Charles BONN
Université
Paris-Nord
à la mémoire de Jacqueline ARNAUD
Jacqueline Arnaud est morte, à
Paris, le 14 janvier 1987, à l'âge de 53 ans. Pour les comparatistes, ses amis, ses
étudiants, et pour les écrivains maghrébins, au premier rang desquels Kateb Yacine, la
perte est énorme. Jacqueline avait en effet voué sa vie, affrontant bien des rebuffades
et des malentendus, à faire reconnaître la littérature maghrébine en France et dans le
Monde.
Sa thèse d'Etat, Recherches sur la littérature maghrébine de langue
française. le cas de Kateb Yacine, dirigée par Etiemble, avait été la première,
en 1978, sur ce domaine. Elle y avait consacré près de vingt ans. C'est-à-dire qu'elle
l'avait commencée dans l'effervescence de la guerre d'Algérie. Elle n'a pourtant vu ce
pays qu'en 1963, après avoir enseigné au Maroc, mais ne cessait d'y revenir depuis. Elle
était devenue la familière de la grande famille de Kateb Yacine, dans l'Est algérien
qu'elle parcourait depuis la Tunisie, où elle a enseigné pendant cinq ans. C'est
d'ailleurs depuis la Tunisie qu'elle était en train de quitter bien malgré elle, qu'elle
venait me voir en 1972-1973 à Constantine. Les aléas de la politique maghrébine
l'empêchèrent alors d'obtenir ce poste en Algérie qui aurait comblé tous ses voeux,
et elle partit au Gabon, avant d'être enfin nommée à l'Université Paris-Nord. C'est
là que, dans l'équipe mise en place par Jeanne-Lydie Goré, qui venait de fonder le
Centre d'études francophones, elle put enfin, avec la complicité de Jean-Louis Joubert
et de Bernard Lecherbonnier, oeuvrer sans relâche au rayonnement des littératures qui
nous intéressent ici, y attirant très vite les chercheurs disséminés auxquels elle
offrait enfin une structure de travail adaptée, et qu'elle soutenait par la flamme de son
enthousiasme.
Peu avant sa mort, le dévouement
de Jacqueline avait enfin trouvé sa consécration universitaire dans la
"transformation" de son poste de maître de conférences en poste de
professeur, au printemps de 1986. Elle venait également de publier sa thèse aux
éditions Publisud, ainsi qu'un précieux recueil d'inédits de Kateb Yacine[1] Et quelques jours après cette mort, Kateb Yacine
devait recevoir à Paris le Grand Prix national des Lettres. Si ces consécrations les
émeuvent à juste titre, elles ne diminuent pas pour autant l'affliction de tous ceux qui
ont connu et aimé Jacqueline, et travaillé avec elle dans une relation où l'affectif
et le professionnel n'étaient jamais séparés. Ces dernières années, les séminaires
qu'elle organisait, diverses publications communes, des jurys de thèses de plus en plus
nombreux, et tout simplement l'amitié réciproque nous avaient très souvent réunis,
elle et moi. Je lui succède à présent à Villetaneuse, avec une émotion jamais
éteinte, tâchant d'être digne de sa mémoire.
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L'initiative du présent colloque
revient à Jacqueline Arnaud, pour qui il devrait être l'occasion, devant le
développement inouï de la littérature maghrébine de langue française comme des
travaux universitaires qu'elle suscite, de prévenir le risque de s'enfermer dans un
fonctionnement spéculaire. Jeu de questions et de réponses entre écrivains et
critiques aux références communes, de plus en plus coupé, aussi bien d'autres
ensembles littéraires que de l'actualité de la critique universitaire, ou encore de sa
lisibilité. Le projet de Jacqueline partait donc d'un nécessaire bilan de la recherche
et de ses perspectives actuelles, pour susciter deux axes d'interrogation relativement
nouveaux dans notre domaine, même s'il peut sembler aberrant qu'ils n'aient pas été
explorés davantage jusqu'ici. Le premier, Littérature
maghrébine et cosmopolitisme,
appelait une mise en situation comparatiste de la littérature maghrébine, non
seulement dans le jeu des intertextualités qui traversent l'espace maghrébin, mais
encore par rapport à l'ensemble des littératures du Monde. Le deuxième était une
table-ronde sur les traductions des oeuvres maghrébines, où étaient conviés la
plupart des éditeurs de ces traductions. On aurait développé ainsi une autre dimension
comparatiste, essentiellement à l'intérieur de l'espace maghrébin et arabe. Ouverture
sur le Monde, résorption des obstacles parfois infranchissables à la communication
intérieure au champ littéraire maghrébin: ces deux directives s'imposaient, car elles
pointaient l'une et l'autre la carence en perspectives comparatistes dans un espace
littéraire qui est encore loin, par ailleurs, d'avoir acquis une reconnaissance dans
l'institution universitaire.
Le décès de Jacqueline nous a
conduits à faire de ce colloque l'hommage qui nous permettait, à la fois, de dire notre
affliction et de célébrer son rôle de pionnière. Nous avons donc ouvert le colloque
à toutes les communications sur les littératures maghrébines qui nous étaient
proposées, et que nous avons tenté ensuite de regrouper en ateliers à peu près
cohérents. Nous avons été submergés par le nombre de propositions, et même en
rajoutant une journée, nous avons été obligés de faire fonctionner les ateliers
simultanément dans deux salles différentes, ce qui empêchait bien sûr les
participants d'entendre tout ce qu'ils auraient voulu entendre. Ces Actes remédient à présent, nous l'espérons, à
cet inconvénient, tout en rassemblant dans une première division de leur premier volume
les hommages à sa mémoire dits le jour de
l'ouverture du colloque. La première division du second volume quant à elle fera
connaître des textes inédits de Jacqueline elle-même, qui derrière l'universitaire
dévoileront sa personnalité de femme et de créatrice..
* *
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Ce parti pris de célébrer la mémoire de Jacqueline Arnaud, s'il
a perturbé la visée initiale du colloque, a permis cependant de dresser une sorte de
panorama des différents types de lectures qui se développent actuellement dans le
champ littéraire maghrébin, à partir de ce noyau que peut constituer l'approche des
littératures maghrébines de langue française.
La première constatation qui
s'impose est que les deux directions comparatistes initialement annoncées, cosmopolitisme et traduction, n'ont suscité que très peu de
communications: trois seulement sur la traduction, et à peu près autant comparant des
textes d'"aires culturelles" différentes. Encore s'agit-il plutôt d'aires
linguistiques, car on ne sort que peu d'un espace intertextuel maghrébin ou arabe.
Comme s'il y avait une sorte de réticence à nous ouvrir sur le Monde et à
reconnaître que les langages que nous utilisons, quelle qu'en soit la langue, ont tous
une inscription qui dépasse l'espace de référence des littératures maghrébines et
de leurs critiques. Ainsi, le genre romanesque, en français ou en arabe, tout comme les
discours critiques que nous utilisons pour le décrire, sont nés ailleurs que dans cet
espace, et s'y développent en relation constante avec leur transformation parallèle
ailleurs. C'est pourquoi il ne suffit plus de mentionner que Kateb Yacine a lu Faulkner,
Joyce ou Brecht, que Boudjedra est proche des modèles de Claude Simon, Robbe-Grillet ou
Kateb Yacine, que Ben Jelloun travaille souvent à partir de Genet, Bataille, Barthes ou
Khatibi: il faut montrer comment le dialogisme et l'intertextualité fonctionnent dans
la production même des textes romanesques, qui examinés à travers leur seul signifié
ou leur seule structure singulière, perdent l'essentiel de leur signification. Cela
suppose qu'on lise autre chose que des modèles théoriques appliqués ensuite
mécaniquement à un corpus pour lequel ils n'ont pas été spécialement élaborés. Et
que dans la confrontration des textes maghrébins avec d'autres textes, plutôt qu'avec
des recettes de lecture, on invente un discours critique véritablement créatif. Ce qui
permettrait par la même occasion de limiter quelque peu la répétition de ces débats
stériles parce-que non-littéraires sur la langue.
La description thématique chère
aux manuels d'antan semble quant à elle en perte de vitesse. Lorsqu'on décrit des
ensembles de textes, pour les situer globalement avant des analyses littéraires plus
parcellaires et plus approfondies, c'est soit pour mettre à jour des ensembles peu
signalés jusqu'ici, soit pour aller plus loin qu'une simple énumération d'histoire
littéraire, et soumettre son objet à une lecture questionnante. On peut penser, ainsi,
qu'un ensemble de textes n'intéresse plus l'approche historique qu'à partir du moment
où il pose problème. C'est du moins l'observation qu'on peut faire sur l'essentiel des
communications réunies ici sous la rubrique Ensembles
littéraires.
Si l'histoire littéraire semble
ne plus s'intéresser à des ensembles de textes que lorsqu'elle peut encore en trouver
qui soient peu décrits, elle est davantage visée, sous la multiplicité des méthodes
utilisées, dans le choix monographique d'un grand nombre de communications. Même si ces
monographies sur telle ou telle oeuvre du patrimoine littéraire maghrébin récusent le
plus souvent l'histoire littéraire en tant que telle et pratiquent sur l'oeuvre
singulière retenue une lecture fort peu lansonnienne, on a préféré les regrouper, dans
un volume à part, par ordre alphabétique d'auteur traité. Ce classement permettra une
utilisation plus commode, et souligne du même coup l'extrême variété des méthodes
utilisées.
Cette diversité d'approches
montre que l'interrogation théorique est devenue depuis quelques années, parfois
jusqu'à l'excès, une des directions majeures de la recherche sur les littératures
maghrébines. Certains diront peut-être que ce foisonnement critique, cette prééminence
de la théorie et même du "jargon" reproduisent en ce moment au Maghreb, avec
le décalage propre à la dépendance culturelle, ce qui se passait en France il y a vingt
ans. Comme s'il s'agissait pour bien des chercheurs, avant la mise en valeur des textes
littéraires, de manifester surtout leur propre appartenance à telle ou telle
orthodoxie critique souvent déjà dépassée sur son lieu d'apparition. Pourtant cette
interrogation du critique sur son propre langage, quand elle n'est pas que reproduction de
schémas élaborés ailleurs, est indiscutablement la fonction majeure de
l'intellectuel, surtout lorsqu'il travaille sur des textes à partir desquels une
identité culturelle est en perpétuelle construction, toujours mouvante. Les
communications réunies ici sous le titre Perspectives
de lecture
proposent, soit une réévaluation des discours critiques, soit des angles de lecture
qui n'hésitent pas à être, en quelque sorte, "hybrides". Loin des dogmatismes
théoriques les plus criants, les apports souvent réputés inconciliables de l'approche
structurale et de l'approche thématique, pour ne citer qu'elles, trouvent ici quelques
complémentarités heureuses.
On a mis en tête de ces Actes, immédiatement après les hommages à Jacqueline Arnaud, un ensemble de trois
textes qui posent le problème, non plus tant des discours internes au champ littéraire
maghrébin, que du regard de l'institution scolaire et universitaire française sur cet
espace. C'est là poser plus globalement , comme Jacqueline n'avait cessé de le faire de
son vivant, la question du statut, de la reconnaissance et de la place de ce champ
littéraire dans une institution qui l'ignore contre toutes les évidences, tant de la
Société que de l'Université. Et c'est ce sur quoi nous voudrions revenir rapidement
dans ces quelques pages liminaires.
* *
*
L'actualité politique récente a
montré combien l'immigration est devenue un enjeu dans le débat politique français.
Pourtant ce débat est faussé chez la plupart de ceux qui y interviennent par une
méconnaissance quasi-systématique de la réalité culturelle -entre autres- de cette
immigration. Réalité refusée sans appel pour les uns. Mais réalité définie aussi par
ceux qui seraient prêts à l'accueillir, en termes de "cultures d'origines".
C'est-à-dire en refusant de décrire cette immigration à l'intérieur de la
multiplicité de chacune des deux Sociétés concernées (la France comme le Maghreb),
pour l'installer dans la Différence a priori de l'Autre. Le postulat de la Culture une de chaque espace national crée le Différent
pour n'avoir pas à interroger sa propre multiplicité. La présence de l'Immigration sur
le sol français, comme celle à un autre niveau d'une littérature de langue française
sur le sol maghrébin, sont insupportables des deux côtés pour les tenants d'une
identité une, parce qu'elles soulignent
l'utopie, parfois meurtrière, de cette dernière. Or, l'enseignement littéraire est trop
souvent encore le lieu même où cette utopie se développe, en ignorance de la
réalité sociale qui l'entoure. Dès lors l'institution préférera enseigner des langues
et des littératures qui, garanties par le fait qu'elles sont nommément
"étrangères", ne remettront pas en cause par leur étiquette problématique
les définitions identitaires univoques.
Cette conception
"fixiste" d'"aires culturelles" définies une fois pour toutes à
partir d'une langue officielle de référence paralyse encore une grande partie de
l'enseignement de la littérature comparée, en l'empêchant de percevoir les entités
littéraires et culturelles dans leur essentielle mouvance. Garde-fou des disciplines
universitaires, la définition tue son objet
pour pouvoir le décrire comme objet indiscutable. Objet problématique au contraire, la
littérature maghrébine de langue française devient ainsi une sorte d'indicible, tout
comme la jeune littérature encore balbutiante produite par quelques fils et filles
d'immigrés. Car ces littératures en partie inscrites dans le champ culturel français
comportent bien un risque de dérapage identitaire pour celui-ci.
Or, n'est-ce pas par ces constants
dérapages, et les enrichissements apportés à chaque fois, qu'une culture est vivante?
Et n'est-ce pas grâce à l'étude de cette perpétuelle modification en quoi réside la
vie culturelle que la "littérature générale et comparée" pourrait trouver
sa propre justification en tant que discipline nouvelle et prometteuse ? Car il est vrai
que ni la "littérature française", ni la "francophonie", l'une et
l'autre trop connotées idéologiquement, ne peuvent ici remplir cet office. Par contre,
les "littéraires", "comparatistes" ou non, que nous sommes, ne
sont-ils pas en train d'être distanciés dans cette tâche d'urgence par ce qu'on appelle
les "sciences humaines" ? Notre quasi-absence dans les différentes
commissions, comme la Mission interministérielle sur L'Immigration à
l'Université et dans
la Recherche[2] , semble bien le
prouver. La marginalisation de plus en plus grande des disciplines littéraires en
général provient en partie des remparts contre le réel et contre la
pluridisciplinarité qu'elles dressent autour d'elles.
Au Maghreb la littérature
maghrébine de langue française est frappée bien souvent (et les traditions orales
avec elle, quoique de manière différente) d'un ostracisme comparable. Plus:
l'affirmation crispée de l'identité une prend
ici le prétexte du passé colonial et de la dépendance culturelle actuelle pour se
barricader grâce à l'Histoire et à l'idéologie. Le culte identitaire gomme ainsi
l'essentielle multiplicité, l'essentielle mouvance créatrice de la réalité
socio-culturelle. La pureté idéologique n'existe pas dans une culture vivante, surtout
si cette culture a besoin de tous ses constituants pour s'affirmer face à l'impact
grandissant des séries américaines à la télévision, par exemple. Une culture
tronquée, même de ses éléments apparemment non conformes à une identité officielle,
est toujours condamnée. En se coupant d'une réalité certes illogique en termes
d'idéologie (mais où cette idéologie s'est-elle constituée?), le discours identitaire
ne perd-il pas tout simplement son objet ?
Que ce soit au Maghreb ou en
France, il convient donc d'engager une réflexion dépourvue de tout a priori,
sur la question que la présence des littératures maghrébines et émigrées et leur
rapide développement posent aux systèmes culturels et éducatifs des deux Sociétés.
Pour ce faire, il faudra d'abord que les
"spécialistes" que nous sommes sortent du vase clos d'un "domaine"
dont nous réclamerons en vain la reconnaissance si nous ne commençons à nous ouvrir
aux autres. Les textes maghrébins comme tous les textes littéraires ne vivent qu'en
dialogue avec d'autres textes. Inséparables du patrimoine maghrébin le plus localisé,
ils le sont aussi des résonances qu'ils provoquent et dans lesquelles ils s'inscrivent
ailleurs.
Le temps est donc venu peut-être,
plutôt que d'évaluer la nécessité ou non d'enseigner la littérature maghrébine dans
telle ou telle discipline, de pratiquer enfin un véritable comparatisme, seule approche
possible du fonctionnement réel des textes comme des cultures.
Comparatisme, au Maghreb, tant
entre les différents langages culturels de l'espace maghrébin, qu'entre ces langages
et d'autres. Description, par exemple, de la fécondation réciproque des différents
modèles mis en oeuvre et en spectacle dans un même texte, comme du jeu infini de
réponses entre des textes souvent imprévisibles. D'ailleurs, au-delà de la question
de la "littérature maghrébine de langue française", le développement de
perspectives comparatistes à l'intérieur de l'enseignement du français comme des autres
"langues vivantes étrangères" parmi lesquelles son statut est toujours ambigu,
permettrait peut-être à cet enseignement de ne plus être considéré par la démagogie
de certains comme un "vestige du colonialisme".
Comparatisme, en France, moins
négateur de l'évolution des réalités culturelles comme des formes littéraires. Plus
ouvert à la pluridisciplinarité. Moins agrippé aux différences entre "aires
linguistiques" supposées cohérentes chacune en sa clôture dogmatique. Plus
perméable à l'imprévu du "non encore défini" et à ses risques.
N.B.. Un certain
nombre de communications dites au colloque ne figurent pas dans le présent ensemble, et
nous tenons à nous en excuser auprès de leurs auteurs. Plusieurs textes ne nous sont pas
parvenus à temps, alors même que la date limite avait été retardée. D'autres
étaient trop longs ou inachevés, et leurs auteurs n'ont pas effectué les corrections
que nous suggérions. Le respect des lecteurs comme des autres participants commandait un
minimum de discipline collective.
Extrait de la revue Itinéraires et contacts de cultures, Paris, L'Harmattan et Université Paris 13, n° 10, 1° semestre 1990. | |
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[1]/ L'oeuvre en fragments, Paris, Sindbad, 1986.
[2]/ Le rapport de cette mission vient d'être publié, sous
forme d'un volume de la revue Babylone (Paris, 10/18), n° 6/7, 1989.