Boudjedra et Kundera : lectures à corps ouvert

Exposé de soutenance de la thèse soutenue devant l'Université Lyon 2,
le 15 décembre 2000

           

Thèse entière

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La thèse intitulée Boudjedra et Kundera : lectures à corps ouvert est une approche comparative mettant en rapport deux auteurs sans liens apparents : Rachid Boudjedra et Milan Kundera. Ces derniers ne sont pas issus d’une même culture ni d’un même pays ; ils appartiennent à des générations différentes, ils n’ont en commun ni un penchant pour une même idéologie, ni pour une même religion. Pourtant, la langue française les unis dans un même amour pour l’écriture. Pourtant, ils commencent à écrire des romans à la même période, autour de 1968 (1967 pour Kundera et 1969 pour Boudjedra). Il semblerait donc possible d’établir entre eux des réseaux de communication, des ponts jouant sur les clichés qui caractérisent leurs œuvres. La subversion, la démystification et la dénonciation sont les maîtres mots désignant leurs écritures et peuvent en effet être à l’origine de tout intérêt porté à leurs romans. Cependant, cet aspect ayant été à maintes reprises soulevé et considéré comme une spécificité régionale, culturelle ou circonstancielle, il est apparu nécessaire de suggérer l’ouverture des deux auteurs aux problématiques universelles. Pour cela, il m’a semblé adéquat d’introduire le jeu entre l’écriture et la lecture. Ce jeu qui ne se fonde pas uniquement sur l’intertextualité au sens strict du terme, repose essentiellement sur les répercussions de l’écriture sur la lecture. La recherche de ces répercussions aboutit à la construction d’une lecture intuitive et plurielle, fondée sur les éléments les plus percutants des récits étudiés. Ce type de lecture, pour des raisons d’ordre méthodologique, appelle un corpus réduit, d’où le choix de quatre romans : La Valse aux adieux et L’Insoutenable légèreté de l’être de Kundera, et La Répudiation et L’Insolation de Boudjedra. Cette lecture n’est pas non plus une étude thématique ou fondée sur une grille préétablie. La limitation du corpus à quatre romans n’inclut ni n’exclut les autres des pistes proposées. Le choix des romans met en fait l’accent sur la part d’arbitraire, d’aléatoire, d’affectif et de passionnel, propre à l’acte de lecture.

            Ce travail présente trois parties faussement indépendantes. Leur division n’est donc que formelle. La première partie évoque les origines de l’écriture des deux auteurs en rapprochant leurs parcours et en mettant en relief les rôles qu’ils attribuent à leurs narrateurs. Le désir et le manque engendrent le jeu de l’écriture et, par effet de miroir, celui de la lecture. Le côté biographique abordé ici cède le pas à l’œuvre. Le désir d’écrire amène le désir de lire et débouche sur un questionnement autour de la réception des romans des deux auteurs. L’éclatement de l’identité nationale dû en large partie aux vagues de colonisations successives aussi bien en Algérie qu’en Tchécoslovaquie, génère une volonté d’union ou même de fusion avec et par l’écriture. Le roman s’impose en l’occurrence comme le genre littéraire permettant l’émergence d’une écriture du questionnement sur soi et sur l’autre. Pour qui écrivent Boudjedra et Kundera ? Le fait de publier leurs textes à l’étranger ne paraît pas réducteur pour leur intérêt ni pour leur réception. Au contraire, cela leur permet d’être beaucoup plus largement diffusés et d’accéder peut-être à la littérature universelle. Ils ne sont ainsi plus considérés comme des écrivains de circonstance. En outre, autant ils paraissent rejetés par leurs sociétés respectives, autant leurs œuvres refusent toute séduction se faisant dans la compromission et la collaboration.

            Le deuxième volet de la première partie interroge les narrateurs. Loin de provoquer l’apitoiement ou la compassion, ils cherchent, à travers leurs propres prises de conscience, à susciter la perplexité du lecteur et par là même, l’expression du manque et du désir qu’il ressent à la lecture des œuvres. Parallèlement, les voix des narrateurs et celles des narrataires ou des personnages pour Kundera se confondent dans un même désir de délivrance qui va trouver lui-même son écho dans celle, muette, du lecteur. Ici, légèreté et pesanteur alternent au risque de créer la confusion entre ce qui est important et ce qui l’est moins. Le procédé cathartique cache peut-être le véritable objectif de l’écriture qui est suggéré sur le mode ludique. Outre les voix des narrateurs ou celles des personnages, un troisième type de voix se fait entendre dans les romans lus : celles mises entre parenthèses. Ces voix semblent indépendantes des autres, sortes de récits dans le récit et montrent l’importance accordée à un troisième élément. Le texte inscrit dans son propre corps celui de son destinataire légitime : le lecteur.

            La deuxième partie évoque les principales figures féminines et masculines évoluant dans les quatre romans, à savoir la mère, l’amante et le père. Ces dernières quittent le cadre proprement thématique pour endosser le rôle de catalyseurs du récit. L’intérêt pour ces figures, somme toute symptomatiques d’une orientation passée des recherches sur la littérature maghrébine d’expression française, trouve sa justification dans leur présence dans les romans de Kundera. Ils ne sont ainsi plus uniquement l’apanage d’une littérature d’Afrique du Nord, torturée et en quête d’identité. Afin d’introduire l’étude sur la mère en tant que personnage primordial pour l’écriture, outre les nombreuses étude psychanalytiques, il me vient à l’esprit la phrase qui clos le Narcisse et Goldmund d’Hermann Hesse. Goldmund dit à Narcisse : « Mais comment veux-tu mourir un jour, Narcisse, puisque tu n’as point de mère ? sans mère on ne peut pas aimer, sans mère on ne peut pas mourir ». La mère ou les rapports à la mère ne peuvent donc pas laisser indifférents ou passer sous silence. L’absence et l’effacement des mères leur permettent paradoxalement d’amplifier la tension du récit. La mère est également perçue à travers les questionnements des narrateurs et des personnages. Faut-il donc la considérer comme prétexte à la parole ? Et, réciproquement, l’écriture se révèle-t-elle un prétexte à l’évocation de la mère ?

            Une autre figure féminine évolue dans les quatre romans : celle de l’amante. Les contradictions, les oppositions, les silences du discours servent aussi à développer le récit. Parfois, la parole doit emprunter des chemins détournés, même si, au départ, elle émerge d’une histoire narrée sur le mode traditionnel. Les rapports amoureux sont en définitive tout ce qu’il y a de plus conventionnel dans un récit romanesque. C’est en fait la démarche des deux auteurs qui altère ces rapports en créant des vides, des blancs, des paradoxes que seul le lecteur peut remplir, combler, rapprocher de la problématique centrale des romans, qui est celle du questionnement. Les « valses » des différents couples des romans mettent en scène les difficultés des rapports hommes / femmes et posent par là même le problème de l’inadéquation des êtres en fonction de leur impossible rencontre. Les auteurs montrent l’union des couples à travers ce qui les désuni.

            Après avoir interrogé les figures féminines pour accéder à la matrice du récit, je me suis intéressée à l’image du père qui représente, elle aussi, un des nombreux chemins qu’empruntent les questionnements des auteurs sur les rapports humains. L’oppression, la domination, la présence envahissante du père est-elle un ferment littéraire et un révélateur de l’être en tant qu’individu ou contribue-t-elle à l’anéantissement de l’être dans la masse ? Après le trop plein, vient le vide. L’étouffement consécutif à une présence envahissante et castratrice, alterne avec une vacuité tantôt subie, tantôt recherchée. Le jeu de la séduction et de la répulsion de l’autre désiré et haï reflète les rapports à soi-même. Boudjedra offre le regard des fils. Le changement de focalisation proposé par Kundera montre que le malentendu existe également de l’autre côté du miroir. La quête du sens à donner à la paternité ou le constat de l’absence de signification apparaît également à travers les figures paternelles. Faut-il croire alors à un récit de la dénonciation des abus du père ou commencer à voir dans ces textes l’illustration de la complexité des liens qui séparent les êtres les plus unis ? La paternité vécue comme un échec par les deux parties concernées ne clos pas la démarche interrogative. Le récit ne se complaît pas dans le simple constat ou la dénonciation. L’impasse ouvre paradoxalement sur d’autres voies, celles de la métamorphose (le père devient amant) et celles de la caricature (grossissement, exagération). La figure paternelle ne peut donc se suffire à elle-même. Les morceaux qui lui sont ajoutés rendent le récit plus vivant, plus changeant aussi. La caricature désamorce quant à elle la charge pathétique de la paternité en situation d’échec. A partir de là, la quête de la paternité reste-t-elle toujours nécessaire ? N’est-elle pas également un leurre destiné à appâter un lecteur trop attaché aux modèles du réel ?

            Outre les réseaux de communication établis entre les romans des deux auteurs, d’autres réseaux prennent forme au fil des lectures : ceux qui se profilent entre l’œuvre et le lecteur. La troisième partie de ce travail s’attache donc aux interférences entre écriture et lecture. Elle se présente comme une suite de conclusions consécutives aux deux premières parties. Ce dernier volet repose sur la clé de voûte des romans étudiés. Il s’agit en l’occurrence d’une démarche fondée sur le questionnement. C’est cette démarche qui fait de la troisième partie l’aboutissement (le cheminement, l’itinéraire) presque naturel des deux premières. La troisième partie apporte non seulement des éléments de réponses aux questions posées au niveau des deux premières, mais interroge les relations entre les questionnements des auteurs et ceux du lecteur. Kundera et Boudjedra semblent en effet se demander dans leurs romans si l’on peut être humaniste et sceptique en même temps. L’écriture leur permet de jouer avec et sur les mots. Elle leur offre aussi la possibilité de partager leur jeu avec le lecteur, fondé sur le questionnement sans attente de réponses. Cette troisième partie se propose enfin d’étudier l’aire du jeu. Elle s’interroge sur l’espace fantasmé où le jeu peut se dérouler. Cet espace s’appelle le purgatoire, l’entre-deux, ou, d’une manière plus théorique, l’aire transitionnelle selon la définition de Donald Wood Winnicott, reprise par Michel Picard.            Le premier volet de la troisième partie interroge le genre romanesque, alors que le deuxième se penche sur l’écriture. Continuant leur travail de démystification (de remises en question, de doute), les auteurs s’attaquent cette fois au genre romanesque. L’association des contraires et des paradoxes met en scène la continuité et la rupture en tant que polarités indissociables pour la définition de leurs écritures. La variation, la polyfocalisation, la polyphonie et l’ellipse sont les procédés qui justifient l’écriture de l’urgence, l’écriture désunie. Par ailleurs, le roman en tant qu’espace restreint, cherche « le millionième de dissemblable présent dans tous les domaines de la vie humaine » (L’Insoutenable légèreté de l’être, p. 287), veut saisir la quintessence des êtres et de ce qui les entoure. La dialectique du questionnement entreprise par l’écriture élargit les frontières matérielles du roman. L’écriture de la déroute, du pessimisme et du scepticisme inclut imperceptiblement le lecteur dans un dialogue fictif avec l’œuvre, ouvrant ainsi le champ romanesque restreint par le nombre des pages noircies, au champ illimité du questionnement.

Après l’avoir rattaché à la démystification du genre romanesque, je continue dans le deuxième volet de cette dernière partie, à interroger l’aspect fuyant de l’écriture, non plus comme illustration de l’urgence, mais comme fondement de l’érotique du texte. L’écriture se mue en construction d’un corps destructeur certes, mais surtout jouissant et joueur. A travers l’étude de l’écriture foisonnante, je m’interroge sur les objectifs des auteurs : cherchent-ils une harmonie toujours en fuite ou laissent-ils deviner l’impossible coïncidence d’éléments disparates ? La question porterait ici sur le sens à donner aux mots à partir de leurs agencements. A l’écriture plurielle correspond donc une pensée plurielle, ce qui implique le refus de l’unique, du vrai, du réel.

Le dernier volet de la troisième partie introduit l’apport théorique de Michel Picard lecteur aussi bien des théoriciens de la réception que de ceux du jeu. Le recours à ses écrits représente un raccourci et en même temps un condensé qui, pris en compte dans la lecture des romans des auteurs étudiés, permet de dépasser le cliché les définissant comme littératures de la dénonciation. Concevoir la lecture comme jeu se déroulant dans un univers parallèle, cette zone d’ombre et de lumière que Winnicott a baptisée « l’aire transitionnelle », avec des joueurs qui ne sont ni les auteurs ni les lecteurs, mais les narrateurs et les lectants, suggère l’ouverture de la lecture sur une infinité d’autres possibilités que la « mimésis » et la «catharsis ».

            Pour conclure, il semble que l’élément interrogatif permette le dépassement des clichés et des stéréotypes au niveau de la lecture et donne un sens à l’écriture de la déroute. L’écriture chaotique et décousue ou ce que l’on appelle le délire, l’inversion des valeurs par le procédé de l’ironie, la mise en orbite des paradoxes et l’écriture variationnelle tentent en effet de déstabiliser le lecteur et de le renvoyer, dans un dialogue silencieux, à ses propres incertitudes. Par conséquent, cette écriture que l’on peut désigner dans un premier temps comme celle de la haine – haine de soi et de l’autre – se révèle celle de la reconnaissance de soi et de l’autre en tant que corps indépendants, vivants et pensants. L’écriture fusionnelle, aussi bien par la profusion des mots que par la valse des personnages qui se croisent et se décroisent dans les romans des deux auteurs, apparaît donc comme le garant du dialogue ludique entre le texte et son lecteur. Ce jeu dénote l’insoutenable dérision du regard porté par les auteurs sur le monde. Le lecteur, envahi et attiré dans la spirale, ne trouve comme refuge que le vertige qui en découle. La lecture se présente ainsi comme un cercle vicieux où le corps (écrit, lu et lisant), ne peut même pas se replier dans le lyrisme. L’ouverture à l’autre par le biais du questionnement devient donc une fenêtre permettant d’apercevoir toutes les possibilités existant en dehors du discours conventionnel ou, comme le souligne Kundera, au delà du « kitsch ».

Rym Kheriji.