Abderrahmane
TENKOUL
Faculté des
Lettres, Fes
MYTHE DE
L'ANDROGYNE
ET TEXTE
MAGHREBIN
INTRODUCTION
Pourquoi ce thème : mythe de
l'androgyne et texte maghrébin ? Plusieurs raisons peuvent être
invoquées. Je me limiterai toutefois à une seule : derrière le choix de ce sujet, il y
a non seulement l'idée de réactiver le débat sur une figure symbolique universelle et
immémoriale, mais aussi le souci légitime de lire la littérature maghrébine à partir
de sa matière la plus profonde. Or, à ce niveau, comme chacun le sait, le mythe en
général occupe une place telle qu'on a pu se demander s'il ne constitue pas "la signification
fondamentale, en même
temps que
la structure
signifiante de toute oeuvre littéraire"[1] Il s'agit donc
d'aborder un sujet à la fois complexe, passionnant et de grande actualité. Néanmoins,
un point noir persiste encore et mérite d'être relevé : en dépit de l'intérêt
croissant porté à ce rapport du mythique et du littéraire, on n'est pas encore
arrivé à élucider la nature de ce rapport, ni à préciser les termes dans lesquels il
doit être considéré.
Deux explications, tout au moins,
peuvent être avancées à ce propos: la première concerne la multiplicité des
interprétations dont
est l'objet le terme de mythe. Bien souvent, la confusion est faite entre
"mythe hérité", "mythe inventé" et "mythe personnel". La
deuxième est d'ordre méthodologique, puisqu'on n'a pas cessé de poser le problème de
la dimension littéraire des mythes, et de s'interroger sur leur mode de présence en
littérature, leur signification symbolique et métaphysique.
Il y a donc un problème de
délimitation d'un point de vue aussi précis que possible, et un problème de
définition du statut du mythe dans la littérature. Je crois cependant que le choix d'un
mythe particulier, comme c'est le cas ici de l'androgyne, et d'un corpus nettement
localisé -le texte maghrébin- aidera certainement à mieux rendre compte des rapports du
mythe et de la littérature. L'essentiel en somme est d'éviter le piège de
l'extrapolation généralisante, synonyme de surenchère imprenable, et d'examiner les
lieux spécifiques où s'actualise tel ou tel mythe. Mon intervention s'inscrit
d'emblée dans cette visée. Et je dirai tout de suite, pour préciser davantage mon point
de vue, que ma tâche ne sera pas de décrire historiquement les différentes
manifestation du mythe de l'androgyne
dans le texte maghrébin. Je me pencherai plutôt sur le rôle stratégique qu'occupe ce
mythe dans la construction d'une écriture, ainsi que dans la production d'un certain
effet de sens.
Considéré comme une figuration
anthropomorphique de l'oeuf cosmique, le mythe de l'androgyne symbolise l'unité
fondamentale des contraires. Perdue, cette unité constitue pour l'homme un âge d'or à
reconquérir. "Hommes, écrit Platon
dans le Banquet, l'objet de
vos voeux
n'est-il pas
de vous
rapprocher autant que
possible l'un
de l'autre,
au point
de ne vous quitter
ni nuit
ni jour
?"[2]. Ce désir de
fusion n'est pas propre aux religions, à la métaphysique ou à la mystique. Il n'a
cessé dès la tragédie grecque de nourrir l'imaginaire des écrivains et de stimuler
leurs
créations.
Cependant, comme le montre Frédéric Menneyron, "ce désir
voit plus
particulièrement le jour
dans une
société où les
contraires sont bien marqués,
où une
séparation des sexes
a cours"[3]. C'est le cas
pour ce qui nous concerne de la société maghrébine. Mais ce fait n'explique pas tout,
et il reste tout de même important de savoir à quelle stratégie répond l'inscription
de l'androgyne dans le texte maghrébin. Pourquoi des écrivains appartenant à une
société patriarcale et de religion monothéiste éprouvent-ils actuellement le besoin de
réactiver ce mythe séculaire?
Pour essayer de répondre à ces
questions, je commencerai d'abord par dire qu'en littérature le mythe de l'androgyne
n'est pas unique mais pluriel. Il est pluriel en ce sens qu'il relève du construit, et
qu'il est sans cesse soumis à des transformations aussi surprenantes les unes que les
autres. Je crois que Jean Molino a vu juste en affirmant : "Il n'existe
pas un
mythe de
l'androgyne, mais seulement
une famille
de mythes
(...). c'est
que
le thème est extrêmement
polymorphe et n'apparaît
pas seulement
sous la
forme de
récits mythiques
: c'est
un complexe
où se
mêlent l'observation
de la
nature, les
rites, les
fantasmes personnels,
les figures
de dieux,
et les
récits proprements
dits"[4]. L'examen de
certains textes maghrébins permet en effet d'illustrer ce point de vue. Trois récits
vont particulièrement retenir notre attention : Habel
de Mohamed Dib[5], L'enfant de
sable de Tahar Ben Jelloun[6] et Le livre
du sang
d'Abdelkébir Khatibi[7]. Dans ces trois
textes, il est à remarquer que l'androgyne ne se présente pas comme une figure
inconsciente, échappant au contrôle de l'activité productrice de l'écrivain. Sa
présence est plutôt délibérée, et fait partie d'un travail de subversion d'une
certaine forme de pouvoir d'ordre social et politique institué au Maghreb.
ANDROGYNIE ET
SUBVERSION
Dans le texte de Mohamed Dib, tout
le récit est organisé autour du personnage principal dénommé Habel. Chassé de la
maison paternelle par son frère aîné, qui veut tout seul monopoliser le pouvoir, Habel
quitte son pays natal et s'installe à Paris. Là il découvre l'exil, l'errance et les
souffrances de l'incommunicabilité. Trois rencontres vont cependant bouleverser le
rythme infernal de sa vie : celle de deux femmes, Lily et Sabine, et celle d'un homme
qu'il appelle le Vieux, mais dont l'identité est très confuse puisqu'il apparaît
tantôt comme un homme et tantôt comme une femme. Le Vieux est pour ainsi dire une sorte
d'androgyne décadent qui intrigue Habel, met "en
cause la
stabilité sémantique du
roman et
opère une
constante déception
du sens"[8]. Si la relation
d'Habel avec les deux premières femmes est discernable, celle qu'il entretient avec le
Vieux est en effet assez ambiguë. Belle et blonde, Sabine se présente comme une femme
fortement sensuelle, habitée par la soif du désir et l'amour. Lily, par contre,
apparaît comme une femme idéalisée et inaccessible. Le narrateur dit dans ce sens :
"L'image de Lily.
De quelque
côté qu'il
aille, de-ci,
de-là, elle
brûle devant
lui. Elle
le brûle
autant que
la miséricorde
divine "(p.92). Tiraillé entre les
deux femmes, Habel cherche à se définir, à se constituer une identité qui semble lui
échapper. C'est pour lui l'occasion d'établir un dialogue - par delà les frontières -
avec son frère aîné. Mais est-ce réellement un dialogue ? Il convient plutôt de
parler de profération d'un discours de révolte longtemps refoulé, de méditation
critique sur la politique discriminatoire pratiquée dans son pays: "Pour
fonder la
cité nouvelle,
vous ne
pouviez faire
autrement que
sacrifier le
frère cadet
(...).Pour vous approprier le
sceptre et
régner sur
cette cité,
vôtre tâche était de
déclarer le plus jeune
indigne, d'en
appeler au
témoignage public, puis
de le vendre comme
esclave "
(p.160). Mais à mesure que prend forme la révolte de Habel, il découvre l'inanité de
sa parole et l'immensité du silence autour de lui. Acculé à vivre dans cette situation,
Habel se tourne alors définitivement vers Lily qu'il considère comme sa mort et sa
raison d'être. Ce choix d'ordre existentiel se fait en quelque sorte contre la morale du
groupe fondée sur l'hypocrisie et l'identité aveugle. L'amour apparaît ainsi, non
comme un simple sentiment unissant un homme et une femme, mais comme une prise de position
contre une société qui ne cultive l'unité qu'en apparence et où la défense des
intérêts individuels prime toute autre valeur sociale. Bien plus, l'amour s'affirme ici
en tant que dépassement de la séparation et quête de l'unité perdue.
Outre cette découverte de
l'amour, Habel en fait une autre grâce à sa relation avec le Vieux. Il découvre
l'expérience de la prostitution, l'angoisse du double et l'absurdité de la mort qu'il
porte en lui même. Et grâce au Vieux, il découvre aussi quelque chose de plus important
encore : le rapport de l'écrivain à l'écriture. Habel vole les manuscrits du Vieux, qui
n'est en fait -nous dit le narrateur- que le célèbre écrivain Eric Merrain. Il se
demande, pour s'en débarrasser, s'il les jette "aux chiottes" ou au feu.
Pourquoi, pourrait-on s'interroger, Habel est-il tenté par cet acte destructeur ?
Est-il possible de voir dans ce geste impulsif une attitude de l'auteur même à l'égard
de son écriture, de toute écriture intransitive et sans pouvoir effectif ? Jacqueline
Arnaud semble y répondre par l'affirmative : "Le
Vieux, la
Dame de
la merci,
"il et
elle" à
la fois,
le travesti,
est une
sorte d'écrivain
putain, ou
plutôt fait
décider que
l'écrivain est une
pute vendue
au semblant
et au masque. La création est désacralisée.
L'écriture n'est qu'une
prostituée du langage,
car celui-ci
dans sa
plus forte
totalité ne peut s'aborder que
dans le
silence et
la blancheur
de l'absence
"[9]. Le suicide du
Vieux, donc de l'écrivain, confirme probablement cette interprétation. Mais celle-ci
ne peut être considérée sous un angle négatif, c'est-à-dire entendre par là que
l'écriture, si elle ne veut pas être démissionnaire, doit s'engager ouvertement dans la
voie du militantisme politique. La présence de l'androgyne dans le texte, sous la
figure d'un écrivain toujours mal à l'aise et à la recherche de lui-même, a sans doute
une tout autre signification. Elle signifie que l'écriture, toute véritable écriture,
procède d'un profond rapport avec l'absence[10], avec la mort.
L'écrivain est alors, comme dit Blanchot, "celui
qui écrit
pour pouvoir
mourir et
il est
celui qui
tient son
pouvoir d'écrire
d'une relation
anticipée avec la mort"[11].
Cette thèse risque cependant
d'étonner bon nombre de lecteurs. A l'heure où l'on appelle -du moins au Maghreb- à une
écriture de la subversion, on pourrait me reprocher de proclamer froidement le retour
à l'hermétisme, au culte aveugle de la subjectivité et à une écriture qui porte en
elle-même son propre silence! Mais que l'on
s'entende bien: la subversion énoncée par le texte de Dib est plus forte qu'on ne le
croit. Elle m'enseigne, à la différence de tout discours univoque, ceci : l'écriture et
l'amour (l'une comme métaphore de l'autre) nous apprennent à mourir de notre belle
mort, à faire de la recherche de la mort un moyen de réaliser la fusion autant
avec soi qu'avec l'autre par-delà le mal et le bien. Cet enseignement est à coup sûr
capital, car il nous conduit à soulever des questions souvent oubliées bien
qu'importantes: qu'est-ce que la mort et qu'est-ce que l'amour en dehors de la morale et
de la théologie? Qu'est-ce qu'écrire si ce n'est faire
naître une parole inédite, paradoxale ? Le fait même de poser ces questions, geste
auquel nous invite Mohamed Dib, prouve, s'il en était besoin, que la présence de
l'androgyne dans le texte maghrébin est loin d'être gratuite. Elle est plutôt appel à
la critique, déplacement des dogmes et des vérités établies : "Vous avez
votre vérité
et n'en
avez jamais
douté, l'ayant
découverte dès le premier jour,
dès vos
premiers pas,
et même
avant, l'ayant
sûrement sucée avec
le lait
dont vous
aviez été
nourri. Seulement
moi aussi
j'en ai
une à
présent, et
je l'ai
trouvée malgré
vous "
(p. 176). Cette vérité, on l'aura compris, est celle qui prône l'ouverture à l'Autre
contre l'aveuglement, la symbiose des contraires contre ce désir irrésistible
qu'éprouvent les hommes "à parader comme
des coqs
et à revendiquer sans
cesse les
prérogatives de l'état
mâle"[12].
L'Enfant de
sable est une autre illustration de ce point
de vue. Le récit, en dépit de ses multiples enchevêtrements, est en fait centré sur un
seul personnage appelé Ahmed. De sexe féminin, Ahmed est décrété garçon par son
père. Pourquoi cette décision et quelles en sont les raisons profondes ? Ayant sept
filles, le père ne veut pas voir encore une fois son honneur discrédité par une
quelconque satire au sein du groupe social mysogyne auquel il appartient. Pour
réhabiliter sa dignité et sa virilité aux yeux de ce groupe, son idée est alors fort
simple : transformer par la violence de l'autorité patriarcale une fille en garçon.
C'est en ces termes qu'il fait part à sa femme de sa décision : "l'enfant que
tu mettras
au monde
sera un
mâle, ce
sera un
homme, il
s'appellera Ahmed même
si c'est
une fille
! J'ai
tout arrangé,
j'ai tout
prévu" (p. 23).
Nous assistons ainsi à la
naissance de l'androgyne dans le texte, à son évolution et à sa transformation par
l'écriture. Ahmed cherchant à échapper à la condition qui lui est imposée, devient
tour à tour l'homme aux sens de femme et la femme à la barbe mal rasée. Le jour,il fait
régner la terreur masculine sur ses soeurs et vis-à-vis de sa mère, et le soir, il noie
son chagrin et son désir de femme refoulé dans le silence et le rêve. Il poussera même
jusqu'au bout la logique absurde du père en demandant en mariage sa cousine Fatima qui
est boiteuse et épileptique. La mort de celle-ci, juste quelque temps après le mariage,
et celle du père font d'Ahmed un personnage solitaire, fermé sur lui-même et
n'entretenant comme dialogue qu'un échange de lettres avec un anonyme. Mais ne pouvant
contenir pour longtemps son désespoir, Ahmed quitte la maison paternelle pour vivre en
vagabondage parmi les marginaux. Différentes versions sont données de sa mort, mais
toutes font état de la déchéance totale qui marquera la fin de sa vie.
Quelles significations peut-on
déduire de cette histoire dans laquelle l'androgyne, comme on le voit, ne relève pas
d'une reproduction du mythe antique, mais d'une production purement narrative et textuelle
? La question mérite d'être posée, car là encore nous avons affaire à un
androgyne-écrivain. Durant sa vie, Ahmed, tenait un journal (en plus de l'échange
épistolaire qu'il avait avec l'anonyme) dans lequel il notait tout ce qui se rapportait
à son existence déchirée entre sa véritable identité et le masque qu'il était
contraint de porter. Plus que dans Habel, où
les multiples dédoublements donnent lieu à une constante perte de sens, la fonction
de l'androgyne est ici nettement dévoilée par le narrateur : s'introduire dans le monde
fermé des hommes pour le subvertir de l'intérieur. Cette subversion porte en premier
lieu sur le Coran considéré comme le Texte par excellence:
"Je priais
tout le
temps, me
trompant souvent.
Je m'amusais.
La lecture
collective du Coran
me donnait
le vertige.
Je faussais
compagnie à la collectivité et
psalmodiais n'importe quoi.
Je trouvais
un grand
plaisir à
déjouer cette
ferveur. Je
maltraitais le texte
sacré" (p.38). Elle porte en outre, et de
façon encore plus redondante, sur les inégalités arbitraires entre l'homme et la
femme, sur la répression féroce que subit celle-ci sans qu'elle puisse réagir ou se
révolter. Il est donc possible de voir dans le personnage d'Ahmed l'une des voix de
l'auteur, qui, derrière le masque de l'androgyne,, veut faire entendre sa contestation du
modèle social patriarcal :"Sachez, ami, que
la famille,
telle qu'elle
existe dans
nos pays,
avec le
père tout-puissant
et les
femmes reléguées
à la
domesticité avec une parcelle d'autorité
que leur
laisse le
mâle, la
famille, je
la répudie,
je l'enveloppe
de brume
et ne la reconnais
plus "
(p.89). C'est donc par le recours au masque et au simulacre que l'auteur s'emploie à
dénoncer les tabous et les interdits qui enchaînent sa société à une conception de
vie passéiste et dégradante. La parole de l'écrivain se révèle ainsi d'autant plus
subversive qu'elle passe par la réactivation d'un mythe occulté dans la tradition
arabo-musulmane. Le drame d'Ahmed, nous dit cette parole en substance, est non seulement
dans le fait qu'il soit condamné à vivre la rupture entre le nom qu'il porte et son
corps, mais réside aussi dans la séparation qui empêche sa relation à l'autre. Or
sans cette relation, toute société ne peut être qu'infirme et déséquilibrée. La mort
d'Ahmed est dans ce sens très révélatrice.
C'est également pour un
dépassement de cette infirmité qu'oeuvre Khatibi, comme on peut le constater à travers
l'un de ses beaux textes: Le livre
du sang.
Gouverné de bout en bout par le principe dévastateur "raconte une
histoire et
je te tue", ce livre nous donne l'une des plus
fortes illustrations du mythe de l'androgyne. Mythe qui exprime ici, de manière encore
plus violente que dans les deux premiers textes, ce rêve d'unité dont parlait Platon, dépassant les différences des sexes et des
identités. Des personnages comme Muthna et l'enfant inoubliable incarnent par leurs
multiples dédoublements la quête permanente de l'unité prénatale. Il en est de même
de la secte mystique qui, en se livrant dans un mouvement infatigable à la transe du
même, aboutit à son propre anéantissement. D'ailleurs tous les acteurs du récit, y
compris le narrateur, connaissent à la fin le même sort. Expérience tragique, comme
on le voit, mais qui n'a pour motivation profonde que le désir brûlant de renaître à
soi-même en un corps androgyne. Tout le texte est appelé à une course infernale vers la
mort comme point ultime d'une fusion totale : "Va
,mon récit,
vers un
rythme sans
réserve et
une frappe
déchirante (...) Va,
va, emporte-moi,
fais
éclater le flux de mes veines
et de mes mains
tremblantes" (p. 143). Cette mort est
d'ordre symbolique : elle signifie l'effacement de toute origine, le refus de toute
identité sectaire et exclusive. On comprend dès lors que l'émergence d'un être nouveau
ne peut voir le jour que dans le vide et le néant, hors des modèles manichéistes. Tel
nous semble être le sens profond de la pensée khatibienne.
* *
*
Que peut-on conclure maintenant de
cette mise en texte de l'androgyne par les écrivains maghrébins ici interrogés ?
Dans les trois textes, il importe
de constater que le récit est construit dans un but bien précis : provoquer la mort de
l'auteur symbolique. C'est dire que l'androgyne ne se concrétise que dans
l'anéantissement, qu'il reste par conséquent un rêve impossible à réaliser. Mais
c'est à cause de cela qu'il est récupéré comme symbole d'une insatisfaction, et
comme moyen de dépassement de la mort par l'art. Inscrire dans le corps du texte le
travail du deuil et du désastre, tâche à laquelle se consacre chacun des trois auteurs,
est en effet une démarche qui est loin d'être vaine. Il s'agit plutôt d'une grande
stratégie d'écriture visant à séduire le mal, à battre en brèche la morale et la
théologie. C'est dans le même sens qu'opère le travail de l'Eros qu'incarne aussi le
mythe de l'androgyne.
Par sa complexité même, cette stratégie nous amène à lire le texte
maghrébin essentiellement comme une profonde interrogation : de la littérature sur
elle-même, de l'écrivain sur lui-même, sur son rapport au public et à la langue. Nous
avons donc là une voie toute indiquée d'un autre type de recherche à mener sur la
littérature maghrébine d'écriture française débarrassée des cadres et des schémas
préétablis. Comme quoi, l'androgyne n'est pas simplement un thème important dans le
texte maghrébin, mais aussi et surtout une clef de lecture.
Extrait de la revue Itinéraires et contacts de cultures, Paris, L'Harmattan et Université Paris 13, n° 10, 1° semestre 1990. | |
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[1]/ ALBOUY (Pierre), Mythes
et mythologies
dans la
littérature française, A. Colin, 1969, p. 14
[2]/ Le Banquet, Garnier-Flammarion,
p. 50.
[3]/ "L'androgyne
aujourd'hui", in: L'Androgyne, Albin
Michel, p.250
[4]/ Voir "L'Androgyne",in
Dictionnaire des mythologies,Flammarion,
p.27
[5]/ Paris, Le Seuil, 1977
[6]/ Paris, Le Seuil, 1985
[7]/ Paris, Gallimard, 1979
[8]/ Frédéric Monneyron, op. cit.,
p. 254
[9]/ Annuaire de l'Afrique
du Nord,
1977, pp. 1087-1088
[10]/ Voir à ce
propos l'excellente analyse de Charles BONN: "Habel,
ou l'écriture
dans la
limite", in Le Roman
algérien de langue
française, l'Harmattan, l985, pp.298-321
[11]/ L'espace
littéraire, Gallimard, 1949, p. 110.
[12]/ Dominique
Fernandez, cité par Frédéric Monneyron, in L'Androgyne,
p. 251