e la pareille à la même. Presque vingt ans.
Aucun bougé. Sur la photo, Nina Bouraoui a 17 ans, c'est
l'été à Saint-Malo. Maintenant, 35 ans déjà, chez elle,
à Paris. Elle n'est pas mécontente de cet inchangé, de
cet impassé. Elle voulait déjà écrire, elle publie son
septième livre, ne fait que ça, avec intensité, avec
brio. Elle sort à peine d'une double dualité qu'elle
résumait ainsi : «J'ai quatre problèmes. Française ?
Algérienne ? Fille ? Garçon ?» La même et les
autres, la sans-pareille et ses semblables. Elle dit :
«On ne vieillit pas, on n'a pas de cheveux blancs.
C'est de famille.» D'autres pourraient croire que
c'est le destin de ceux qui sont nés un 31 juillet, date
solaire, vacance centrale, trou noir de l'été.
La photo. C'est le soir, après le barbecue,
avant de faire le mur pour aller en boîte avec les
cousins. Il y a des mimosas pour se protéger du
voisinage. C'est la Bretagne des grands-parents
maternels, chirurgiens-dentistes catholiques, qui ont vu
leur fille épouser un Algérien très premier de la
classe, au coeur de la guerre d'indépendance. C'est
comme tous les ans, sauf que Yasmina devient de plus en
plus Nina, prénom plus passe-partout, moins connoté.
Qu'elle s'acharne à oublier le pays de son père, devenu
trop violent, trop étouffant et qu'elle a quitté, s'en
voulant et écrivant : «Je m'adapte à tout. Très vite.
C'est comme une folie cette faculté d'adaptation. C'est
plusieurs vies à la fois. C'est une multitude de petites
trahisons.» C'est comme tous les ans, la plage,
l'eau froide, l'iode qui avive les vitalités
adolescentes, mais c'est aussi l'été où une de ses
jeunes tantes va mourir d'un cancer, l'été d'après sa
première passion amoureuse pour une fille. Elle le
raconte dans son dernier roman mais ne veut pas qu'on
prenne tout pour argent comptant. Elle reste dans le
classique distinguo fiction/réel, elle se refuse aux
sèches cruautés à la Hervé Guibert, à la folie du
tout-dire - et surtout le pire - de Christine Angot.
Nina Bouraoui explique : «Je n'ai pas envie de
m'exposer. Je préfère rester dans l'ambiguïté, dans
l'ambivalence.» Elle dit : «Je ne veux pas être
enfermée dans une définition médicale. J'aime qu'il y
ait du fantasme sur moi. Je suis une amoureuse, je crois
aux rencontres.» Elle revient à ses 17 ans : «Je
ne savais pas où me positionner. C'est toujours vrai.
Tout ne se classifie pas. Je n'ai pas beaucoup
changé.» Elle afficherait bien comme devise :
«J'ai plein de secrets dans ma tête et vous ne les
saurez jamais.» Tout en ne cessant de les
raconter...
La photo. Elle y a pensé tout de suite. A refait
faire un tirage, le négatif était corné. Pas d'album de
famille, classement dans des enveloppes. 17 ans, elle
s'aime bien ainsi, à ce moment-là, saisie par un ami :
«Ce côté espiègle et "tout est possible". Ce moment
où on est grave et léger. Pour la première fois, je me
sentais belle et féminine.» Elle s'était longtemps
crue garçon. Un revolver, un sifflet, des pantalons tel
ces jeans 501 que lui rapportait son père, docteur en
économie, banquier central, délégué de l'Algérie FLN
dans les instances mondiales. Marcher les pieds écartés,
les mains dans les poches, plonger des rochers, se
prendre pour Steve McQueen. Et puis, le corps qui se
transforme. Et, elle qui se retrouve «joyeuse et
étonnée du regard des hommes». Il y a les filles
aussi, l'amie-miroir comme un marqueur du temps qui
passe. Celle qu'on éloigne quand vient l'amie-amante,
celle qui dévaste, qui a un «côté diva, vamp»,
une robe rouge, une séduction multicarte, l'envie de
faire mal, l'inverse de soi. Avec un appareil jetable,
Nina B. a pris des photos de celle qui s'appelait
peut-être D. Elle les a déchirées, «de rage».
Dans le réel, elle s'admet «possessive, exclusive,
jalouse». Dans la fiction, elle raconte ainsi cet
amour d'alors qui avait affolé sa mère : «Diane ne
remplace pas ma mère. Ce n'est pas ça l'histoire des
filles. C'est autre chose. Ce n'est pas le souvenir de
l'enfance, l'odeur de la peau et du lait, la petite voix
qui endort, les mains qui soignent. Ce n'est pas cela
aimer une fille. Ça ne remplace rien. Ce n'est pas
nostalgique. Ce n'est pas détester les hommes non plus.
C'est plus dangereux, une fille.» Les photos. Elle
est souvent dessus, souvent déçue. Même si elle est
l'une de ces écrivains-filles qui tirent l'oeil du
lecteur par leur prestance. Elle ne dit pas non à ce
genre de mise en scène, OK pour être vue, trop envie
d'être lue. «Nina fait toujours ce qu'on lui
demande», la taquine un proche, quand elle
s'inventerait plutôt rebelle comme sa mère, militante
années 60, en rupture familiale. Sur papier glacé, elle
ne se reconnaît pas. Toujours cette séparation en elle,
cette scission dont elle a fait une ligne mélodique dans
son écriture, binaire, double. Ce qui passe à
l'extérieur jurerait forcément avec ce qu'elle ressent à
l'intérieur.
Ses photos. Elle en prend peu. Elle aimait
bien les Polaroïd, leur côté instantané. Elle en regarde
peu, ne s'en sert pas pour son travail, a des souvenirs
hypertrophiés, encombrants, «une mémoire
photographique et qui cultive le traumatisme».
Depuis la photo des 17 ans, quoi? Elle a vécu à
Zurich, à Abou Dhabi, à Paris. Ne retourne pas en
Algérie. Son père, à la retraite, continue à faire la
navette. Sa mère est iconographe dans l'édition, à
Paris. Yasmina-Nina garde la double nationalité. Elle
dit : «Je suis occidentale avec des traversées
orientales. Je me sens très française, mais je n'ai pas
le droit de trahir mon père.» Elle comprend et
partage «son désarroi, sa stupeur et aussi son
silence» devant les événements qui écorchent le pays
qu'il a voulu reconstruire. En France, elle reste en
marge de la politique. Elle est anti-Le Pen, bien sûr.
Elle vote mais se dit «ni de droite ni de
gauche». Question de génération, question d'attitude
(«je suis trop insérée dans ma bulle, je n'ai pas de
pensée de la cité»), question d'origines («je
n'arrive pas à me dire que je fais partie de la société
française»). Reste qu'elle veut préserver «les
libertés d'un pays libre» où elle se sent bien.
Sinon, depuis ses 17 ans, elle est beaucoup sortie,
aux Bains Douches, au Boy, sur l'île Saint-Louis. Elle a
renoncé à faire carrière au tennis, à en remontrer aux
soeurs Williams, ses préférées. Elle s'est allongée sur
un divan, évidemment. Elle a conquis un public, atteint
des tirages réguliers de 20 000, 30 000 exemplaires.
Mais elle aimerait avoir de l'argent, «pour ne plus y
penser, ne plus s'angoisser», même si elle n'est pas
dans la dépense compulsive, même si ses parents lui ont
transmis «un rapport sain avec ça».
Sur la photo, elle porte un polo en coton gris, un
coupe-vent bleu, un short en jean. Là, elle est en
pantalon et chemisier noir. Elégante, sobre. La même ?
«Je suis restée très ado. Je n'ai pas d'enfant, je ne
suis responsable que de moi-même. Il est peut-être temps
de devenir une femme.» Visage algérien, voix très
française. Autour du cou, un brillant, seul indice très
voyant. Marqué «baby».