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(Littératures du Maghreb)
DE L'ECRITURE-BLESSURE A L'ECRITURE-BONHEUR
Ali-Saïd n'est pas mort.
Les flammes de sa mère et l'alouette de l'amandier l'ont projeté dans une
migration à travers l'Occident dont le voici, Brandy Fax, "passager".
En compagnie de James
Baldwin, il voyage : "Paris-New-York" (chapitre 1),
"New-York-Paris" (chapitre 2), le tout sans quitter, ou presque,
"Un café de Paris" (chapitre 3) : Henry M .ller, non plus, n'est pas
loin, dont on peut voir en Baldvin une sorte d'envers, tous deux instaurant
également en littérature les "cavales frontalières" du roman. Avec
Conchita Lopez, rencontrée "A la Romance" (chapitre 4), c'est un
voyage bien réel qui le mènera à Orense (chapitre 5 : "Paris-Orense",
chapitre 6 : "Orense"), puis à "La presqu'île de Cangas"
(chapitre 7), où il rédige son carnet, tout en goûtant à une "ancienne
gloire de vivre" dont il deviendra le héraut.
Mais Ali-Saïd-Brandy Fax
était-il trop chanceux ? Voici qu'au retour à "Paris, la Fleur"
(chapitre 8), son dédoublement se confirme, puisque son "ami du
purgatoire" l'invite à un retour sur son passé, à une interrogation sur
son écriture "toujours arrêtée par son état de guerre". A partir de
là, c'est l'éclatement, où entre Terre et Crépuscule, cette écriture nargue le
lecteur, pour mieux se montrer en sa gratuité première (chapitre 9 :
"Légende du monde"). Et nous voici revenus, au-delà de la mémoire des
morts et à travers la pratique des flammes, au piaffement premier, aux cavales
frontalières où Ali-Saïd - mais avec lui tous ceux qui ne participent pas à un
discours établi - semble avoir élu domicile :
"Un goût de cendres parcourait le pays, et quelques feux, témoins frémissants, divulguaient Votre piaffement. Vous ! Nos cavales frontalières..." (p. 158)
Il nous aura du moins
gratifiés de quelques dénonciations joyeuses. Lorsque Baldwin demande à Brandy
Fax : "Comment ça va en Algérie ?", celui-ci répondra par un jeu de
mots féroce : "Très bien... Sauf qu'il y a un Gouvernement Général"
(p. 25). Dès le début du livre le ton est donc donné. C'est celui d'une fête
iconoclaste, où les habitants de la presqu'île (de Collo, pays inaccompli qui
ne se réalisera que dans les bras de Conchita, et dans une autre presqu'île,
celle de Cangas) feignent la stupéfaction en apprenant que "les
envahisseurs des plaines (...) ont une étrange manie (...), celle de prendre le
pouvoir pour une banque suisse" (p. 31). Fête iconoclaste où l'amant
comblé de Conchita, pour qui "l'ancien paganisme reconduit à une croyance
de vie sans entraves est cette voie par laquelle se définira une conscience artistique algérienne" (p. 74), déclare
crûment qu'"après la décolonisation française de l'Algérie viendra la décolonisation
islamique de l'Algérie" (p. 75). La dénonciation devient farce lorsqu'elle
stigmatise l'association, dans la "malette révolutionnaire" de tout
"algérien technocrate" de l'adoration des Puits de Pétrole et de
l'adoration patriarcale : "Vous savez parfaitement que le Puits de
Pétrole a une physionomie phallique et que l'adoration patriarcale est une
adoration "phallitique". C'est pour cela (soit dit en passant),
qu'actuellement (toujours), l'Algérie est traversée de circoncisions" (p.
76).
L'échine patriarcale pèse
d'autant plus lourdement qu'elle n'est qu'un faux passé, derrière lequel on
tente vainement de cacher le Pays inaccompli. Or, un passé inventé ne peut
servir à rien, il"se fendille et s'écroule sous les pressions de la vie
comme l'argile par temps de sécheresse" (p. 46). Qu'est-ce que le
"Pays inaccompli" ? C'est parfois la Kabylie, "césure de la
conscience nationale" (p. 33); c'est aussi le paganisme, "ancienne
gloire de vivre", "croyance de vie sans entraves" (pp. 75 et
74), "un pays où on pourrait clairement vivre, aller au café, boire un
coup, draguer les filles, faire des études, danser le soir, et travailler quinze
heures par jour, la cigarette au bec" (p• 77), et c'est aussi, bien sûr le
"pays" référentiel tout entier, l'Algérie, mais dans sa parole
occultée, à la fois non-lieu et seul lieu véritable - parce que non formulé par
un discours de pouvoir ?
L'écriture d'Un passager
de l'Occident est donc d'abord, pour qui sait combien la pression sociale
et religieuse est lourde en Algérie, une écriture de fête, un entracte joyeux dont le ton est résolument neuf
dans une littérature algérienne exilée qui, selon Bourboune, "habite une
cicatrice", et se place elle-même en position de rupture, de marginalité,
par rapport à un discours nationaliste qui l'exclut. Le Muezzin, de Mourad
Bourboune justement, est peut-être le seul de ces textes à contenir, mêlé comme
ici au tragique d'une analyse sans illusions, un éclat de rire comparable.
A la différence de la
marginalité involontaire dans laquelle se placent certains romans décrits en
fin de deuxième partie, par non-maîtrise de leur lieu d'énonciation,
marginalité qui n'instaure aucune rupture par rapport aux divers discours de
pouvoir, la rupture dont il s'agit ici est la césure de ces discours de
pouvoir, dont elle s'instaure comme la faille meurtrière. Car ce n'est point
tant une rupture dans le sens, qu'un jeu sur les signifiants de ces discours de pouvoir, une mise en spectacle de
ces signifiants. Mise en spectacle qui désigne son lien avec le signifiant
représenté-parodié. Distance feinte par rapport à un lieu d'identité où règne
le discours de pouvoir. Lieu d'identité qu'on désigne à travers la parodie de ce discours de pouvoir. Lieu
d'identité à l'intérieur duquel, seulement, la distance feinte de la parole
parodique prend sens. Ici, c'est encore une fois l'ambiguïté qui signifie le lieu d'énonciation véritable, car
afficher la distance, jouer la marge, est désigner le lieu d'énonciation qui
donne sens à la distance et à la marge feintes : le pays inaccompli. En habitant
l'ailleurs proclamé, l'écriture montre qu'elle. n'a jamais autant fait du pays
son lieu d'énonciation. Sinon, pourquoi cet "ailleurs" serait-il
"cicatrice" ? Mais cet ailleurs feint lui permet de transformer la rupture en écart, par le jeu sur les
signifiants, et non plus seulement sur les signifiés, sur le
"message" que veulent faire passer naïvement des textes plus
maladroits sans maîtriser l'inscription spatio-temporelle de leur forme.
L'écart est, ici, dans le jeu intertextuel qui affiche la marge, tout en la récusant dans l'ancrage indubitable
des grilles de déchiffrement de sa parodie (Et là encore, seule une
localisation de la réception, du déchiffrement du texte permet de la
préciser).
La fête iconoclaste est
joyeuse, certes, mais cette joie même, dans la mesure où les coups qu'elle peut
porter n'en sont que plus violents, est le scandale. Elle installe celui qui la
provoque dans une marginalité sans retour, consciente et douloureuse. Le rire
est ici une manière de se couper consciemment du pays, des origines, et en ce
sens il est tragique. Il est lieu de rupture. Il installe l’écriture dans la
distance, dans l'ailleurs.
Le simple fait de
provoquer, chez Farès comme chez Bourboune, le rire, est déjà conscience a
priori de marginalité. L'humour, et encore moins le rire, ne sont pas très
répandus dans la littérature algérienne de langue française, et les lecteurs
algériens très souvent, peu habitués à le trouver, l’acceptent mal. L'écrivain
qui en use se sait a-priori en marge, en rupture. Son rapport au pays est en
général un rapport malheureux. Le rire est tragique. Il est la dimension tragique
du carnaval, en ce qu'il exclut l'énonciateur de la complicité
qu'instaure le carnaval entre les lecteurs,
dans l'instant de la lecture. Il fonctionne comme une césure, une échappée
dans la juxtaposition rigide d'un discours idéologique et social qui dit le
lieu, et de la marginalité de l'écrivain dans la lecture a priori qu'impose de
fait ce discours en dehors du moment privilégié de le lecture effective. C'est
le cas de Kateb Yacine, de Mourad Bourboune et de Nabile Farès. Dans Un passager de l'Occident,
la violence du rire est tournée autant contre son instigateur que contre
l'"échine patriarcale", qu'on ne peut exploser qu'en se projetant
soi-même dans la marge. Passager de l'Occident, Farès choisit délibérément,
par son livre qui devient de ce fait un acte, inscrit dans le réel le plus
brûlant du pays, de vivre cette marge qui
devient écart par son choix délibéré. Et la joie iconoclaste finira,
dans les derniers chapitres, par sa propre parodie, qui est peut-être déjà une
image tragique de la mort, en un écart irréversible ?
Vivre l'écart, c'est
d'abord tenter, comme le dit l'auteur sur la couverture du livre, "de
dire, à travers des rencontres, des amitiés et un voyage, ce lieu où nous
sommes appelés à vivre". Dire le lieu
de la distance, l'Occident, dans une
fiction de quotidienneté référentielle et "banale" qui n'est pas sans
rappeler une autre écriture de la distance devenue lieu dans
une fiction de quotidienneté référentielle comparable : celle d'Henry Miller.
Intertextualité, cette fois, plus ambiguë encore, puisque feignant la référence
culturelle en lieu autre (tout comme avec Baldwin), on désigne de fait
davantage encore le pays, car ces références soulignent le mouvement d'une
écriture dans l'ailleurs, qui ne prend sens que dans le pays auquel renvoie la
distance qu'elle affiche. Toute distance l'est toujours par rapport à un lieu absent qui lui donne sens et qu'elle désigne
donc, en fait, dans l'instant où elle semble le plus l'avoir
"oublié".
Cependant, le lieu de la
distance est aussi le lieu du meurtre. "L'Occident est ici", dit
encore la couverture, "non pas un pôle attractif, mais le moment
historique du jeu mortel des hommes et de leurs cultures. La culture occidentale
est en crise. Mais s'agit-il d'une crise de l'homme, ou de cette découverte que
toute culture est faite de la mort des hommes ?". La culture occidentale
tue, et le roman commence par la rencontre de deux de ceux qu'elle tue, deux
"passagers", Brandy Fax et Baldwin : l'un et l'autre habitent leur
propre meurtre. Autre sens de la "cicatrice" qu'on voyait plus haut :
leur vie est le lieu même de leur propre mort. Mais n'est-ce pas le propre de
l'écriture, aussi (tous deux sont écrivains), dont on a vu Blanchot souligner
qu'elle est le lieu même de la mort de son énonciateur ? Une nouvelle ambiguïté
signifiante se dessine donc ici entre cet irrémédiablement non-choisi
référentiel du meurtre qui guette Baldwin surtout, et cette nécessité de
l'écriture que devient peu à peu le fait d'habiter la cicatrice. Le meurtre
est celui, référentiel, qui guette Baldwin, mais il est aussi celui que
s'infligent en l'habitant pour dire dans cet acte même de l'habiter, les deux écrivains. L'aspect carnavalesque de l'écriture du Passager est donc aussi une
manifestation ambiguë du tragique de l'énonciation ici donnée en spectacle
dans le "non-littéraire" apparent (et pourtant tellement "littéraire",
justement), de la quotidienneté référentielle que manifeste la rencontre des
deux écrivains en leur lieu d'exil. Rencontre qui se joue référentielle, anecdotique,
banale, mais qui instaure la dimension ménippéenne d'un dire-mise en
spectacle de la quotidienneté de l'énonciation [2]. Quotidienneté qui devient le corps exposé d'un lieu d'exil qui est
aussi le seul lieu et peut-être la condition du dire littéraire.
Quotidienneté, corps de l'énonciation, dont la mise en spectacle est une autre
dimension, aussi, du meurtre qui constitue le lieu de l'écriture : car
c'est bien le cliché d'une "littérarité" distincte de la trivialité
du quotidien qui y est mis à mal : l'écriture surgit du meurtre même de ce
cliché, et c'est pourquoi le meurtre est encore plus le lieu de cette écriture
qui fonde son écart sur la destruction de sa "littérarité".
Les deux écrivains sentent autour d'eux se fermer un cercle de mort. "Baldwin dit : "Car moi, je n'ai pas de place en ce monde". Et c'était sans doute cela la perception d'une fermeture d'un cercle : ne plus connaître sa place dans le cours meurtrier du monde" (p. 50). Quant à Brandy Fax-Farès, il reprend pour lui la phrase de Baldwin : ""Ils ont tué tous mes amis...". Les seuls que j'ai et que je n'ai plus, tous technocrates, spectateurs agrémentés de grades officiels, voyageurs en mission... mais qu'est-ce qu'ils foutent, et pourquoi est-ce si désertique d'avoir vécu un temps... " (p. 30). L'écriture de Brandy Fax se dilue à la fin du roman dans sa joyeuse mais mortelle parodie, de même que Rufus Scott, le héros de Baldwin, se suicide dans le roman de ce dernier. "Toute la Société américaine est construite sur la mort de l'homme noir", dit Baldwin (p. 23) : toute la civilisation occidentale, dit implicitement la parodie finale du Passager de l'Occident, repose sur le gommage de tout ce qui est différent, de toute opacité non-réductible à l'apparente et meurtrière transparence du modèle qu'elle s'est fixé.
Ce modèle - et ceci semble vrai, selon Farès, pour toutes les cultures actuellement organisées - tend toujours à nier que toute réalité est androgyne ("Il faut que les Etats-Unis se persuadent qu'ils sont une nation métisse", dit ici Memmi à propos de Baldwin). Et, devant l'impossible énigme de son propre métissage, devant l'insupportable évidence qu'il n'y a pas de discours culturel univoque qui soit vrai, "s'annoncent la violence et le déchirement (...). Car ce que dit le Sphinx (moitié-moitié) c'est que l'homme est un être androgyne, et que la violence de l'homme est la seule réponse trouvée par l'homme à la question de son androgynie. C'est dire combien l'homme est prêt à refuser ce qu'il est et n'est pas, ou à moitié, ou, mieux, qu’il lui est INSUPPORTABLE de savoir ou de reconnaître qu’il est et qu’il n'est pas" (p. 21).
Brandy Fax, lui, subit doublement le meurtre : dans la civilisation occidentale où il vit, et d'où sa différence d'Algérien est gommée, et dans l'Algérie elle-même, qui refuse le paganisme enfoui en elle. Le paganisme est à la fois ce que la Société algérienne bureaucratique et technocratique "est et n'est pas", qu'il lui est insupportable de reconnaître comme tel, et une instance enfouie, un contenu à propos duquel Farès développe un jeu de réponses entre conte+ nants et contenus qui débouche sur la césure, l'éclatement et le meurtre. Depuis le meurtre qui est son lieu, l'écriture devient à son tour explicitement ce meurtre du discours de pouvoir qu'elle était déjà par sa dimension carnavalesque. Or, ce meurtre d'un discours abusif du lieu est bien encore manifestation du véritable lieu d'énonciation de cette écriture d'éclatement formulée depuis l'ailleurs où l'installent, à la fois l'usurpation du lieu d'identité par le discours de pouvoir, et l'autodestruction dont procède l'acte même de l'énonciation.
Ainsi, lorsqu'à propos des
"droits des peuples à disposer d'eux-mêmes", il demande
"pourquoi les habitants de ces peuples ne disposeraient pas
d'eux-mêmes" (p. 33), la signification de l'image dépasse le jeu de mots.
Elle montre d'abord qu'une identité qui ne tient pas compte de la réalité concrète
d'un vécu culturel n'est qu'une coquille vide, qu'un simulacre, une forme sans
contenu, un vide face à un plein. Et la réalité de ce plein ne peut,
lorsqu'elle est refusée, que faire éclater la forme vide, à la manière de la
grenade de Baldwin piégée dans la poitrine de son meilleur ami, qui continue de
lui sourire (p. 22) : c'est pourquoi la Kabylie et le paganisme deviennent,
chez Farès, "la césure de la conscience nationale" (p. 33),
car"1a pensée païenne vaincra la bureaucratie et la technocratie
actuelles" (p. 74). Mais le meurtre, le choc qui résulte de cet affrontement
n'est pas un hiatus entre deux réalités juxtaposées : il est l'explosion
d'un contenu enfoui éclatant son contenant-simulacre.
L'écriture du Passager de
l'Occident est justement ce qui va permettre cet éclatement. Dans sa joie
provocatrice et païenne, elle est elle-même cette "affirmation d'une
ancienne gloire de vivre (qui) explosera l'échine patriarcale de
l'Algérie" (p. 75). Elle devient ce "lieu où vivre" que manifeste
la matérialité de cette explosion, lieu le plus vrai en ce qu'il est
l'impossibilité concrète de toute localisation ayant la stabilité d'un sens établi, celui d'un discours même
oppositionnel. Cette écriture - lieu de l'explosion, explosion elle-même - est
le meurtre tant attendu, mais elle est aussi ce chant d'Amor la Misère à qui
son cheval disait pourtant "ne l'apprends pas" (p. 41) : il le sépare
définitivement. Et pourtant, s'il n'en enfourche pas le cheval, lui qui ne vit
que pour et dans le paganisme occulté, ne serait-ce qu 'en se livrant à
"la science des contes" (p. 11), il sera toujours en recul de sa
propre vie.
C'est pourquoi la
rencontre avec Conchita et l'interview de Baldwin (et les deux récits qui en
résultent) sont pour lui, dès le seuil du livre - qui sera donc lui aussi
désigné par le mot -, une "aubaine" (p. 11). Interviewer quelqu'un,
c'est rencontrer quelqu'un "qui de toutes les manières, ne pouvait être
que plus vivant que moi"; c'est donc
sortir d’un en-deça
de la vie pour tenter la
vie, même dans le meurtre-écriture. Aimer Conchita, et braver tous les tabous
avec elle, c'est échapper "à la malédiction dont je suis issu", et
"envisager, contrairement à ces derniers mois, un rétablissement" (p.
60). Écrire ces rencontres, c'est gommer à son tour la mort initiale. Mais
cette écriture ne peut être que meurtre à son tour, dans la mesure où elle est
réponse à un meurtre, avant de devenir vie. Ce n'est donc pas un hasard si la
rencontre de Baldwin précède dans le roman celle de Conchita : BaldWin partage
avec Brandy Fax cette mort initiale où les a condamnés la
"civilisation". Conchita n'a pas connu cette mort, ou pas dans les
mêmes proportions. Vivre avec elle, pour Brandy Fax devenu entre-temps (ou dans
le même temps) Ali-Saïd le chanceux (dont la "chance" est bien,
contrairement à ce qui se passe pour Yahia, cette vie-flamme, éclatement
triomphal que lui confère sa mort, non pas selon un quelconque retournement
métaphysique qui serait encore celui d'un discours religieux de confiscation,
mais dans la matérialité même du meurtre, que manifestait déjà la danse de
tante Aloula), c'est avoir dépassé la mort, comme Ali-Saïd à la fin de Yahia, pas de chance.
Se jeter dans l'écriture-meurtre est donc pour Farès désormais la seule manière de vivre, et en même temps la plus difficile, parce qu'augmentant toujours l'écart, en quoi s'est confondue à présent la distance de l'ailleurs d'un lieu où vivre-écrire dans l'incision du meurtre. C'est pourquoi il suivra le précepte de Brecht dont il fait l'exergue de tout le roman : "présenter la vérité de façon qu'elle puisse être entre (les) mains (de ceux qui souffrent) une arme, et en même temps de façon assez rusée pour que cette transmission échappe à la vigilance et à la riposte de l'ennemi" (p. 7) : positivité du meurtre où vivre et négativité de l'écriture-saut de la mort se conjuguent pour échapper à la clôture du sens et à la rupture d'avec le référent qu'elle instaurerait. L'ailleurs-mort-blessure initiale est le lieu même de l'écriture la plus ancrée au lieu-pays dans sa distance mortelle devenue son écart carnavalesque et productif.
Est "ruse", d'abord, selon l'expression de Brecht, la mouvance dans laquelle se situe le texte, qui en devient tout entier "cavales frontalières". Comme dans Yahia, pas de chance, mais hors d'un contexte géographique lié au pays et à son Histoire, du moins à première vue (cependant, en plus de ce qu'on a dit de l'ancrage du lieu d'énonciation de cette parole de lieu apparemment autre, les parallèles entre la situation de Baldwin et celle de Brandy Fax sont évidents), les titres des chapitres désignent à la fois le mouvement et les lieux d'Ailleurs (l'Occident), dont Brandy est "passager". Le mot même de "passager", dans le titre, s'il désigne l'exil (dans Le champ des Oliviers, il sera remplacé par "prisonnier"), ne désigne-t-il pas également le voyage ? Si le lieu de l'écriture est en partie dans le meurtre du lieu comme de l'énonciateur, le voyage et la mouvance, avatars du désir, dessinent l'absence du lieu comme de l'objet de ce désir, sens du dire.
La mouvance est aussi dans
le choix des personnages Brandy Fax, Baldwin et Conchita sont tous trois
d'éternels migrants. Elle est dans le nom de Brandy Fax dont s'affuble Ali-Saïd.
Elle est dans le choix de la cachette du livre de Baldwin : "Une caisse
Hoi Sin Sauce en provenance du Viet-Nam via les Etats-Unis et l'épicerie d'en
bas" (p. 14). Or, si cette caisse est l'objet même qui dit la mouvance,
tout en la ramenant, contre la tentation du cliché culturel, autre lieu
"littéraire" à détruire, à la banalité de "l'épicerie d'en
bas", son contenu n'est pas indifférent : c'est bien le carnet
d'Ali-Saïd, autrement dit l'écriture-mort elle-même du "chanceux",
qui s'inscrit dans ce non-lieu qu'est la mouvance, comme le corps de
son scripteur vivait dans la perte des flammes et de la danse de tante
Aloula, autres négations de la fixité mortelle du sens-lieu de tout discours
arrêté. On pourrait multiplier les exemples : il est évident qu'à un premier
niveau, Farès joue de cette mouvance : ruse
peut-être, elle est aussi en partie jeu. Autre dimension de
l'écriture qui récuse la fixité du discours de l'Organisation, laquelle ne
connaît pas le chant de l'alouette.
Cependant, la mouvance n'est
pas que ruse ou jeu. L'écriture du Passager
de l'Occident est voyage, mais écriture et voyage sont ici tension-désir
vers autre chose, même si souvent ils jouent à ne se désigner qu'eux-mêmes. On
a déjà vu que l'écriture du Passager de
l'Occident était une réponse
au meurtre par l'éclatement de l'échines patriarcale, qu'elle était espoir de
sortir de la mort initiale du "passager", consécutive au double
meurtre : meurtre par l’Occident, meurtre par le pays. L'écriture devient de
ce fait une trajectoire au-delà du malheur : "Je ne pouvais écrire que
porté par cette envie de parvenir, une bonne fois, au-delà de tout
malheur" (p. 119). Elle témoigne d'un temps autre (p. 110) qu'elle désigne
de cette manière, et vers lequel elle institue une tension.
Tension-désir de combler
la brisure, la cassure du meurtre. Si l'écriture du Passager de l'Occident est en partie celle de voyages, et
principalement celle du voyage en Espagne avec Conchita, c'est que ces voyages
sont tentative de réappropriation d'un passé. A Orense, Conchita cherche à
retrouver son enfance, son temps d'avant son départ (p. 71), et Brandy
Fax-Ali-Saïd confond ce voyage au passé de Conchita avec le sien, qu'il y
associe. De même, Brandy Fax vibre à cet appel à sa mère que lance Baldwin,
dans sa tentative-désir de combler la blessure du départ par la mémoire, dans
un récit haché, entrecoupé de "oui, c'est ça... c'est ça... c'était
horrible" (p. 47), expression répétée où le travail de la mémoire et sa
tension désirante sont visibles à dessein, l'écriture signalant son propre travail qui est, en fin de compte, sa
justification et son lieu.
Le tragique est pourtant
que, tout en s'identifiant au voyage, imaginaire ou réel de Baldwin ou de
Conchita, Brandy Fax-Farès sait que ces voyages ne sont pas les siens.
Projection-désir vers un temps d'avant la brisure, l'écriture est tragique
parce qu'elle est représentation, parce qu'elle vit cette projection à un
deuxième niveau, par l'intermédiaire d'autres personnages, réels ou fictifs.
"je dois dire, et malgré moi", confie l'auteur, installé, on l'a vu,
dans la distance, "que j'ai perdu l'illusion de la vie, et que, de cette
désillusion, j'ai gardé un goût appliqué envers les réalités de certains êtres
et les mots qui les représentent'. Ali-Saïd en est un, par exemple" (p.
73). L'écriture, moyen de lutter contre la "mort initiale", l'écriture
désir de vie, génératrice de vie, ne serait-elle que la
"représentation", la parodie de ce désir ? Car Ali-Saïd, le chanceux,
ne vit que parce qu'il est mort. S'il est la danse de tante Aloula, s'il est
flamme de joie dans Yahia, pas de chance, avant d'être l'amant de Conchita dans Un passager de l'Occident, cette danse, cette flamme sont celles
de ses funérailles. Ali-Saïd ne serait-il que la représentation de lui-même ?
L'écriture est absentée, non seulement par son objet, le pays, mais
aussi par son sujet, le scripteur. Elle est ce lieu vide qui
manifeste le désir du lieu comme du sens dans la projection-représentation de
leur absence.
L'écriture, en fait, naît
de la distance et de la blessure. Ali-Saïd est peut-être "le
chanceux", il n'en est pas moins vrai que son "carnet" est écrit
dans une nuit de malentendu avec Conchita, une nuit-césure. Le carnet voit le
jour dans la césure, dans la
blessure, dans une distance (p. 101). Car, contrairement à Conchita qui fait
corps avec l'instant de bonheur
qu'elle vit, Ali-Saïd n'est
qu'un être qui, plus près des disparitions qu'il avait traversées,
"voyait" le bonheur beaucoup plus qu'il ne le vivait" (p. 94).
L'écriture est pour lui un "cheminement tardif" et désespéré pour
rejoindre la vie, par rapport à laquelle il est, avec inquiétude,
"toujours en-deça" (p. 119).
Cette position d'en-deça
devant la vie se retrouve aussi devant l'écriture elle-même. L'écriture est,
certes, désir de combler la distance avec la vie, avec le réel, avec le pays,
avec le nom, mais si elle naît dans la césure, dans la blessure, c'est
qu'elle-même est également un de ces pôles avec lesquels la distance doit être
comblée, car Ali-Saïd connaît la peur d'écrire comme il connaît la peur
d'Algérie (p. 121) : la faille est la même. L'écriture finit par faire corps,
peut-être, avec les buts qu'elle devait servir à rejoindre, les cibles d'avec
lesquelles elle devait réduire la distance, mais la faille subsiste entre
Ali-Saïd et elle. L'écriture du Passager
de l'Occident sera en partie celle de la blessure d'écriture, une écriture
de la faille, comme de la peur d'écrire.
C'est pourtant de cette
brisure, de cette blessure même que naît le chant.: la faille provoque cette
tension qui est l'essence de l'écriture de Farès, laquelle a toujours pour
point de départ la blessure. Pour que vive son chant, il faut que sa blessure
soit toujours ouverte. La brisure, la faille qui devient ici l'écart dans tous
les sens du terme, également et surtout celui d'écart poétique, doit être
toujours maintenue : "l'amour serait plus éloigné que nos enfances
pour que notre chant demeure en cet état sur nos lèvres, porté de transhumance,
et nous chercherions, en-deça de nos communes semailles, cette vivacité du vent
auquel nous tendions" (p. 157) : Puissions-nous longtemps partager
semblables "cavales frontalières" ! Lieu de la faille, la
"cavale frontalière" installe dans son absence de lieu arrêté une
véritable écriture de l'écart.
Car, écriture de l'écart,
certes, l'écriture du Passager de l'Occident est aussi une
écriture-bonheur. C'est du bonheur en tout cas, qui peut-être n'est possible
que dans l'écart, qu'elle naît. Ali-Saïd commence, certes, à rédiger son carnet
dans un moment de faille du bonheur, mais cette faille n'est que césure
passagère dans un voyage qui est avant tout - et l'écriture participe à cet
effort : elle est elle-même en partie ce voyage - tentative de faire corps avec
le bonheur, au-delà des "disparitions traversées", tentative de
tourner le dos à la "mort initiale".
Le roman est d'abord
"un journal des jours heureux". L'écriture veut faire corps avec le
vécu, dans son aspect le plus quotidiennement heureux, pour vivre ce bonheur :
"Là, à Cangas, 1e 29 août, j'ai eu cette pensée de tenir un journal des
jours heureux, car Conchita déployait une permanence de bonheur" (p. 93).
L'écriture est pour Ali-Saïd une manière de rejoindre Conchita dans son bonheur,
dont la réalité prendra de ce fait la même densité pour lui, à qui elle permet
de
traverser le meurtre, que pour
l'amante.
L'écriture, au-delà de la
peur d'écrire, tend alors, du moins dans le désir d'Ali-Saïd, à devenir ce bonheur auquel elle donne sa
densité. L'écriture, au lieu d'être réservée à la "conscience méduse"
des "idéologues réalistes", serait alors à qui la désire, pour que
tous, par elle, puissent vivre : "J'aurais voulu (...) vaincre ma
peur et gagner, sans effort, les eaux larges, talentueuses, d'un pays où
l'écriture appartiendrait à ceux qui la désirent, non pour informer, déformer,
enseigner, mais seulement pour vivre, pour dire combien elle leur est
nécessaire (cette écriture) pour demeurer en vie" (p. 118). L'écriture
d'Ali-Saïd le chanceux, à qui elle a appris à vaincre sa mort, à traverser son
propre meurtre, ne dit-elle pas justement dans tout Un passager de l'0ccident "combien elle (lui) est nécessaire
pour demeurer en vie" ?
Ainsi l'écriture vidée du
lieu, installée dans la marge et le meurtre, s'identifie-t-elle à la douceur
de vivre, au bonheur effectif qu'elle devient parce que la violence du meurtre
l'a séparée d'un lieu de l'occultation. Le lieu du meurtre développe la plus
grande douceur, le plus grand bonheur. Il devient
cette douceur et ce bonheur, mais il les devient par le désir même du lieu
en quoi l'écriture se fonde, et auquel l'absence
du lieu est nécessaire. C'est pourquoi cette ménippée de l'écart est
tragique, comme peut-être toute entreprise d'écrire, si l'on en croit
Blanchot, puisque le désir suppose l'absence, ou du moins la distance de son
objet, jusque dans l'instant même où il devient son objet, où il réalise un
bonheur de dire toujours voué à sa propre mort, et bonheur à cause de cette
mort qui guette dans l'impossibilité d’être du lieu qui en permet le
dire.
[1] FARES (Nabile), Un passager de l'Occident, Paris, Le Seuil, 1971, 159 p.
[2] "La ménippée comprend tous les genres (...). Se construisant comme exploration du corps, du rêve et du langage, l'écriture ménippéenne est greffée sur l'actualité (...). La ménippée est ainsi structurée comme une ambivalence, comme un foyer des deux tendances de la littérature occidentale : représentation par le langage comme mise en scène, et exploration du langage comme système corrélatif de signes. Le langage dans le ménippée est à la fois représentation d'un espace extérieur et expérience productrice de son propre espace (...). L'ambivalence ménippéenne consiste dans la communication entre deux espaces, celui de la scène et celui du hiéroglyphe, celui de la représentation par le langage et celui de l'expérience dans le langage." (KRISTEVA (Julia), "Le mot, le dialogue et le roman.", Semeïotikè, Paris, Le Seuil, 1978, 318 p., pp. 103-107.).