Charles BONN. Nabile Farès : La migration et la marge.
Casablanca, Afrique-Orient, 1986, 132 p.

Autres chapitres

Page d’accueil du site Limag (Littératures du Maghreb)

CHAPITRE 2.
UN PASSAGER DE L'OCCIDENT, "ou Ali-Saïd (le Chanceux)" [1]

L'INSTALLATION DANS LA MARGE. 1

LA MORT INITIALE. 3

L'ECRITURE-MOUVANCE (DESIR) 5

DE L'ECRITURE-BLESSURE A L'ECRITURE-BONHEUR.. 6

 

L'INSTALLATION DANS LA MARGE

Ali-Saïd n'est pas mort. Les flammes de sa mère et l'alouette de l'amandier l'ont projeté dans une migration à travers l'Occident dont le voici, Brandy Fax, "passager".

En compagnie de James Baldwin, il voyage : "Paris-New-York" (chapitre 1), "New-York-Paris" (chapitre 2), le tout sans quitter, ou presque, "Un café de Paris" (chapitre 3) : Henry M .ller, non plus, n'est pas loin, dont on peut voir en Bald­vin une sorte d'envers, tous deux instaurant également en littérature les "cavales frontalières" du roman. Avec Conchita Lopez, rencontrée "A la Romance" (chapi­tre 4), c'est un voyage bien réel qui le mènera à Orense (chapitre 5 : "Paris-Orense", chapitre 6 : "Orense"), puis à "La presqu'île de Cangas" (chapitre 7), où il rédige son carnet, tout en goûtant à une "ancienne gloire de vivre" dont il deviendra le héraut.

Mais Ali-Saïd-Brandy Fax était-il trop chanceux ? Voi­ci qu'au retour à "Paris, la Fleur" (chapitre 8), son dédou­blement se confirme, puisque son "ami du purgatoire" l'invi­te à un retour sur son passé, à une interrogation sur son écriture "toujours arrêtée par son état de guerre". A partir de là, c'est l'éclatement, où entre Terre et Crépuscule, cet­te écriture nargue le lecteur, pour mieux se montrer en sa gratuité première (chapitre 9 : "Légende du monde"). Et nous voici revenus, au-delà de la mémoire des morts et à travers la pratique des flammes, au piaffement premier, aux cavales frontalières où Ali-Saïd - mais avec lui tous ceux qui ne participent pas à un discours établi - semble avoir élu do­micile :

"Un goût de cendres parcourait le pays, et quelques feux, témoins frémissants, divulguaient Votre piaffe­ment. Vous ! Nos cavales frontalières..." (p. 158)

Il nous aura du moins gratifiés de quelques dénoncia­tions joyeuses. Lorsque Baldwin demande à Brandy Fax : "Com­ment ça va en Algérie ?", celui-ci répondra par un jeu de mots féroce : "Très bien... Sauf qu'il y a un Gouvernement Général" (p. 25). Dès le début du livre le ton est donc don­né. C'est celui d'une fête iconoclaste, où les habitants de la presqu'île (de Collo, pays inaccompli qui ne se réalisera que dans les bras de Conchita, et dans une autre presqu'île, celle de Cangas) feignent la stupéfaction en apprenant que "les envahisseurs des plaines (...) ont une étrange manie (...), celle de prendre le pouvoir pour une banque suisse" (p. 31). Fête iconoclaste où l'amant comblé de Conchita, pour qui "l'ancien paganisme reconduit à une croyance de vie sans entraves est cette voie par laquelle se définira une cons­cience artistique algérienne" (p. 74), déclare crûment qu'"a­près la décolonisation française de l'Algérie viendra la dé­colonisation islamique de l'Algérie" (p. 75). La dénonciation devient farce lorsqu'elle stigmatise l'association, dans la "malette révolutionnaire" de tout "algérien technocrate" de l'adoration des Puits de Pétrole et de l'adoration patri­arcale : "Vous savez parfaitement que le Puits de Pétrole a une physionomie phallique et que l'adoration patriarcale est une adoration "phallitique". C'est pour cela (soit dit en passant), qu'actuellement (toujours), l'Algérie est traver­sée de circoncisions" (p. 76).

L'échine patriarcale pèse d'autant plus lourdement qu'elle n'est qu'un faux passé, derrière lequel on tente vainement de cacher le Pays inaccompli. Or, un passé inven­té ne peut servir à rien, il"se fendille et s'écroule sous les pressions de la vie comme l'argile par temps de sécheres­se" (p. 46). Qu'est-ce que le "Pays inaccompli" ? C'est par­fois la Kabylie, "césure de la conscience nationale" (p. 33); c'est aussi le paganisme, "ancienne gloire de vivre", "croyance de vie sans entraves" (pp. 75 et 74), "un pays où on pourrait clairement vivre, aller au café, boire un coup, draguer les filles, faire des études, danser le soir, et travailler quinze heures par jour, la cigarette au bec" (p• 77), et c'est aussi, bien sûr le "pays" référentiel tout entier, l'Algérie, mais dans sa parole occultée, à la fois non-lieu et seul lieu véritable - parce que non formulé par un discours de pouvoir ?

L'écriture d'Un passager de l'Occident est donc d'a­bord, pour qui sait combien la pression sociale et religieu­se est lourde en Algérie, une écriture de fête, un entracte joyeux dont le ton est résolument neuf dans une littérature algérienne exilée qui, selon Bourboune, "habite une cicatri­ce", et se place elle-même en position de rupture, de margi­nalité, par rapport à un discours nationaliste qui l'exclut. Le Muezzin, de Mourad Bourboune justement, est peut-être le seul de ces textes à contenir, mêlé comme ici au tragique d'une analyse sans illusions, un éclat de rire comparable.

A la différence de la marginalité involontaire dans laquelle se placent certains romans décrits en fin de deu­xième partie, par non-maîtrise de leur lieu d'énonciation, marginalité qui n'instaure aucune rupture par rapport aux divers discours de pouvoir, la rupture dont il s'agit ici est la césure de ces discours de pouvoir, dont elle s'ins­taure comme la faille meurtrière. Car ce n'est point tant une rupture dans le sens, qu'un jeu sur les signifiants de ces discours de pouvoir, une mise en spectacle de ces signi­fiants. Mise en spectacle qui désigne son lien avec le si­gnifiant représenté-parodié. Distance feinte par rapport à un lieu d'identité où règne le discours de pouvoir. Lieu d'identité qu'on désigne à travers la parodie de ce discours de pouvoir. Lieu d'identité à l'intérieur duquel, seulement, la distance feinte de la parole parodique prend sens. Ici, c'est encore une fois l'ambiguïté qui signifie le lieu d'é­nonciation véritable, car afficher la distance, jouer la mar­ge, est désigner le lieu d'énonciation qui donne sens à la distance et à la marge feintes : le pays inaccompli. En ha­bitant l'ailleurs proclamé, l'écriture montre qu'elle. n'a jamais autant fait du pays son lieu d'énonciation. Sinon, pourquoi cet "ailleurs" serait-il "cicatrice" ? Mais cet ailleurs feint lui permet de transformer la rupture en écart, par le jeu sur les signifiants, et non plus seulement sur les signifiés, sur le "message" que veulent faire passer naïvement des textes plus maladroits sans maîtriser l'inscrip­tion spatio-temporelle de leur forme. L'écart est, ici, dans le jeu intertextuel qui affiche la marge, tout en la récu­sant dans l'ancrage indubitable des grilles de déchiffrement de sa parodie (Et là encore, seule une localisation de la ré­ception, du déchiffrement du texte permet de la préciser).

La fête iconoclaste est joyeuse, certes, mais cette joie même, dans la mesure où les coups qu'elle peut porter n'en sont que plus violents, est le scandale. Elle installe celui qui la provoque dans une marginalité sans retour, cons­ciente et douloureuse. Le rire est ici une manière de se cou­per consciemment du pays, des origines, et en ce sens il est tragique. Il est lieu de rupture. Il installe l’écriture dans la distance, dans l'ailleurs.

Le simple fait de provoquer, chez Farès comme chez Bourboune, le rire, est déjà conscience a priori de margina­lité. L'humour, et encore moins le rire, ne sont pas très répandus dans la littérature algérienne de langue française, et les lecteurs algériens très souvent, peu habitués à le trouver, l’acceptent mal. L'écrivain qui en use se sait a-priori en marge, en rupture. Son rapport au pays est en géné­ral un rapport malheureux. Le rire est tragique. Il est la dimension tragique du carnaval, en ce qu'il exclut l'énoncia­teur de la complicité qu'instaure le carnaval entre les lec­teurs, dans l'instant de la lecture. Il fonctionne comme une césure, une échappée dans la juxtaposition rigide d'un discours idéologique et social qui dit le lieu, et de la mar­ginalité de l'écrivain dans la lecture a priori qu'impose de fait ce discours en dehors du moment privilégié de le lectu­re effective. C'est le cas de Kateb Yacine, de Mourad Bour­boune et de Nabile Farès. Dans Un passager de l'Occident, la violence du rire est tournée autant contre son instigateur que contre l'"échine patriarcale", qu'on ne peut exploser qu'en se projetant soi-même dans la marge. Passager de l'Oc­cident, Farès choisit délibérément, par son livre qui devient de ce fait un acte, inscrit dans le réel le plus brûlant du pays, de vivre cette marge qui devient écart par son choix délibéré. Et la joie iconoclaste finira, dans les derniers chapitres, par sa propre parodie, qui est peut-être déjà une image tragique de la mort, en un écart irréversible ?

LA MORT INITIALE

Vivre l'écart, c'est d'abord tenter, comme le dit l'auteur sur la couverture du livre, "de dire, à travers des rencontres, des amitiés et un voyage, ce lieu où nous sommes appelés à vivre". Dire le lieu de la distance, l'Occident, dans une fiction de quotidienneté référentielle et "banale" qui n'est pas sans rappeler une autre écriture de la distance devenue lieu dans une fiction de quotidienneté référentielle comparable : celle d'Henry Miller. Intertextualité, cette fois, plus ambiguë encore, puisque feignant la référence culturelle en lieu autre (tout comme avec Baldwin), on dési­gne de fait davantage encore le pays, car ces références sou­lignent le mouvement d'une écriture dans l'ailleurs, qui ne prend sens que dans le pays auquel renvoie la distance qu'el­le affiche. Toute distance l'est toujours par rapport à un lieu absent qui lui donne sens et qu'elle désigne donc, en fait, dans l'instant où elle semble le plus l'avoir "oublié".

Cependant, le lieu de la distance est aussi le lieu du meurtre. "L'Occident est ici", dit encore la couverture, "non pas un pôle attractif, mais le moment historique du jeu mortel des hommes et de leurs cultures. La culture occidenta­le est en crise. Mais s'agit-il d'une crise de l'homme, ou de cette découverte que toute culture est faite de la mort des hommes ?". La culture occidentale tue, et le roman com­mence par la rencontre de deux de ceux qu'elle tue, deux "passagers", Brandy Fax et Baldwin : l'un et l'autre habitent leur propre meurtre. Autre sens de la "cicatrice" qu'on voyait plus haut : leur vie est le lieu même de leur propre mort. Mais n'est-ce pas le propre de l'écriture, aussi (tous deux sont écrivains), dont on a vu Blanchot souligner qu'elle est le lieu même de la mort de son énonciateur ? Une nouvelle ambiguïté signifiante se dessine donc ici entre cet irrémé­diablement non-choisi référentiel du meurtre qui guette Bald­win surtout, et cette nécessité de l'écriture que devient peu à peu le fait d'habiter la cicatrice. Le meurtre est ce­lui, référentiel, qui guette Baldwin, mais il est aussi celui que s'infligent en l'habitant pour dire dans cet acte même de l'habiter, les deux écrivains. L'aspect carnavalesque de l'écriture du Passager est donc aussi une manifestation ambi­guë du tragique de l'énonciation ici donnée en spectacle dans le "non-littéraire" apparent (et pourtant tellement "litté­raire", justement), de la quotidienneté référentielle que ma­nifeste la rencontre des deux écrivains en leur lieu d'exil. Rencontre qui se joue référentielle, anecdotique, banale, mais qui instaure la dimension ménippéenne d'un dire-mise en spectacle de la quotidienneté de l'énonciation [2]. Quotidien­neté qui devient le corps exposé d'un lieu d'exil qui est aussi le seul lieu et peut-être la condition du dire litté­raire. Quotidienneté, corps de l'énonciation, dont la mise en spectacle est une autre dimension, aussi, du meurtre qui constitue le lieu de l'écriture : car c'est bien le cliché d'une "littérarité" distincte de la trivialité du quotidien qui y est mis à mal : l'écriture surgit du meurtre même de ce cliché, et c'est pourquoi le meurtre est encore plus le lieu de cette écriture qui fonde son écart sur la destruc­tion de sa "littérarité".

Les deux écrivains sentent autour d'eux se fermer un cercle de mort. "Baldwin dit : "Car moi, je n'ai pas de place en ce monde". Et c'était sans doute cela la perception d'une fermeture d'un cercle : ne plus connaître sa place dans le cours meurtrier du monde" (p. 50). Quant à Brandy Fax-Farès, il reprend pour lui la phrase de Baldwin : ""Ils ont tué tous mes amis...". Les seuls que j'ai et que je n'ai plus, tous technocrates, spectateurs agrémentés de grades officiels, voyageurs en mission... mais qu'est-ce qu'ils foutent, et pourquoi est-ce si désertique d'avoir vécu un temps... " (p. 30). L'écriture de Brandy Fax se dilue à la fin du roman dans sa joyeuse mais mortelle parodie, de même que Rufus Scott, le héros de Baldwin, se suicide dans le roman de ce dernier. "Toute la Société américaine est construite sur la mort de l'homme noir", dit Baldwin (p. 23) : toute la civilisation occidentale, dit implicitement la parodie finale du Passager de l'Occident, repose sur le gommage de tout ce qui est différent, de toute opacité non-réductible à l'apparente et meurtrière transparence du modèle qu'elle s'est fixé.

Ce modèle - et ceci semble vrai, selon Farès, pour toutes les cultures actuellement organisées - tend toujours à nier que toute réalité est androgyne ("Il faut que les Etats-Unis se persuadent qu'ils sont une nation métisse", dit ici Memmi à propos de Baldwin). Et, devant l'impossible énigme de son propre métissage, devant l'insupportable éviden­ce qu'il n'y a pas de discours culturel univoque qui soit vrai, "s'annoncent la violence et le déchirement (...). Car ce que dit le Sphinx (moitié-moitié) c'est que l'homme est un être androgyne, et que la violence de l'homme est la seu­le réponse trouvée par l'homme à la question de son andro­gynie. C'est dire combien l'homme est prêt à refuser ce qu'il est et n'est pas, ou à moitié, ou, mieux, qu’il lui est INSUPPORTABLE de savoir ou de reconnaître qu’il est et qu’il n'est pas" (p. 21).

Brandy Fax, lui, subit doublement le meurtre : dans la civilisation occidentale où il vit, et d'où sa différence d'Algérien est gommée, et dans l'Algérie elle-même, qui refu­se le paganisme enfoui en elle. Le paganisme est à la fois ce que la Société algérienne bureaucratique et technocrati­que "est et n'est pas", qu'il lui est insupportable de recon­naître comme tel, et une instance enfouie, un contenu à pro­pos duquel Farès développe un jeu de réponses entre conte+ nants et contenus qui débouche sur la césure, l'éclatement et le meurtre. Depuis le meurtre qui est son lieu, l'écritu­re devient à son tour explicitement ce meurtre du discours de pouvoir qu'elle était déjà par sa dimension carnavalesque. Or, ce meurtre d'un discours abusif du lieu est bien encore manifestation du véritable lieu d'énonciation de cette écri­ture d'éclatement formulée depuis l'ailleurs où l'installent, à la fois l'usurpation du lieu d'identité par le discours de pouvoir, et l'autodestruction dont procède l'acte même de l'énonciation.

Ainsi, lorsqu'à propos des "droits des peuples à dis­poser d'eux-mêmes", il demande "pourquoi les habitants de ces peuples ne disposeraient pas d'eux-mêmes" (p. 33), la signi­fication de l'image dépasse le jeu de mots. Elle montre d'a­bord qu'une identité qui ne tient pas compte de la réalité concrète d'un vécu culturel n'est qu'une coquille vide, qu'un simulacre, une forme sans contenu, un vide face à un plein. Et la réalité de ce plein ne peut, lorsqu'elle est refusée, que faire éclater la forme vide, à la manière de la grenade de Baldwin piégée dans la poitrine de son meilleur ami, qui continue de lui sourire (p. 22) : c'est pourquoi la Kabylie et le paganisme deviennent, chez Farès, "la césure de la conscience nationale" (p. 33), car"1a pensée païenne vaincra la bureaucratie et la technocratie actuelles" (p. 74). Mais le meurtre, le choc qui résulte de cet affronte­ment n'est pas un hiatus entre deux réalités juxtaposées : il est l'explosion d'un contenu enfoui éclatant son contenant­-simulacre.

L'écriture du Passager de l'Occident est justement ce qui va permettre cet éclatement. Dans sa joie provocatrice et païenne, elle est elle-même cette "affirmation d'une ancien­ne gloire de vivre (qui) explosera l'échine patriarcale de l'Algérie" (p. 75). Elle devient ce "lieu où vivre" que ma­nifeste la matérialité de cette explosion, lieu le plus vrai en ce qu'il est l'impossibilité concrète de toute localisa­tion ayant la stabilité d'un sens établi, celui d'un discours même oppositionnel. Cette écriture - lieu de l'explosion, explosion elle-même - est le meurtre tant attendu, mais elle est aussi ce chant d'Amor la Misère à qui son cheval disait pourtant "ne l'apprends pas" (p. 41) : il le sépare défini­tivement. Et pourtant, s'il n'en enfourche pas le cheval, lui qui ne vit que pour et dans le paganisme occulté, ne serait­-ce qu 'en se livrant à "la science des contes" (p. 11), il sera toujours en recul de sa propre vie.

C'est pourquoi la rencontre avec Conchita et l'inter­view de Baldwin (et les deux récits qui en résultent) sont pour lui, dès le seuil du livre - qui sera donc lui aussi désigné par le mot -, une "aubaine" (p. 11). Interviewer quelqu'un, c'est rencontrer quelqu'un "qui de toutes les ma­nières, ne pouvait être que plus vivant que moi"; c'est donc

sortir d’un en-deça de la vie pour tenter la vie, même dans le meurtre-écriture. Aimer Conchita, et braver tous les tabous avec elle, c'est échapper "à la malédiction dont je suis issu", et "envisager, contrairement à ces derniers mois, un rétablissement" (p. 60). Écrire ces rencontres, c'est gommer à son tour la mort initiale. Mais cette écriture ne peut ê­tre que meurtre à son tour, dans la mesure où elle est répon­se à un meurtre, avant de devenir vie. Ce n'est donc pas un hasard si la rencontre de Baldwin précède dans le roman celle de Conchita : BaldWin partage avec Brandy Fax cette mort ini­tiale où les a condamnés la "civilisation". Conchita n'a pas connu cette mort, ou pas dans les mêmes proportions. Vivre avec elle, pour Brandy Fax devenu entre-temps (ou dans le même temps) Ali-Saïd le chanceux (dont la "chance" est bien, contrairement à ce qui se passe pour Yahia, cette vie-flamme, éclatement triomphal que lui confère sa mort, non pas selon un quelconque retournement métaphysique qui serait encore ce­lui d'un discours religieux de confiscation, mais dans la ma­térialité même du meurtre, que manifestait déjà la danse de tante Aloula), c'est avoir dépassé la mort, comme Ali-Saïd à la fin de Yahia, pas de chance.

Se jeter dans l'écriture-meurtre est donc pour Farès désormais la seule manière de vivre, et en même temps la plus difficile, parce qu'augmentant toujours l'écart, en quoi s'est confondue à présent la distance de l'ailleurs d'un lieu où vivre-écrire dans l'incision du meurtre. C'est pourquoi il suivra le précepte de Brecht dont il fait l'exergue de tout le roman : "présenter la vérité de façon qu'elle puisse être entre (les) mains (de ceux qui souffrent) une arme, et en même temps de façon assez rusée pour que cette transmission échappe à la vigilance et à la riposte de l'ennemi" (p. 7) : positivité du meurtre où vivre et négativité de l'écri­ture-saut de la mort se conjuguent pour échapper à la clôtu­re du sens et à la rupture d'avec le référent qu'elle instau­rerait. L'ailleurs-mort-blessure initiale est le lieu même de l'écriture la plus ancrée au lieu-pays dans sa distance mortelle devenue son écart carnavalesque et productif.

L'ECRITURE-MOUVANCE (DESIR)

Est "ruse", d'abord, selon l'expression de Brecht, la mouvance dans laquelle se situe le texte, qui en devient tout entier "cavales frontalières". Comme dans Yahia, pas de chan­ce, mais hors d'un contexte géographique lié au pays et à son Histoire, du moins à première vue (cependant, en plus de ce qu'on a dit de l'ancrage du lieu d'énonciation de cette parole de lieu apparemment autre, les parallèles entre la situation de Baldwin et celle de Brandy Fax sont évidents), les titres des chapitres désignent à la fois le mouvement et les lieux d'Ailleurs (l'Occident), dont Brandy est "pas­sager". Le mot même de "passager", dans le titre, s'il dési­gne l'exil (dans Le champ des Oliviers, il sera remplacé par "prisonnier"), ne désigne-t-il pas également le voyage ? Si le lieu de l'écriture est en partie dans le meurtre du lieu comme de l'énonciateur, le voyage et la mouvance, avatars du désir, dessinent l'absence du lieu comme de l'objet de ce désir, sens du dire.

La mouvance est aussi dans le choix des personnages Brandy Fax, Baldwin et Conchita sont tous trois d'éternels migrants. Elle est dans le nom de Brandy Fax dont s'affuble Ali-Saïd. Elle est dans le choix de la cachette du livre de Baldwin : "Une caisse Hoi Sin Sauce en provenance du Viet-Nam via les Etats-Unis et l'épicerie d'en bas" (p. 14). Or, si cette caisse est l'objet même qui dit la mouvance, tout en la ramenant, contre la tentation du cliché culturel, autre lieu "littéraire" à détruire, à la banalité de "l'épicerie d'en bas", son contenu n'est pas indifférent : c'est bien le car­net d'Ali-Saïd, autrement dit l'écriture-mort elle-même du "chanceux", qui s'inscrit dans ce non-lieu qu'est la mouvan­ce, comme le corps de son scripteur vivait dans la perte des flammes et de la danse de tante Aloula, autres négations de la fixité mortelle du sens-lieu de tout discours arrêté. On pourrait multiplier les exemples : il est évident qu'à un premier niveau, Farès joue de cette mouvance : ruse peut-être, elle est aussi en partie jeu. Autre dimension de l'écriture qui récuse la fixité du discours de l'Organisation, laquelle ne connaît pas le chant de l'alouette.

Cependant, la mouvance n'est pas que ruse ou jeu. L'é­criture du Passager de l'Occident est voyage, mais écriture et voyage sont ici tension-désir vers autre chose, même si souvent ils jouent à ne se désigner qu'eux-mêmes. On a déjà vu que l'écriture du Passager de l'Occident était une répon­se au meurtre par l'éclatement de l'échines patriarcale, qu'elle était espoir de sortir de la mort initiale du "passager", consécutive au double meurtre : meurtre par l’Occi­dent, meurtre par le pays. L'écriture devient de ce fait une trajectoire au-delà du malheur : "Je ne pouvais écrire que porté par cette envie de parvenir, une bonne fois, au-delà de tout malheur" (p. 119). Elle témoigne d'un temps autre (p. 110) qu'elle désigne de cette manière, et vers lequel elle institue une tension.

Tension-désir de combler la brisure, la cassure du meurtre. Si l'écriture du Passager de l'Occident est en par­tie celle de voyages, et principalement celle du voyage en Espagne avec Conchita, c'est que ces voyages sont tentative de réappropriation d'un passé. A Orense, Conchita cherche à retrouver son enfance, son temps d'avant son départ (p. 71), et Brandy Fax-Ali-Saïd confond ce voyage au passé de Conchi­ta avec le sien, qu'il y associe. De même, Brandy Fax vibre à cet appel à sa mère que lance Baldwin, dans sa tentative-­désir de combler la blessure du départ par la mémoire, dans un récit haché, entrecoupé de "oui, c'est ça... c'est ça... c'était horrible" (p. 47), expression répétée où le travail de la mémoire et sa tension désirante sont visibles à des­sein, l'écriture signalant son propre travail qui est, en fin de compte, sa justification et son lieu.

Le tragique est pourtant que, tout en s'identifiant au voyage, imaginaire ou réel de Baldwin ou de Conchita, Brandy Fax-Farès sait que ces voyages ne sont pas les siens. Projection-désir vers un temps d'avant la brisure, l'écritu­re est tragique parce qu'elle est représentation, parce qu'elle vit cette projection à un deuxième niveau, par l'in­termédiaire d'autres personnages, réels ou fictifs. "je dois dire, et malgré moi", confie l'auteur, installé, on l'a vu, dans la distance, "que j'ai perdu l'illusion de la vie, et que, de cette désillusion, j'ai gardé un goût appliqué en­vers les réalités de certains êtres et les mots qui les re­présentent'. Ali-Saïd en est un, par exemple" (p. 73). L'é­criture, moyen de lutter contre la "mort initiale", l'écritu­re désir de vie, génératrice de vie, ne serait-elle que la "représentation", la parodie de ce désir ? Car Ali-Saïd, le chanceux, ne vit que parce qu'il est mort. S'il est la danse de tante Aloula, s'il est flamme de joie dans Yahia, pas de chance, avant d'être l'amant de Conchita dans Un passager de l'Occident, cette danse, cette flamme sont celles de ses fu­nérailles. Ali-Saïd ne serait-il que la représentation de lui-même ? L'écriture est absentée, non seulement par son objet, le pays, mais aussi par son sujet, le scripteur. Elle est ce lieu vide qui manifeste le désir du lieu comme du sens dans la projection-représentation de leur absence.

DE L'ECRITURE-BLESSURE A L'ECRITURE-BONHEUR

L'écriture, en fait, naît de la distance et de la blessure. Ali-Saïd est peut-être "le chanceux", il n'en est pas moins vrai que son "carnet" est écrit dans une nuit de malentendu avec Conchita, une nuit-césure. Le carnet voit le jour dans la césure, dans la blessure, dans une distance (p. 101). Car, contrairement à Conchita qui fait corps avec l'instant de bonheur qu'elle vit, Ali-Saïd n'est qu'un être qui, plus près des disparitions qu'il avait traversées, "voyait" le bonheur beaucoup plus qu'il ne le vivait" (p. 94). L'écriture est pour lui un "cheminement tardif" et dé­sespéré pour rejoindre la vie, par rapport à laquelle il est, avec inquiétude, "toujours en-deça" (p. 119).

Cette position d'en-deça devant la vie se retrouve aussi devant l'écriture elle-même. L'écriture est, certes, désir de combler la distance avec la vie, avec le réel, avec le pays, avec le nom, mais si elle naît dans la césure, dans la blessure, c'est qu'elle-même est également un de ces pôles avec lesquels la distance doit être comblée, car Ali-Saïd connaît la peur d'écrire comme il connaît la peur d'Algérie (p. 121) : la faille est la même. L'écriture finit par faire corps, peut-être, avec les buts qu'elle devait servir à re­joindre, les cibles d'avec lesquelles elle devait réduire la distance, mais la faille subsiste entre Ali-Saïd et elle. L'écriture du Passager de l'Occident sera en partie celle de la blessure d'écriture, une écriture de la faille, comme de la peur d'écrire.

C'est pourtant de cette brisure, de cette blessure même que naît le chant.: la faille provoque cette tension qui est l'essence de l'écriture de Farès, laquelle a toujours pour point de départ la blessure. Pour que vive son chant, il faut que sa blessure soit toujours ouverte. La brisure, la faille qui devient ici l'écart dans tous les sens du ter­me, également et surtout celui d'écart poétique, doit être toujours maintenue : "l'amour serait plus éloigné que nos enfances pour que notre chant demeure en cet état sur nos lèvres, porté de transhumance, et nous chercherions, en-deça de nos communes semailles, cette vivacité du vent auquel nous tendions" (p. 157) : Puissions-nous longtemps partager semblables "cavales frontalières" ! Lieu de la faille, la "cavale frontalière" installe dans son absence de lieu arrê­té une véritable écriture de l'écart.

Car, écriture de l'écart, certes, l'écriture du Passa­ger de l'Occident est aussi une écriture-bonheur. C'est du bonheur en tout cas, qui peut-être n'est possible que dans l'écart, qu'elle naît. Ali-Saïd commence, certes, à rédiger son carnet dans un moment de faille du bonheur, mais cette faille n'est que césure passagère dans un voyage qui est a­vant tout - et l'écriture participe à cet effort : elle est elle-même en partie ce voyage - tentative de faire corps avec le bonheur, au-delà des "disparitions traversées", tentative de tourner le dos à la "mort initiale".

Le roman est d'abord "un journal des jours heureux". L'écriture veut faire corps avec le vécu, dans son aspect le plus quotidiennement heureux, pour vivre ce bonheur : "Là, à Cangas, 1e 29 août, j'ai eu cette pensée de tenir un journal des jours heureux, car Conchita déployait une permanence de bonheur" (p. 93). L'écriture est pour Ali-Saïd une manière de rejoindre Conchita dans son bonheur, dont la réalité pren­dra de ce fait la même densité pour lui, à qui elle permet de traverser le meurtre, que pour l'amante.

L'écriture, au-delà de la peur d'écrire, tend alors, du moins dans le désir d'Ali-Saïd, à devenir ce bonheur au­quel elle donne sa densité. L'écriture, au lieu d'être réservée à la "conscience méduse" des "idéologues réalistes", se­rait alors à qui la désire, pour que tous, par elle, puissent vivre : "J'aurais voulu (...) vaincre ma peur et gagner, sans effort, les eaux larges, talentueuses, d'un pays où l'écritu­re appartiendrait à ceux qui la désirent, non pour informer, déformer, enseigner, mais seulement pour vivre, pour dire com­bien elle leur est nécessaire (cette écriture) pour demeurer en vie" (p. 118). L'écriture d'Ali-Saïd le chanceux, à qui elle a appris à vaincre sa mort, à traverser son propre meurtre, ne dit-elle pas justement dans tout Un passager de l'0c­cident "combien elle (lui) est nécessaire pour demeurer en vie" ?

Ainsi l'écriture vidée du lieu, installée dans la mar­ge et le meurtre, s'identifie-t-elle à la douceur de vivre, au bonheur effectif qu'elle devient parce que la violence du meurtre l'a séparée d'un lieu de l'occultation. Le lieu du meurtre développe la plus grande douceur, le plus grand bon­heur. Il devient cette douceur et ce bonheur, mais il les devient par le désir même du lieu en quoi l'écriture se fonde, et auquel l'absence du lieu est nécessaire. C'est pourquoi cette ménippée de l'écart est tragique, comme peut-être tou­te entreprise d'écrire, si l'on en croit Blanchot, puisque le désir suppose l'absence, ou du moins la distance de son objet, jusque dans l'instant même où il devient son objet, où il réalise un bonheur de dire toujours voué à sa propre mort, et bonheur à cause de cette mort qui guette dans l'im­possibilité d’être du lieu qui en permet le dire.


 



[1] FARES (Nabile), Un passager de l'Occident, Paris, Le Seuil, 1971, 159 p.

[2] "La ménippée comprend tous les genres (...). Se construisant comme exploration du corps, du rêve et du langage, l'écriture ménippéenne est greffée sur l'actualité (...). La ménippée est ainsi structurée comme une ambivalence, comme un foyer des deux tendances de la littérature occidentale : représentation par le langage comme mise en scène, et exploration du langage comme système corrélatif de signes. Le langage dans le ménippée est à la fois représentation d'un espace extérieur et expérience productrice de son propre espace (...). L'ambivalence ménippéenne consiste dans la communication entre deux espaces, celui de la scène et celui du hiéroglyphe, celui de la représentation par le langage et celui de l'expérience dans le langage." (KRISTEVA (Julia), "Le mot, le dialogue et le roman.", Semeïotikè, Paris, Le Seuil, 1978, 318 p., pp. 103-107.).