Page d’accueil du site Limag
(Littératures du Maghreb)
Naissance de Farès à la littérature, Yahia, pas de chance est la relation des naissances successives de Yahia au monde, et de ses sauts dans le vide, de ses arrachements comme de sa disponibilité. Yahia est l'homme de l'irréversible, du temps ("d'où la signification vulgaire de l'expression "pas de chance", dit l'auteur dans une interview [2]).
Avec Ali-Saïd le chanceux, dont la mort est fête car elle est flamme et qui, lui, sera présent dans la plupart des textes qui vont suivre, Yahia est un de ces personnages mi-réels mi-imaginaires sur lesquels reposeront la plupart des romans de Farès.
Dans ces passages que sont les parties du livre, intitulées
successivement "Paris-Akbou", "Alger-Paris",
"Paris-Versailles", "Versailles-Paris",
"Paris-Akbou", c'est chaque fois à une naissance-arrachement que nous
assistons. Qu plus exactement à l'échange d'un espace pour un autre, à la
découverte pétrifiante, depuis un seuil où Yahia
est toujours saisi dans un moment privilégié, d"`autre chose". Yahia
est toujours à la frontière de deux espaces opposés et irréconciliables. En ce
sens, il est par excellence l'adolescent, dont le présent n'est que passage,
seuil entre une enfance protégée et un espace
adulte ouvert, mais où volent les grives et où guette le hérisson, car ce
passage est marqué, précipité par la guerre et sa blessure. Il est violence et
arrachement. La naissance difficile de Yahia à "ce monde" est aussi
celle de son pays à la souveraineté. Le passage de Yahia à l'espace ouvert est
également ouverture de la terre, accomplissement de la dure loi de la terre,
loi d'amour, mais aussi de meurtre, blessure de la modernité en même temps que
de l'âge.
"Le livre achevé est
complètement différent de ce que j'avais fait d'abord. Au départ, je me situais
au niveau même de l'action des révolutionnaires algériens" précise
l'auteur dans l'interview déjà citée. Or, le roman entier est placé avant tout
sous le signe du départ de Yahia, depuis Paris, pour rejoindre le maquis. Il
commence et il se termine sur un "Paris-Akbou", dont le premier se
fait par la mémoire, et le second est départ-arrachement véritable auquel
s'arrête la chronologie du récit. La première page du livre comme celle du
premier chapitre situent Yahia dans sa chambre d'étudiant à Montparnasse. C'est
encore dans cette chambre que nous le trouvons aux toutes dernières pages,
alors qu'il va la quitter - et Claudine avec elle - pour endosser la
"carapace de piquants, comme le hérisson de nos campagnes" (p. 156).
Ce départ est une disparition ("avant de disparaître" p. 157). Mais
il est déjà trop tard pour revenir en arrière : "j'aurais pu courir chez
toi, Claudine mon amour, mais il y avait dans mon estomac des fils barbelés qui
déchiraient tout" (p. 157). Et le livre prend fin au moment où la peinture
de l'action révolutionnaire l'aurait fait sombrer dans l'épique. "Mon
roman se situe en deçà de l'épique", dit encore Farès. En deçà, et non
au-delà : le propre d'une création littéraire authentique, par opposition à une
écriture uniquement événementielle, journalistique et univoque, n'est-il pas de
savoir se tenir sur ce seuil même d'où tout est possible ? Relation du passage
d'un adolescent, Yahia, et d'un pays, l'Algérie, par le seuil crucial de leur
être, l'écriture de Yahia, pas de chance est elle-même un seuil, face à
la pluralité de possibles : possibles de lecture, possibles d'être, possibles
d'écriture.
Aussi le maquis est-il
décrit, non par le militant qui l'a rejoint et dont le récit d'au-delà du fait
installerait entre ce fait et nous la distance du déjà vécu, mais par l'enfant
qui fait la découverte pétrifiée et tremblante de la guerre et du meurtre au
moment même où il passe de l'espace maternel sécurisant et clos de tante Aloula
à celui, provisoirement protégé par l'amandier et Si Saddek l'oncle
bienveillant, des perspectives ouvertes de l'univers des hommes. Le maquis est
désigné ensuite, depuis la chambre parisienne que Yahia va quitter pour le
rejoindre, par celui qui va être le militant
qu'a été Farès. Mais là s'arrêtera la parole romanesque, dont ce seuil est le
lieu. Dans les deux cas, le maquis est ce point vers lequel ou à partir duquel
s'établit la tension de la parole romanesque. Il n'est jamais présence plate,
banale, Sans doute parce que le meurtre, comme la cassure du monde, sont
fulgurance. Celle de l'attentat qui accueille Yahia enfant à Akbou. Celle de la
nouvelle qui va déclencher son retour à Akbou, et la fin de la parole
romanesque.
Si les cinq parties qui composent le roman sont autant de passages, et donc de tensions d'un lieu vers un autre, ou depuis un autre, on a remarqué que le premier seuil, celui à partir duquel se déploie la parole romanesque, est la chambre parisienne de Yahia étudiant. C'est à partir de cette chambre, en février 1960 (pp. 9, 10 et 15), que Yahia revit sa première arrivée à Akbou en 1955, puis son départ pour Paris. C'est à partir d'elle encore (rappelée p. 89) qu'il pense à Claudine, "fille douce au bord (autre seuil) de l'âge d'amour", et à Jean-Paul, avant de repartir à Akbou, le récit prenant fin au moment où le souvenir évoqué rejoint le lieu d'où se projette l'évocation, au moment aussi où à la projection de la parole et du rêve se substitue celle du vrai départ.
Il y a donc deux moitiés du livre, dont la symétrie est soulignée par la répétition en leurs commencements du même geste de Yahia dans sa chambre (p. 15 : "Yahia se passa la main dans les cheveux"). Ces deux parties installent chacune une rupture avec le lieu et le temps qu'elles évoquent. La première moitié est celle d'une rupture-fuite d'avec Akbou, où tout retour est interdit autrement que pour entrer dans le meurtre même. C'est bien de fuite qu'il s'agit sur ce "bateau dans sa fuite vers la France" (p. 63), pays symbolisé lui-même par les "passages frileux des voitures qui fuyaient..." (p. 89). La seconde moitié (73 pages, contre 76 à la première) ne raconte l'amitié avec Jean-Paul ("Paris-Versailles", pp. 90-106) et l'amour avec Claudine ("Versailles-Paris", pp. 109-131) que depuis un au-delà de leur meurtre : ce départ-arrachement mortel (le deuxième "Paris-Akbou", pp. 135-157) est en effet le meurtre des deux relations, et le lieu d'origine du récit est au-delà de ce départ : "Il pensa à Claudine (...) qu'il avait quittée" (p. 89).
Ainsi, le texte romanesque peut-être considéré comme une double projection vers une double antériorité brisée, perdue à la suite d'un double meurtre. L'antériorité d'Akbou d'abord, puis celle de Claudine, que vient rejoindre dans le deuxième "Paris-Akbou" celle de tante Aloula métamorphosant en joie la mort d'Ali-Saïd, par son chant et sa danse. Métamorphose qui franchit le meurtre, par ce chant et cette danse. L'espace de l'écriture est donc perpétuellement double. La parole surgit de cette tension entre deux lieux. Elle est le passage qui les relie, elle est le désir ou la souvenance, et vibre dans la brisure. Dédoublement de l'espace signifié, mais dédoublement spatial également du signifiant : les deux moitiés du livre sont deux espaces qui se répondent dans la rupture même que développent leurs textes avec le lieu et le temps qu'ils évoquent. Et de même la figure du désir et celle de la rupture sont inséparables dans le discours du roman, dessinant là encore une ambiguïté productrice de sens.
De la même manière l'écriture de Yahia, pas de chance est transgression, franchissement du meurtre, de la rupture dans une double projection-désir vers l'antériorité brisée. Vers cette antériorité, le roman est tout entier, depuis la chambre-seuil qui l'entoure, un vaste départ-désir. Dans la continuité de cette chambre, le récit est une brèche. Organisé en passages d'un lieu à un autre, il installe une tension-désir génératrice des lieux perdus par le meurtre de la guerre. L'écriture est avant tout cette tension-désir qui brise le meurtre.
* *
*
Le meurtre, c'est d'abord la présence de l'occupant, des
militaires qui bloquent l'entrée du village ou cachent "Ali Madouche, le
roi de la brochette" (p. 18). Mais c'est également la guerre, "fin
d'un temps de charmes" (p. 54). C'est la cassure irréversible du monde
dans laquelle Yahia comme nous est installé, alors que "la vie est de
l'autre côté d'une tuerie sans fin" (p. 21). C'est également l'autre
meurtre, celui qu'une guerre imposée par l'occupant appelle en écho : la
violence révolutionnaire. Si cette dernière est issue d'une loi de la terre,
elle n'en tue pas moins elle aussi la parole et le chant. C'est cette violence
qui accueille Yahia à son arrivée à Akbou (l'attentat), et son souvenir lui coupera
entièrement "la parole, pour ne lui laisser, dans tous les membres, que
des tremblements" (p. 37). L'annonce seule
de cette violence fait se taire le chant des cigales : "Il avait entendu
Si Mokhtar dire (...) l'attentat aura lieu demain (...). Toutes les cigales de
la terre s'étaient tues" (p. 43).
Le meurtre, pour Yahia,
c'est l'irréversible, la perte de son enfance, le pas que l'on ne peut faire
que dans un seul sens. Pas qui est aussi celui de la chance, parce qu'il lui
ouvre l'âge d'homme, mais sans retour possible, alors que si Ali-Saïd, lui,
peut revenir, c'est que la mort au seuil de l'âge d'homme lui confère cette
liberté de la flamme que suscite la danse de tante Aloula. Cette ouverture de
l'âge d'homme se fait dans un pays en guerre, et c'est pourquoi l'âge d'homme,
pour Yahia, sera celui du silence de l'alouette. Ali-Saïd au contraire ne vit,
dans la danse de tante Aloula et la parole de Yahia comme celle du Carnet, que
parce qu'il est mort au seuil de l'âge d'homme qu'il déploie ainsi en gloire.
Sa mort est génératrice d'une gloire de vivre dans le chant, la parole et la
danse. L'espace lui appartient tout entier puisqu'il est seul, ainsi, à pouvoir
revenir, à effectuer le mouvement, le passage-désir dans les deux sens. Yahia,
au contraire, ne peut effectuer le passage que dans un seul sens parce que, non
intériorisé, non assimilé par lui (puisqu'il est vivant), le meurtre par la
guerre est pour lui amputation, privation du sens. Dans la danse de tante
Aloula, Ali-Saïd dépasse le meurtre en le vivant. Pour Yahia, le meurtre ne
peut être franchi que dans le pas pardelà le meurtre que constitue le
chant-prière d'oncle Saddek, en lequel on va voir un rite de seconde naissance,
auquel participe un autre chant de tante Aloula : chant de continuité, d'apprivoisement,
alors que sa danse sur la tombe (vide) d'Ali-Saïd sera chant de rupture, et de
dépassement. Cependant que le meurtre est tout autant présent, il s'agit pour
Yahia d'ouvrir l'âge d'homme en un pas sans retour, alors que pour Ali-Saïd, il
s'agira de vivre la mort, de la retourner en son contraire.
Cette ouverture de l'âge
d'homme est, on l'a vu, une deuxième naissance pour Yahia. Elle est aussi
naissance à l'écriture pour l'auteur. Le moment crucial de la première moitié
du roman sera en tout cas ce rite de passage, ce "dîner où s'échangeaient
des mondes" (pp. 34 à 51) sans lequel rien, par la suite, ne serait
possible, mais dans lequel se défait aussi, avec l'enfance de Yahia, la trinité
tutélaire (oncle Saddek, tante Aloula et l'Amandier) qui en était le garant. Il
peut être utile, dans la mesure où ce passage va se révéler dans les romans
suivants l'une des hantises fondamentales de l’œuvre de Farès, d'en dégager
les différentes étapes telles qu'elles se manifestent ici :
a) C'est d'abord l'approche angoissée par l'enfant,
qui y a été convié par son oncle, du monde des adultes, où règnent Si Mokhtar
et l'amandier. La porte du jardin, où se trouve l'enfant, est nommée plusieurs
fois en quelques lignes. Et si l'enfant ressent soudain "sa honte d'être
jeune", il n'est qu'"à
peine désireux de pénétrer plus avant les paroles des deux hommes". "Mais il avait été
convié à une présence, et de cette présence, nul ne pouvait s'en dessaisir, et
sans nul doute il
s'agissait pour ceux-là même qui en forçaient l'entrée, de se munir de
leur vie" (pp. 34-35).
b) La prise de conscience du monde de l'adulte "lui
avait rappelé ce qui avait eu lieu (l'attentat) le soir même de son arrivée à
Akbou, et qui, maintenant, après cette interrogation forcée de
l'oncle, lui avait entièrement coupé la parole pour ne lui laisser, dans tous
ses membres, que des tremblements". C'est la crise : le passage est une
naissance douloureuse, précédée d'une mort crainte, dans un climat de peur.
"Oncle Saddek avait dû venir derrière Yahia, lui tenir les épaules, comme
si, dans l'émotion qui le parcourait, il avait risqué (le corps de Yahia),
d'éclater dans l'espace" (p. 37).
c) L'apaisement et la délivrance viennent du
chant-prière de l'ancêtre-poète, accordé au vent de l'amandier, d'où il semble
naître (pp. 37-39).
d) Cependant, la mesure de l'enfance a été franchie
par l'interrogatoire des deux hommes, et la douleur des fils vient se réfugier
en courant dans l'antre (la cuisine) de la mère-terre (la tante). Là, Yahia
retrouve momentanément la continuité du chant maternel, et il y répond lui-même
par une histoire qui, dit-il, "pouvait être la réponse de l'oiseau à
l'écoute d'un tel chant sur mon lieu fou, le ciel ouvert" (pp. 39-41).
e) Lorsque cesse le chant fou "né d'un écho plus
ancien" de la tante, l'enfant-homme ouvre là porte du jardin, et écoute
enfin les deux réalités à la fois celle de la guerre, et celle de l'alouette,
qu'il réconcilie et harmonise en sifflant à son tour (pp. 43-44).
f) "Enfin, ce fut le départ de Si Mokhtar, oncle
Saddek et Yahia". La loi de la terre s'accomplit. Mais de ce départ, le
retour est impossible, dumoins comme enfant. (p. 51).
Dans ce passage, le chant
aura joué un rôle essentiel, tant pour l'entrée de l'enfant dans l'âge d'homme
que pour l'appropriation par Farès de l'écriture. Car, au même titre que la
danse, le chant est déployeur d'espace. Chant d'attente et d'enveloppement de
tante Aloula avant le passage (pp. 24-25). Chant d'ouverture de l'espace par
oncle Saddek, pour conjurer la peur d'abord (pp. 37-38), pour déployer le pays
ensuite, face à l'échancrure de la vallée de la Soummam. Chant de Yahia
lui-même, accordé l'alouette qui "demeure en chanson, à fond de terre
d'horizon" (p. 44), l'oiseau dont le lieu fou est justement celui de la
blessure, entre terre et ciel, mais qui les réconcilie par son "chant à
titre-d'aile et mon voyage dans l'azur n'est pas la mort de la terre" (p.
40). De la même façon la danse de tante Aloula dans le deuxième
"Paris-akbou" (dernière partie, pp. 142-148) réconcilie la mort
d'Ali-Saïd et la joie de sa jeunesse toujours vivante : Ali-Saïd n'est-il pas
le rossignol, proche de l'alouette, de la chanson des femmes et des jeunes
filles du village (p. 142) ?
* *
*
C'est pourquoi Yahia
demande à Mokrane si l'Organisation (le F.L.N.) connaît le chant du rossignol,
de même que l'écrivain pouvait se demander si un discours commémoratif, récit
linéaire au fil de l'action des révolutionnaires algériens, ne laisserait pas
échapper l'essentiel : la saillie de la blessure, qui échappe à tout discours
commémoratif parce que séparée elle aussi de nous par le fossé irréversible du
temps, brèche irrémédiable. Et parce que aussi, l'intensité de cette blessure,
en sa saillie, dépasse les pouvoirs de la parole ordinaire, des mots et de la
vue à quoi notre civilisation tend trop à réduire la communication
entre les hommes.
Cette intensité n'est donnée qu'à une lecture disponible,
ouverte, non obstruée par les mots. "Les mots, ça peut devenir
étouffant" (p. 138) dit Yahia à Mokrane, à qui Rachida, dans L'Exil et
le désarroi, pourra dire : "tu ne veux que savoir et non pas entendre,
ou comprendre. vraiment, du fond de l'âme, ce qu'est l'amour de vivre, ou de
mourir" (L'Exil et le désarroi, p. 72). Car aux mots, l'essentiel
échappe. Ainsi : l'alouette, dont la perception n'est donnée qu'à notre ouïe et
non "contrainte à notre vue" (p. 44). Encore faut-il savoir écouter
son chant, comme celui du rossignol, que la lourdeur d'appareil de l'Organisation - lourdeur d'appareil de tout
discours uniquement idéologique - ignore, alors qu'il est bien plus proche de
notre intensité de vie, même dans l'action révolutionnaire, que le "style
stéréotypé du parti" malicieusement dénoncé ici par une citation de
Mao-Tsé-Toung (p. 153).
Or, le mot est le mode de signification privilégié du
discours univoque, en ce que, séparé des possibilités signifiantes que lui
confère sa rencontre avec les autres mots, et plus généralement avec l'ensemble
du texte dans lequel il s'inscrit, il se limite au sens un dont on l'a fait
dépositaire. Isolé, le mot produit un sens facilement contrôlable par le
discours qui l'utilise. L'axe paradigmatique, en ce qu'il est lexicalisé, peut
beaucoup plus facilement se prévoir, et donc se limiter à une utilité signifiante
préétablie, que la rencontre des paradigmes sur l'axe syntagmatique : celui de
la phrase, celui du texte, celui de la forme, ou celui, encore, de la rencontre de cette forme avec d'autres formes.
Cependant, un paradigme isolé ne peut constituer un discours : si le discours
univoque d'une idéologie commémorative de pouvoir manque si souvent le réel,
c'est qu'il occulte d'abord la réalité de son propre fonctionnement signifiant
de discours. Dans la mesure en effet où il fait se rencontrer plusieurs
paradigmes sur son axe syntagmatique, il laisse nécessairement perdre des sens
imprévus. Les ignorer, c'est ignorer son propre syntagme, la matérialité de son
propre texte. C'est donc se condamner à ne pas être, et par là à produire des
sens inefficaces.
"Cui, cui, dit Yahia à Mokrane, c'est pour les imbéciles et les ignorants. Le chant du rossignol, c'est autre chose... bien plus près de nous que l'Organisation... plus intime à saisir dans notre désir de vivre" (p. 139). Jamais !'Organisation, jamais un discours idéologique ne sauront, comme l'alouette ou l'écriture de Farès, "demeurer en chanson, à fond de terre et d'horizon", dans la pointe extrême et toujours fuyante de la blessure, en ce lieu où le meurtre et la vie, contre toute logique d'appareil, ne font plus qu'un. C'est la signification profonde de la danse de tante Aloula sur la tombe d'Ali-Saïd - qui n'y est même pas enterré -, "simulacre beaucoup plus redoutable que la vérité des bien-portants" (p. 151), et qui fait proclamer au Vieux Maître du village :
"La vigne sauvage
a porté cette année,
Ecartez-vous
Gens de tristesse
écartez-vous
que nous chantions". (p. 147).
Car le chant découvre ce qu'efface la trop grande lumière du
discours clair, ce qu'étouffent les mots. A trois reprises dans la première
partie ("Paris -Akbou"), et en exergue à cette partie même, s'élève
la phrase, non cadrée, non tranchée par la violence d'une ponctuation
"classique" : "... le soleil disparu, lentement la pénombre
avait couru sur la chaux des murs et les chemins de terre battue du
village..." (pp. 13, 16, 22). La pénombre, ce "moment de lumière
bleue" (p. 22) est, comme la blessure, cette limite de deux mondes parle
chant de laquelle le village s'inscrit dans le texte. Car de ce village
"caché de jour, (...) au bord d'une montagne où court encore le hérisson
(...) le soleil, qui mord l'aube, ne peut atteindre sa colère" (p. 120).
Il est le lieu d’un "ordre de vie fraîche" dont l’"ancien
arbre", l’amandier, est le "garant coutumier et fondamental" (p.
32).
Cet univers de vie que résume le chant de l'alouette, s'il
n'est donné qu'à une lecture attentive et en rupture avec les discours établis, est à la fois disponibilité à qui
sait l'écouter, et instance vitale capable de faire éclater la tête de Yahia
pour qu'il la libère (p. 91). Douceur, sécurité du fondamental, il en a
également la violence, car sa loi répond au meurtre par le meurtre, et Si
Mokhtar y tient une place aussi importante qu'oncle Saddek et tante Aloula, le
hérisson une place aussi grande que l'alouette ou le rossignol. C'est pourquoi
je propose de l'appeler d'un nom qui me semble résumer ces deux aspects
apparemment contradictoires et profondément indissociables, et qui est l'instance.
Car cet ordre de vie fraîche attend d'être révélé, dit : il attend
d'exister dans et par le chant, et la parole de l'écrivain.
Et pourtant, cachée de la
morsure du soleil, sa colère sait aussi se refuser à la "ville ensorcelée
par la conquête technicienne" qui "malmène" en oncle Saddek,
lequel ne veut plus s'y rendre dorénavant, "une origine de vie bien plus
ancienne que celle qu'on voulait montrer". Agressée par un discours (et
les immeubles - mot répété trois fois en trois lignes - de la ville moderne
font partie de ce discours) qui cherche à "bouleverser les lignes de la
terre au point que ses habitants premiers s'y découvriraient, tout d'un coup,
étrangers" (pp. 32-33), l'instance se réfugie dans la clôture du chant de
tante Aloula :
"Que nul ne s'étonne ici de la douleur des fils
Un âge plus lointain les alimente.
Seule la mère attentive témoigne
témoigne
dans le chant.
et elle avait
chanté, dans une manière de femme folle" (p. 42).
Ce chant, dans lequel on
peut, comme Yahia, habiter, déploie la douceur et l'enveloppement de la maison.
Il est intimité, il contient ce que j'ai appelé l'instance, et c'est pourquoi
Yahia veut "rester dans le silence du chant" (p. 24), ou "dans
le silence des deux hommes au jardin" (p. 36). La parole et le chant ne se
contentent pas de déployer en le signifiant un espace où vivre: ils sont cet
espace, là où le discours idéologique au contraire parle d'un espace, à définir
ou à conquérir, mais toujours depuis un lieu d'énonciation extérieur à cet
espace-objet, séparé. La puissance de réalité du chant, de son instance, lui
vient au contraire de cette suture : le chant est un espace qu'on habite avant
de le déchiffrer. Il est la matérialité de son chiffre même, avant d'en être le
déchiffrement. Suture, continuité qui sont celles de ce que j'ai appelé
également l'espace maternel, ou la "terre", et qui participent de
cette ambiguïté fondamentale selon laquelle c'est la continuité seule qui
délivre la véritable violence, puisqu'elle seule peut lui conférer sa
matérialité : cette opacité qui échappe à la transparence de tout discours.
* *
*
Car le chant, qui délivre
l'instance, n'est pas que clôture. La même instance y est présente lorsqu'on
le voit, par la voix et le geste d'oncle Saddek, déployer l'étendue de
la vallée de la Soummam, ou encore, et surtout, lorsque la danse de tante
Aloula sur la tombe d'Ali-Saïd, ou la flamme de l'incinération de celui-ci font
éclater le meurtre dans l'espace, écartent les gens de tristesse et font
parler la vie dans la pierre ancienne, faisant s'exclamer le Vieux
Maître :
"Aux craquements de pierre ancienne
ma voix tremble
ô ma vieillesse.
Femme de tous les âges
ici demeure ton enfant" (p. 147)
Non seulement ce chant, cette danse, et l'écriture romanesque elle-même ne sont pas que clôture, mais, faisant craquer la pierre ancienne qui soudain trouve voix, ils sont aussi ouverture, effraction. On a vu comment le texte romanesque tout entier pouvait être considéré comme une effraction dans le présent de la chambre de Montparnasse, et comme une projection-désir sers l'antériorité brisée, vers l'instance à quoi cette effraction donne voix. De la même manière, le texte est effraction dans le discours de Mokrane, seul visiteur qui nous soit montré dans cette chambre, visiteur dont le départ est suivi par la montée inexplicable du chant du rossignol dans la rue Racine, chant d'antériorité et d'instance qui éclate ce discours (p. 151). Cette antériorité brisée, instance qui éclate le discours séparateur de la guerre, peut être aussi bien, d'ailleurs, l'éphémère joie d'amour avec Claudine ou d'amitié avec Jean-Paul, parenthèse-effraction de douceur, de linéarité dans un texte de violence, que 1"'ordre de vie fraîche" à Akbou.
Le texte est donc ouverture d'espaces d'antériorité brisée. Il ouvre cependant aussi à des naissances, comme le train menant Yahia à Akbou lui "ouvre l'espace d'un naissance rocailleuse et vitale" (p. 17), qui est aussi celle du récit. Les images d'ouverture sont multiples. Ouverture de la porte dans l'entrebâillement de laquelle, un peu plus loin Yahia attend de naître à la présence des hommes (p. 34), ouverture-brèche, par les battements de pieds de tante Aloula, de la tombe de son fils à une félicité occultée 143). Ces images d'ouverture se retrouvent jusque dans l'écriture elle-même, particulièrement dans le jeu des parenthèses qui rompent la phrase, souvent très longue ce fait. Parfois la parenthèse n'est que la simple précision de la personne ou du lieu que désigne un pronom. Déjà, cependant, elle introduit une rupture. Ailleurs, elle devient ouverture-brèche sur un espace intérieur de chant, qui est instance et enveloppement. Les parenthèses - parfois des propositions subordonnées -, souvent longues, apportent ainsi au texte proprement dit une sorte de contrepoint musical, de contre-chant qui répond au texte en écho, particulièrement lorsqu'elles semblent dites par un autre locuteur que celui du récit principal, ou par son dédoublement comme dans l'exemple suivant décrivant Si Mokhtar : "Il était grand, plus grand qu'oncle Saddek, et portait un burnous marron. (Ô parure plus nouée à la terre que les racines du figuier, m a gorge tremble, et le village écoute.)" (p. 23). Que le locuteur soit ou non le même, l'emploi de la première personne introduit une profondeur nouvelle, rompt l'impersonnalité de la troisième personne du récit, dans lequel elle devient une brèche-déchirure.
Elle introduit le choc ; choc de la limite de deux mondes sur laquelle veut se situer l'écriture de Farès, limite que le Vieux Maître, dans les romans suivants, nommera une migration ; choc, blessure, ouverture, choc qui est ".... peut-être celui du désespoir et de l'impuissance.... je ne sais pas très bien .... car se mêle au désespoir et à l'impuissance autre chose de très réconfortant, comme si le choc laissait entrevoir une qualité précieuse où, vers la mort, s'ouvre une communion...." (p. 139).
Finalement, si cette "instance", à la limite de deux mondes" échappe tant à la logique de Mokrane comme au "style stéréotypé du parti", c'est que le discours idéologique a perdu le sens de l'ambiguïté des choses et des mots. Le discours et ses mots étouffent la réalité multiple, que seul le chant sait rendre encore, sous le sens unique, sous la signification une, et de ce fait ils esquivent la réalité, qui est toujours plurielle. La force, dans Yahia, pas de chance, d'une séquence comme celle du dîner, est qu'il s'agit d'un "dîner où s'échangeaient les mondes". Le discours de Mokrane a perdu le sens de cet échange. C'est un discours séparateur, en ce qu'il désaccorde artificiellement les valeurs multiples du réel, et à ce titre il participe, tout en le dénonçant, au rapt par l'occupant, car comme lui il sépare le pays d'avec lui-même, d'avec celles de ses résonances qu'il ne peut réduire à la logique de l'appareil.
C'est pourquoi le combat révolutionnaire
de Si Mokhtar n'est pas celui de Mokrane. Mokrane est l'homme de
l'Organisation, qui ne connaît pas le chant du rossignol. Si Mokhtar est
l'homme de la terre, dont il apporte une motte à l'enterrement d'Ali-Saïd (pp.
148-149). A ce titre, tout comme tante Aloula est "Femme de tous les
âges" (p. 147), il est "Seigneur d'un autre âge". Sa violence
est celle de la terre et de l'antériorité brisée mais toujours vivante, dont il
accomplit la loi. "Et de cette loi, nul ne pouvait dire la naissance, si
elle était liée à certaines légendes où l'habitant premier renie l'occupant
dans l'isolement de son rapt sans même savoir si son mouvement est dû à la
blessure orgueilleuse ou au cri d'une terre en âge d'être pleine ou si, du plus
lointain des nuits par lesquelles l'amour oeuvre dans la patience des meurtres
(...) elle n'était (cette loi) que l'activité d'une certaine force de la
terre" (p. S1).
La violence de Si Mokhtar, violence de la terre, est
douceur, guerre et vie. Elle est à la fois blessure et enfantement, meurtre et
joie d'aimer. Tel ce "guerrier chétif (qui) court
dans la montagne, (qui) court, parle, rit à la lune, aux arbres, aux
pierres, (qui) flamboie de désirs et marche comme un lièvre"
' Si Mokhtar dans son attentat tout comme Farès par son
écriture-effraction-blessure célèbrent un meurtre qui est chant d'amour,
violence fondamentale et joie tragique à la fois : "Cours mon chant d'amour aucune
rive lointaine. Au bord de tes lèvres une liberté se cherche. Assise dans
l'aube elle mange Quatorze cœurs..." (p. 21).
La liberté est Ogresse, comme la terre dont elle est le chant, et Si Mokhtar le chantre. La révolution algérienne, qui n'a que faire des commémorations stériles, a-t-elle connu beaucoup de célébrations plus vraies, plus vibrantes parce que plus ouvertes à la vie et au chant, parce que refusant tout discours univoque et séparateur pour restituer d'un réel vivant la signification multiple [3] ?
* *
*
Aussi Yahia a-t-il un double en la personne d'Ali-Saïd dont il occupe tout naturellement la place auprès d'oncle Saddek et de tante Aloula. Mais un double qui est le retournement, par une parfaite symétrie, de tous les traits essentiels de Yahia, qu'il dédouble tout comme Yahia dédouble les siens. Ali-Saïd est mort, victime du meurtre ou du rapt par l'occupant. Au meurtre d'Ali-Saïd répond l'Amour de tante Aloula, certes, pour chacun des deux cousins, mais amour aussi de Claudine, et, dans les romans suivants, de Conchita, pour qui Ali-Saïd revivra, ou de Malika, ou de Rachida. C'est sur le lit de Claudine que se dessine ce dédoublement ultérieur du narrateur, ou cette résurrection d'Ali-Saïd dans l'amour : Yahia en effet s'y rêve sur un cheval qui pourrait être celui d'Ali-Saïd [4] (puisqu'il l'emmène non loin d"un village caché du jour, au bord d'une montagne où court encore le hérisson" (p. 120). On a vu que le hérisson était avant tout meurtre, mai aussi "épines d'amour" (p. 42). Le cheval commun au; deux jeunes gens est à la fois mort et amour, mais il est aussi création, écriture : à l'inscription de Yahia dans son casier au lycée ("Immensité du monde que j'ai dans ma tête, mais comment me libérer et le libérer sans éclater ? et plutôt éclater mille fois que de le refouler ou de l'ensevelir en moi, car c'est pour cela que je suis ici" (p. 91) répond le carnet trouvé dans la doublure de la veste d'Ali-Saïd (p. 140). Dans les deux cas, la création est un contenu désigné, mais d'autant plus présent qu'il n'est pas nommé.
Yahia et Ali-Saïd sont donc les deux faces de l'auteur lui-même, car si Yahia, c'est "pas de chance", dans la mesure où il est l'irréversible, le temps qui ne revient pas, la brisure de l'amour ou de la continuité du village par le départ-mort, Ali-Saïd est "le plus chanceux", car sa mort est retournée en amour et joie. Et cependant Yahia, c'est aussi le "pas de la chance", car l'écriture lui permet de combler la brisure, de faire surgir du meurtre le désir, et c'est bien dans cette ambivalence qu'il rejoint Ali-Saïd, mais que réussit également à vivre le texte de Farès.
[1] FARES (Nabile), Yahia, pas de chance, Paris, Le Seuil, 1970, 159 p.
[2]
Interview
par Monique MARTINEAU, L'Afrique littéraire et artistique (Paris), N°
12, août 1970, p. 13.
[3] C'est pourquoi, même si je lui concède une certaine maladresse de Yahia, pas de chance par rapport aux romans suivants de Farès, je ne suivrai pas Anne ROCHE lorsqu'elle minimise (in : "L'acceptabilité d'un discours politique. Nabile Farès, en marge des pays en guerre", Annuaire de l'Afrique du Nord, 1976, Aix en Provence, C.R.E.S.M. - C.N.R.S., 1978, pp. 953-962) la non-orthodoxie du discours politique de ce roman. Il me semble au contraire - et je crois l'avoir démontré -, que le propos même de Yahia, pas de chance est la démonstration implicite de l'impossibilité d'un discours orthodoxe sur la guerre, J'irai même jusqu'à voir dans l'apparente maladresse de l'écriture (la juxtaposition de récits linéaires "plats", et des deux flamboiements que sont le "dîner", et l"'enterrement d'Ali-Saïd"), une structure ambiguë signifiante de plus, en ce qu'elle désigne sans la dire (ce qui serait tomber dans son piège) l'impossibilité même de ce discours orthodoxe.
[4] Ou celui, selon une
intertextualité algérienne plus lointaine, avec lequel court le jeune Omar de L'Incendie
lorsqu'il découvre lui aussi la violence de l'amour dans sa douceur même devant
le corps nu de Zhor ? C'est bien en tout cas de la même ambiguïté fondamentale
qu'il s'agit. (Mohamed Dib, L'Incendie, Paris, Le Seuil, 1954).