(Zohra MEZGUELDI :

Oralité et stratégies scripturales dans l’œuvre de Mohammed Khaïr-Eddine.

Thèse de Doctorat d’Etat, Université Lumière-Lyon 2, janvier 2001

Sous la direction de : Charles BONN (Université Lyon2) & Marc GONTARD (Université Rennes2))

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Résumé de la thèse

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Chapitre II : Dynamique de la mémoire.

 

 

              La mémoire est appréhendée ici du point du vue du corps qui la contient et qui constitue un préalable à tout langage et suscite de ce point de vue de nombreuses questions. Comment s’effectue l’œuvre de la mémoire dans une expérience esthétique qui essaie, loin de toute autobiographie, irrémédiablement impossible, selon Derrida, de s’écarter de toute structure figée, d’une ancestralité sclérosante, d’une origine problématique, pour tendre vers une déconstruction de la mémoire au service du projet esthétique ?

 

               L’écriture mnésique est alors partie prenante de l’expérience scripturale, en tant qu’écriture du corps. Il s’agira alors d’en saisir les manifestations dans le texte et la visée quant à ce qui nous mobilise ici : la double question de la mémoire culturelle, collective, en tant qu’oralité antérieure à l’écriture, et celle de la propre mémoire individuelle du créateur, avant tout mémoire du corps, qui se sert de l’une comme de l’autre dans son œuvre de création.

 

              Or, cette double mémoire qui appelle l’enfance des mots est autant perturbatrice que perturbée elle-même. Comment les pièges de la mémoire participent à l’élaboration même de l’œuvre qui s’étaye sur cette dynamique de la mémoire dans toutes ses contradictions qui la rendent vivante et la mettent en action dans le corps même de l’œuvre ?

 

 

1) : L’écriture mnésique.

 

              L’œuvre de Khaïr-Eddine montre que la matière première de toute création réside dans les retrouvailles avec les impressions sensorielles premières. Retourner à cela, c'est retrouver le fondement d'une redistribution originale et le support de toute avancée créatrice dans la recherche du corps haut lieu de mémoire. L'écriture mnésique agit selon un processus de construction déconstruction scripturale et identitaire à la fois.

 

             Ainsi, l'enquête que figure Agadir, est voyage au cœur de la mémoire de la ville morte et écriture mnésique dont il ne reste « que des gravats jetés les uns sur les autres et ce grondement ressenti » (Agadir , p.1O) . « L'écriture raturée d'avance »  se fait la traduction de ce périple dans la mémoire dominée par la menace de la mort, en lutte avec elle-même. 

 

             Le texte obscur et illimité incarne « cet immense et compliqué palimpseste de la mémoire », évoqué par Baudelaire. Il figure l'enchevêtrement de voies et de voix, de chemins, de réseaux qui constituent le « je » , en quête laborieuse de ce qui le fonde, de cette parole d'écriture première, porteuse des pulsions originelles.

 

             Le travail de la mémoire s'entreprend alors pour restituer le vécu et le connu dans l'univers sans repères dans lequel l'écriture de Corps négatif  projette. Le narrateur ne cesse de revenir sur cet aspect : « (. . . ) monde où vous aviez vécu, (. . . ) La rue où j'ai vécu (. . . ) Pourtant j'y ai vécu » (Corps négatif , p. 9-10), accentuant ainsi le fonctionnement trouble de l'écriture mnésique.

 

             Celle-ci dit ses errances et ses failles, restituant le néant inaugural qui saisit le narrateur quand il envisage ce « quelque chose »[1] (p. 9) à la fois si inaccessible et si obsédant : « Imaginez une rue pareille à celle où j'ai vécu,  imaginez cette première pluie et, tout à fait au bout de vos pensées, voyez l'hiver et le froid (. . . ) vous repoussant sans rémission en vous-mêmes, dans ce noir où vous avez l'habitude de vous cogner la tête (. . . ) » (p. 13) .

 

              L'écriture va dégager de cette nuit et de ce vide intérieurs, des bribes de ce passé présent qui s'impose sans répit, des morceaux de vie qui vont faire renaître ce passé mort-vivant aux prémices de l'écriture. Celle-ci va dérouler « le fil » (Corps négatif, p.9), renouer les liens douloureux et passionnels avec « cette terre qu'on aime et qui fait souffrir » (Corps négatif, p.10) et des êtres dont « je ne parviens plus à saisir les contours, les penchants, la physionomiemais dont le moindre détail me brûlerait encore le cœur comme une piqûre de guêpe. » (p. 10) .

 

             La lente et difficile élaboration de l'œuvre, de la mémoire et de l'écriture témoigne de la profondeur et de la gravité de la fracture, lisibles dans la fragmentation du texte où l'accumulation des blancs (Corps négatif , p. 10-15) rend compte du néant, de l'étrangeté et de la déconnexion par rapport à un monde à la fois extérieur et intérieur : « Mais l'escorte des hommes tout au long du parcours me gênait. Je ne leur appartenais plus [2]. » (p. 10). Ici, comme précédemment (p. 9), la typographie en italique qui met en avant le sentiment de non-appartenance introduit l'écart étrange et inquiétant, sans doute en lien avec cette dimension mnésique de l’écriture. 

 

              Aussi, le corps négatif ne cesse de travailler sur sa mémoire, non pas pour une chasse aux souvenirs mais pour retrouver dans le passé évoqué et enfoui dans cette mémoire, dans ce chaos mnésique, ce qui fait partie de lui et les mots pour le dire. Entremêlant les discours sur la famille, la répression et le pouvoir politique, le texte en fragments met en scène la lutte acharnée, pied à pied, pour se libérer du carcan familial et de la société traditionnelle, tout en se dégageant des formes littéraires contraignantes.

 

              Notons que les changements typographiques (Corps négatif , p. 52-53-65) sont là pour donner corps aux mots. Le texte se fait jaillissement de mots, d'images, d'hallucinations, se mue en corps vivant, changeant constamment de formes, à la faveur de cette mémoire en action. « Dans mon exil défilaient les trottoirs de Casa, la houle de l’Atlantique déferlait dans mon sommeil, et les oursins, ces beaux oursins sur quoi j’avais marché pieds nus, n’en finissaient plus de s’incruster dans ma chair. » (Le déterreur , p. 120) . Les souvenirs du corps ne sont pas datés, ni situés dans une trame temporelle mais vécus au présent, actualisés dans les entrelacs du réel et de l’expérience passée. Tout passe par le corps, c’est là la fonction de l’écriture. 

 

              La mémoire agitée est d’abord celle qui se rattache à l’histoire collective. Alors que la narration rend compte de la dépossession symbolique de soi : « Et voici qu'on sommait ce peuple de prendre le large ! » (Moi l’aigre , p. 18)  par un pouvoir protéiforme, l'écriture se charge, quant à elle, du recouvrement de l'identité. Elle préconise la « réappropriation » de l'histoire, à travers un langage libéré de « toute loi métrique ou temporelle » (Moi l’aigre , p. 19) permettant l'expression du non-dit, du refoulé historique, restituant leur histoire aux « hommes (. . . ) passés sous silence» (Moi l’aigre, p. 19) , brisant ainsi les silences de l'Histoire.

 

             La revisitation de celle-ci par le verbe de Khaïr-Eddine, notamment dans Moi l’aigre, livre un tableau apocalyptique, dominé par un pouvoir : royauté, armée, religion, école, famille qui s'impose par son aspect sanguinaire et tueur (Moi l’aigre , p. 20) . L'histoire falsifiée et détournée est dévoilée dans toute son horreur, à travers un flux de mots et d'images de l'accusation. Dans cette vision en rupture avec le non-dit de l'histoire, surgissent quelques noms qui viennent projeter la fiction dans la réalité. Ben Barka, De Gaulle, Lyautey, Cheikh El Arab ou encore Malcolm X sont, entre autres, les figures ainsi convoquées sur la scène scripturale. Celle-ci se confirme alors comme théâtre, non pas d'illusions mais lieu où la rencontre de la fiction et de la réalité tente de rendre compte d'une mémoire historique, refoulée.                                                                                                                       

 

              Conquête sur le silence et la mort, l'écriture arrache à l'amnésie de l'histoire une parole de violence et de sang mais aussi rebelle à toute tyrannie, celle de la « colère rouge » (Moi l'aigre , p. 148) qui fait « entendre la voix sourde » (Moi l'aigre , p. 149) de la tragique leçon de ce « printemps (qui) faisait sauter les fleurs/entre les doigts déjà gris des cadavres »(p. 148) . Moi l'aigre instruit ainsi le procès du pouvoir destructeur et de l'histoire assassine qui « traversent le sang et perdent la terre en/route/la terre des ancêtres et des grimoires/la terre des sauvages/où fuit la face de l'homme » (p. 150) .

 

              Entretenant un rapport crucial avec le temps et l’espace dans lesquels elle s’inscrit, l'écriture tente de tisser à travers ses fractures, sa fragmentation, ses hésitations et ses avancées, les liens et les imbrications d'une vérité individuelle avec la vérité historique et collective auxquelles l'œuvre littéraire s'efforce d'accéder : « Tu regardes ton silence et tu te dis : Je m'y reconnais (. . . ) et je verrai mon vrai théâtre !  On le prendrait à part et on verrait : il ne lui reste plus qu'à se restituer à lui seul ! » (Moi l’aigre , p. 150) . Ce passage semble faire écho à celui où le narrateur de Moi l’aigre note : « Il a discuté de la vie et des mouvements de son personnage, s'est tiré de soi-même en vue d'y voir plus clair et mieux travailler sa tripe. Il a trié son personnage sur les rayons d'une roue de vélo, puis l'a jeté comme un mégot. » (p. 146). Le détour par le récit collectif, le poème du printemps sanglant, ne fait pas diversion mais inscrit l'individuel et le collectif dans une même tragédie mémorielle.

 

             Convoquant le poème, la narration dans Une vie, un rêve, un peuple toujours errants  marque ainsi l'arrivée d'une période importante dans l'itinéraire retracé par le narrateur : « écriture et révolte » (p. 147). Ces pages à caractère autobiographique sur les débuts dans l'écriture dans un contexte historique et social effervescent, celui des années 60, viennent soutenir un aspect notoire dans l'œuvre de Khaïr-Eddine, et dans celle de bien d'autres écrivains : le besoin d'historicité et l'écriture comme interrogation sur celle-ci. Par ce retour sur le passé, le récit retrace un itinéraire de la révolte menant à l'écriture qui s'origine en elle : « si je suis parti de chez moi, c'est pour être poète » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 153) . C'est à retrouver cette genèse, à redécouvrir cette histoire de soi que se consacre l’écriture.

 

              C'est l'un des aspects notoires du roman maghrébin que de réfléchir à l'intérieur de l'espace scriptural sur le processus qui a fait naître l'écriture, sur l'émergence de la littérature dans l'itinéraire personnel de l'écrivain. Il apparaît ainsi que l'écriture joue un rôle crucial dans la quête de l'identité et se pose comme distanciation et interrogation nécessaires à l'émergence du « moi » du scripteur. C'est pourquoi, ce dernier revient souvent sur ce qui semble être le passage à une représentativité de soi par et dans l'écriture, passage obligé pour marquer une historicité que seule, l'écriture rend possible par la (re)création de soi.

 

              L'entreprise scripturale se voue alors à la restitution des différentes étapes de cette histoire intérieure, à la fois individuelle et collective. La mise en parole de cette historicité recherchée se situe pour l'écrivain naissant, dans cette rencontre avec « son peuple » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p.155) auquel « la parole est refusée » (p. 155) . C'est pourquoi, toute prise de parole chez l'écrivain maghrébin en général, khaïr-Eddine en particulier, ne peut se concevoir que comme acte de partage avec celui qui en est privé : le peuple, la femme, la mère, notamment. La parole de l'écrivain se fonde inévitablement sur une dépossession, induisant la mémoire douloureuse, qui le concerne aussi et que l'écriture se charge de réparer.

 

              L'histoire personnelle de l'écrivain vient se fondre dans l'histoire collective, donnant ainsi à l'écriture le rôle de dépositaire d'une mémoire et de caisse de résonance de la révolte conjuguée du peuple et de « je » . Le peuple est bien chez Khair-Eddine la figure archétypale de la révolte « La colère solaire » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 155) par laquelle il se manifeste souvent est celle-là même qui fonde « la guérilla linguistique » et l'écriture du séisme. Prenant origine dans le manque, la dépossession et la séparation, l'écriture trouve dans la figure du peuple en colère, l'expression de ce qui la motive, de sa nécessité intérieure. Cette assomption du social et du populaire par l'écriture est aussi prise en charge d'une violence ainsi légitimée. Elle consacre, par ailleurs, l'introduction dans le champ littéraire d'une parole qui en est marginalisée, assignant à l’écriture un devoir de mémoire.

 

             Le verbe poétique, mis au service de la communauté qui accède ainsi à cette parole par ailleurs interdite, se trouve par la même occasion investi d'une puissance collective, d'une légitimité que lui confère cette prise en charge de la parole populaire, occultée. Parler, chanter, conter caractérisent ce verbe populaire qui retient l'écoute de l'écrivain et reste porteur d'une oralité refoulée hors du champ du pouvoir, pourtant émergente dans l'écriture sauvage et terroriste.

 

              L'écriture s'assigne un devoir de mémoire à laquelle les mots de la langue participent en apportant dans leur signification et aussi leur son, une présence physique et une dimension culturelle. Cette présence physique et sonore des mots venus du berbère les situe comme repères - l'italique contribuant à ce type de repérage - mais témoigne aussi d'une jubilation du dire que font naître ces mots écrits pour être dits dans la différence de la langue et que l'écrivain  a gardés en lui.

 

              Ces mots qui jalonnent l’œuvre tatouent le corps textuel par leur rareté disséminée dans l'espace scriptural. Mots-Jalons, ils font émerger la langue berbère, maternelle sur la scène de l'écriture. Même dans une langue autre, le berbère se dit et s'écrit bien que dans le double exil de l’écriture maghrébine de langue française, la mémoire de la langue pointe aussi une perte que traduit sans doute le dérèglement du corps en souffrance.

 

              Malgré tout, les mots berbères font ainsi jaillir une mémoire sensorielle de la langue, à chaque fois qu'ils surgissent, c'est dans leur sens et leur présence musicale. Leur émergence dans le texte correspond à ce désir qu'on peut lire dans le commentaire du narrateur : « On installait par-ci par-là des tapis rugueux aux dessins géométriques bizarres. Ces entrelacs et ces lignes évoquaient irrésistiblement l'alphabet tifinagh . » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 112) . 

 

              Cette mémoire réactive les mythes qui surgissent dès l'introduction de Légende et vie d’Agoun’chich dans ces pages sur le retour au Sud, de l'enfant prodigue. Ces mêmes mythes dont les femmes du Sud ont nourri le cerveau de l'enfant, ont réapparu dans le déroulement même du livre. Remarquons de ce point de vue, que le corps mythique, ancestral, souvent vécu comme corps négatif, chez Khaïr-Eddine, devient ici élément de création. Il arrive donc que l’écriture mnésique puise dans les sources structurantes et lumineuses, à l'instar de figures exemplaires, telles que celle de Belaïd, chantre berbère ou celle d’Agoun’chich, le personnage de légende. 

 

              L'arrivée au village du caïd, au soleil couchant, plonge le récit dans l'histoire berbère, celle de ce lieu « nid de rapaces (. . . ) imprenable » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 111) . Cet épisode constitue aussi l'occasion d'inscrire dans ce tableau fait d'histoire et de légende, la figure exemplaire d'Agoun'chich. Celle-ci est reconnue ici par l'histoire à travers les vieillards « fiers de voir en chair et en os Agoun'chich dont ils connaissaient les exploits et la droiture. » (p. 113) .

 

              Agoun'chich est l'incarnation de cette histoire berbère, glorieuse. Nous sentons bien qu'il ne l'est pas uniquement aux yeux de ces vieillards mais que la généalogie symbolique qu'il figure, est dressée par un autre regard : « Il était l'excellence même de cette terre : un être diasporique et cependant omniprésent, errant par la force des choses mais ne cessant jamais de lutter pour recouvrer sa liberté pleine et entière. C'était un homme dont l'unique désir impliquait la vie secrète des morts enfouie dans les rêves des égarés dont l'œil vert-de-gris déroulait des scènes tragiques et des bonheurs ineffables. » (p. 113) . Cette exaltation du Berbère à travers la figure d'Agoun'chich n'est pas le fait du seul vieillard qui, en voyant Agoun'chich, « relisait l'histoire d'une autre manière » (p. 113) . La voix qui dit : « Pour ce vieux-là, le vrai Berbère était un couteau affilé sur la meule du temps, une intelligence solaire. » (p. 113) semble inscrire dans le tissu scriptural une généalogie symbolique et en même temps une conviction qui dépasse le personnage.

 

              Pour l'heure, disons que Légende et vie d'Agoun'chich  s'inscrit sous le signe des retrouvailles de Khaïr-Eddine avec le Sud[3] et que l'écriture du livre porte les traces de cette réconciliation avec soi, après « la crise de l'altérité »[4], crise de la séparation, que l'œuvre, conçue dans l'exil, formule dans son ensemble.

 

              L'histoire d'Agoun'chich est narrée, non pas d'une seule traite mais au fur et à mesure que les choses viennent ; elle s'insère toujours dans celle du moment. Ainsi, Agoun'chich traverse l'espace narratif du micro-récit des trois frères (p. 48-54) qui évoquent sa légende. Se dégage une sorte d'imbrication des destins et la cohésion d'un univers ancien dans le tableau qui réunit les trois frères (p. 48-54) , dominé par la violence de l'époque et celle des rapports entre les individus. C'est aussi dans cette scène qu'apparaît le projet du voyage vers le nord, entrepris lui aussi dans la violence : celle des propos échangés entre les trois frères, de son objectif d’acheter des armes, et de l'événement qui va en décider : le coup de main donné à Agoun'chich par les trois frères, lors d'un assaut de ses poursuivants.

 

              Or, si ce monde est rendu dans sa cohésion - pour mieux en montrer l'éclatement par la suite - il l'est aussi dans sa violence. Remarquons que cette violence est essentiellement présente dans la parole qui circule entre les trois frères. Par ailleurs, cette scène qui retentit de leurs propos comprend aussi un autre élément dramatique : celui de l'attaque d'Agoun'chich par ses poursuivants et l'aide que vont lui apporter les trois frères, en particulier, « le violeur », son futur compagnon de voyage et qui est là compagnon de combat, solidaire d'Agoun'chich qu'il admire.

 

               Notons que c’est à l'écriture que revient la compréhension de cet univers ancien à travers le rapport d'un principe narratif à une historicité. Dans sa « méditation » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 77-79) , Agoun'chich construit et déconstruit ce qui a contribué à le former tant au dehors qu'au dedans. Au seuil de son voyage - vers et en lui-même - il s'interroge sur lui-même et retrace sa propre genèse : « Je vis l'espace se courber et je fis un effort terrible pour m'y planter ; je perdais tout, jusqu'à mon équilibre, (. . . )  Moi, je dis que je descends du premier noyau, du feu exemplaire d'où souffle encore ce quelque chose qui est dans l'air et dans la matière visible et invisible. » (p. 78) .

 

              L'œuvre se donne bien comme lecture-écoute d’une mémoire qui par sa présence même pose la question du passage de la représentativité orale à son analyse par et dans l'écriture comme écriture de fiction et fiction de l’écriture : « Agoun’chich s’arrêta un moment sous la feuillée mate d’un arbre. Il sortit de sa musette un rouleau de papier qu’il déplia précautionneusement, non pour examiner l’écrit mais pour en humer l’effluve immémorial ; alors il vit des sorcières ardentes et des ténèbres entrecoupées de zébrures plasmatiques et il sentit que son corps et son esprit n’étaient qu’une exhalaison élémentaire (. . . ) » Avant que n’apparût le frémissement par quoi tout est advenu, il y avait déjà de la dissidence dans l’air, se dit-il ; (. . . ) » (p. 77) .

 

              L’écriture se présente, à la lumière de cette méditation, comme quête de mémoire, dialogue fait de silences et de regards croisés, au prix d'une lente exhumation du passé. Car, la voix qui s'exprime à travers celle d'Agoun'chich, en accord avec elle, semble venir d'un coin plus éloigné du champ scriptural et se retrouver ailleurs dans ce même champ. C'est celle qui traverse toute l'œuvre de Khaïr-Eddine.

 

              La création est bien ici le mélange du mythe ancien et de l'inquiétude moderne ; ne se veut-elle pas lieu de projection d’un idéal socioculturel ? Chaque scène est l'occasion pour le narrateur de ressusciter un fait culturel, sans toutefois se détourner de son propos essentiel. Voilà qui trahit la vivacité d'une mémoire culturelle en permanente éruption. Le texte se construit dans ce va-et-vient entre l'imaginaire, l'histoire et le documentaire, tout en gardant sa cohérence, en désignant l'imbrication naturelle des choses, leur hétérogénéité constitutive. L’écriture de Légende et vie d’Agoun’chich  semble elle-même gagnée par cette caractéristique.

 

              De ce point de vue, la scène du grand festin qui se prépare en l'honneur des illustres arrivants, qui réunit dans le même espace festif les hommes et les bêtes (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 120) est l'illustration de ce fait. L'univers ainsi restitué est celui d'une harmonie retrouvée entre les êtres et les choses, entre l'homme et lui-même. Détentrice de la mémoire du groupe, de sa vie, de ses décès, de ses naissances et de ses récoltes (p. 121) , la figure du raïs – celle de l’artiste - témoigne par sa présence de la force de cohésion de la communauté. Il en est de même pour l'aïeule du groupe, gardienne de « l'agadir immémorial, plus ancien que les plus vieilles constructions : un immense magasin fortifié où chaque famille possédait une chambre où elle entreposait orge, huile, bijoux, vêtements de cérémonie, reliques, actes de toute sorte, et dont la clef ne quittait jamais l’aïeule la plus âgée du clan » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 110) . Ajoutons qu’ici, à l’instar du raïs, l’aïeule est en tant que femme, qui plus est, âgée, la mémoire de l’imaginaire du groupe, si on considère tout le passage déjà évoqué sur le rôle des femmes dans la transmission culturelle, dans le Sud berbère.

 

              Notons aussi que Légende et vie d’Agoun’chich rappelle un aspect plutôt occulté, celui des femmes dans la sainteté musulmane, le savoir théologique des femmes. Alors que le dogme les en exclut, l'écriture de la mémoire le reconnaît ici. Or, ce rappel du pouvoir et du savoir des femmes mène à une saisie dans une même image de l'aïeule et de la sainte :  « Cette vieille était vénérée dans toute la région. On disait qu’elle était une sainte ; elle avait accumulé un savoir théologique immense (. . . ) D’aucuns la comparaient à la Sainte Lalla t’I’azza T’asemlalt, patronne des Ida Ou’ Smlal dont le sanctuaire et le mausolée sont situés sur la route de Tafraout, après le col d’Afoud. » (p. 118) .

 

              À travers une comparaison qui vise à rétablir non seulement la vérité historique et anthropologique des femmes est aussi restituée une féminité qui « savait démêler le vrai du faux, vivre au rythme du cosmos sans jamais oublier la Terre » (p. 118) . Cette féminité censurée par l'histoire officielle, garde un pouvoir sur la mémoire : « Cette autre femme était une savantemais point dans le sens où l’entendait Molière (. . . ) C’était une ascète (. . . ) une religieuse comparable à saint Augustin, autre Berbère gagné aux mystères de l’Orient (. . . ) Dommage qu'elle vécût en des temps aussi barbares ! Elle aura tout de même laissé la marque indélébile de ses petits pas d'ange sur le terreau des mémoires : gestes, paroles, actions en fin de compte pareils aux empreintes fossiles qui abondent dans la lithosphère et grâce à quoi nous pouvons sans trop tâtonner nous repérer dans la boue des âges. » (p. 118) .

 

              À travers l’évocation des prostituées artistes, l'écriture du livre redonne sens aux repères mentionnés : « Le comportement social de ces prostituées hors du commun dénotait un sens inné de la liberté. Elles eussent incarné les anciennes divinités si l'Islam n'avait pas balayé d'une chiquenaude les idoles et les déités. Cependant, elles représentaient aux yeux de tous les vraies gardiennes de la culture orale. (. . . ) Elles devenaient ainsi semblables à cette petite flamme brillante qui n'était autre chose que le reflet magique du paradis perdu. » (p. 154-155) .

 

              Si l'écriture met tant l'accent sur ce monde harmonieux, avec ses codes et ses valeurs qu'elle considère avec beaucoup d'empathie, c'est sans doute pour rendre encore plus violente son agression par l'intrusion de l'histoire qui la préoccupe aussi. Si bien que cette quiétude dans laquelle la narration avait plongé le village heureux de célébrer son caïd et ses hôtes est tout d'abord menacée par quelques signes comme la piqûre de la fillette par le scorpion, scène symbolique de ce monde en perte d'innocence. Les bombardements par des « diables mouvants » (p. 122) survenus à l'heure de la sieste, sont comme une élucidation de ces signes annonciateurs de mauvais présages, perçus çà et là dans le texte.

 

               Ville envahie et asservie, Taroudant est malgré tout, lieu où se rencontrent les « irréductibles » (p. 96) , à l'image de cette « montagne qui tient toujours » (p. 96) . La cité est lieu d'histoire, dans le sens le plus tragique, où résonnent les échos de celle qui se déroule ailleurs. Contrairement à la montagne, espace de bravoure et d'errance courageuse, lieu d'épopée et d'imaginaire, la cité est lieu de récits terribles et violents où sont révélées la corruption, la traîtrise mais aussi la résistance.

 

              L'écriture fait part de ce terrible déchirement, de cette mort scandaleuse. À la suite de l'évocation de la guerre qui se prépare et de la résistance berbère galvanisée par les propos mêmes de l'écriture, celle-ci enchaîne avec la scène de la fête (p. 16-128) . Mais peut-être que cette séquence ne constitue que le prolongement de la précédente :  « La fête n'avait pas été interrompue. » (p.126) . Elle est sans doute la manifestation même de cette résistance du Berbère qui « ne voulait rien perdre de lui-même » et qui « se reconstituerait » (p. 125) . La danse des « jeunes filles vêtues de blanc »[5], la  « musique sourde qui se répercutait dans la montagne » , les voix entremêlées des hommes et des jeunes filles chantant « des mélopées anciennes » forment les éléments sauvegardés de cette résistance tout autant que les armes guerrières que l'on prépare, par ailleurs (p. 126) .

 

              L'écriture redonne sens, disions-nousmais en évoquant le manque de ce qui n'est plus. C'est sans doute l'expression de ce manque à être : « lent processus de destruction des valeurs » (p. 155) et en premier lieu de l'oralité, qui génère ces ultimes pages consacrées aux femmes artistes prostituées, ramenant aux femmes et à l'identité, « au pouvoir verbal » leur conférant « cette aura extraordinaire » (p. 154), symbolisant à leur manière la résistance à l'oppression, à l'instar de ces grandes figures dissidentes, évoquées dans ces mêmes pages (p. 155) .

 

              Créatrice de ce qui n'est plus, cette génération, permise par le travail de la mémoire, est la manifestation même que le manque d'être dit la vie, que c'est par le manque qu'on dit les choses. Ici, c'est bien l'effondrement de la culture orale qui préoccupe fondamentalement ce texte et l’œuvre. C’est sans doute la raison pour laquelle la mémoire est sans cesse déportée vers un ailleurs autrefois originel, qu’elle tente de retrouver un commencement.

 

2) : L’enfance des mots.

 

              L'éveil de la mémoire de soi permet de se réapproprier son histoire, comme par effraction, le temps qu'apparaissent quelques scènes focales comme repères identitaires, images de rayonnement et de plénitude : « Et quelle belle danse exécutait sa mère tirant la flotte du puits ! (. . . ) Grand-père était là brandissant une très vieille et très simple histoire (. . . ) Il était donc là, le grand-père. . . Moi aussi, j’étais là. . . Au loin, l'hiver érodait la montagne, la fignolait. . . On buvait du vrai café (. . . ) Un café pur qui sentait les racines de l'œil où s'amoncellent ces terres fortes qui te portent et qui se désintègrent dans ta cornée, effaçant le temps, amochant la phylogenèse. . . » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants, p. 51-52) .

 

             Cet abandon à soi également relaté dans les premières pages de Légende et vie d’Agoun’chich marque une profonde réconciliation avec son histoire et son passé qui se lit notamment dans la compréhension généreuse et sincère « des proches redevenus familiers » dont le narrateur semble comprendre lucidement l'être profond : « ils balisent de leur fantastique lumière la route obscure et tortueuse qu'emprunte leur progéniture toujours prompte à verser dans les pires vengeances. » (p. 20) .

 

              Cependant ce cheminement est d'abord obscur et va s'élaborer peu à peu. Dans ce rapport avec la mémoire, le processus scriptural figure une sorte d'urgence à distinguer les choses. Or, chez Khaïr-Eddine, cela paraît inquiétant, douloureux. Le point de départ est senti, éprouvé comme une sorte d'activité magmatique, ça se passe dans le corps. Dans ce mélange, apparaissent rapidement des fragments de mémoire, de sentiments, impliquant la totalité du corps qu'il faut éclaircir, relier dans une mise en ordre et une mise en œuvre.

 

              Or, l'irruption de la mémoire dans le corps-texte provoque son agitation et porte à son paroxysme la crise identitaire qui se traduit par l'ébranlement de ce corps/texte. C’est souvent d’un chaos textuel que la mémoire accouche, comme dans Agadir  où la phrase, perdant progressivement tout signe de ponctuation, et la pensée manquent de construction logique, sont submergées par un trop plein de paroles relatives à la relation parentale, l'histoire familiale et affective : « je ne concevais pas un grand-père sans cruauté maman ne m’aimait pas mais elle ne me battait pas non plus mon grand-père y était pour quelque chose je le savais mais je n’aimais pas beaucoup maman mais je pleurais quand on disait d’elle des obscénités dès que j’étais rentré de la mosquée elle me regardait sévèrement puis me tournait le dos mon père n’était pas là oh je l’aimais comme une légende je me disais C’est lui qui m’apporte des friandises (. . . ) » (Agadir, p. 88) . Le récit s'enlise ainsi dans les souvenirs et les couches les plus profondes du psychisme, plonge dans le fantasmatique autour de la figure du père (p. 97-100), se constitue à travers un amoncellement de bribes narratives, révélateur de la crise identitaire du narrateur/écrivain : « Je suis un écrivain (. . . ) voici mon passeport (. . . )/ ROYAUME DU MAROC[6] (. . . ) Profession:  rebelle/ Adresse : Juif errant » (Agadir, p. 101) .

 

              En effet, le rapport problématique avec les siens entraîne chez le narrateur un trouble dans sa relation avec sa narration. Celle-ci joue de l'ambiguïté et de la confusion des dires, à l'exemple de l'histoire du grand-père (Agadir, p. 116). L'histoire annoncée laisse place à une séquence (p. 117-120) dont le lien avec la précédente reste obscur : le « je » qui s'exprime dans le « Document » (p. 17-20) est-il celui du grand-père ou celui du narrateur qui annonce dans la séquence précédente : « et je remâche tant bien que mal mon passé, je lui fausse compagnie, (. . . ) c'est pourquoi je préfère la compagnie de mon grand-père, voici sa propre histoire, écrite par lui, et qui est pour tout dire un résumé de la mienne » (Agadir, p. 116) . 

 

              Dans nombre de textes, le récit s'oriente vers l'exploration du moi qui s'élabore à travers une prolifération de séquences. Celles-ci livrent une mémoire vive dans la frénésie langagière et le dérèglement des sens qui se perd dans ses méandres et sa propre construction labyrinthique. Le texte éclate en constellations d'images, comme celles, récurrentes de l'eau et du sang dans Histoire d’un Bon Dieu (p. 164-168) , en visions lucides : « Le sort est une conspiration d'images qui te remplacent. Pour te refaire. » (Histoire d’un Bon Dieu , p. 163), en évocations hallucinatoires et fantasmatiques (Histoire d’un Bon Dieu , p. 164-165) [7]. 

 

              Le champ diégétique d'Une odeur de mantèque se nourrit du rêve et de la mémoire faisant surgir de l'enfance lointaine des « lambeaux » de vécu qui déjà « préfigurait la fin du monde » . (Une odeur de mantèque , p. 60) . Ainsi, le souvenir confondu avec le rêve retient de ce retour à l'enfance saccagée, la figure abrégée du père : « Redevenu enfant, Pa et moi étions en train d'attendre » (p. 60) . Il restitue l'attente vaine, celle du bus qui n'arrive pas parce qu'il dérive de son itinéraire habituel, l'absence du père au cœur de cette épreuve pour l'enfant en « examen de passage » (p. 60) , le père qui   « s'est évaporé en cours de route » , la solitude de « moi » dans un espace qui se dérobe à lui « vaste, long, vertigineux, à l'infini » (p. 60) . La mémoire investie par l'hallucination fait renaître le désarroi que traduisent les expressions sonores : la scie électrique, le hululement de l'enfant-oiseau, l'étrange dialogue entre « moi » et « le chien » , à la « voix éraillée »   (p. 61) , désarroi de l'attente de ce « qui n'avait pas eu lieu »   (p. 61) . Une nouvelle fois, le récit traduit le manque, le ratage, l'acte manqué, la mémoire de la frustration et de la vacuité.

 

            « Avant, bien avant (. . . ) son exil » (Une odeur de mantèque , p. 86) , l'écriture de « la mémoire rébarbative »  tente de restaurer le lien perdu par la proximité avec un espace/temps identitaire, celui de l'enfance « sudique » . Or, la mémoire en narration ne retient que le négatif d'une vie marquée par la violence, la lutte, la marginalisation et le pouvoir corrupteur.

 

              Chez Khaïr-Eddine, le retour à soi, cette tentative scripturale d'ancrage d'un discours intérieur, s'effectuent dans la difficulté et l'hésitation : « il est donc chez lui et c'est encore la nuit point une obscurité totale point la nuit noire mais une pénombre » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 17) . La narration rend compte du trouble et de l'angoisse que suscite une telle plongée en soi, dans cette nuit intérieure, omniprésente : « Il se baisse et son regard plonge dans un puits insondable. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 21) .

 

              Pour dissiper cette angoisse de la confrontation avec sa mémoire et soi-même, la narration bifurque souvent vers un dire évoquant les premiers émois d'une enfance que l'écriture cherche à retrouver : « Chez lui ! Chez lui maintenant et toujours (. . . ) Il y est revenu mais est-il encore cet enfant qui retournait les galets d’une main experte à la recherche des anguillons ? Il y revit en mémoire maintenant que tout est consommé, hors de propos, que les fillettes qu’il connaissait sont devenues mères, s’alourdissant sous la graisse d’un époux (. . . ) À Casa, la fillette de ses nuits et de ses tressaillements lui prenait de force le zizi, s’en frictionnait le clito, l’introduisait dans sa vulve, puis l’abandonnait lui disant, je reviendrai demain soir. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 17-21) .

 

             La mémoire se perd dans le souvenir confus des premières expériences sexuelles, rapportées sur un ton outrancier, d'exaspération sexuelle et de paroxysme langagier. D'abord hésitante, la mémoire agitée par le souvenir qui la travaille, livre, dans un langage à la fois décousu, obscène et subversif, un autre aspect de l'enfance du narrateur dans son Sud natal : « A Tanger parfois. . . parfois chez moi dans la montagne, bled pourri au demeurant, très haut perché, situé entre deux montagnes, l'une effrayante, érodée, rabotée par l'érosion. . . l'autre kif un zob de puceau pleurant seulement l'eau du ciel » (Une odeur de mantèque , p. 150) .

 

              Il se dégage de cette relation plutôt agressive qui mêle l'initiation sexuelle menée par les femmes, le viol de l'enfant par ces femmes impudiques, un symbolisme majeur, relatif à cette montagne, omniprésente dans l'œuvre de Khaïr-Eddine. En effet, l'initiation sexuelle évoquée s'inscrit dans un lieu hautement fantasmatique : « M’a emmené avec elle assez haut dans la montagne, la montagne fendue partout large comme un con » (Une odeur de mantèque, p. 153) et « effrayante » , comme le rappelle la mémoire au début de cette séquence (p. 150) .

 

              Chez Khaïr-Eddine, la montagne reste dans toute l'œuvre un espace rattachée à la figure maternelle. Son apparition dans cet épisode initiatique de l'enfance du narrateur, vient tisser de nouveaux rapports entre le sexuel, l'originel, le maternel et la frénésie langagière qui s'empare ici de l'énonciateur. C'est vers cette montagne mythique et matricielle, « douloureusement incrustée dans sa peau » (Une odeur de mantèque , p. 160) que convergent tous les désirs de l'exilé du Sud, le narrateur, tout berbère errant dont l'écrivain lui-même. C'est vers cette montagne originelle que le texte Une odeur de mantèque  est désormais déporté en sa fin.

 

              En effet, les dernières séquences (p. 156-166, 167-171) de ce récit célèbrent les retrouvailles avec le Sud d'abord sur un ton d'exaltation de l'enfance marquée par la découverte du sexe maternel : « Ouais, ouais j'ai vu j'ai bien vu, gars, son con à elle, à maman, c'était beau » (p. 156) . Ensuite, l'évocation plus sereine de la terre et surtout de la montagne donne libre cours à une représentation grandiose et lyrique où le verbe poétique traduit des moments privilégiés : « Noces de soleil et d'ombres, de couleurs originelles qui ne procurent plus qu'un apaisement souverain, une antique gloire oubliée sous les fumées et les maléfices dont l'agitation du Nord pétrifie les villes. . . Ainsi commencent les retrouvailles de l'homme et du pays (. . . ) » (p.160).

 

               Dans Légende et vie d’Agoun’chich , des pages relatent ces retrouvailles de façon si détaillée qu'elles constituent les traces de l'expérience renouvelée de ce type de rencontre  avec la montagne et la nature « sudiques » féminisées. La montagne n'est-elle pas haut lieu de mémoire matricielle ? L'écriture sur soi révèle, par ailleurs, un désir de retour à l'enfance, espace et temps irremplaçables, ainsi qu'à la mère. Ce retour n'est possible que par le rêve et la mémoire. Tout un imaginaire de l'enfance tente de revivre à travers le(s) récit(s) .

 

              La mère et la parole imaginaire, toutes deux associés à l'enfance par la culture, subissent la même « répudiation » et sont enveloppées du même voile de la censure. Dire l'une et l'autre est un acte de dévoilement et de transgression. Restituer l'une, c'est aussi raconter l'autre car, la mère et l'imaginaire qu'elle marque de son empreinte, structurent l'univers de l'enfance.

 

              Si le père est l'objet d'une transgression qui le vise en tant que pouvoir, la mère, quant à elle, apparaît à travers une image ambivalente. Lorsqu'elle forme avec le père honni un couple de monstres dénaturés : « papa-le -mauvais-zèbre et maman-la-vieille-chienne » , la mère « est plus vile encore que toutes les chiennes et les hyènes du monde réunies. » (Le déterreur , p. 12) . Elle semble alors comme contaminée par la négativité du père dans un rapport sexuel impur que connote le symbolisme animal relatif à la chienne et à l’hyène, renvoyant aussi à la mauvais mère. Animalité nourricière, « Maman-le-lait-de-mes-ténèbres visqueuses » , la mère, ogresse trempant « ses doigts. . . dans la croyance des apocalypses primaires » (Le déterreur , p. 12) est associé au domaine de l'ombre profonde qui est aussi celui de l'imaginaire, symbolique à laquelle renvoie aussi ce microcosme qu'est la tour/prison, le corps/puits du narrateur du Déterreur .

 

              Malgré son rapport avilissant avec le père, le fils tente de disculper la mère : « je n'ai pas dit et n'écrirai pas que maman était complice. »La complicité s'installe, par contre, entre le fils et la mère qui témoigne sa confiance au coupable – « elle se disait, dès qu'elle m'avait endormi, c'est le coupable en qui je dois avoir confiance. » (Le déterreur , p. 12) - par le biais de l'exil : « On m'exila dans le Sud » où la mère est répudiée.

 

              Or, l’écriture ne cesse d’évoquer l'absence maternelle :  « Quand je pense à ma mère, quand je me la représente, c'est qu'elle n'est pas là » (Le déterreur , p. 120) ce qui révèle aussi la fixation et l'investissement  massif sur cet objet primaire qu'est la mère  d'autant plus intenses et adhésifs que cet objet est perçu comme gravement manquant. « C'est bien l'affect qui fonde l'identité du sens » [8] . Les éprouvés peuvent être positifs : À l’instar de ces « crayons de couleur bleus avec quoi je griffonnais sur les murs, les portes et les fenêtres » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 132) , offerts par l'oncle maternel. l'écriture de la mémoire, écriture de soi devient aussi écriture sur le mur - toute écriture ne l'est-elle pas ? ! - inscrivant çà et là, des morceaux de soi.

 

              Il nous semble que ce manque est à mettre en rapport avec une certaine difficulté de verbalisation et de symbolisation que nous avons décelée dans l’écriture. La place et le rôle des souvenirs du corps sont importants mais difficiles à réintégrer dans le cours de la vie psychique marqué par ce manque. Il nous apparaît que cette mémoire dans ses liens avec la mère, pose la question de comment passer du corps parlant au corps parlé et au corps écrit ?

 

              De ce point de vue, la dépossession qui revient sans cesse induisant la recherche de l'unité fusionnelle perdue provient de tout risque de rupture/séparation dont il faut alors détecter les traces sensorielles sous leur forme hallucinatoire : « Elle n’est plus, dans mes rêves, qu’un feu follet vite dissipée, pas même une ombre, et chaque fois que j’essaie de l’approcher, de me plonger de nouveau dans son sourire, elle se dématérialise, s’effilochant complètement, me rejetant dans des songes confus où rien jamais rien ne sanctionne ma quête mais où tout fuit, dérivant peut-être d’une poussière de cimetière tel qu’il existe ici, couvert d’herbes sèches et de ronces, répugnant à tout ce qui vit, siffle et s’agite, même aux cigales qui vont s’accrocher aux tamaris du torrent tout près de cet alignement de squelettes qui doivent hurler sans que je puisse maintenant les entendre » (Le déterreur , p. 120) . À travers le travail de la mémoire et de celui du rêve, l'être tente de saisir son moi naissant dans le visage/miroir de la mère, dans sa présence recherchée au niveau de la plupart des textes fondateurs de l’œuvre.

 

             L’écriture rend compte de la place de la mère comme témoin privilégié des commencements de l'être. Elle est bien « ce réceptacle qui insuffle une âme et donne un corps »[9] .  Le visage de la mère est associé à l'aspect vital de la création. La mère figure la naissance au langage de la création. Elle est figure de la création[10]. Or, de ceci, l’écriture parle mais en pointant le manque, l’absence et le passage à l’écriture : « Autre incommodité : avoir trop longtemps tété le sein de ma mère. Un jour, elle en barbouilla la pointe avec une résine noire et amère. Je laissai donc tombé ce sein renflé et beau mais je ne l'oubliai pas totalement. Je devins agressif, pleurnichard et morveux. J'appris à lire et à écrire. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 136) . Ce propos retiendra notre attention dans la mesure où la narration qui le porte associe le sevrage, décidé par la mère et l'apprentissage de la lecture et de l'écriture.

 

              Ainsi, l'initiation à l'écriture et à lecture correspond bien pour le narrateur à la séparation forcée avec le maternel et le langage du corps, à l'éloignement obligé par rapport à un univers psychophysiologique que le narrateur se refusait à quitter. La perte évoquée d'une relation fusionnelle, d'une symbiose avec le maternel n'est pas sans lien avec la mise à distance que le narrateur rappelait auparavant, toujours à propos de sa mère : « Ma mère était extrêmement belle, ce pourquoi j’essaie de l’oublier. . . » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 132) .

 

              La mémoire restitue mais semble être en même temps qu’elle est conservation, dessaisissement qui fonde l'expressivité du sujet écrivant[11] . Le travail des mots, de la mémoire et de l'écriture participe de ce dessaisissement.  Or, pour nous ce dessaisissement est à la fois intéressant du point de vue du corps de la mère, le sevrage évoqué plus haut mais il l’est aussi du point de vue du processus de l’écriture dans le  rapport à l'oralité en lien avec le corps maternel inaugural.  Les deux aspects sont en fait liés ici.

 

             Il est utile de noter alors que l’écrivain maghrébin, qu’est Khaïr-Eddine pose la question de la création dans son lien avec celle de la parenté ; il rend compte d'un système anthropologique qui a à voir avec l'oralité, réitérant l’appartenance au système de la répartition généalogique et affirmant le lien de son écriture avec ce système. En plus, de toutes les évocations de différentes natures de la mère, la récurrence du mythe de Hamou vient inscrire l’écriture dans ce que l’on peut considérer comme un projet à la fois anthropologique et esthétique. 

 

              Ce travail entrepris par l’écriture de la mémoire assure une fonction de maintien de contact qui exprime un besoin de maintenir le lien, l'attachement, ce qui fait attache : « au commencement était le mot mère » [12] . Il nous semble que par ailleurs il est possible de rapprocher cette fonction et ce besoin du fonctionnement de l’écriture analysé plus haut, et de considérer notamment les reports et promesses de récits comme lien et attachement. C’est le mouvement de la parole narratrice, dans son rapport symbolique avec la parole-mère qui maintient la mémoire d’un récit qui est nécessairement mémoire de la mère et de son univers.

 

              C’est pourquoi, l'écriture constitue une émergence symbolique corrélative de la dimension d'absence, probablement en mimant à son tour le processus de l’engendrement, en remplaçant la mère et en permettant le jeu subtil des substitutions, ramenant aussi à l’enfance de la création et de l’écriture. L'œuvre devient l’objet transitionnel qui tient lieu de mère sur laquelle l'enfant aurait tout pouvoir, signe et symbole de la mère, instaurant le corps de l'œuvre.

 

              La création permet de vivre le passé et le présent psychiques, de revivre l'archaïque. Or, tout ce processus semble se dérouler difficilement dans l'écriture de Khaïr-Eddine. Dans son rapport au corps et à l'oralité perdue et au problème de la mémoire, dans le resurgissement du passé inscrit dans le corps, elle tente de situer le lieu probable d’une expérience traumatique : « Souvenirs par ouï-dire ou songes désaccordés, valses imaginaires ou sentiments naissants duvetés se désorganisant au fur et à mesure qu’ils prenaient pied dans ma mémoire, tout cela la niait, la reléguait au fin fond d’une peur indéfinissable qui ne me quitte pas, me distend et m’assène des coups portés depuis belle lurette à ma famille, nageant comme des bacilles dans mon sang, me bandant les yeux et me tuant à longueur. » (Le  déterreur , p. 122) . Il nous semble que cette difficulté se lit dans les troubles de la mémoire qui ne manquent pas de se répercuter sur l’écriture elle-même.

 

3) : Les pièges de la mémoire.

 

              Dans Corps négatif, l'émergence de l’univers mnésique s'avère difficile et l'écriture elle-même a du mal à l'évoquer, hésite, parle d'une chose puis d'une autre, ou bute sur les éléments : « La rue. L’air. Les gros nuages noirs. Cette terre qu’on aime et qui fait souffrir. » (p.10) ,  cherchant en eux l'embrayage, le déclic de l'écriture de la mémoire. Cette dernière tente de sortir du chaos où « l'ailleurs, ici, partout » se confondent en un « nulle part » (p. 11) où « je ne savais plus au juste ce que j'étais ni ce que j'avais d'abord été. » (p. 11) .

 

             L'entreprise scripturale qui s'expose ici dans sa difficulté à se réaliser désigne l'avortement répété de toute tentative de communication : « Il y a dans ma vie un mot qui ne vient pas ; je n'écris pas de phrases. » (Corps négatif, p. 42). Elle se débat avec l'histoire - marquée par la figure de la marâtre et celle du « vieux » (p. 49-52) - de ce « je » qui « relègue dans l'ombre ces pensées moisies » (p. 42), submergé par un passé dans lequel les femmes sont particulièrement présentes[13] et totalement livré à son délire car périlleuse est l'écriture du corps négatif !

 

             Le récit se constitue par une succession de phrases restituant par bribes un vécu qui émerge du plus profond de la mémoire, marquée par la figure de la marâtre et du vieux, couple du traumatisme sur lequel l'écriture revient sans cesse. Cette histoire familiale se dit à coup d'obsessions, d'hallucinations délirantes (p. 54), de flashes de vie et des plans rapides (p. 58). L'incohérence et le délire caractérisent ces pages (p. 52-57) consacrées à ce que le narrateur désigne par : « (. . . ) je repris le fil de mon aventure. » (p. 52). Cette « aventure » du « je » aux prises avec le corps négatif est aussi celle du récit et de l'écriture dans les zones obscures de la mémoire et du psychisme de l'être, plongée dans les profondeurs ; elle est tentative douloureuse et pénible mais pourtant renouvelée d'exprimer cette intériorité confuse.

 

             C’est aussi ce qui se dégage dans le récit maltraité du « vieux » dans Moi l’aigre (p. 107) car il ne s'agit pas pour le narrateur, impliqué dans cette histoire familiale, de mythifier la figure paternelle mais bien d'en découdre avec elle, de la jeter en pâture au lecteur : « Voici donc mon histoire et celle de papa. A nous deux lecteur ! » (p. 107) . Celui-ci découvre que l'histoire proposée loin d'être à l'honneur du père, s'applique à en détruire l'image (p.116) à travers un récit où se mélangent pêle-mêle la colonisation et ses méfaits, la dénonciation de la cupidité du « vieux » (p. 111) , l'évocation de l'histoire individuelle du « je » et de ses réflexions révoltées contre le monde, sa famille et sa tribu, l'expression des visions hallucinatoires du narrateur, quant à l'avenir inquiétant et néfaste de la science (p. 114-115) et celui de l'homme menacé de disparition.

 

             La typographie en gros caractères d'imprimeries et la profusion d'images dominées par la mort (Moi l’aigre , p. 115)  se chargent de poser tout ceci comme éléments d'une histoire marquée du sceau de la violence et de la destruction. Le récit du « vieux » est en fait un prétexte pour révéler ce qui est  caché, à l'instar « de ce livre qui est une critique opérationnelle »(Moi l’aigre , p. 116) , comme le dévoile le scripteur dans une incise introduite à l'intérieur du texte. Dévoilement, profanation, investigation périlleuse, l'histoire du « vieux » est menée par son narrateur vers les zones obscures et ambiguës de l'histoire nationale, familiale et individuelle auxquelles le narrateur semble ne pas pouvoir échapper : « la vie de ce livre me refuse toute liberté. » (Moi l’aigre , p. 116) .

 

              Il arrive souvent que dans « le nulle part » du récit apparaisse la référence au réel que toutefois la mémoire n'arrive pas à restituer totalement : « C'est là que ma mémoire défaille » (Une odeur de mantèque, p. 123) . Le périple de la mémoire figure aussi une confrontation avec les éléments qui ne cessent de se dérober : « la ville disparaissait » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 37) , « Il n'y avait pas de ville ici » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 38) , « Pas d'hommes non plus » (p. 38) . « Le car en partance pour le Sud » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants, p. 43) disparaît aussitôt, laissant « je » qui se croyait dedans face à « cette voix » qu'il « reconnaît » lui disant : « Tu n'es nulle part ailleurs qu'avec moi. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 43) . Seule subsiste « la mer (qui) recouvrait inexorablement le rocher, me cinglant de lames écumantes. (p. 37) dont « je » cherche à se libérer (p. 41) , alors même qu'elle était la raison première de son voyage.

 

             Le retour chez soi et à soi s'effectue dans le champ de l'ambiguïté de l'imaginaire, zone trouble, s'il en est, où toutefois, le narrateur se retrouve, une fois de plus, face à un réel qui semble truqué d'avance, lui aussi : « Cette terre où circulaient des autobus futiles était déserte. Les gens qui pilotaient les véhicules et ceux qui les attendaient n'étaient que des fantômes. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 67) .

 

             Dans son itinéraire incertain : « si tant est qu'il y eut jamais un itinéraire réel. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 67) , le narrateur ne rencontre que délabrement et désolation d'où il extrait malgré tout quelques bribes d'un vécu ancien, quelques figures ayant marqué cet autrefois dont il ne sait même pas s'il a réellement existé : « Je fis donc un gros effort pour réinventer un passé que je ne connus pas et je vis brusquement surgir devant moi, à quelques dizaines de mètres, une plaque d’autobus. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 66) . Cependant, la mémoire est arrêtée dans son élan par la vision de la mort ou de l'exode vers le Nord, autre forme de mort à soi.

 

              Ainsi, la recherche de soi qu'entreprend l'écriture du livre mène sur les lieux fantomatiques et perdus de l'identité. Quand ce ne sont pas des fantômes, les êtres rencontrés par le narrateur sont voués à la mort, tel ce conducteur du bus numéro 5 dont la mort accidentelle et déconcertante est filmée en direct par « je » qui assiste, impuissant, comme on peut l'être dans le cauchemar : « Je voulus dire quelque chose mais rien ne sortit de ma bouche. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 68) . Le cours de la rivière par lequel « je » est entraîné, l'a mené inévitablement à un autre désastre. Tout ce que « je » raconte lors de son parcours hallucinant est voué à l'anéantissement. Le récit de la mémoire ne dit pas la plénitude de la vie mais la perte, l'inanité et la mort.

 

              Dans l’univers de silence et de chaos, semblable à celui dans lequel s’inscrit l’écriture d’Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , la survie consiste à dévorer l'autre et à se resituer dans le temps grâce à sa mémoire ingérée. Celle-ci vient ainsi combler le silence et endiguer la terreur qu'il suscite, apparaissant déjà dans l'écriture comme possibilité unique de comprendre et d'organiser le chaos. L’écriture place d'emblée le processus de la vie dans celui de la mort, le principe de l'écriture dans celui de la mémoire comme substance vivante et nourricière.

 

              C'est du corps qui parle ici - avant la matière – dévoré et dévorant que surgit le langage, c'est en lui que s'origine l'écriture dévoratrice. Les prémices de l'écriture du livre se situent là dans cette nuit temporelle, ce corps monstrueux parce que nourri des corps morts et de cette mémoire collective, tout aussi monstrueuse car constituée de celle des autres. La mort est au cœur de la vie, c'est pourquoi l'écriture mort-née, écriture nécrosée, s'inscrit d'emblée dans l'inachevé, le recommencement perpétuel : « Encore cet abominable lieu ! » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 9) , telle était la première phrase du récit.

 

              La vie, celle de « il » , va s'accomplir dans l'écriture qui part en quête de ce lieu : « Chez lui ! Chez lui maintenant et toujours lorsque la nuit tord son cou et bourre ses tripes de coups acerbes (. . . ) il est donc chez lui et c'est encore la nuit (. . . ) » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 17) . Or, la quête semble difficile et le lieu recherché, insaisissable. C'est aussi en quoi il est générateur d'écriture. La narration reprendra à plusieurs reprises l'expression « chez lui » , l'écriture « essaye en vain de retenir par des mots usuels ou d'autres plus savants (. . . ) (cette) montagne couchée vers le Grand Désert (. . . ) énorme et aride (. . . ) structure rocheuse (qui) agite son rêve et déforme sa vision (. . . ) l'attirant vers ses profondeurs comme un tourbillon électromagnétique puissant. . . » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 19-20) . L’écriture s'articule autour de la mémoire et du rêve du lieu perdu.

 

              Prise entre la sémantique de la présence : « chez lui, une fois de plus, courant, revoyant, se retrouve marchant » et une rhétorique de la projection : « il descendra, parcourra, verra » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 19-20) , la narration dit ce qui n'est plus que dans l'écriture mnésique et onirique : « Ce village qui était sien et qui ne l'est plus que dans sa mémoire qui toutes les nuits bifurque, réintègre ce sol qu'il n'a plus visité depuis longtemps, cette terre inerte dans son corps et que son sang réapprend dans la cécité, les calamités (. . . ) Il y revit de mémoire maintenant que tout est consommé » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 19-22)[14] .

 

             Le rêve mène à une mémoire collective que rend le « nous » pluriel, invisible presque clandestin dont s'entoure le « je » narrateur et conducteur du rêve : « Je dis nous pour justifier l'exercice de ceux qui m'entouraient et que je ne voyais pas. . . je ne les décrirai pas, ils ne sont point faits pour cela. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 85) .

 

              Cette voix multiple surgie des profondeurs ancestrales au croisement du rêve et de la mémoire, porte le « je » narrateur à la lisière de l'histoire tribale, dans un théâtre onirique, « dans une ville qui s'agrandissait au fil des heures » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 84) . Le rêve hallucinatoire où se télescopent des images d'hier et d'aujourd'hui entre « le souk » et les « buildings labyrinthiques » (p. 83) révèle la falsification, le truquage, le détournement machiavélique et l'usurpation : « Ce n'était donc ni une ville, ni un souk ni une quelconque ruine entretenue. . . ni même un mirage. . . Voici ce que c'était : des constructions qu'édifiaient dans leur tête des gens qui ne pensaient qu'à s'entre-tuer pour le pouvoir. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 84) .

 

              Dès lors, la narration va s'assigner pour tâche d'élucider l'imposture de l'histoire « Ce pseudo-souk, érigé en fausse ville, avait établi sa suprématie sur les tribus environnantes et sur les nomades qui n'avaient jamais connu que leur ordre au demeurant très démocratique. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 86) , dénonçant la violence faite à cet « ordre ancien qui vous échappe » (p. 86) . Traversé par une « cohorte » d'êtres invisibles, le « je » narrateur soustrait à toute destruction, « entraîné par une force extrêmement puissante » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 87) , visite ce théâtre (p. 87) violent, où « le fer parle » et dont les personnages ne sont matérialisés que par leur voix : « C'est par leur voix seulement que je parvenais à les rendre visibles » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 86)  et, où « seule la parole primait » (p. 87) .

 

             Dans le théâtre dévasté de la mémoire, lieu de la parole de pouvoir, dans lequel « je » occupe une place marginale d'observateur, de voyeur qui a le pouvoir d'arrêter ce théâtre sanglant mais dont la parole reste inaudible aux acteurs de cette lutte tribale : « Je m'exprimais parfois mais personne ne m'entendait, tous cependant, s'écartaient à mon passage et cessaient de se battre. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 87) . Par contre, son dire de mise en garde, adressé à ses semblables et annonciateur de promesse de changement, semble générer d'autres prises de parole puisque s'ouvre (p. 89-126) un théâtre annoncé auparavant et où est convoquée la mémoire collective berbère : « Nous l'allons décrire sans plus tarder mais qu'on ne s'étonne pas si le théâtre intervient dans nos observations » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 85) .

 

            « Mais ça va changer, c'est moi qui te le dis, esclave provisoire ! » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 88) , annonce le narrateur dans la séquence précédant la représentation théâtrale dans laquelle le personnage du Raïs, chantre du groupe, reprend comme en écho « Les Temps vont changer, je vous le dis. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 89) . La mise en scène théâtrale transporte le récit au cœur du drame collectif, là où va se jouer, où s'est jouée la séparation de soi, recompose la mémoire du groupe, à travers un espace-temps : « Un village du Sud marocain. Midi : un groupe d'hommes est assis sous un grand olivier »[15] (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 89) .

 

              La mémoire, comme nous venons de le voir, n’est ni sereine, ni fidèle. En effet, elle agit souvent dans une confusion significative de la lutte intérieure de « je » pour lequel le rêve, contaminé par la mémoire, débouche sur une impossibilité, mène à l'impasse, génère la perte et la solitude : « Impossible d'aller plus loin. . . si j’y allais, je me retrouverais immédiatement cloué au sol, inopérant, incapable de marcher ou me posant des questions idiotes sur le chemin qu’il faut prendre. . . ou me trompant carrément et aboutissant comme toujours à la villa de mon père que je ne vois dans mes rêves que très rarement, me perdant illico dans les rues (. . . ) , me perdant, voilà je me perdais. . . (. . . ) je restai seul. . .». . .» (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 78) .

 

             Le rêve ramène inéluctablement à soi, à « cet univers où s'étaient enfouies les vrais amours. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 79) , où se produit de nouveau l'achoppement, symbolisé par l'apparition « au loin dans le ciel des escadrilles d'oiseaux noirs (. . . ) guettant par terre, tout le long du boulevard des masses d'oiseaux blancs. . . » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 79)[16].

 

              La mémoire travaille sans cesse l’écriture et en cela nous intéresse en tant que matériau à partir duquel se construit l’œuvre. Celle de Khaïr-Eddine est hantée par une mémoire qui vient imprimer son mouvement[17] à l’écriture. À l’instar des divers éléments constitutifs de l’écriture de Khaïr-Eddine, elle est à son tour, ambivalente, ambiguë et c’est sans doute là ce qui fonde sa valeur au niveau de l’esthétique scripturale.

 

              La mémoire est ainsi contaminée par l'imaginaire, l'évocation de souvenirs biographiques se mêle à la narration de rêves où le passé refait surface alors que surgissent ici et là des visions hallucinatoires et fantasmatiques. Au-delà de la célébration du passé, il semble bien que le propre de la mémoire soit aussi de nourrir l’imaginaire, à travers des phases intenses et obsessionnelles. Elle est à son tour traversée par un imaginaire jaillissant et dont la puissance nous semble constituer avec celles du corps et de la mémoire, un élément primordial de l’esthétique scripturale de Khaïr-Eddine.  

 

 

 



                 [1] En italique dans le texte.

                 [2] En italique dans le texte.

[3] Le livre fut annoncé, lors de ce retour, sous le titre : 

     « Redécouverte du Sud » .

[4] Paul RICOEUR. « La souffrance n'est pas la douleur » in Autrement : Souffrances. N°142. Paris : Ed. Autrement, février 1994, p. 58-69.

[5] À la fois couleur de virginité, de fête et de deuil !

                   [6] En gras dans le texte.

                   [7] Cf. p. 160-163 et suivantes, à propos des fantasmes

                        incestueux et du rapport avec le père.

                  [8] Michel LEDOUX. op. cit. p. 137.

                  [9] Dont parle Winnicott.

                  [10] Nabile FARES. op. cit. p. 190.

                  [11] Didier ANZIEU. Le corps de l'œuvre, op. cit.  montre que

                       c’est là l’une des phases du travail créateur, inscrite dans

                       le code de l’œuvre.

[12] Claude HAGEGE. Autrement, N°90, mai 1987.

                 [13] D'Annigator (dédicace) à la jeune fille, en passant par la

                      grand-mère, la marâtre et « maman » .

                [14] Rappelons que l'écrivain est alors en exil à Paris.

                [15] En italique dans le texte.

                [16] Vision dont le parallèle avec la scène des enfants-oiseaux

                     dans Harrouda rappelle ici les événements de mars 65.

                  [17] Nous rejoignons en cela, les propositions avancées dans

                      le travail de Aberrahmane Ajbour, La causticité

                     scripturale : esquisse d’une poétique de Mohammed

                    Khaïr-Eddine , op. cit. (p. 113) .