Réception et fabrication du texte littéraire « francophone » dans la presse française : du prix Goncourt attribué à René Maran (1921) aux lendemains des Soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma (1970) - Thèses - Limag
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Thèse

ALLOUACHE, Ferroudja
Réception et fabrication du texte littéraire « francophone » dans la presse française : du prix Goncourt attribué à René Maran (1921) aux lendemains des Soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma (1970)
 
Lieu : Paris-8 Vincennes-Saint-Denis
Directeur de thèse : Zineb Ali-Benali
Année : 2015
Type : Thèse - DNR
Première inscription pour les thèses : ,

Notations :

Cette thèse interroge la difficile conquête d’une place visible dans l’espace littéraire des auteurs sous domination coloniale et après les indépendances. Elle questionne la fabrication du texte littéraire dit « francophone » et le concept de « francophonie » qui apparaît au début des années 1960 et propose une autre conception, horizontale, de l’histoire littéraire.

La recherche empirique s’appuie sur les archives des revues et journaux littéraires parus entre 1921 et 1970. Pendant cette période, quelle est la visibilité de ces écrivains dans les revues ? Quelle légitimité leur est accordée ? Dans quels réseaux intertextuels sont-ils insérés ? A quelle tradition littéraire, à quelle filiation leurs écrits sont-ils rattachés ? En d’autres termes, sont-ils incorporés à l’histoire littéraire nationale ?


Puisque la francophonie englobera, à partir de 1962, les peuples ayant le français en partage, comment expliquer que la France et le Moyen-Orient ainsi que tous les auteurs ayant choisi le français comme langue de création n’en fassent pas partie ? Force est de constater que les peuples concernés par la francophonie sont majoritairement issus des anciennes colonies.

La mobilisation du concept de champ (P. Bourdieu), l’analyse du « bricolage » des marges (M. de Certeau), les notions de généalogie et de ressemblance (F. Noudelmann), l’archéologie comme mode de connaissance (M. Foucault) ont permis d’éclairer les effets d’imposition du centre et les processus de marginalisation des écrivains dominés ainsi que d’interroger la catégorie « francophonie » qui leur a été attribuée. Les travaux de G. Sapiro, de T. Samoyault et de P. Casanova autour de l’intellectuel dans l’histoire, de la mémoire de la littérature et de l’intrication langue-littérature nous ont aidée à comprendre les freins idéologiques qui entravaient les intellectuels dominés dans la constitution de leur littérature et a fortiori dans l’autonomisation de celle-ci.

La première partie de la recherche (1921-1946) montre comment se manifeste, dès les premières publications de romanciers colonisés, l’impossibilité à nommer leurs écrits. Cette assignation originelle à l’invisibilité cristallise le discours critique et sa reproduction durant des décennies. L’absence de commentaires de leurs œuvres signifie aux auteurs l’impossibilité de tout ancrage historique, de tout arrimage littéraire. Même si leurs premiers romans étaient attendus, ils ont sombré dans l’oubli et sont absents des histoires littéraires.


La seconde partie (1947-1961) analyse les stratégies mises en place par les sujets colonisés ou devenus indépendants, pour s’immiscer et, progressivement, se placer dans le champ littéraire. Le recensement d’ouvrages critiques, d’anthologies, de revues, témoigne d’une volonté de faire entendre une voix nouvelle. Les dominés parviennent à écrire et inscrire leur histoire dans l’histoire en train de se faire. Les préfaces de Sartre à Senghor (1948), à Memmi (1957) et à Fanon (1961) consacrent trois théoriciens de la littérature et de l’histoire des colonisés, leur assurant, de fait, une plus large visibilité.

La troisième partie débute en 1961 (Aragon « sacre » M. Dib poète) et s’arrête en 1970 (Kourouma publie Les Soleils des indépendances) et aborde les rapports inextricables et conflictuels entre langue et littérature. Il ressort que ce n’est pas la création littéraire en français qui préoccupe la francophonie, mais la sauvegarde de la langue. Le nouvel espace « francophone » institué à partir de 1962 n’est pas littéraire mais politique.

Notre recherche dans les archives a tenté d’objectiver les « catégories de l’inconscient critique central » (P. Casanova) qui ont œuvré à construire de la différence, de la séparation entre les œuvres littéraires, celles des dominés étant souvent expulsées de toute intertextualité et renvoyées au non-littéraire. La critique du centre mêle les champs littéraire et politique lorsqu’il s’agit de commenter leurs œuvres. L’idéologie coloniale continue d’irriguer l’impensé du discours dominant.

Les écrivains auxquels s’attache notre recherche appartiennent initialement à la colonie, un « monde sans héritiers, sans héritages » (Djebar). Leur lieu est, au départ, une propriété de l’Empire qui l’a annexé pour étendre son espace et son pouvoir. Ils n’ont donc pas de lieu, pas d’histoire, pas d’héritage et ne peuvent ainsi se revendiquer d’aucune tradition littéraire. C’est à un lieu sans lieu qu’ils seront rattachés : la francophonie. Ils se retrouvent prisonniers de cette catégorisation qui restreint la migration de leurs textes, entrave la dialogie intertextuelle, bride les extensions rhizomatiques qui mettent à mal la hiérarchie, créent le désordre. Avec la francophonie, le centre maintient la relation verticale, la hiérarchie.

Les opérations d’universalisation d’une figure d’écrivain, telles qu’elles ont eu lieu pour Kafka, ne se sont jamais produites pour les intellectuels dominés. Dans le même mouvement, les auteurs périphériques ou « excentriques » (Casanova) ne sont pas parvenus à conquérir un espace littéraire autonome.

L’intellectuel colonisé, devenu « francophone », reste perçu comme un « péril intérieur » (Foucault) car il force le centre à s’interroger sur lui-même, à re-lire l’histoire que ce dernier a construite. Il déstabilise, trouble le discours dominant qui se défend en le figeant dans une altérité menaçante. S’il s’est émancipé, éloigné des normes linguistiques (Kourouma), délesté pour partie du poids de l’histoire coloniale, il persiste cependant à user du français comme langue de création. Etre hybride inquiétant que le centre contrôle en l’accueillant-enfermant dans la famille francophone.

Dès leur parution dans les années 1920, ces auteurs ont été lus, reçus, interprétés à l’aune de la différence culturelle, spatiale, raciale. Ces critères, impensés, non objectivés, se sont reproduits, jusqu’à maintenant, pourrait-on avancer. Ainsi, a été fabriqué un texte littéraire « francophone » anthropologique ou politique, selon les époques, quasiment amputé de toute littérarité, a-historique en quelque sorte puisqu’il n’est relié à aucune intertextualité, affilié à aucune généalogie. Le malentendu initial de la réception perdurant, les écrivains issus des colonies demeurent des « possibles non advenus » (Bourdieu).

Si certains rapports objectifs de pouvoir se sont déplacés pour se réorganiser dans l’espace littéraire que promeut la francophonie, il n’en reste pas moins vrai que celle-ci perpétue la domination du centre en inféodant les littératures produites en français hors de France à l’espace littéraire national. Elle aussi est un « possible non advenu ».

Pour qu’un possible advienne, toute évidence déconstruite et repensée, il nous semble qu’une autre conception de l’histoire littéraire peut être imaginée, une histoire horizontale, palimpseste, inconditionnellement hospitalière (Derrida) aux écrits des « subalternes » afin d’envisager une littérature de la « mondialité » (Glissant).