Thèse
LEPERLIER, Tristan Une guerre des langues? Le champ littéraire algérien pendant la "décennie noire" (1988-2003). Crise politique et consécrations transnationales
Relevant de la sociologie de la littérature et des intellectuels, cette thèse étudie le champ littéraire algérien pendant la « guerre civile » des années 1990 (1988-2003). Cette période a vu notamment l’assassinat de nombreux intellectuels, et conduit à la surpolitisation des écrivains. Nous évaluons le rôle du facteur linguistique (arabophones/francophones) dans la structuration du champ littéraire algérien, en particulier pendant la crise, qui a souvent été présentée comme une « guerre des langues ». Cette interrogation permet également de rendre compte de l’évolution du statut symbolique des écrivains dans le champ intellectuel (journalisme, université) et le champ du pouvoir algérien, et de mettre en évidence les enjeux de lutte nationaux et internationaux sur la définition légitime de la « littérature algérienne ». L’enquête empirique s’appuie sur deux bases de données originales, la première bibliographique recensant près de 1600 œuvres littéraires publiées par des Algériens, la seconde prosopographique, portant sur 174 écrivains en activité pendant la période ; environ 80 entretiens semi-directifs avec des écrivains, éditeurs, responsables politiques ou administratifs ; des documents d’archive ; le dépouillement de titres de presse ; et des analyses d’œuvres littéraires. La première partie décrit la genèse (coloniale) et la structuration de cette littérature nationale, et celle d’un champ littéraire à la fois transnational et bilingue. La crise des années 1990 n’affectera pas en profondeur les hiérarchies internes à ces deux dimensions. La seconde partie tente d’expliquer et de comprendre les effets de la politisation accrue du champ littéraire après les émeutes d’Octobre 1988, âge d’or des intellectuels en même temps que moment de forte recomposition du champ intellectuel et du champ littéraire (par exemple à l’Union des Ecrivains Algériens); puis à la suite de l’arrêt du processus électoral de janvier 1992. L’approche statistique, à la fois bibliographique, et par une Analyse des Correspondances Multiples sur les écrivains algériens, croisée à l’analyse fine de trajectoires (en particulier celle de l’écrivain de langue arabe Tahar Ouettar), permet de mettre en lumière la structuration du champ littéraire pendant la crise entre un pôle international et un pôle institutionnel. Cette opposition est bien plus déterminante dans les prises de position politique des écrivains que le facteur linguistique, même si nous montrons comment la guerre civile est devenue une guerre des langues dans le champ littéraire. La troisième partie prend acte de la forte rupture que la guerre a introduite entre un pôle arabophone publiant (difficilement) en Algérie, et un pôle francophone florissant publiant en France, sur lequel cette partie se concentre. Alors que les agendas politiques, comme les règles des champs littéraires, sont différents entre l’Algérie et la France, les écrivains algériens exilés ou publiant en France cherchent à trouver un équilibre entre d’une part la reconnaissance littéraire dans la capitale littéraire qu’est pour eux Paris, et d’autre part l’engagement anti-islamiste et pour la défense de l’image de leur pays ; ils contribuent à cette occasion à la redéfinition de leur littérature nationale (dont l’un des enjeux majeurs est Camus). Cette tension s’observe nettement dans la problématique du témoignage, la réception de Rachid Boudjedra, les œuvres de Mohammed Dib et Salim Bachi, et les archives de la revue Algérie Littérature/Action. La fin de la guerre permet, par la dépolitisation du champ, l’intervention diplomatique et économique de la France, et surtout l’alliance de jeunes prétendants des deux langues (structurés autour des éditeurs El-Ikhtilef et Barzakh) contre la domination des écrivains internationalisés passés par la France, la reconstitution d’un champ littéraire bilingue en Algérie même. |