Charles BONN. Nabile Farès : La migration et la marge.
Casablanca, Afrique-Orient, 1986, 132 p.

Autres chapitres

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CHAPITRE 4.
MEMOIRE DE L'ABSENT, ou : le Passage du Fleuve [1]

LIEUX DU DIRE ET DE LA CONSUMATION.. 2

1) Le voyage. 2

2) La cassure (et la ville-consumation) 3

LA MORSURE DE MALIKA, OUVERTURE DU TEXTE. 5

L'OUTRE, ENVERS ET LIEU PREMIER MULTIPLE DU DIRE. 8

LE FLEUVE (JIDDA ET L'ECRITURE-DESIR) 11

 

LIEUX DU DIRE ET DE LA CONSUMATION

1) Le voyage

Si nous retrouvons dans Mémoire de l'Absent, livre II de "La découverte du Nouveau Monde", avec une densité plus égale et un approfondissement poétique plus soutenu, les mêmes thèmes que dans les autres livres de Farès, ce dernier roman n'en forme pas moins un tout, enclos dans une action unique : l'arrivée à Paris d'Abdenouar et de sa mère, en pleine guerre d'Algérie, pour attendre le père libéré en no­vembre 1959 du camp de Paul Cazelles et assigné à résidence dans cette ville. Action unique dans laquelle le livre pour­rait donc s'inscrire comme en une sorte de lieu unique, "co­hérent", du texte. Et cependant, cette action-lieu unique est encore mouvance, voyage, "hors-lieu" donc, par rapport tant à son lieu de départ 'éclaté) que par rapport à son lieu d'arrivée.

Ce voyage d'Alger à Paris était déjà ébauché aux cha­pitres VIII et IX du Champ des Oliviers ("Alger" et "Paris"). Le roman tout entier est donc le récit d'un passage - ou de la fin de ce passage - de "notre ville" (Alger), à "cette ville" (Paris) [2]. Le lieu est "l'entre-deux lieux". Passa­ge à bord d'un taxi dont Hamid, passeur énigmatique tantôt détesté tantôt aimé, ferme la porte au début (p. 14 : "Hamid ferme la porte arrière du taxi celle contre laquelle s'appuie la mère"), pour la rouvrir à la fin (p. 218 : "Ha­mid a ouvert la porte arrière du taxi", répété deux fois). Et de plus, cet "entre-deux lieux", en lequel se localise pourtant plus qu'un autre ce texte, entretient une autre ambiguïté entre deux figures spatiales contraires et toutes deux liées à sa nomination comme lieu. Fermeture initiale qui est arrachement : les premiers mots du roman sont : "En quittant la gare". Ouverture finale sur ce qui pourrait être une victoire : "l'esclave est au-delà du fleuve" remplace le traditionnel mot "fin". d'ailleurs toujours absent des romans de Farès : pourrait-il seulement, dans ce passage continu qu'est cette oeuvre, avoir un sens ? Le pourrait-il, surtout, dans ce contexte d'ouverture finale de Mémoire de l'Absent ? Or, cette ouverture-victoire est aussi l'éclatement d'une no­mination illusoire de ce lieu transitoire qui n'est pas sans rappeler celui du "Prisonnier" du roman précédent. Lieu illusoire dont le texte avait entretenu la fiction, tout en n'existant comme entité que dans sa perte.

Quel est cet "au-delà du fleuve" où se trouve à pré­sent Abdenouar ? Est-ce cet au-delà du meurtre, cet "autre monde / celui de l'être / endroit de l'homme" que désirait le Prisonnier du Champ des Oliviers ? La réponse nous sera peut-être donnée par les différents espaces sur lesquels il va s'ouvrir. Le premier d'entre eux est la ville étrangère, l'"autre ville", Paris, lieu cicatriciel dont il faudra vain­cre la peur, car il faut "échapper au massacre" qu'elle porte en elle, disait encore Le champ des Oliviers (p. 159).

Quoi qu'il en soit, le titre indique déjà clairement la double localisation du récit "l'Absent" est le "Passager de l'Occident" qui écrit 1e livre, qui vit sa "Mémoire" en même temps qu'Abdenouar. Mais cette "Mémoire" est appel : a­vant tout l'appel d'Abdenouar à Jidda, dont elle est nostal­gie et désir, mais peut-être aussi celui du "Passager", "Bran­dy Pax", au lieu perdu, au "Champ" éclaté, devenu la blessure ? Cette écriture-désir est en partie projection de l'en deçà du passage, de "notre ville", Alger. Et c'est aussi par rapport à cet en deçà que le narrateur est "l'Absent".

Le roman est donc doublement localisé : à la fois d'un côté et de l'autre de la Méditerranée, double localisation qui est vécue en termes de déchirement. L'écriture du roman se situe justement dans le passage de l'un à l'autre, dans la mouvance, surtout dans la migration dont Le champ des Oliviers voulait assumer la cicatrice, laquelle apparaîtra surtout ici dans sa douleur, et sa grandeur tragique. D'ailleurs, le ro­man n'est-il pas l'ouverture d’une cicatrice dans le texte, s’il est, comme on l'a vu, en partie une expansion des cha­pitres VIII et IX du roman précédent, c'est-à-dire justement: les chapitres de la blessure et du meurtre, du champ des oli­viers proprement dit ? Le lieu que pouvait dessiner la clô­ture du roman par une "action" unique dont on a vu pourtant qu'elle est plutôt un "entre-deux lieux" est donc à nouveau éclatement, ouverture de la cicatrice du texte précédent, lui-même double de celui-ci. L'ambiguïté de la localisation, qui est celle aussi de l'écriture-désir avec laquelle elle se confond, dessine donc une fois de plus le lieu dans sa destruction même, le plein dans sa perte..

2) La cassure (et la ville-consumation)

L'espace-temps du roman est donc celui d'un trajet, dont le contexte est rappelé périodiquement [3]. Et le pas­sage, nous a déjà appris l'auteur de Yahia, pas de chance (pp. 34-35), est ce moment crucial où il faut se munir de sa vie toute entière, de son être dans sa totalité. Les moments principaux de l'existence, tant individuelle que collective, vont donc se superposer dès le début dans l'espace de ce passage, et sa cicatrice. Dès le premier chapitre, ils auront en commun l'arrachement, l'irréversible, les départs d'où l'on ne revient plus. Départ du père, vers qui est dirigé le voyage dans lequel s'inscrit le roman, mais qu'on ne verra pas reparaître [4]. Disparition presque simultanée de Jidda, "la vieille", à qui s'adresse en grande partie le livre, au­-delà de la mort, par le tutoiement qui la désigne très sou vent. Disparition de Dahmane, le double du narrateur comme Ali-Saïd était le double disparu du héros de Yahia, pas de chance. Et départ un peu antérieur de H'Midouche, "le frère que je n'ai plus revu depuis (...) août 1956".

La blessure, la cassure dans l'arrachement, sont ain­si le point de départ de cette écriture de l'être, qu'ouvre l'irruption du présent, et de l'irréversible. "Mon être est désormais ouvert - comme ça, d'un coup, comme une bûche -", dit d'emblée le narrateur à la deuxième page du roman (p. 10), avant de s'apercevoir plus loin que "S'il n'y avait eu ce moment où le père disparut loin de moi, je n'aurais pas compris grand-chose, non plus, au pays, ni à Jidda" (p. 117). Contraire radical de la localisation, l'arrachement est donc cependant à la fois le lieu d'inscription et de désir du texte, et ce qui délivre le sens, l'intelligibilité du monde, des choses et de l'Histoire. Sens qui n'est pas donné, ainsi, dans la positivité de son affirmation par le discours idéolo­gique qui remplit et sature le lieu, mais dans la négativité du manque, vécu premier, ouverture du texte et déploiement du désir-écriture.

La blessure, l'absence, le déchirement-dévoilement initial sont l'origine et le noyau profond de la création. Mais elles sont aussi perte de la vie, et mort, intrusion dévastatrice de l'Histoire et de son meurtre. "Absurde ir­ruption de la ville et du militaire" (p. 207) dans l'espace maternel, protégé du temps, dans l'espace de l'outre dont elles ont fait craquer la vieille peau. Le monde ancien n'est plus désormais qu'une outre vidée, qu'un ventre ouvert par l'agression de ce monde : la ville, et la guerre. "Ce monde (...) qui avait tout emporté dés son apparition dans l'in­térieur du pays ou les côtes ou les villes, et qui avait ou­vert le ventre des hommes et des femmes, comme des outres" (p. 65).

La couleur de cette blessure est le rouge, qu'habi­tent Abdenouar-Kahlouche l'enfant aux cheveux rouges, et Dahmane qui vit tellement cette blessure, cette violence, qu'il est cette blessure. Dahmane est le double "Chaque soir, je sentais battre son cœur / là, en moi / comme un autre cœur en moi" (p. 13), parce qu'il réalise la violence interdite à Abdenouar par la mère, cette violence de la terre, ce "pas de l'outre", et en meurt comme Ali-Saïd. Mais, contrairement à Ali-Saïd, il n'est pas absent du récit qui le nomme [5]. Dahmane a ici, avant de mourir lui-aussi, une présence objective, puisque c'est lui qui apporte des nouvel­les du père enfermé à la villa Susini (p. 13). Mais cette villa Susini, symbole des pires tortures et meurtres par l'occupant, est justement dans la blessure, que Dahmane, qui en vient, semble habiter ainsi, qu'il devient lui-même dans ce lieu. Il est "déchiré à vif comme il on lui avait arraché une peau du visage" (p. 17). Il est cette "matinée rou­ge de la ville », qui apparaît ainsi comme la ville-meurtre dans cette "absurde irruption de la ville et du militaire" relevée plus haut, la ville, dont la villa Susini devient le symbole, est le meurtre et l'enlèvement, est les disparitions, la cassure, elle est consumation à cause de la violence dans laquelle elle affirme son être. Et c'est précisément dans cet­te violence que Dahmane communique avec Abdenouar : "La voix de Dahmane est rouge. Comme ses yeux et ses pleurs au-dessus de la ville; dans la matinée rouge de la ville; où le ciel Ciel bleu d'Alger est terriblement rouge acide sur mes yeux et ses yeux et mes mains mes yeux mes mains mes mains rouges au-dessus de la ville,, (p. 16). Cette violence est, non pas tant le sens, que le lieu même du dire.

La première partie du roman est donc intitulée "Dahmane, parce que Dahmane-blessure en est le centre. Dahmane mort, l'est au fond de la ville-blessure, de la ville-meurtre où Abdenouar, dans son délire, veut le rejoindre, lui crie : "Je veux être dans la ville / dans la ville / là-bas, au fond de la ville / contre Dahmane" (p. 105). Mais dans la ville-meurtre, il ne peut pénétrer que par effraction s la ville-meurtre, même si elle est "ce monde", est un lieu im­possible, puisqu'elle est justement le meurtre du lieu. "Nous n'étions pas faits pour ce monde", dit Abdenouar, lui qui vit "dans cette effraction où se trouva noué mon être, en cette recherche désespérée du jour de la mort ma colère et ma vie; oui, cette effraction où je demeure, dans la cassure du monde, violence nouée au corps ou habitudes" (p. 24). Abdenouar est en retrait, en deçà de la mort, comme il est en deçà de la ville-meurtre où il appelle en vain Dahmane. La mort lui est interdite, il n'y "Aucun lieu en ce monde... Aucun lieu... Que cette déflagration meurtrière de votre terre. Oui... Une peine à vivre. Qu'une folie à circonscrire... Qu'une mort à accomplir... Aucun lieu en ce monde", disait déjà l'"Inscrip­tion" du Champ des Oliviers. La blessure d'Abdenouar, comme la migration dans laquelle l'écriture de Farès s'installe, sont cette disparition, cette absence de lieu dont le corol­laire, l'écriture, est appel sans fin d'un lieu mort.

Fanon parlait des "damnés de la terre"; Kateb se trans­formait en passager clandestin dans la Cité des Autres. A cet­te dimension sociologique d'un thème connu de la littérature maghrébine, Farès donne une dimension existentielle nouvelle. Non seulement comme Mourad Bourboune dans Le Muezzin il "ha­bite une cicatrice", mais au centre de cette cassure fonda­mentale évoquée plus haut s'installe chez lui une quête désespérée du lieu impossible et mort [6], d'où la poésie de ses livres tire peut-être son tragique. Dahmane, Jidda, sont partie ce lieu, car tous deux sont morts, comme Ali-Saïd l'est également dans les autres romans. De même est morte Kahena, la reine des Aurès, lieu encore plus profond de Mé­moire de l'Absent. Contre la ville et son meurtre, la "mai­son de l'amour" du vieux Djelloul n'est aussi qu'un lieu il­lusoire : certes, il y semblait aux lycéens que "la ville reculait", mais le "détour magnifique du vieux Djelloul" fi­nissait toujours par les "abandonner ensuite, comme de vieux journaux jetés sur les trottoirs de la ville" (p. 189). L'appel est fondamentalement tragique, en ce qu'il tente désespé­rément de susciter l'en deçà du meurtre et ce, depuis la vil­le meurtrière elle-même. La ville est consumation avant que le soit l'écriture elle-même, qui participe de son espace, dans L'exil et le désarroi, car autant qu'un espace référen­tiel ou signifié, on a vu comme la ville est d'abord le lieu du dire romanesque de langue française au Maghreb.

Face à la ville-blessure, le seul lieu possible est l'ouverture même de la ville, comme du texte. "Tomber dans la ville" (p. 21), comme le fait déjà la banlieue depuis sa colline : "Clos-Salembier banlieue terrible aux mouvements de bidonvilles descendant vers la ville par tous les côtés le lieu sauvage immérité cité d'une meurtrière liberté Clos­Salembier Cité Nadhor comme dit le poète..." (p. 16). (Le Nadhor de Kateb Yacine n'est-il pas justement un de ces premiers lieux opposés à la ville des Autres par l'imaginaire maghrébin.? Or, on a déjà vu l'écriture de Kateb devenir li­eu pour une définition intertextuelle de leur propre dire - c'est-à-dire sa localisation scripturale - pour d'autres ro­manciers algériens [7] : le texte de Kateb devient lieu, d'abord parce que, on l'a vu, créateur du lieu en sa produc­tivité mythique, mais aussi parce qu'il fournit un espace textuel de reconnaissance à toute écriture algérienne qui se réclame de son dire). La ville qui exclut, qui tue le lieu, qui empêche toute localisation doit être envahie, jusqu'à ce "moment d'ouverture de la ville, lorsque, de plusieurs rues et collines, couraient vers le centre de la ville, comme ver un nouveau centre de la terre, les natifs du Pays-Mère" (p. 223).

La ville alors s'ouvre en deux, "comme une tête" (p. 177), dans la grève des lycéens. Déjà, la ville avait répondu à Abdenouar lorsqu'il y avait découvert le nom de maquis de son père : "Si Mahfoudh Comme si ce nom avait été écrit sur toutes les terrasses de la ville, cette ville, Alger, d'où, pour la première fois, je sentais venir mon nom, com­me une caresse de vent ou de chaleur, là, au fond de ma voix, de ma bouche, de ma gorge. Mon nom mêlé à toutes les rues vitrines carrefours bars cinémas maisons immeubles de la vil­le. Cette ville que je sentais vibrer d'une toute autre maniè­re maintenant que je savais, oui, je savais : j'appartenais à l'ombre de la ville. Mon nom mêlé au soir, à la nuit qui avance au-dessus et dans la ville Amante oui indéfiniment Amante et Folle" (p. 21). Sommée par le terrorisme, la ville-­blessure est devenue Amante et Folle. Lumière, elle rejoint l'ombre et la folie de Jidda. Dans la violence, la ville s'est ouverte à Abdenouar comme aux bidonvilles : "L'Indépendance / est / notre histoire / d'amour" (p. 180).

Transformer la ville-meurtre en ville amante et folle, dont on recherche la dévoration, n'est-ce pas la revanche et la victoire de l'Ogresse du Champ des Oliviers, dont l'action révolutionnaire est l'expression la plus achevée ? Cette "om­bre de la ville", lieu désormais d'Abdenouar, n'est-elle pas en partie le "nom obscur", l'opacité de l'Ogresse ? Consuma­tion de tout lieu où vivre, la ville est consumée elle-même dans le meurtre-amour. Sa cicatrice est l'ouverture de l'A­mante, le texte comme la violence de Dahmane est cette folie qui l'ouvre; il est la combustion de la ville-migration où il s'inscrit, et sa propre consumation.

LA MORSURE DE MALIKA, OUVERTURE DU TEXTE

Ainsi, la cassure initiale, la ville-blessure et la ville-amante se rejoignent dans des images de violence-ouver­ture. Car si "ce monde" blesse et tue, il n'en est pas pour autant systématiquement rejeté. La parole de Farès n'est pas univoque. Le champ des Oliviers nous avait déjà appris, et ici nous en aurons la confirmation, combien le multiple - l'Ogresse n'est pas loin ! - est essentiel dans la thémati­que de l'auteur. Aucun des éléments, tant du réel que de l’œuvre, ne peut être séparé d'une totalité. Ainsi, le personnage auquel s'appliquent le mieux les images d'ouverture relevées plus haut dans la ville (mais la ville, alors, ne devenait-elle pas justement amante ?) est Malika. Or, Malika apparaît pour la première fois page 49, alors que 1'auteur parle de Jidda, à la fin d'un chapitre (le deuxième) qui é­tait tout entier itinéraire, tension d'Abdenouar des mots de la mère à ceux de Jidda. Aussi passe-t-on à nouveau sans transition page 53 de Jidda à Malika, puis même, à la fin de la page, de Malika à Kahéna. De plus, le tutoiement du livre, ou du récit, ne s'adresse-t-il pas, non seulement à Jidda, mais aussi bien souvent à Malika ? Il y a donc superposition. de ces trois personnages féminins (Jidda, Malika, Kahéna) qui sont tous trois ouverture et violence, dans un même appel-désir du texte.

Malika est à la fois l'amante qui ouvre en deux la peau d'Abdenouar (pp. 119, 124) et la reine des Aurès (Kahé­na) dont elle a la violence aimante qui abolit le temps dans le meurtre (p. 127). Elle est liberté première, joie païenne, mais en même temps vie bloquée sur une terrible défense, amante mutilée par le moralisme coranique (ou simplement so­cial) qui la rend méconnaissable en troublant la joie par son jugement-blessure, dans ce mot d'un autre monde qu'est "pu­tain" (ou que serait tout autre jugement "moral", car la morale est séparation, et à ce titre, elle est à son tour meur­tre :

"Malika pense quelque chose tout bas, qui m'atteint éclat de verre ou d'acier. / "Crois-tu que je sois une putain, parce que je suis là avec toi, dans les dunes ?" / Les yeux de Malika sont méconnaissables (...) C'est terrible de ne plus comprendre un visage : savoir s'il rit ou meurt, et je ne sais quoi dire ou inventer autre cho­se que de la stupeur" (pp. 125-126).

L'irruption du jugement dans l'innocence de la joie est une blessure aussi fondamentale que celles relevées jusqu'ici.

Or, si nous examinons la place de cette séquence dans le roman, nous nous apercevons qu'elle en occupe pratiquement le milieu, et qu'elle se situe immédiatement après ce que l'on pourrait appeler "le passage du fleuve" : après la bles­sure de la disparition du père et de Jidda, Abdenouar, au seuil crucial, délire. Il ne passera le fleuve que grâce aux dessins de Jidda, dont le frère de Hamid habilement reprend avec lui le langage libérateur (pp. 108-112). C'est alors que l'outre, qui était "de couleur noire" (p. 108), redevient le "pays clair" (pp. 113 et 115), et que la peau s'ouvre à l'évocation de Malika (p. 119) et de sa joie, "cette joie fragile, calculée, volée à l'étouffement du monde" (p. 121).

Ce chapitre est lui-même inclus dans une deuxième par­tie intitulée "l'énigme", laquelle est celle du nom, et, à travers lui, de l'origine. L'énigme du nom comme le dire-­blessure de Dahmane sont ainsi lieux du dire. Le nom et l'o­rigine sont faussés parce qu'on les a mutilés, comme l'Ogres­se du Champ des Oliviers (ou Kahena ici) dans des généalogies qui, toutes, "remontent à l'Un. Donc : fausses" (p. 104). Cet­te mutilation est du même ordre, bien que se situant dans un contexte historique et géographique différent, que le meurtre du noir, fondement d'une culture américaine refusant de recon­naître son métissage, dans Un passager de l'Occident. Elle est meurtre du nom qu'elle ouvre. Aussi, lorsqu'après le passage du fleuve, l'outre est redevenue le pays clair, le nom redevient également le nom entier" (p. 113). Enfin, dans cette totalité retrouvée, surgit la geste de Kahena, la reine des Aurès, dont les généalogies fausses ont amputé le nom. Kahena, c'est en partie l'origine berbère occultée. C'est aussi le "jeu d'amour", la fête théâtrale et tragique retrou­vée l'espace de sa propre mort (chap.VII). L'on a déjà vu que Malika et Kahena étaient superposables, et se confondent plus ou moins, dans une morsure qui est aussi celle de l'Ogresse-. du Champ des Oliviers. Et Malika subit la même mutilation­blessure du mot "putain". Elle est "la vie bloquée sur une terrible défense" (p. 129), de même que Kahena, comme l'était déjà l'Ogresse, mais Mémoire de l'Absent ne s'inscrit-il pas dans la blessure du "champ", le centre, lui-même ouverture dans le déchirement, noyau éclaté du roman précédent à qui il donne son nom ? La défense dont sont victimes Kahena et l'ogresse est cette occultation de l'origine par les généa­logies de l'Un.

C'est de la morsure par Malika (à la fois blessure et douceur amoureuse, mais aussi image d'ouverture : la dévora­tion de l’ogresse n’est pas loin, et avec elle celle de l'ora­lité, dont se rapproche d’une certaine manière la construction du roman en récits imbriqués les uns dans les autres, dans la blessure-dévoration des autres, car le récit oral est dévoré par un autre récit ouvert comme une bouche qui est celle aussi du conteur - du récitant -, comme elle est celle de la morsure amoureuse de Malika) que jaillit la geste de Kahena, avec l'arrivée du premier personnage, l'"homme à la tête ceinte d’un tissu bleu", suivi du Récitant : "Malika a mordu la bouche d'Abdenouar et le paysage est devenu caillou­teux, la route poudreuse, sur laquelle, mince orientation jetée à travers l'humble fécondité des pierres, un homme mar­che la tête ceinte d'un tissu bleu..." (p. 130). D'ailleurs, toute la geste de Kahena qui commence là est encadrée par un chant d'amour d'Abdenouar à Malika, répété exactement avant et après ce jeu théâtral rejailli de l'ancien temps (pp. 130 et 175 : "le sel de la mer........... une fuite insondable, et personnelle").

Le jeu d'amour et de violence de Kahena est encadré l'amour et la violence de Malika. Mais jeu de mort, il lui-même blessure-ouverture dans le corps du roman : de cette blessure les deux passages identiques qui l’encadrent comme la bouche mordue d'Abdenouar-narrateur ne peuvent-ils être considérés ne être considérés comme les lèvres ? Or, la geste de Kahena est pratiquement (avec le dernier chapitre) le seul épisode du livre dans lequel aucune phrase ne fait allusion au taxi, dont on a vu qu'il était le lieu de l'action présente-du ro­man. Elle est donc bien une enclave-blessure dans le récit, un noyau sur lequel ouvre la mutilation de Malika. Mais un noyau, également, qui est sacrifice tragique, et mort, comme l'était celui du Champ des Oliviers.

La mutilation de Malika peut de ce fait être considérée comme le centre du livre. La "terrible défense" est cassure aussi fondamentale que la mort du Pays-Mère, que la dis­parition de Jidda, du Père et de Dahmane, que d'ailleurs elle recouvre, avec quoi elle se fond de la même manière que se fondaient les différents meurtres dans le Champ, noyau du ro­man précédent. N'est-ce pas Malika qui provoque l'écriture, ou du moins la parole, puisque l'une des phrases-leitmotiv les plus souvent reprises dans tout le roman est : "Oui, Ma­lika / Je dirai tout", et que le dernier chapitre (chap. XI), qui sert en quelque sorte de conclusion, commence par "C'est Malika / Oui Malika qui m'a amené jusqu'ici" (p. 221), et que c'est encore à elle que s'adresse la clôture-ouverture ultime, dans le dernier dessin, et son explication : "Malika Malika : Je dirai tout / tout sur la présence et le risque / de ce dessin. // Je regarde : / l'esclave est au-delà du fleuve" (pp. 226-229).

Mais si Malika et Kahena sont à la fois mutilation de l'"ancienne gloire de vivre" par "l'échine patriarcale de l'Algérie" que dénonçait déjà Un passager de l'Occident, et blessure ouverte, la parole qui jaillit de leur blessure est elle aussi violence et éclatement, tout comme le dessin de Jidda est "risque", jusqu'à la fin du roman (p. 227). La pa­role est violence. Jidda la dit "fille de guerre, contre le sens usurpé" (p. 103). La voix de l'homme à la tête ceinte d'un tissu bleu que suscite en premier la morsure de Malika "frappe comme un sabre" (p. 130). Le Récitant-Ameksa-le berger est "Celui qui / ouvrit / le chœur du / Monde / d'un coup de / sabre / parmi les / vergers" (p. 142). La parole de Jidda désintègre celui à qui elle s'adresse,, eu creusant un autre temps en ce monde (p. 11), de même que la parole du Vieux Maître, dans Le champ des Oliviers, ouvre l'être. D'ailleurs, si l'amour, dans Mémoire de l'Absent, ouvre la peau d'Abdenouar en deux, c'est comme il ouvrirait un livre (p. 124), et l'enclave du "jeu d'amour" n'est-elle pas ce que découvre cette ouverture ?

Or, Le champ des Oliviers était ouverture du texte à la parole du Vieux MaÎtre, et de cette ouverture-blessure du champ proprement dit de Si Mokhtar, lieu de la guerre qui encadre aussi dans le précédent roman la blessure des chapi­tres VIII et IX ("Alger" et "Paris", les disparitions et le passage) va surgir Mémoire de l'Absent, qui est justement, comme on l'a vu, une expansion de ces deux chapitres du Champ des Oliviers. Ainsi l'écriture, comme la parole, la geste de Kahena, surgit de l'ouverture, blessure ou amour, du texte ou de sa migration, et ces images d'ouverture sont donc une constante fondamentale de l’œuvre de Farès, puisqu’elles ­sont, à proprement parler, le lieu de l'enfantement du texte.

Mais la parole elle-même éclate dans sa propre violence. Les paroles du Récitant "giclent, comme de la pierre qui éclate là, en plein milieu de l'assistance" (p. 136). Et là encore apparaissent des images d'ouverture. Le Récitant doit "tenir la parole ouverte" (p. 135). Il "ouvre tue manœuvre produit invente jette les paroles du monde" (p. 136). L'écla­tement de la parole va même plus loin, puisque celui qui la porte, le Récitant-Ameksa, est "l'être qui éclate parmi les pierres" (p. 143). Dans ce même "jeu", Kahena à la tunique rouge, "la femme qui chante / Ou parle / Parmi nous / N'a plus de tête" (p. 140), et le Récitant a la tête tranchée par Osmane, ".comme sous le coup du sabre" (p. 161). De même, le carnet d’Ali-Saïd, centre, noyau ouvert de L' exil et le désar­roi, est, dans les flammes de ses mots, sa propre brûlure, celle de l’incinération du jeune homme, émetteur absent et non nommé, autre récitant-blessure. La parole et le chant, dans tous les cas, sont auto-blessure du chantre. La parole qui dit la blessure est elle-même cicatrice.

L'OUTRE, ENVERS ET LIEU PREMIER MULTIPLE DU DIRE

L'ouverture du livre découvre son envers ; la repré­sentation, le lieu théâtral, et l'oralité. Le livre doit être traversé comme le fleuve. Kahena, le Récitant, Ameksa sont au-delà du livre. Ne sont-ils pas d'abord oralité ? Mais ora­lité qu'on ne peut atteindre qu'à travers ce livre qui y conduit, ce livre dont l'ouverture la dévoile. Ce livre cepen­dant que cette oralité ignore, puisqu'elle lui est antérieu­re, tout en ne pouvant plus être révélée que dans le franchissement de ce livre. De plus, au-delà de l'écrit du livre par­ce qu'ils sont oralité, Kahena, le Récitant, Ameksa sont aus­si au-delà de la narration de ce livre (le taxi, on l'a vu, n'est jamais rappelé dans les chapitres VII et VIII), et, de "ce monde", de "cette ville", où s'inscrit ce présent. La ville et le livre doivent être traversés comme le meurtre. Et ne sont-ils pas meurtre, justement, dans la mesure où la ville est consumation, et où l'écriture du livre, tout en révélant, ici, l'oralité, est également par nature mort de cette oralité ?

Inscrite dans "ce monde", ne serait-ce que par son support matériel, le livre, la parole d'Abdenouar s'adresse en permanence à un au-delà de ce monde, qui est le plus souvent Jidda, mais qui est aussi Malika, et, derrière celle-ci, Kahena et Ameksa. Elle invite donc à son propre franchisse­ment, à la rencontre de son "au-delà", de son "autre côté", car "nous sommes tous (...) les points de parcours d'un pay­sage et d'un territoire bien plus ancien que nous" (p. 118).

Ce pays d'antériorité première auquel il faut s'ouvrir au risque de se perdre, c'est le pays d'Ameksa. C'est aussi celui de Jidda. C’est l'outre dont nous sortons tous et que nous masquons en vain sous la ville, ou sous notre inscription dans l’Histoire, ­dans "ce monde". Ne suffit-il pas de "lever la ville et voir, voir au-dessous d'elle, comme sous le fleuve, les marques de [la] présence et voyage [de Jidda]" (p. 85) ? La ville, l'Histoire, apparaissent donc comme des masques, une perte de l'opacité rassurante de l'espace an­cien. Masques dont la levée ou l'ouverture mettent à jour la mère, jusque là cachée, et qui apparaît pour la première fois comme personnage - personnage supplicié par le lieu qui la fait voir, la ville, vitrine et meurtre - dans Mémoire de l'Absent.

Dans les romans précédents, la mère était supplantée par tante Aloula (Yahia, pas de chance), par l'Ogresse ou par Jidda (Le champ des Oliviers). On la voit désignée furti­vement dans Le champ des Oliviers, au moment même du meurtre, dont on a vu que Mémoire de l'Absent était l'expansion : ce meurtre la découvre, en retrait derrière Jidda, plus comme une absence que comme une présence réelle de personnage (p. 123, chap. VII’ : "Les militaires,"). Dans Mémoire de l'absent la mère pleure, dans cette perte de l'espace ancien qu'est la traversée de la ville : "Oui, la mère pleure, là, près de moi, dans la nuit arrière du taxi, alors que la ville bouge parmi les rues, méconnaissable, les vitrines, les trottoirs, et ce terrible sourire de Hamid, devant, dans le parcours de cette ville" (p. 24). "Dans le parcours de cette ville", par ailleurs "méconnaissable", Hamid peut apparaître comme le terrible officiant du supplice de la mère transplantée dans l'altérité. N'est-ce pas aussi de la ville qui tue et dépos­sède, de son altérité et de son meurtre, que provient la blessure ? N'est-ce pas "l'autre homme", "celui qui venait de l'autre terre (...) qui tendait le territoire et ouvrit la peau de l'autre" (p. 63) ?

La différence entre Mémoire de l'Absent et d'autres romans maghrébins où la mère, plus proche de la terre, souf­fre de l'altérité-blessure de la ville, réside dans le fait que la mère, ici, est non pas alliée mais rivale de la ter­re, dont elle interdit la violence à son fils. Autre retour­nement du cliché anthropologique de la non-historicité de l'espace traditionnel. Violence insurrectionnelle dans la lutte armée où Dahmane se fond : "Dès ce jour j'aurais voulu tuer", dit Abdenouar, qui continue : "mais mère m'interdit , l'insurrection" (p. 54). Cette violence de la terre est éga­lement dans le langage de Jidda, en dessins aux couleurs é­clatantes. Elle est celle de Kahena à la tunique rouge. Vio­lence du pays qui tue, violence-pas de l'Outre, nécessaire et fécondante, même si la mort est là.

Cette interdiction est pour Abdenouar une véritable "amputation dont la mère voulait tenir le secret alors que Jidda me restituait les parts voilées de mon être en son lan­gage dilué resplendissant, retour fécondant et libre dont je devais connaître les lois" (p. 97). Mais cette amputation est aussi celle de la mère elle-même, coupée ainsi de la ter­re dont Jidda reste seule l'expression. Et c'est peut-être ce qui explique que les romans précédents lui aient toujours substitué des personnages plus proches de cette violence terrienne, plus proches de ce que Mémoire de l'Absent appelle "le pas de l'Outre". Ainsi, tout le chapitre II illustre cet­te tension-désir d'Abdenouar, des mots stériles de la mère, où la prière tient une bonne place parmi les pleurs, à ceux, féconds, de Jidda, seul refuge, seule sécurité dans leur vio­lence même, contre l'agression par la ville. Et puisque cette amputation est aussi blessure, "Dahmane est là, dans cette rivalité de la terre et de la mère" (p. 103). Rivalité, bles­sure elle-même, dont naîtra la tension-désir d'Abdenouar, pulsion fondamentale de l'écriture du livre.

La ville et l'Histoire sont des écrans à traverser comme le fleuve, et ce faux obstacle qu'ils constituent, puisqu'il suffit d'un dessin du frère de Hamid pour les en­jamber, engendrent le désir, la tension vers cet autre côté : "Je n'avais de cesse, Dahmane, de vouloir partir, oui, de l'autre côté de notre histoire, sans être pris dans les eaux du Fleuve. / Il existe une sorte de prescience dans l’amour du monde. Dans la haine. Une prescience du deuxième jour. A­près la nuit du Fleuve" (p. 193). Cette "prescience" est ap­pel, l'"amour" comme la "haine" sont tension vers ce deuxiè­me jour, cet autre côté de notre, jour, cet "au­-delà Jour" vers lequel Abdenouar court : "Je cours Oui Au-delà du Fleu­ve Au-delà de la ville Mon doux royaume d'au-delà jour" (p. 197).

Ce "doux royaume d’au-delà Jour", Kahena, Jidda, sont l'ombre désirée de la lumière répandue sur la terre. Leur tutoiement par le narrateur est nostalgie et appel. Il est désir. Et dans quelle mesure la rupture par l'écrivain de la linéarité de sa phrase, le remplacement fréquent de l'intel­ligibilité univoque par la signification multiple, n'est­ elle pas à rapprocher de ce "mimétisme des couleurs", ten­sion-désir vers Kahena, "ombre voilée d'un délire qui peut être aussi celui de la création, ombre voilée" soudain ap­préhendée dans la nuit de Chetma par le "tu" d'Abdenouar :

"Quelqu'un marche, de-ci, de-là, quelqu'un marche, et peut-être est-ce toi, légère et dure, dans la nuit de Chetma.

Ombre de la lumière répandue sur la terre, mes mem­bres, et ce mimétisme des couleurs qui, du plus blanc, découvre le plus noir

Kahena ?

Ombre voilée de mon délire" (p. 53) ?

*  *
*

Mais l'ombre désirée est interdite. Le voile, le mas­que, la ville, l'Histoire, et aussi la. réprobation morale qui pèse sur Malika, ont été posés par les tenants du sens un, du discours univoque. Ainsi le désir devient-il trans­gression. Contre l'imposition du sens un, il est revendica­tion du multiple. C'est là la vraie signification de "l'énig­me" que désigne la seconde partie du roman, qui débute par : "je commencerai par la multiplicité des deux signes. Ces deux signes où tu me dis inscrite l'énigme de ma naissance" (p. 91). Les deux signes (et non le signe unique) sont d'a­bord inscrits dans le prénom. Car, dit Jidda, contrairement aux généalogies qui toujours remontent à l'Un, "le premier mot n'existe pas, mais le mot double (...) cela est ton pré­nom "Abd-Nouar" Car tu es né sous deux signes, celui de ton esclavage et celui d'une lumière" (pp. 97-98). Abd, c'est l'esclave, et Abdenouar se donnera souvent ce titre d "es­clave" dans le roman. L'esclave n'est-il pas le double, l'en­vers de la puissance, l'envers du discours établi ?

Il est aussi le Pays-Mère, celui, occulté, de Kahena. Il est le double "d'outre-mort", il est le "corps" aux formes violentes de ce Pays-Mère justement dont le maître d'école veut nier la menace, lui qui affirme et fait apprendre que "L'esclave est blanc : Il n'est pas Noir" (p. 71). Or, Abde­nouar-Kahlouche n'est-il pas l'enfant noir ? Certes, Abd­-nouar" est esclave de la lumière, du Dieu de lumière. Ainsi dit le nom. Mais Jidda n'affirme-t-elle pas que cette lumière elle-même n'est pas univoque lorsqu'elle profère : "Origine de notre monde : Lumière Noire" (p. 67) ? "Car il ne suffit pas de connaître le mot de chaque chose mais tous les mots de toutes les choses" (p. 97). La vraie connaissance est to­tale, multiple :  "Le vrai monde est plusieurs" (p. 98). "Nous sommes êtres mêlés De sang et de peau mêlés" (p. 79).

L'Outre participe de cet être mêlé : "Qui peut dire / ce qu'est / l'outre ? // Un ventre ? / Une femme ? / Un hom­me ? / Une histoire ? / Un pays ?'• (pp. 96-97). Par nature, l'outre échappe à la définition une. Est-elle ombre ? Est­-elle lumière ? "L'outre est de couleur noire" est l'une des

 

des li par. qui

 

l'écriture même, souligne cette fonction

phrases qui reviennent le plus fréquemment dans tout le vre (entre autres pp. 77, 87, 108...). A ce titre, elle participe de l'ombre désirée et violente. Elle est le pays qui tue, le meurtre même que commet, cette fois, le pays, contre l'Autre, en réponse au meurtre initial. Elle est l'existence, contre la négation. Un changement de graphie, entre autres procédés d'écriture, entre autres meurtres d'écriture dans l’écriture même, souligne cette fonction :

"Comprendre pourquoi le pays tue
l'outre est de couleur noire
" (p. 108)

Le changement de graphie [8] est rupture, meurtre, dans l'é­criture elle-même : il est changement de couleur de cette é­criture, révélation dans une même parole d'une pluralité de voix, fissure de la parole une.

Du pays-mère, l'outre est donc d'abord la fonction meurtrière, comme le hérisson dans Yahia, pas de chance, Le chant d'Akli ou L'exil et le désarroi, ou encore les grives du Champ des Oliviers. Les valeurs d'ombre peuvent être asso­ciées à celles de la clandestinité que désirait Abdenouar. Cette clandestinité de Dahmane ou de Si Mahfoudh est d'ail­leurs aussi "pas de l'0utre" : "Clandestinité ? (...) Un é­tonnement mêlé de crainte car, brusquement : il faut dissimuler son nom pour accomplir le pas de l'Outre ?" (p. 91).

Mais l'outre est aussi le pays clair, surtout lorsque le fleuve a été traversé et qu'elle a donc été atteinte (pp. 113 et que 115); lorsque le désir arrive à l'assouvissement, et que le pays clair prend soudain le visage de Malika dans les dunes, elle-même Kahena reine des Aurès (pp. 118 et svtes).

Cependant, qu'elle soit de "couleur noire" ou qu'elle soit "le pays clair", l'outre est toujours opposée à la vil­le : dans le premier cas, elle en est le meurtre; dans le second la négation, le non-être. Elle est "l'unité de toutes les cassures qui fendaient ou détruisaient tous les instants et vies de la ville". Elle est cet "au-delà" qui permet de faire du pays "qui meurt" le "pays qui tue". Et si la ville s'arme de l'"expulsion", provoque "toutes les dislocations ou pertes (...) tous les éloignements et migrations", l'outre est au contraire "cette enveloppe, cette première donnée de l'outre, ce premier pas, cette enveloppe qui réunissait tout le monde", elle est le "nom entier", au-delà et en deçà de toute mutilation (pp. 113-114).

Autrement dit, elle est le lieu, au-delà et en deçà du meurtre. Elle est ce en quoi l'on se fond lorsque la vil­le soudain se rétrécit à tel point que l'on perd son nom; elle est l'ogresse et la mère, l'irrésistible appel à l'auto­consumation :

"J'oubliai tout, et traversai la ville, la peau en feu, le cœur pris, la tête prise, usée par ce que tu dis : l'outre.

La peau de l'outre ?

Que dit l'outre ?

 

Moi ? (p. 43)

 

J'oubliais tout
              / : (p. 44)

 

Moi et l'Outre ? (p. 45)

 

l'Outre ? " (p. 46)

La disposition sur des pages successives et les changements de graphie dans ce passage, tout comme le rétrécissement progressif du texte, qui finit par se réduire à un point d’interrogation, soulignent les différentes phases de cette tension-désir, qui devient passage-consumation. Objet ultime du désir, l'outre est à la fois le nom entier, et l'efface­ ment du nom, de l'individualité. Elle est le lieu total avec qui l'on se fond et où l'on se perd. Elle est l'action ré­volutionnaire dans laquelle ces pages illustrent l'entrée. Elle est la consumation de la clandestinité, mort et vie à la fois, le silence de Yahia après son départ, qui est perte de son identité propre et fusion dans celle, sombre et silen­cieuse, de l'outre, lieu total.

*  *
*

Ce lieu cependant va apparaître comme un lieu vide. L'outre est le pays d'Ameksa, celui qu'on a vu surgir de la blessure du livre, dans sa transgression. Le pays d'Ameksa est ouvert par le baiser-morsure et la mutilation de Malika. Il l'est aussi par les épaules étincelantes de H'Midouche. Ainsi il est le pays "de notre plus lointaine enfance. Celui où la parole dénoue l'énigme contenue en moi, dans ma cou­leur" (p. 199). Mais H'Midouche et cette "plus lointaine en­fance" avec lui sont séparés d'Abdenouar par le fleuve, et ce fleuve que H'Midouche ouvre ainsi, c'est la mort [9]. Lieu total au-delà et en deçà du meurtre, l'outre est un lieu mortel, un lieu vide.

Au pays d'Ameksa le tutoiement-désir, au-delà de Jid­da, au-delà de Malika, au-delà de Kahena même, s'adresse à la "Vigilante gardienne des collines" ou "du lieu", laquel­le n'est autre que la mort. La course du désir vient se bri­ser sur le couteau du meurtre ultime qui ouvre la forêt de grands cèdres en un lieu vide : "Vigilante gardienne des col­lines Oui : j'aurais couru vers toi, et j'aurais attendu que le monde s'ouvre sur les épaules de H'Midouche Oui J'aurais franchi les dix mille coudées du monde pour arriver vers toi, à ce moment où j'ai vu oui où tu précipitas le couteau, là, au fond du chœur, dans la forêt de grands cèdres" (p. 200). De ce meurtre, de cette mort, tout le "jeu d'amour" du cha­pitre VII est l'appel. C'est pourquoi la tête du Récitant est tranchée. C'est pourquoi la mort entre dans le corps d'Ameksa (p. 144). Et la forêt ouverte ainsi dessine le lieu ultime : le lieu vide, autour duquel Kahena est condamnée à tourner sans fin : "Tu marcheras autour du cercle; autour du lieu; autour de la jouissance, sans atteindre le centre; autour, comme nous... Oui... Comme nous... Douleur égale aux brûlures de soif dans les plaines inaccomplies du Grand Dé­sert" (p. 146).

LE FLEUVE (JIDDA ET L'ECRITURE-DESIR)

Mais le désir est transgression. Le livre tout entier n'est qu'un passage, dont on a vu l'importance en commençant. Le moment est capital, Abdenouar dans son délire s'en aper­çoit : pour lui, "l'esclave est au-delà du fleuve" est "cet­te phrase autour de laquelle, ou, dans laquelle se joue le monde" (p. 107); et le seul endroit en lettres capitales de tout le livre est celui où Abdenouar se trouve en quelque sorte sommé de franchir le fleuve : "JE NE VEUX PAS RESTER AINSI BLOQUE DEVANT OU DANS LES EAUX DU FLEUVE. JE NE VEUX PAS RESTER DANS LES EAUX DU FLEUVE" (p. 108).

Passer le fleuve, ou écrire, c'est d'abord se résoudre à se perdre [10]. C'est "ouvr(ir) (son) nom, le brûler) ou l'invente(r) une nouvelle fois" (p. 101). Images, donc, d'ouverture et de feu, dont l'association amène au délire. L'ou­verture du nom, sa consumation sont délire, perte du sens qu' avaient les choses dans l'identité, perte du sens comme l'est d'ailleurs: l'écoute de Jidda, qui réclame la même disponibi­lité essentielle (p. 65) : c'est pourquoi l'écouter, c'est se perdre, et la poursuivre au-delà de la mort, dans "cette ville Qui n'arrêtait pas de briller Oui, en face de nous", c'est franchir le fleuve, se perdre dans le délire, assister à la fuite des signes et de l'Outre elle-même devant son désir, mais c'est aussi ouvrir finalement la ville pour accomplir le pas de l'Outre : "toi ô mon délire étendu sur la ville où tu n'es plus et où je te poursuis ainsi comme ma vie prenant ta vie pour ma vie, alors que le signe fuit que le mot lie le nom, que l'esclavage change de peau que l'Outre fuit le monde que la ville s'ouvre en moi et que j'arme ma main pour accomplir le monde" (p. 99). Ainsi, devant le fleuve, dans le passage, s'opère d'abord une perte totale du sens, par le feu, la ville, et l'ouverture du nom. Perte du sens qui est celle, aussi de l'énonciation-ouverture du nom, face à la clôture frileuse du nom par les discours de l'Un.

Cette perte du sens peut être fatale. Il s'agit de ne pas rester au fond du fleuve, de ne pas tomber au fond du puits. Se présentent alors de nombreuses images d'eau et de froid, dans lesquelles la ville et le fleuve sont parfois as­sociés, comme lorsqu'il est dit de Paris que "la ville froide en Novembre comme le fleuve" (p. 54). Le froid, l’eau, sont la perte du désir en pleine traversée, car "l'eau froide, froide au-delà des os, Jidda. Au-delà" (p. 85). L'eau n'est-elle pas, comme le suggère Abdelkébir Khatibi [11], ce qui sépare ? Mais ce froid est aussi, plus proche de l'Histoire d'Algérie, celui de la mort dans la Seine, où des amis de Farès périrent noyés lors de la manifestation silencieuse d'octobre 1951. Le fleuve est l'une des multiples incisions violentes du vécu d’une guerre dans le texte. Le but du "pas de l'0utre", son sens, n'est-il pas la vie ? La perte de la vie dans les eaux froides du fleuve est donc une perte du sens inévitable, laquelle peut également être ressentie comme une perte du désir en pleine traversée, la traversée du fleuve étant aussi le militantisme vécu de Farès pour l'Indépendance.

Face à la perte du sens comme du désir, heureusement, Jidda est là, dont l'ombre gigantesque sur la ville va en per­mettre la transgression. C'est d'elle qu'Abdenouar va tirer sa force désirante, celle qui lui permettra de passer le fleuve : un langage autre. Contre la ville-mort, "Alger, Cité­-Malheur de tant d'êtres", le simple frottement du voile de Jidda lui redonne vie. Elle seule saura ravir le lycéen, je­ter au loin pour lui "l'impossible existence coloniale", et surtout l'initier au "langage autre, celui qui devait faire déborder l'0utre" (p. 66). Ce langage "que tu m'annonçais par bribes et fragments", ce langage qui recourt volontiers au dessin, ce langage qualifié de folie est le contraire de celui du maître d'école, mais "lui, ce langage a tout fait » (p. 113).

Et pourtant, c'est la disparition de Jidda qui a placé Abdenouar devant le fleuve. C'est pourquoi tout le roman s'adresse à elle par-delà la ville, par-delà la mort. En ce sens, on l’a vu, l'écriture est désir et transgression. Mais c'est de Jidda qu'elle tire sa qualité particulière : ne pas être qu'une écriture linéaire, qu'une écriture du sens un. Le livre n'est pas que le livre : il est d'abord englobé dans un dessin de Jidda (p. 227) sur quoi il se clôt pratiquement, puisque ce dessin précède la phrase finale : "l'esclave est au-delà du fleuve" (p. 229). Le langage qui a permis à l'es­clave de passer le fleuve est donc le dessin de Jidda, et le livre, support traditionnel de mots, qui contient ce dessin, renvoie à des modes de communication autres que les mots, ou que l'écriture. Et en même temps, le dessin de Jidda, comme la dévoration de l'Ogresse, tissu de l'oralité, dans Le champ des Oliviers, peuvent apparaÎtre comme le lieu d'inscription véritable du texte, et de ses ruptures, ou plutôt : par ses ruptures, entre autres vecteurs du désir de localisation de l'écriture. Ici se trouve peut-être l'illustration (dans tous les sens du terme) la plus frappante de ce que j'ai déjà mon­tré plusieurs fois, à savoir que le lieu du dire est toujours le lieu. que dessine une parole, ou une pluralité de paroles, et non un simple espace géographique référentiel. A la limite, ne pourrait-on pas affirmer, rompant du même coup avec tous les clichés anthropologiques sur l'espace-objet non-histori­que d'une description historique, que l'espace géographique référentiel n'est ici désigné et consacré comme tel que par l'historicité nommée de la blessure : la répression colonia­le ? C'est-à-dire que le lieu d'inscription de Mémoire de l'Absent ne devient espace spatial délimité que parce que j'appellerai une réduction chronotopique [12] à un contexte spatial et temporel précis d'une blessure essentiellement langagière : celle-là même des langages du multiple par les langages de l'Un, ou les langages du Sens. Car seul le mul­tiple de l'oralité ou du dessin, entre autres, est le vérita­ble lieu du dire, face à un langage du sens qui ne dit pas son lieu. Et ces langages du multiple sont, entre autres, les dessins de Jidda, et peut-être aussi l'oralité de l'Ogresse, le jeu théâtral de Kahena, ou tout simplement l'amour de Ma­lika ou le "pas de l'Outre" : la violence révolutionnaire.

Lieu, donc, mais aussi matérialité du livre, le dessin contient le livre qu'il représente, puisqu'il est justement représentation du livre aussi bien que du fleuve, de l'écriture aussi bien que de la guerre :

Dans le dessin, le livre devient le centre du passage du fleuve : les lignes du livre n'y apparaissent-elles pas comme les vagues de ce fleuve ? "Regarde", dit Jidda (à qui répond le "je regarde" de la page 227, en-dessous du dessin, et c'est ce regard-déchiffrement qui permet le passage de l'esclave au-delà du fleuve), "le livre partage le monde ou l'étendue en plusieurs phrases qui courent comme des fleuves", ou encore : "Là, il y a le livre / et les lignes du livre qui traversent / la guerre" (p.. 83). Dans le dessin, les lignes du livre prennent tout leur sens : elles sont traversée de la guerre, du meurtre comme du fleuve. Elles répondent à la perte du sens. Elles empêchent la perte du désir en pleine traversée. Elles sont le désir qui effectue cette traversée, comme elles en sont le lieu.

En même temps, les phrases, les lignes, le livre par­tagent l'étendue. Ils sont le fleuve, au même titre que la ville, écran meurtrier, est également le fleuve. Comme le fleuve ou la ville, le livre ouvert est blessure. Cette bles­sure dont on a déjà vu qu'elle est le lieu même de l'écritu­re. Le livre ouvert est présence et risque comme le dessin. Il participe de la guerre et du meurtre. Il est "terrible béance" face à la "parole désirante" du poète, qui sera tou­jours d'un côté ou de l'autre du fleuve, toujours se jettera "muni de sa vie" dans ce "trou d'être qui se tord devant lui" : la création, son délire, son indicible et fondamentale angois­se, la "peur d'écrire" de Brandy Fax dans les deux romans précédents. Le désir de cette création, et son "Acte plus mûr que Terreur", sa violence et son meurtre plus forts que la guerre, et toujours inscrits en elle :

"j'accomplis la terrible béance de la lumière, escla­ve noué à la parole désirante, ainsi, au chœur du monde, alors que le délire vient, nommant l'espace, comme un vieux rite, plus vieux vieux que cette nouvel­le terre qui éclate parmi nous les jeunes membres de la guerre Oui Venez-Voir là, 1e trou d'être qui se tord car j'ai accusé les plus entières soumissions de l'homme pour libérer son chant de terre humaine Venez­ Voir ou Entendre car la Parole est Acte plus mûr que Terreur" (p. 95).

 

 



[1] FARES (Nabile), Mémoire de l'absent, Paris, Le Seuil, 1974, 233 p.­

[2] La deuxième expression dès la. p. 9. La première p. 22: "(Mère) n' aurait pas dû quitter notre ville.".

[3] Pratiquement â tous les chapitres du roman, sauf pendant le "jeu d' amour" de Kahena (chapitres VII et VIII), et le tout dernier chapitre. On verra plus loin pourquoi.

[4] Il réparait dans Le champ des oliviers p. 155, quelques jours après ce passage en taxi qui constitue et limite l'action présente (à partir de laquelle sont évoqués les souvenirs, se déploie la mémoire d' Abdenouar comme de l'écrivain), de Mémoire de l'absent.

[5] Ali-Saïd, dans les romans où il est question de lui, Yahia, pas de chance ont L'exil et le désarroi, est nommé par-delà la mort. S’il est directement présent, c'est dans la flamme de sa parole, dans L'exil et le désarroi, ou dans la danse de tante Aloula, dans Yahia, pas de chance. Ou alors il n'est pas nommé, dans Le champ des oliviers où il est le frère qui meurt; ou bien il revit dans Brandy Fax d'Un passager de l'Occident devenu Ali-Saïd pour Conchita. Dans Mémoire de l'absent Dahmane le remplace: il n'est pas question ici d'Ali-Saïd.

[6] Faut-il voir la suggestion d'une parenté thématique dans les poésies arabes de Grenade, poésies du départ de l'Espagne, dont 1' auteur parle à Conchita dans Le champ des oliviers, p. 213 ? Ne pourrait-on pas même continuer la. comparaison en rappelant le thème du campement détruit dans la poésie anté-islamique, si finement décrit par Jacques BERQUE dans Langages arabes du présent, Paris, Gallimard, 1974) 392 p.? Rappelons toutefois que la blessure de "ce monde" est celle d'une modernité malgré tout bien différente de celle qu’affron­taient les poètes anté-islamiques !

[7] La mise en situation du texte de Farès par rapport à celui de Kateb a été amorcée par RAYBAUD (Antoine), dans: "Roman algérien et quête d'identité: Kateb Yacine et Nabile Farès", Europe (Paris), no 567-568, juillet-août 1976, pp.54-61.

[8] L'italique est souligné en pointillés ici seulement. Il n'a pas été possible de reproduire tous les jeux de Farès sur ces changements de graphie. Je ne le fais donc que lorsque c'est nécessaire pour mon analyse.

[9] En fait, le fleuve sera la mort pour Abdenouar, puisqu'on a appris dans Le champ des oliviers qu'Abdenouar a disparu en 1961 à Paris, à la manifestation silencieuse où de nombreux algériens furent noyés dans la Seine.

[10] Un peu comme les personnages de Tandis que i’agonise, de Faulkner, dont Le champ des oliviers désignait déjà malicieusement la lecture­dévoration de territoires culturels dans le poème Maman est un bien joli poisson (p. 43).

[11] KHATIBI (Abdelkebir), La blessure du nom propre, Paris, Denoël, 1974.

[12] Le chronotope est la double dimension spatiale et temporelle à la fois d'un fait, événementiel ou scriptural.