Guy DUGAS
Université de
Sana'a, Yémen du Nord
UNE EXPRESSION
MINORITAIRE :
LA LITTERATURE
JUDEO-MAGHREBINE
D'EXPRESSION
FRANCAISE.
Initialement programmées en mai
l987 par la regrettée Jacqueline Arnaud, ces rencontres avaient alors été conçues
comme une somme de bilans et de perspectives autour de la littérature maghrébine. Ainsi
cette communication devait-elle originellement s'intégrer à un volet intitulé
"littérature maghrébine et cosmopolitisme". Bien que les événements aient,
hélas, fait évoluer ces projets, il en demeurera quelques traces dans mon exposé,
auquel on voudra donc bien pardonner son incomplétude : il ne s'agit pas de présenter
ici l'ensemble de cette production, d'ailleurs beaucoup plus importante qu'on ne le
suppose généralement, mais de tâcher de la définir mieux dans quelques-uns de ses
rapports avec ce que l'on a pris coutume de nommer "littérature maghrébine"[1].
On connaît mes hypothèses de
travail[2]: je récuse
l'expression "littérature maghrébine" au singulier, et incline à penser que
les littératures du Maghreb, et je m'aperçois ici avec satisfaction qu'il s'agit du
thème même de nos rencontres, sont constituées de divers ensembles, au sens
mathématiques du terme, dont plus que tout m'intéresse, en tant que comparatiste, ce
qui fait section et intersection. Il existe donc au sein de ce que l'on a pris pour
habitude d'appeler d'un singulier sans doute abusif "la littérature
maghrébine" des formes d'expression, des productions minoritaires possédant,
quoique participant en bien des aspects de l'ensemble considéré, une irréductible
originalité. Ainsi de la production "beur", encore trop peu analysée dans ce
qui, précisément, fonde sa spécificité ... Ainsi également de cette production
judéo-maghrébine, que je souhaiterais aujourd'hui vous présenter dans ce qu'elle
contient de plus original et de plus distinctif.
CONSIDERATIONS
SOCIO-HISTORIQUES :
Indéniablement et sans qu'elle en
constitue nécessairement le reflet, c'est sur un ensemble de situations et de rapports
vécus que se génère toute forme de littérature. Pourquoi devrait-il en être
différemment pour la littérature maghrébine de graphie française, et qui pourrait
prétendre, par exemple, qu'elle est sans rapport aucun avec l'occupation coloniale ?
Si l'on néglige quelques oeuvres assimiliationnistes de fort médiocre qualité, dont
il a été question ce matin dans les exposés de nos collègues oranais, c'est de cette
situation de conflit qu'est née, en qualité tout au moins, la littérature maghrébine
en langue française. Et cette caractéristique transparaîtra toujours, peu ou prou, à
des niveaux sans doute différents (thématique, symbolique, structurel,...) dans la
plupart des ouvrages.
Or, dans son ensemble, l'histoire
des rapports de la judaïcité maghrébine avec la France colonisatrice apparaît très
différente de celle de la majorité arabo-musulmane. Peu importent ici les raisons,
illusions et conséquences de tels comportements. Il n'est pas dans mon propos de me faire
historien ou sociologue des relations inter-ethniques au Maghreb pré-colonial ou
colonial. Signalons seulement qu'à quelques exceptions près la communauté juive du
Maghreb semble s'être réjouie de l'intrusion coloniale. A tort ou à raison, les
Israélites ont cru y voir une opportunité pour sortir au plus tôt d'une situation de
"dhimmis" qu'ils jugeaient
honteuse, et pour bénéficier au même titre que leurs coreligionnaires d'Europe à
l'époque révolutionnaire d'une véritable émancipation de fait. Les nécessités
socio-économiques et les politiques coloniales faisant le reste, la minorité juive
"bénéficia" donc, non sans graves disparités selon les périodes et les pays,
beaucoup plus totalement et rapidement des modèles républicains d'éducation et
d'acculturation. En proportion, le nombre de jeunes Israélites fréquentant l'école
laïque en langue française est, par exemple, sans commune mesure avec celui des jeunes
musulmans ; l'esprit dans lequel ils le font est également fort différent.
C'est donc avec empressement et
enthousiasme que la judaïcité maghrébine s'imprègne des valeurs occidentales et
laïques, à tel point qu'André Chouraqui pourra parler à ce sujet d'une véritable
"marche vers l'Occident"[3]. Tout pourrait
en somme se résumer à ces deux citations antagonistes, tirées de romans maghrébins,
l'un d'auteur arabo-musulman, l'autre d'auteur juif :
a) "L'instruction française
déclasse les Musulmans
et leur
fait oublier leur religion."[4]
b) "Pour moi,
je le sentais intensément,
l'Université serait ma
nouvelle synagogue, et les professeurs mes
rabbins vénérés"[5].
Mouvement
contradictoire de deux communautés cohabitant depuis des siècles, fort bien ressenti par
Driss Chraïbi à propos de l'oeuvre d'Albert Memmi : "Dans tous
les pays
musulmans, la minorité
juive qui
y habitait
depuis des
générations s'est occidentalisée
bien avant
la majorité
musulmane. Elle a rompu ses
attaches religieuses,
bien souvent
s'est revendiquée
de L'Europe
alors qu'on
assiste à
l'opération inverse de la part des populations
musulmanes l'opération inverse de la part des populations musulmanes: même en Union Soviétique, les Musulmans
"désislamisés" gardent leurs
traditions."[6].
Cet enthousiasme à s'acculturer
aidant, mais qui n'ira toutefois pas, selon moi, jusqu'à un rejet total des traditions ,
la production judéo-maghrébine apparaîtra marquée d'une première et profonde
originalité : chronologiquement parlant, elle est la première des littératures
maghrébines en langue française à avoir vu le
jour. En concurrence, ici ou là, avec certains groupements autochtones de
littérature coloniale (La Société des Ecrivains de l'Afrique du Nord est créée à
Tunis en 1920, l'Association des Ecrivains Algériens, vecteur du mouvement algérianiste,
suivra à Alger quelques années plus tard), mais sans nécessairement se confondre avec
eux -que l'on songe au cas de la romancière algérienne Elissa Rhaïs, plusieurs fois
évoqué par Jean Dejeux et Denise Brahimi, ou à celui de ces écrivains juifs tunisiens
des années 30 que nous avons réunis sous le nom d'"Ecole de Tunis"[7] et dont le propos était justement
de "réagir au caprice
d'une mode
éphémère qui exploite
ce filon,
et nous-mêmes
en même
temps."[8]
Dès le début du siècle, et
durant tout l'entre-deux-guerres, des écrivains juifs s'expriment abondamment (55
ouvrages, selon nos inventaires, entre 1896 et 1940), cependant que la première oeuvre
d'auteur arabo-musulman en langue française n'a vu le jour qu'en 1920... - Effet d'une
acculturation, d'une scolarisation plus intense, assurément, en même temps que mieux
consentie - et qui ne touche pas seulement l'élément mâle de la population : la jeune
fille juive, plus libérée que sa consoeur musulmane, se jette elle aussi dans
l'aventure. Le corpus des oeuvres littéraires judéo-maghrébines témoigne, en
comparaison à celui des oeuvres d'auteurs arabo-musulmans, d'une originalité très
prononcée à cet égard : selon nos inventaires, près d'un écrivain judéo-maghrébin
sur trois est une femme ! Proportion qui chute à l/8 ou 1/10 dans la littérature
d'auteurs arabo-musulmans...
Encore faudrait-il ici considérer
différentes époques: jusqu'à la fin de la
guerre, aucune femme arabe ne prit la plume, ou du moins ne parvint à se faire publier.
Rien d'étonnant dans ces conditions à ce que certains éditeurs métropolitains
malicieux aient songé à "utiliser" la femme juive comme porte-parole
privilégié de sa "soeur musulmane" (cette expression fournit le titre à un
ouvrage de Denise Brahimi). D'où le succès en Métropole d'oeuvres comme celles de
Maximilienne Heller (Grand Prix littéraire de L'Algérie en 1922), Blanche Bendahan (Prix
de l'Académie française) ou Elissa Rhaïs, dont il ne faut pas expliquer autrement
l'affabulation entourant son cas. Si ces écrivains juifs ne présentent pas encore tout
à fait le regard du dedans en décrivant le monde maghrébin, du moins n'en restent-ils
pas au regard des exotes, tant décrié à ce moment-là...
Il me serait fastidieux de
continuer de narrer ainsi par le menu tout le développement de la littérature
judéo-maghrébine. Les quelques exemples ci-dessus devraient suffire à affirmer qu'il ne
rejoignit que très rarement -malgré certaines convergences conjoncturelles,
contextuelles ou personnelles- le devenir de la littérature d'auteurs arabo-musulmans.
Ces divergences pourraient être plus sensibles encore depuis les Indépendances
nationales, alors que
la quasi-unanimité des auteurs judéo-maghrébins s'expriment en diaspora. Mais
plus intéressante pourrait être l'analyse de nouvelles différences fort sensibles au
niveau de l'énonciation, comme, bien évidemment, des énoncés eux-mêmes.
AU NIVEAU DE
L'ENONCIATION.
Sans obligatoirement se sentir
opposé à l'intellectuel colonisé (Cf. les travaux et essais sociologiques d'Albert
Memmi), l'écrivain judéo-maghrébin revendique du fait de sa formation une plus grande
proximité que lui aux valeurs occidentales et modernes importées. Cela conditionne
évidemment toute son énonciation : où l'un agresse, se veut violemment revendicatif,
met en cause, l'autre se félicite et remercie ; où le premier malmène, détruit, allant
parfois jusqu'à tenter de "violenter la langue
française"[9], le second
admire et affectionne, professant "un immense respect
de la
langue française,du
classicisme, qui touche
à la dévotion naïve,
et une
espèce de
respect tremblant devant cet extraordinaire monument"[10]) ...On imagine
aisément les différences stylistiques pouvant résulter d'aussi irréductibles
oppositions ! Que l'on ne s'y trompe pas pour autant. Cette caractéristique de
l'écriture judéo-maghrébine ne relève nullement d'une aliénation permanente au
modèle occidental. Je crois personnellement que la littérature ainsi produite ressemble
en définitive assez peu à cet "incroyable
suicide culturel"
qu'évoque à son sujet Danielle Levy-Mongelli[11]. Elle connut
certes -mais la littérature maghrébine tout autant qu'elle-, une période de mimétisme
assez aveugle, une tentation assimilationniste prononcée, mais elle sut ensuite
évoluer vers une inspiration nettement juive et maghrébine, c'est-à-dire vers la
revendication d'une identité plus spécifique.
Le discours préfaciel, et de
manière plus générale paratextuel (qui me paraît d'ailleurs plus abondant dans cette
production que dans celle d'auteurs arabo-musulmans), pourrait nous fournir à ce sujet
d'intéressantes indications. Un relevé des auteurs de préfaces et lettres-préfaces aux
ouvrages d'auteurs juifs témoignerait en effet d'une significative évolution. Si, à
la manière de Jacques Derrida, on considère ce type de discours comme non pertinent par
rapport au texte auquel il est censé introduire, mais comme uniquement révélateur d'une
volonté d'inscription de l'oeuvre au sein de son public potentiel, de la recherche d'une
caution idéologique, alors on ne peut que constater, à travers le relevé des
préfaces et lettres-préfaces que j'ai pu recenser, que c'est essentiellement auprès
des écrivains métropolitains que, jusqu'à la guerre, les écrivains judéo-maghrébins
ont recherché cette caution. Lorsque
toutefois ils choisissent un des leurs comme préfacier, ils le veulent de préférence
profondément intégré, modèle de cette intégration à laquelle ils aspirent alors
eux-mêmes profondément (cas de Théodore Valensi, d'origine tunisienne, mais devenu en
Métropole un écrivain et homme politique célèbre, qui préfaça plusieurs romans des
années 2O).
Transition intéressante: c'est
par le biais des écrivains français du Maghreb, et en premier lieu Albert Camus
considéré par toute une intelligentsia comme un modèle majeur face aux nécessaires
engagements et à l'intransigeant clivage gauche/droite nés de la guerre et de la
Résistance, que se fait l'évolution à la libération. Préface de Camus à des romans
de Jean Daniel ou Albert Memmi = retour au Maghreb, sinon encore à la judéité. Enfin
les ouvrages de l'actuelle génération recherchent presque exclusivement leur caution
idéologique au sien de l'intelligentsia juive elle-même, maghrébine (préfaces de Serge
Moati, Edmond Amran El Maleh, Claude Hagège) ou non (Emmanuel Lévinas, Jacques
Lanzmann...). A noter qu'on ne trouve en revanche à aucun moment de l'histoire de cette
production de préfacier arabo-musulman...
Toute littérature en langue non
maternelle pose par ailleurs la question de ses lendemains de façon plus aiguë que nulle
autre. C'est également le cas des littératures du Maghreb. La génération
judéo-maghrébine d'après les indépendance est évidemment en majeure partie
diasporique. Mais à quelques exceptions près, son énonciation demeure encore
largement maghrébine, et cela peut paraître assez paradoxal pour des auteurs qui n'ont
quelquefois vécu que huit ou dix ans au pays natal. On a suffisamment spéculé sur la
possible disparition de la littérature maghrébine de langue française pour que l'on
n'ait pas à y revenir ici. J'ignore d'ailleurs si elle mourra jeune ou centenaire, mais
ce que je peux pressentir, à la lumière, notamment de mes quinze années d'enseignement
dans les pays du Maghreb, c'est qu'elle mourra - pardonnez moi le jeu de mot - d'un
"défaut de langue". Comprenez que l'arabisation progressive, accompagnée d'une
baisse très sensible du niveau de français, conduira, à plus ou moins brève
échéance, à une expression beaucoup plus arabophone. Tel ne sera pas le cas pour la
littérature judéo-maghrébine, le problème de l'expression en langue française s'y
posant de façon tout à fait différente. Sans doute mourra-t-elle plutôt d'un
"transport de mémoire", le rapport des communautés juives à la terre natale
et à ses traditions étant appelé à évoluer, jusqu'à l'oubli total, du fait de
l'exil.
AU PLAN DES
ENONCES.
L'analyse discursive permettrait
elle aussi de distinguer, encore plus nettement peut-être, et sans doute pour beaucoup
d'entre nous plus pertinemment, l'écriture maghrébine et l'écriture judéo-maghrébine
en langue française.
l) De quelques
thèmes ...
Chacune de ces deux productions
emprunte d'abord prioritairement à ses traditions , à ses modes de vie, à son
imaginaire particulier, ses motifs et thèmes privilégiés. Sur le mode d'une nostalgie
affectée, ou au contraire d'une franche dérision (Cf. Balace Bounel
de Marco Koskas et Mort de Cohen
d'Alger de Max Guedj), la littérature
judéo-maghrébine se plaira, de son côté, à rappeler le souvenir de la quotidienneté
sépharade, ses traditions, ses moments de joie ou d'émoi ... D'autres feront le compte
des illusions perdues et des nécessaires réinstallations, pas toujours réussies (Gil
Ben Aych, Bouganim Ami, Claude Kayat, Albert Bensoussan ...).Non, certes, sans que
paraissent possibles certains rapprochements : coutumes et légendes communes (voir, par
exemple, cette curieuse légende de "l'enfant endormi" attestée, de façon
assez semblable, en milieu arabe par Henri Dupuch et Noufissa Sbaï, et en milieu juif par
Georges Memmi[12], ou personnages
récurrents (celui de J'ha est, en particulier, fréquemment intégré par les juifs à
leur propre imaginaire). Quoi qu'il en soit, qu'il soit celui d'autrefois ou celui
d'après la dispersion, le temps semble travailler bien davantage l'oeuvre
judéo-maghrébine. La "mémoire poreuse" se doit de "descendre au
fond de ce
gouffre " obscurci des disparitions et des dispersions, afin d'y " creuser les
galeries" du ressouvenir[13]. Séries
d'itinéraires rétrospectifs, de "parcours
de mémoire"
-l'expression est d'Albert Bensoussan dans La Brehaigne (voir aussi Parcours immobile
d'Amran El Maleh) - que l'on jalonne parfois de traces iconographiques comme pour mieux
se convaincre de ce qui a été[14], ronde
vigilante, souvent poussée jusqu'à la manie de la collection, autour d'un précieux
patrimoine, telle est bien la morphologie de très nombreux récits judéo-maghrébins.
Plus significatifs que de tels
thèmes, particuliers à chacune des deux productions ici comparées, me paraissent être
certains de leurs thèmes communs, dans la manière dont ils sont très différemment
traités par les uns ou les autres. Soit un seul exemple: celui du rapport à l'histoire
locale des premiers temps de l'Islam. Pour les écrivains arabes ou berbères, tout
apparaît assez évident, ce qui les autorise à se lancer les uns après les autres dans
de grandes fresques apologétiques (Driss Chraïbi) ou rancunières (Nabile Farès)...En
revanche, bien que l'enrichissement millénaire des Juifs au Maghreb soit chose
unanimement reconnue, il est aujourd'hui difficile à la plupart d'entre eux de se
retrouver, de façon sûre, dans leur passé familial, au-delà de quelques générations.
Ce qui motive dans certains ouvrages des quêtes généalogiques aussi ennuyeuses que
passionnées, auxquelles je préfère - ô combien- dans les ouvrages les mieux venus
comme ceux d'Albert Memmi ces jeux visant à reconstruire l'Histoire maghrébine à partir
d'un possible juif ou d'une généalogie falsifiée. Remontant ainsi par l'imaginaire
"jusqu'à ces limites
indécises où la mémoire hésite
entre les
mythes et
les faits"[15] Albert Memmi évoque dans le Scorpion,
puis dans Le Désert, le souvenir d'un minuscule état juif
avorté, qu'il transfigure et actualise dans d'autres romans à travers l'univers
autarcique de la Hara, "royaume des pauvres" lui aussi disparu au bout du
compte.
* *
*
L'histoire de la judaïcité en
terre d'Islam relèverait donc de la somme des possibles ici évoqués, du décompte de
ces poussières d'existence et du récit de/sur ces destructions. L'épisode de la très
célèbre Kahéna en fournirait une parfaite illustration, car s'il est un personnage qui
fut à la fois aussi conjointement et aussi
différemment exploité par les trois littératures intéressées au Maghreb, c'est bien
celui de cette reine judéo (?) - berbère qui, au début du VII ème siècle, fit front
avec acharnement devant l'avancée des troupes d'Hassan In Al Nu'man El Ghassaoui,
porteuses de l'étendard vert, avant de devoir capituler en enjoignant aux siens de
rejoindre le camp adverse.
- Dans leur ensemble, les
écrivains français qui se sont intéressés au personnage s'appliquent à souligner sa
résistance à l'envahisseur arabe et son amour du terroir. Faisant silence sur sa
possible judéité, ils en font une Berbère autochtone "assez détachée
des primitives
convictions de sa tribu"[16] luttant contre
le premier et plus redoutable colonisateur de cette terre. Ils s'efforcent en général
d'expliquer son nom par une étymologie arabe : en hommage à ses dons extraordinaires,
ses adversaires l'auraient surnommée "Kahina", c'est à dire
"magicienne", "prophétesse".
- Niant tout autant sa judéité,
la plume des écrivains maghrébins de langue française en fait un personnage fort
ambivalent de traître à la cause berbère (Nabile Farès : Mémoire de
l'absent), ou au contraire de symbole de "la grandeur
de l'organisation
primitive chez les Berbères" et de porte-drapeau de leur
résistance à l'arabité (Mohammed Kheir-Eddine : Agadir
et oeuvres suivantes).
- Les écrivains
judéo-maghrébins, on s'en doute, mettront le personnage en scène de façon toute
différente. C'est avant tout sa filiation juive qui sera mise en avant : loin de leur
apparaître comme un surnom donné par les Arabes, le nom "Kahina" évoque selon
eux le patronyme hébraïque le plus prestigieux, et renvoie à la racine K.H.N. des
Cohanim. Prétendre le personnage animiste ou païen, c'est donc lui faire "une injure
gratuite"[17]
A
travers cet épisode important de l'Histoire du Maghreb, c'est quelque chose de tout à
fait essentiel à la conscience juive qu'évoquent des écrivains comme J. Véhel, Berthe
Bénichou-Aboulker, les frères Memmi, ou même un Askhénaze comme Roger Ikor : une
affirmation de leur permanence sur ce sol, et plus encore du rôle historique de premier
plan, aujourd'hui contesté, qu'ils y ont jadis joué.
Ce jeu des écrivains
judéo-maghrébins avec l'Histoire locale et les généalogies utilisées au profit des
leurs, Albert Memmi le conduira jusqu'au canular pur et simple dans Le Désert
où, prétendant raconter "la vie et les aventures
de Jubaïr
El Mammi...
son ancêtre
le plus
anciennement connu"[18], il mettra en
scène... le philosophe et historien arabe le plus universellement reconnu, Ibn Khaldoun !
Comme j'ai essayé de le montrer en d'autres circonstances, ce roman relève donc bien de
cette même entreprise d'appropriation ludique de l'Histoire maghrébine par une
minorité quasi ignorante de ses origines, sevrée de tout rôle politique intéressant.
Si l'histoire y apparaît "totalement volatilisée, au profit
d'une permanence
de la nature humaine",
cela n'est pas seulement comme l'avance Jacqueline Arnaud, "dans une
perspective moralisante". Il s'agit bien avant tout
d'une tentative de réécriture -quoique sans illusion, puisque sous le masque du canular
qu'autorise la fiction- d'une Histoire jugée, à tort ou à raison, scandaleusement
manichéiste (toute considération stylistique mise à part, sommes-nous si éloignés de
l'oeuvre d'un Mohammed Khaïr-Eddine réécrivant à sa façon l'Histoire du Maroc ?).
2)... Et de
quelques procédés d'écriture.
La place me manquera sans doute
pour me montrer ici aussi convaincant que je souhaiterais l'être. Les questions qui vont
être maintenant abordées mériteraient à elles seules bien plus que ces quelques
pages de développement, d'autant qu'elles reposent sur des prémisses qui sont
elles-mêmes à démontrer... J'affirme néanmoins -et m'emploie actuellement à le
démontrer dans le détail- qu'il existe une écriture judéo-maghrébine spécifique, qui
doit fort peu à celle des écrivains maghrébins de langue française. Dans son ensemble
-car cela ne va évidemment pas sans grandes exceptions- cette écriture me paraît faite
:
- D'une attitude de profonde
révérence à l'égard de la langue utilisée. Cette opposition avec l'écriture des
auteurs arabo-musulmans a déjà été notée supra
dans notre seconde partie : quelques exemples ont été fournis, et une explication a
été tentée. Je n'y reviendrai donc pas longuement, sinon pour souligner que
l'attitude des maghrébins et celle des judéo-maghrébins face au multilinguisme ne
pouvait qu'être très différente. Chez les uns, la langue étrangère vient concurrencer
la langue-mère et la priver de toute possibilité d'ouverture au monde extérieur, à
l'Autre, à la Culture. Les Maghrébins ressentent donc les deux idiomes comme en
situation de profond antagonisme, et vivent en conséquence leur bilinguisme comme une
souffrance, une blessure. Chez le Juif, le multilinguisme est au contraire, du fait de
l'existence diasporique, une habitude mentale multiséculaire et une obligation vitale à
laquelle ne saurait s'attacher aucun complexe ni aucun parti pris. Le mélange des langues
vernaculaires (au Maghreb le judéo-arabe ou le judéo-espagnol) et étrangère
(français en l'occurence), s'ajoutant à la survivance constante de l'hébreu dans
l'approche des textes sacrés, crée non seulement une forme de rapports particuliers avec
le langage, mais surtout de multiples possibilités de sabirs que certains écrivains
judéo-maghrébins ne se privent pas d'utiliser à l'occasion (Max Guedj, Gil Ben Aych,
Roland Bacri...)
- D'un discours itératif de la
mémoire, mémoire ouverte à l'autre et inclusive dans les oeuvres d'un Amran El Maleh,
ou au contraire farouchement exclusive chez un écrivain comme Albert Bensoussan.
Mémoire qui enracine très profondément les romans dans un espace-temps bien défini et,
parfois, autorise certaines "clefs" : chacun sait que le Marrou de La statue
de sel
doit beaucoup à Jean Amrouche. Et comment ne pas deviner dans le dernier roman d'El Maleh
l'écrivain berbériste Maurice Le Glay sous les traits du commandant Legaye, "auteur de
romans dont
ce fut
la mode
pendant un temps, fruit
d'un exotisme érotique et colonial " ?
-
D'une volonté humoristique délibérée que, sous réserve d'une analyse plus fouillée,
je rapprocherai ici de ce que l'on a l'habitude de nommer "humour juif": désir
de dépassionner toute chose, réduction de tous les événements vécus, infimes ou
majeurs, à leur commun dénominateur de dérision et d'insignifiance, parti pris de
permanente moquerie appliquée à tout le monde, y compris à l'auteur lui-même.
Peut-être vais-je ici faire hurler, l'affirmation suivante participant de ces prémisses
dont je disais tout à l'heure qu'elles restent à démontrer: je crois la littérature
maghrébine dénuée de toute forme d'humour. Que l'on me permette ici un souvenir
personnel. En 1985, cherchant un directeur de recherche, un de mes amis m'avait demandé
d'intercéder auprès de Jacqueline Arnaud afin qu'elle accepte de diriger la thèse qu'il
envisageait d'entreprendre sur "l'humour dans la littérature maghrébine de langue
française". Jacqueline Arnaud nous fit alors largement état de ses réticences,
avec cette violence mal contenue, cette espèce de hargne qu'elle mettait souvent à
répondre aux sujets (ou à ceux) qui l'agaçaient: l'écrivain maghrébin engagé,
constamment et étroitement impliqué dans son sujet, peut-il manier l'humour ? La
littérature maghrébine est-elle humoristique ? Tout comme Jacqueline Arnaud, je la crois
en effet fort pauvre en oeuvres humoristiques. L'ironie, le sarcasme -procédés
relevant davantage d'une attitude d'esprit circonstancielle, d'une volonté attachée à
une occurrence précise que d'une véritable vision du monde- lui sont sans doute plus
familiers. Pour pouvoir considérer les choses avec humour, il faut une distance que
l'écrivain arabo-musulman prend très rarement, et ce que Judith Stora-Sandor nomme
"le regard d'un outsider". Peut-être y aurait-il lieu d'étudier sous cet angle
l'évolution introduite par certains romans dits de "la deuxième génération",
bien plus humoristiques, parce que leurs auteurs semblent avoir pris à l'égard de
l'Afrique du Nord et de ses réalités de la distance, et la désillusion (réelle ou
feinte) favorisant une telle expression...
* *
*
D'autres particularités
d'énonciation, d'autres procédés d'écriture spécifique à l'un ou l'autre corpus
pourraient encore être répertoriés ici. Ces quelques exemples suffiront néanmoins à
révéler, je pense, les différences existant entre les deux productions que, trop
généralement à mon gré, l'on a tendance à associer. Pour autant, que l'on n'aille pas
en conclure que la littérature judéo-maghrébine en langue française doit être
radicalement différenciée de celle d'auteurs arabes ou berbères. Nous avons également
essayé de montrer leurs interoccurrences, des formes d'intextualités entre l'une et
l'autre.
C'est pourquoi mon ultime remarque
sera celle que j'ai déjà formulée à plusieurs reprises: devant tant de diversités
accompagnées d'évidentes ressemblances, de singularités, et de difficultés à ce que
demeurent pertinents nos classements trop policés, n'y aurait-il pas lieu de parler de
littératures maghrébines au lieu de littérature maghrébine ?
Extrait de la revue Itinéraires et contacts de cultures, Paris, L'Harmattan et Université Paris 13, n° 10, 1° semestre 1990. | |
Copyright L'Harmattan et Université Paris 13. Tous droits réservés. |
Sommaire du volume | |
Commander le volume | |
Page d'accueil du site Limag (Littérature maghrébine) | |
Communiquer avec le responsable du site |
[1]/ Sur l'ensemble de la production judéo-maghrébine en
langue française, je renvoie à mes deux études précédentes :"Prolégomènes à une étude critique
de la littérature judéo-maghrébine
d'expression française", in Le Maghreb
dans l'imaginaire
français (Aix-en-Provence, Edisud, 1985, pp.
195-212 et Littérature judéo-maghrébine de langue
française. Philadelphie (U.S.A.) Ed. C.E.M.
1988.
[2]/ Je les rappelle dans une étude récente : "Une ou des littérature(s)
maghrébine(s) ", in Approches scientifiques
du texte
littéraire maghrébin. Rabat, Toubkal, 1987, pp. 70-80.
[3]/ En sous-titre à son ouvrage Les Juifs
d'Afrique du Nord,
Paris, P.U.F. 1952.
[4]/ ZENATI (R. et A.). Bou-el-Nouar, le jeune Algérien.
[5]/ BENSOUSSAN (A.). Au
Nadir.
[6]/ Confluent, n°
5, février 1960
[7]/ Cf ma Littérature
judéo-maghrébine de langue française, cité supra, note 1.
[8]/ "Un mot ", in La Hara
conte..., ouvrage collectif (Paris, Ivrit,
1929, p.151). Souligné dans le texte
[9]/ Voir GONTARD (Marc). Violence du
texte. Paris/Rabat,
l'Harmattan/SMER, 1981.
[10]/ Albert Memmi interviewé par Jacqueline Leiner, in Présence francophone,
n° 6, Printemps 1973, p. 83.
[11]/ "Un cas particulier
d'aliénation culturelle :
Les Juifs
d'Afrique du Nord dans l'aventure
coloniale française", in Juifs du
Maroc (Grenoble, la Pensée sauvage, 1980).
[12]/ DUPUCH (Henri): Fumées
de Kif.S.I.N.
D., éd. Martinet. SBAI (Noufissa): L'enfant endormi (Rabat, 1985) et, en milieu juif MEMMI
(Georges): Qui se souvient
du café
Rubens ? Paris, Lattès, 1984.
[13]/ BENSOUSSAN (Albert): La Brehaigne.
Paris, Denoël, 1973.
[14]/ Sur l'iconotexte dans les oeuvres d'auteurs
judéo-maghrébins, cf. notre étude
"L'iconophilie des écrivains
judéo-maghrébins d'expression française" in Litterature maghrébine : de l'écrit à
l'image, dirigé par G. Dugas .Meknès,
Publications de la Faculté des lettres des Sciences Humaines, 1987, P.75-87.
[15]/ MEMMI (Albert). Le
scorpion. Paris, Gallimard, 1969, pp.32-33.
[16]/ GUIRAMAND (Simone). Kahina. Tunis, MTE, 1977.
[17]/ STORA-SUDAKA (Hélène): "Une Déborah
berbère, La Kahéna"
conférence, Société des conférences
juives d'Alger,
bulletin n° 3, 1928-1929.
[18]/ Le Désert.
Paris, Gallimard, 1977."Ce qu'en pensent les
historiens". P. 11.