ESPACES D'ACQUISITION DU CAPITAL CULTUREL
- Ecoles
Normales/Lycées.
- Rencontres de
Sidi Madani.
- Parrainage
symbolique ou personnalisé ("Ecole d'Alger").
- Presse (en
particulier Alger Républicain).
LIEUX DE
PRODUCTION ET DE RECEPTION
- Grandes maisons
d'édition parisiennes.
- Presse
parisienne.
PERIODE
HISTORIQUE
- Guerre
d'Indochine.
- Forte poussée
du mouvement national en Algérie.
- Renforcement du
clivage politique droite/gauche en France.
ORIGINE SOCIALE
- Paysannerie
pauvre ou appauvrie.
- Artisans.
METIERS
- Enseignants en
zone rurale.
- Journalistes.
- Métiers divers
(mobilité élevée).
CARACTERISATIONS
PARTICULIERES
- Importance de
la poésie (populaire ou en langue française) comme modalité d'exercice et
d'émergence dans le métier d'écrivain.
- Non maîtrise
de l'arabe littéraire.
Si nous traçons le même tableau
pour les producteurs de l'entre-deux-guerres, on perçoit rapidement la différence
structurelle et socio-historique des modalités d'émergence de leur production:
POSITIONNEMENT
ET ESPACES DU CAPITAL CULTUREL
- Enseignement
coranique.
- Médersas.
- Filières
spécialisées (Interprétariat, notariat, métiers judiciaires, carrières militaires,
etc).
- Cénacles
littéraires coloniaux.
- Algérianisme
(comme école littéraire périphérique, au sens spatial et symbolique).
LIEUX DE
PRODUCTION ET DE RECEPTION
- Maisons
d'édition en Algérie ou petites maisons d'édition en France.
- Presse
coloniale et corporative.
PERIODE
HISTORIQUE
- Centenaire de
la colonisation.
- Dernières
manifestations des formes de résistance-dialogue.
ORIGINE SOCIALE
- Aristocratie en
voie de reconversion ou bourgeoisie foncière.
METIERS
- Carrières dans
les institutions coloniales (juristes, militaires, profes-
seurs de
médersas, etc).
CARACTERISATIONS
PARTICULIERES
- Arabisants
- Musulmans
pratiquants.
Les commentaires seraient ici
redondants puisque l'on remarque bien qu'au-delà des distinctions esthétiques ou
thématiques qui ont tendance à justifier plutôt qu'à expliquer la minorisation dont
fait l'objet la production littéraire des années 20 à 40, c'est bien plus
centralement la combinaison de ces paramètres qui va condamner les écrivains de
l'entre-deux-guerres à la non-existence.
A travers donc cette rapide mise
en perspective des conditions d'émergence institutionnelle, sociale et historique des
productions littéraires des années 20 et celles des années 50, nous avons tenté
d'expliquer en quoi l'occultation de cette production littéraire par la réception
universitaire se trouve à la fois inscrite structurellement dans son mode d'élaboration
et dans les enjeux et choix idéologiques dans lesquels se trouve impliqué
l'investissement critique universitaire.
AMALGAME ET
REDUCTION. LA CONSTITUTION DES MODALITES DE LA MINORISATION
Une partie assez réduite de la
réception critique universitaire découvre néanmoins, grâce en particulier aux
synthèses bibliographiques de Jean Déjeux, l'existence d'un ensemble d'ouvrages
littéraires qui vient invalider souvent les formules de "premiers romanciers"
qui caractérisaient les écrivains des années 50. Occultée totalement dans une
première phase, cette production risquant de perturber les grandes catégorisations
établies pour la littérature algérienne de langue française va faire l'objet d'un
traitement spécifique dont on peut relever un certain nombre de procédés :
1) Cette
production considérée de facto comme littérature "mineure" fera
l'objet d'une lecture de seconde main. Pour l'essentiel on reprend ce qu'en dit Déjeux,
quitte à réduire davantage les quelques appréciations qu'il en donne. La minorisation
est ici un fait d'évidence si têtu qu'on ne se donne même pas la peine de lire cette
production[6]. Le travail de
citation constitue indéniablement une des formes privilégiée d'imposition de valeurs
constitutives de la représentation du champ littéraire et de l'histoire littéraire de
cette production. En fait, cette minorisation postulée est elle-même une des procédures
manifestes du discours critique permettant de produire par ailleurs les critères propres
à la reconnaissance des productions "majeures".
2) Les traits
caractérisants de la minorisation sont pour la plupart empruntés à des analyses
connexes (Charles-André Julien, Ageron, Berque, Colonna, Lacheraf, Turin, Kaddache,
etc.). La notion d'assimilation apparaîtra comme une des notions-clés dans
l'explication de cette production. Là encore le fondement de la minorisation se trouve
justifié à travers la référence à un discours de vérité.
3) Enfin, et en
continuité avec la démarche précédente, cette littérature va être interpellée sur
son discours manifeste, en opposition même avec un des postulats les plus chers à
l'approche universitaire des textes littéraires[7]. Nulle analyse
de son mode de fonctionnement ou de ses catégories esthétiques n'est requise. Ce qui
est privilégié c'est le reflet de la période dans l'oeuvre, et ce qui fait preuve est
évidemment l'appréciation énoncée du fait colonial. Quitte à user de l'amalgame quand
la démonsration semble tourner court. On fait remarquer ainsi que chez Hadj Hamou le
roman est composé d'énoncés à la gloire de l'administrateur ou de la France, tout
comme le discours qu'il tient à Sidi Ferruch pour les fêtes du centenaire. De la même
manière que Mohamed Ould Cheikh produit des énoncés identiques dans son roman et écrit
un article sur Colomb Béchar où il fait l'éloge de l'oeuvre réalisée par la France
pour cette région.
La réduction et l'amalgame
constituent ainsi les procédés les plus fréquents dans le traitement de cette
production littéraire. Réduire consiste à ne retenir des oeuvres qu'un aspect du
discours romanesque, et, par l'amalgame, à confondre l'expression romanesque et la
position du romancier au plan social et politique.
* *
*
Nous conclurons en rappelant la
nécessité de saisir cette production (pour reprendre la catégorisation proposée par
Ahmed Lanasri) au triple plan où elle s'insère. C'est-à-dire : au niveau politique
comme une littérature dominée/et de dominés ; au niveau social comme une littérature
de rupture (une littérature qui tente de rompre ce qu'installe précisément la société
coloniale : deux sociétés côte à côte qui s'ignorent) ; et enfin au niveau
pragmatique une littérature de l'ambiguïté nécessaire (au sens du jeu du double
discours et du double registre).
Extrait de la revue Itinéraires et contacts de cultures, Paris, L'Harmattan et Université Paris 13, n° 10, 1° semestre 1990. | |
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[1]/ BOURDIEU (Pierre). Questions de sociologie. Paris, éditions de
Minuit, p. 79.
[2]/ "La position
historique du commentaire (du discours critique ou scientifique) sur le texte ne
s'élimine pas; le commentaire n'échappe pas au questionnement de sa dimension
historique. Oublier l'Histoire du commentaire, c'est omettre sa fonction, supposer à tort
que celle-ci n'imprègne pas la description (l'explication des critères) où,
évidemment, elle s'inscrit." (GRIVEL (Charles), La production de l'intérêt romanesque. La Haye,
Mouton, 1973, p. 22.
[3]/ BOURDIEU (Pierre). "Le
champ intellectuel: un monde à part." in: Choses
dites. Paris, Minuit, 1987.
[4]/ FAYOLLE (Roger),"Quelle sociocritique
pour quelle
littérature ? "in Sociocritique,
Paris, F. Nathan, 1979 (p. 216)
[5]/ Il faudrait
signaler ici l'indispensable numéro d' Oeuvres
et Critiques
(IV, 2, Hiver 1979) consacré à la réception critique de la Littérature Maghrébine
[6]/ Quelques exemples récents relevés dans des ouvrages:
MOSTEGHANEMI (Ahlem), Algérie. Femmes et
écritures, préface de J. Berque, Paris,
L'Harmattan, 1985 (p. 33 à 36). SARI-MOSTEFA KARA (Fewzia), Mohamed Dib
et la révolution algérienne,
in Kalim, n°6 Hommage à
Mohammed Dib,
Alger, OPU, 1985 (p. 174, note 69)
[7]/ "Si donc les fictions déclassées semblent abonder
dans le sens de l'ordre établi, la raison en est dans l'intérêt que trouvent à cette
interprétation les détenteurs du pouvoir de consécration qui traduisent leurs dégoûts
dans le langage éthico-politique qu'ils peuvent adapter à cet usage". LAFARGE
(Claude) , La valeur littéraire.
Figuration littéraire et
usages sociaux
des fictions,
Paris, Fayard, 1983, (p. 16)