Ben Jelloun/Borges: Jeux d'intertextualité - Thèses - Limag
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Thèse

LAOUISSI, Farida
Epouse GUERRY
Ben Jelloun/Borges: Jeux d'intertextualité
 
Lieu : Paris 13,
Directeur de thèse : Charles BONN,
Année : 1993
Type : Thèse - DNR
Première inscription pour les thèses : Inscr. 89 91 92
Notations :


RESUME COURT

Le dessein essentiel de ce travail est d'ignorer la particularité de Ben Jelloun
-qui existe- pour attirer l'attention sur tout ce qui à travers l'oeuvre, mime
certains concepts borgésiens notoires : le genre court sous forme de conte
ou de résumé d'un original absent, l'énigme faite enquête policière, et la
citation, réelle ou apocryphe. Cette étude se propose donc d'analyser à
l'intérieur de L'enfant de sable tout acte narratif mais aussi tout trait de
textualité qui, par sa forme, accuse un certain symbolisme borgésien. Et
bien que le nom de Borges soit tu dans le texte, l'auteur y laisse échapper, à
chaque fois in extremis, l'aveu d'une filiation littéraire.
Mais si l'oeuvre possède incontestablement la qualité de rendre la technicité
borgésienne, l'auteur adopte néanmoins un travestissement à sa manière.
L'outil borgésien est certes utilisé, mais il est transformé, parfois dissimulé
et souvent nié, comme si l'auteur voulait désigner sa propre version du fait
littéraire.


PRESENTATION DE SOUTENANCE:


Toute comparaison d'ensemble entre deux écrivains et leurs oeuvres est
possible. Car, d'emblée, toute littérature offre en elle des légitimations externes,
résistant à l'explication univoque de la main singulière de l'auteur unique. Toute
influence est par ailleurs bénéfique, car elle ouvre l'oeuvre à d'autres stratégies
possibles, à d'heureuses digressions, à des sens inattendus.

Si j'ai ouvert -ou tenté d'ouvrir- L'enfant de sable à un horizon possible, celui
de Borges (l'oeuvre se réclamant d'ailleurs largement de cette sensibilité), c'est
pour oeuvrer, dans une relative mesure, contre l'immobilité du sens; c'est pour
proposer au contraire une transaction additive possible, à la périphérie classique
du texte.
Il va falloir d'abord, et en guise d'entrée en matière, rappeler ici certains des
points communs qui fondent la ressemblance entre les deux écrivains, au delà
d'une oeuvre distincte et d'un texte précis. Ne disposant pas de l'espace
nécessaire pour agrémenter de gloses détaillées ce parallèle possible, je n'offrirai
ici que le résumé succint de cette intersection qui unit les deux hommes, au delà
du texte dans lequel je me suis engagée, c'est-à-dire L'enfant de sable. Il ne
saurait être question d'une répartition rigoureuse, même mobile, des éléments
communs qui fondent un dialogue possible entre les deux écrivains, mais la
possibilité d'un parallèle extrêmement suggestif reste ouverte :

- La première chose qui unit Borges et Ben Jelloun est une double culture : si l'un
est argentin et écrivain de formation espagnole, il a néanmoins été éduqué en
anglais et cette langue a été son principal véhicule de culture. L'auteur d'ailleurs,
s'est toujours diverti à alterner dans sa conversation comme dans ses brouillons,
espagnol et anglais. Ben Jelloun, quant à lui, faut-il le rappeler ici, est ce qu'on
nomme aujourd'hui "un écrivain marocain d'expression française".

- Ce fond de bilinguisme n'est pas l'élément commun le plus décisif. Il y aurait, à
titre d'exemple supplémentaire, l'expérience politique des deux écrivains qui par
certains aspects, fonde de riches similitudes : l'activité politique, pour l'un comme
pour l'autre, est plus ou moins sujette à une ordonnance intellectuelle ouverte à la
diversité confuse. Pour Borges comme pour Ben Jelloun, l'engagement politique
qui transparaissait dans les tous premiers textes a fini par se fatiguer avant de
céder place à une singulière désaffection idéologique.

- D'autre part, tous deux sont des écrivains professionnels; les textes de Borges
atteignent une finition parfaite des écrits destinés à l'imprimerie, ceux de Ben
Jelloun frôlent les prix d'honneurs et y aboutissent parfois.

Mais là où le parallèle entre Borges et Ben Jelloun devient plus fécond, c'est
dans leur attitude face au texte littéraire :

- Il suffit de rappeler l'admiration commune pour des textes précis (les Milles et
Une Nuits), pour des tendances particulières (Les Souffis), pour des auteurs
distincts (les auteurs persans du X au XII° siècle).
Mais si Borges et Ben Jelloun parcourent des itinéraires semblables en littérature,
s'ils citent les mêmes auteurs, cela ne veut pas dire qu'ils le font sur le même ton
ni que les textes produits soient rigoureusement comparables. Cela dénote
néanmoins des préoccupations et des tendances communes, celles qui consistent à
ressusciter une certaine ancienneté et à lui faire honneur.

- Ceci n'est pas sans raison. L'un comme l'autre pensent que le le texte
n'appartient à personne en particulier. La notion d'auteur en tant que propriétaire
est absente; un auteur (entre guillemets) est à peine un des auteurs possibles et
pas nécessairement le plus important. Dans Pierre Ménard, auteur du Quichotte,
Borges développe brillammment le concept du lecteur en tant que narrateur; dans
Kafka et ses précurseurs, il donne une autre dimension ingénieuse à la
problématique de la lecture.
Dans le cas de Ben Jelloun, ses propres convictions sur le sujet l'amènent à
attribuer certaines citations à d'illustres inconnus ou à des auteurs hypothétiques.

- D'autre part, le privilège notoirement accordé par l'un comme par l'autre au
conte peut être un élément décisif de similitude. Le conte est en effet ce petit
dispositif par lequel les deux auteurs pratiquent le moindre, afin de nous rappeler
l'existence d'autres vérités, d'autres contrées. Ces petits dispositifs sont à la gloire
de l'incertitude constructive et si les récits en miniature mettent en scène la
multiplication des voix et la répétition, c'est pour que leur prolificité rende
improbable la toute puissante réalité.

- Cet autre élément de comparaison possible serait le choix de l'énigme policière :
Pour Borges, on peut se demander jusqu'à quel point l'écrivain n'a pas nourri
l'ambition secrète de devenir, un jour ou l'autre, un auteur du genre policier. Dans
Histoire universelle de l'Infamie, les nouvelles, étonnamment ludiques et
sophistiquées, n'en sont pas moins des récits qui mettent en scène des
personnages qu'on retrouve d'ordinaire dans les romans criminels. Les
personnages sont en effet des imposteurs, des pirates, des tueurs, en somme des
hors-la-loi. Borges dira à ce titre :
Inventée en 1841 par le célèbre Edgar Allan Poe, la nouvelle policière est le
dernier-né des genres littéraires. On peut également affirmer que c'est le
genre littéraire de notre époque."Les meilleures nouvelles policières,
Anthologie, Avec A. Bioy Casarès, 1943.
Emir Rodriguez Monegal précisera à ce même propos :
Grâce à un genre généralement dédaigné par les intellectuels littéraires,
Borges parvint à trouver des lecteurs fidèles. C'était une forme de
réparation. Biographie littéraire.

L'énigme est ce qui nous amène tout droit à L'enfant de sable. L'énigme est
bien le principal tenseur de la narration dans l'oeuvre. Elle surgit comme un
complot qui désigne l'impossible partage du secret, agissant comme une nécessité
qui va gourmer tout le texte. Si bien que même à la fin, c'est-à-dire à la dernière
ligne du livre, le texte nous laisse cet arrière-goût de l'énigmatique qui se
prolonge, de l'altérité irréductible qui résiste à nos efforts inopérants de connaitre
le fin mot de l'histoire.

Si inopérants que soient ou aient été mes efforts de déchiffrer l'énigme, j'aurais
néanmoins essayé de faire de l'enfant de sable, ce que j'ai appelé "une lecture
borgésienne". Si bien que la thèse que je soutiens aujourd'hui est davantage une
lente tentative par dépouillement qu'une réelle analyse analogique des oeuvres de
Borges et de L'enfant de sable. Ce travail est issu de la représentation qui
combine l'unité de l'oeuvre de Tahar Ben Jelloun et la complexité de Borges. De
ma lecture de L'enfant de sable, j'ai d'abord extrait les résonnances émotives
d'une idée, celle de Borges personnage de l'histoire. L'oeuvre intègre l'écrivain en
effet et livre sa présence à la diversité confuse, à la superposition cahotique de
sensations qui seraient de l'ordre du vrai et (ou) du faux.
L'existence de Borges dans l'oeuvre de Tahar Ben Jelloun est presque sensualiste
en effet, ouverte à ce sentiment du contact direct avec la réalité de l'histoire. Cette
première perception de Borges est donc celle, organique, qui accueille
l'apparence d'un argentin aveugle et vient nous révéler la richesse vivante de sa
chair.

Mais à cette forme ouverte, dynamique, débordante, particulière et plus ou
moins indéterminée par un conteur frappé de cécité, fait suite une autre, plus
fermée, plus géométrique, plus synthétique car sujette à une ordonnance
intelligente. Et c'est l'expression lucide d'un Borges non plus personnage mais
écrivain, que le livre représente par des abstractions harmonieusement
orchestrées.
En effet, après les vacillations initiales d'un Borges personnage ou même conteur
de L'enfant de sable, le livre de Tahar Ben Jelloun assumera de plus en plus
nettement sa perméabilité à l'écrivain argentin. Ben Jelloun livrera une série de
citations puisées ici et là dans le corpus de Borges. Ben Jelloun réécrit donc
Borges, consciemment et sans ambiguïté, comme s'il considérait un instant que
toute originalité est illusoire.
Ce refus de l'originalité est déjà une recréation féconde de la toute première
préoccupation littéraire de Borges. L'orginalité est, selon l'écivain argentin, une
catégorie trop reliée au présent, c'est-à-dire au transitoire. A l'instar des anciens, il
pense que l'imitation d'un noble modèle anoblit la copie. Réitérer les modules qui
ont résisté à l'usure du temps est sa manière à lui de s'inscrire dans une éternité de
formes épurées, d'archétypes. Borges pensait en effet que l'originalité était une
superstition relativement moderne, ce qui inspirera à Hector Bianciotti le propos
suivant :
La modernité a, curieusement, institué une sorte de police : la littérature a
été envahie par les gendarmes et les douaniers. Où allez-vous? D'où venez-
vous? De qui tenez-vous vos sources? Magazine littéraire n°259, nov 1988.
Mais on aurait tort de croire que Borges s'arrête à des jeux savants, voire
précieux. Il ne nous parle que de pensée et d'émotions fondamentales : le temps,
la lassitude de l'identique. Ce sont ses instruments, ses méthodes qui déroutent au
premier abord : l'auteur a choisi d'user des livres et de leurs rencontres,
accidentelles ou provoquées, comme des métaphores et d'en faire les héros de
fictions d'un genre déroutant. Comme créateur, il a adopté la position du lecteur.
Attitude résolument moderne, qui considère que toutes les histoires, toutes les
aventures ont déjà été racontées "de première main" en d'autres temps, et le tout
est de rechercher dans le présent, des points de contacts entre événements et
époques divers.
Ben Jelloun, à sa manière, allégorise cette attitude borgésienne par le miroitement
du journal et du conte dans la narration de L'enfant de sable. La similitude
paradoxale de deux instruments pourtant différents est le besoin de transformer le
destin en un destin récurrent. L'histoire du conte n'est que la reproduction décalée
de celle du journal, le même destin s'y répète, avec quelques variantes qui en fait
sont destinées à souligner la ressemblance essentielle. L'intertexte fonctionne
pleinement et fait penser à un Borges qui a radicalisé cette attitude jusqu'à la
parodie par le biais de Bustos Domecq, cet auteur qu'il a sciemment créé dans le
but de lutter encore plus contre l'illusion romantique de la personnalité.

Dans L'enfant de sable, ce même rejet de l'opiniâtreté subjective existe, il est
définitivement inscrit dans le rejet du journal intime. De la part de Ben Jelloun,
ce refus apparait comme une réprobation de tout registre excessivement
personnel, de l'anecdotique sentimental, de la révélation intime, du dénuement de
l'âme, du libre cours de la conscience, des afflux instinctifs, du penchant et de
l'épanchement. Le jeu du conte contre le journal intime est sa manière d'opter
pour l'écriture élégante, précise et concise, pour la neutralité distinguée et la
distance ironique.
Pour mieux marquer cette neutralité et cette distance, Ben Jelloun interfère au
dédoublement journal/conte, d'autres combinaisons : d'autres énonciateurs se
concertent dans un jeu attractif de permutations. Le destin du héros ne peut être
mentionné qu'au figuré, tout en demeurant hors de l'écrit.

Cette manipulation, ce grand jeu de substitutions, ce commerce avec de
symboliques figurations est le terrain de prédilection de Borges. Ce théâtre
d'ombres symbolisera à merveille l'idée du pouvoir exigu de l'écrivain, idée
prônée par Borges, selon lequel la seule liberté offerte réside dans cette infime
possibilité de manier les versions d'un corpus auto-référent et abstrait, dans ce
circuit bibliographique où, à la limite, on peut reconvertir grâce à un libre
exercice de la spéculation fantastique, ce qui, naguère fut dit.
Dans L'enfant de sable, et pour mieux illustrer ce pouvoir exigu de l'écrivain,
d'autres affluents que Borges mais tout aussi forts d'inspiration viennent orner le
texte. Des auteurs en majuscules et des titres d'oeuvres surgissent tels des
mythologies oubliées d'un temps qui ne saurait se compter. Ces noms retentissent,
étonnants et immémoriaux, comme des rappels à une conscience oublieuse :
Firdawssi, Cheikh Nefzaoui, Al Maghrebi,Abou Al Alaâ Al Maârri, les Mille et
une Nuits et bien d'autres. Il est vrai que ces rappels créent immédiatement un
rapprochement, traçant par leur seule inscription à l'encre, le rebrousse-chemin
d'un chemin perdu.
Dans ce rappel à l'ordre de la mémoire, Ben Jelloun inscrit encore une fois une
démarche toute borgésienne. Ce vagabongage, cette flânerie livresque au sein de
la bibliographie sont en effet déjà inscrits dans le corpus de l'écrivain argentin.
L'oeuvre de Borges est en effet ce vaste théâtre de variétés où s'allient
orientalisme et occidentalisme. Le monde de l'auteur des Fictions est sans
restriction aucune, fatalement mélangé. Il représente dans sa globalité, un
imposant pot-pourri littéraire que composent des textes disparates. D'où les
liaisons inattendues et les anachronismes familiers aux lecteurs de Borges. Mais
si l'auteur en use, c'est pour profiter de cet universalisme que favorisent des
sources aussi diverses qu'hétéroclites.

Cette exploration de la bibliothèque universelle est à plusieurs égards, de la part
de Ben Jelloun comme de celle de Borges, la volonté de faire des découvertes
partielles, volontairement partielles, de manière à préserver le sens de l'énigme et
de l'infini. Si toute époque et tout individu ne sont que transition, si l'engrenage
ne s'arrête jamais, la liberté tiendrait alors dans cette marge floue où la rencontre
de destins, de textes, dessine peut-être un sens, mais un sens qui peut peut-être
changer à son tour.