ou
qu’est-ce que la littérature d’expression française ?[1]
(S’)écrire dans la langue du colonisateur
dans un contexte (post)colonial ? Aliénation ou désaliénation ? Choix
contrarié ou volonté d’exil ? Obstacle ou ouverture à l’inscription
identitaire ? Étant donné que le champ des études post-coloniales
francophones,[2]
identifié comme telles, n’a vu le jour qu’au début des années 80,[3]
il me
paraît nécessaire, dans le sujet qui nous concerne, de
rappeler la façon dont la question de la langue fut définie par les écrivains
et penseurs africains de langue anglaise :[4]
Le questionnement
postcolonial, né du phénomène colonial et des conséquences de sa disparition,
trouve son origine dans les années soixante, lorsque beaucoup d’immigrants
venant de pays naguère colonisés sont entrés dans les universités et les
collèges américains et britanniques et ont commencé à formuler des
interrogations liées à leur histoire. La
prise de parole des minorités et des immigrés ainsi que l’émergence de
littératures venues de ces pays ont attiré l’attention des universitaires sur
l’actualité géopolitique de la littérature, sur le fait notamment que la
plupart des histoires littéraires impliquaient “une définition restrictive et
donc normative de la littérature à partir de conceptions modernes et
eurocentriques” et par conséquent sur la singularité de ces littératures
émergentes par rapport au “canon” littéraire occidental. (Moura, Littératures
francophones et théorie postcoloniale 6-7)[5]
Ainsi, doit-on, sans aucun doute, se référer au
débat que menèrent l’écrivain et critique nigérian Chinua Achebe (dès 1964[6]) et l’écrivain, exilé de son Kenya natal,
Ngũgĩ wa Thiong’o (dans les années 80) quant à cet usage des langues
européennes dans la production littéraire moderne d’Afrique. Le message de
Achebe, au cœur de Morning Yet on Creation Day (1975), porte encore l’enthousiasme
des premières années d’indépendance et la possibilité de traduire les valeurs
africaines à l’intérieur d’une langue hégémonique :
I do not see
any signs of sterility anywhere here. What I do see is a new voice coming out
of
A travers cette affirmation de
subversion linguistique (soumettre la langue qui fut jadis celle du Maître)
comme appropriation du legs colonial,[7] s’affirme un réalisme certain quant à la
politique de l’édition qui fait bientôt apparaître le profil d’un certain
lectorat (passé avec succès des bancs de
l’école coloniale aux bureaux d’une administration néo-coloniale).
L’acceptation pragmatique de ce nouvel anglais (“[…] a new English, still in
full communion with its ancestral home but altered to suit its new African
surroundings” [Achebe 84]) ne fait pour autant disparaître le sentiment de
culpabilité de l’écrivain africain anglophone :
The real question is not whether Africans could write in English but whether they ought to. Is it right that a man should abandon his mother tongue for someone else’s? It looks like a dreadful betrayal and produces a guilty feeling.
But for me there is no other choice. I have
been given this language and I intend to use it. I hope, though, that there
always will be men […] who will choose to write in their native tongue and
insure that our ethnic literature will flourish side by side with the national
ones. For those who opt for English, there is much work ahead and much
excitement. (Achebe 83)
Or, selon l’argument de Ngũgĩ à travers Decolonizing the Mind : The Politics of Language in African Literature (1986), une culture et la langue qui la véhicule transportent des valeurs idéologiques immuables. Par conséquent, des écrivains anglophones, tels que Chinua Achebe, ou francophones, tels que Léopold Sédar Senghor, ne sauraient créer, selon le penseur kényen, qu’une tradition hybride (“a tradition in transition, a minority tradition that can only be termed as Afro-European literature ; that is, the literature written by Africans in European languages” [Ngũgĩ 26-27]) vouée à sa perte lorsque les révolutions nationales auront fini de libérer l’Afrique en rompant les dernières amarres du néo-colonialisme qui la lient encore à l’Europe. On peut, alors, comprendre que cette définition essentialiste de la langue, alliée à une conception politique marxiste, ne fasse place à la subversion linguiste qu’à l’intérieur des langues africaines (“A writer who tries to communicate the message of revolutionary unity and hope in the languages of the people becomes a subversive character” [Ngũgĩ 30]) ou à travers la ‘créolisation’ des langues coloniales.[8] Cette transcendance de l’aliénation coloniale devrait conduire, selon Ngũgĩ, à un retour de l’harmonie pré-coloniale (“restoration of the harmony between all the aspects and divisions of language so as to restore the Kenyan child to his environment, understand it fully so as to be in a position to change it for his collective good” [Ngũgĩ 28, je souligne]) et à la préservation autant des langues que des moyens de production (“to control the wealth they produce and to free it from internal and external parasites” [Ngũgĩ 29]) des nations africaines:
I would like to
see Kenyan people’s mother-tongues (our national languages!) carry a literature
reflecting not only the rhythms of a child’s spoken expression, but also his
struggle with nature and his social nature. With that harmony between himself,
his language and his environment as his starting point, he can learn other
languages and even enjoy the positive humanistic, democratic and revolutionary
elements in other people’s literatures and cultures without any complexes about
his own language, his own self, his environment. [Ngũgĩ
28-29]).
A la suite de ce débat, on peut se demander si
l’artiste sénégalais Sembe Ousmane n’a pas finalement trouvé la voix médiane ou
la formule miracle en alliant création littéraire et création
cinématographique. Ainsi, Guelwaar
est à la fois film (1993) et nouvelle, écrite pour le film (1996). L’oeuvre
cinématographique permet, à la fois, de restituer de processus bilingues (par
exemple le passage du français au wolof par un même personnage) et d’atteindre
un public français, francophone et africain plus largement que le livre. Cette masse sera ainsi mise au courant ou
reconnaîtra les problèmes sociaux de l’Afrique contemporaine.
En ce qui concerne la théorisation de ce débat sur
la langue du côté francophone, il nous faut mentionner Peau noire, masques
blancs (1952), essai de compréhension du rapport Noir-Blanc. Frantz Fanon, psychiatre martiniquais qui
s’est passionné pour la révolution algérienne, nous y offre un premier
chapitre intitulé “le Noir et le langage.”
Cette lecture demeure cruciale pour toute théorie
postcoloniale :
Pour l’instant, nous voudrions montrer pourquoi le Noir antillais, quel
qu’il soit, a toujours à se situer en face du langage. Davantage, nous
élargissons le secteur de notre description, et par-delà l’Antillais nous
visons tout homme colonisé.
Tout peuple colonisé—c’est-à-dire
tout peuple au sein duquel a pris naissance un complexe d’infériorité, du fait
de la mise au tombeau de l’originalité culturelle locale—se situe vis-à-vis du
langage de la nation civilisatrice, c’est-à-dire de la culture métropolitaine.
Le colonisé se sera d’autant plus échappé de sa brousse qu’il aura fait siennes
les valeurs culturelles de la métropole. Il sera d’autant plus blanc qu’il aura
rejeté sa noirceur, sa brousse. (Fanon
14)
Au cours de son observation, Fanon en vient à comparer le cas antillais
avec le cas africain, puis avec le cas breton afin de nous montrer le jeu
pervers dont l’Antillais est victime.
Dans la première comparaison, on remarque que des ouvrages de traduction
de langues africaines en langue française sont publiés tandis que le créole est
laissé de côté : “Ajoutons d’ailleurs que la valeur poétique de ces
créations est fort douteuse” (Fanon 22).
Dans la seconde comparaison, on remarque que l’Antillais et le Breton
disposent tous deux d’un passeport français et qu’ils partagent le français
comme langue officielle. Cependant, la diglossie ne crée un sentiment
d’infériorité qu’aux Antilles et pas en Bretagne, selon Fanon, parce que “les
Bretons n’ont pas été civilisé par le Blanc”
(Fanon 22). Il est, cependant,
important de souligner, dans chaque cas présenté ci-dessus, le rapport à une
langue hégémonique. C’est ce rapport de
force qui surgit entre le breton et le français, entre le créole et le
français, entre le français qui n’est pas langue natale et “le français de
France le français du français le français français” pour reprendre ici
quelques vers du poète guyanais Léon-G. Damas (“Hoquet” 16). C’est donc ce rapport qui nous intéresse ici
et au fil de la lecture qui vous sera proposée dans quelques pages. Revenons-y
plus en détails.
La littérature “d’expression française”: une étiquette à interroger, une
menace à dévoiler.
Une question demeure :
quelle est la réelle différence entre la littérature française dite “canonique”
et la littérature “d’expression française” ? Existe-t-il vraiment une barrière
linguistique nécessitant une telle distinction ? Toute personne de bonne
foi constatera rapidement l’évidence suivante : l’écrivain francophone et l’écrivain
français travaillent (dans) un idiome commun.
Tous deux s’expriment en langue française. Ainsi l’opposition binaire,
loin d’être naturelle, a-t-elle été construite ; et ce, en vue de
préserver ou légitimer la position d’un centre. Une fois qu’une certaine pensée
discursive a travaillé à démontrer la validité géopolitique de cette
frontière ; c’est alors aisément que l’on peut observer celui ou celle
qui, en se permettant d’emprunter la langue du centre, s’en écarte. Ce qu’il
faut donner à remarquer, c’est que cet écart, l’emprunt de la langue française
à l’extérieur du centre, peut toujours être récupéré au profit du centre qui
l’étiquettera comme la simple marque, la simple inscription même, de son
rayonnement linguistique et culturel. On en a pour preuve le nombre de prix
littéraires accordés (par le centre) à divers écrivains excentriques pratiquant
la langue française, voire l’inclusion d’une figure poétique telle que le
président de la République sénégalaise (1960-1980), Léopold Sédar Senghor
(1906-2001), qui fut élu à l’Académie française le 2 juin 1983.
Or, ce mécanisme d’auto-défense
signale implicitement la présence d’une menace (celle d’un décentrement)
dont “le centre” souhaite apparemment se protéger. Cette menace se fait sentir
au moment précis où un écrivain s’écarte du centre en empruntant la langue du
centre pour tenter de se l’approprier en y inscrivant des valeurs culturelles
autres que celles du centre. Cette perversion des valeurs culturelles du
centre à travers la langue du centre remet ainsi en question l’hégémonie
du centre qui s’appuie toujours sur la solide affirmation de l’identité
certaine de la langue nationale. Il est instructif, à ce propos, de relire
l’histoire de la politique de la langue à partir du territoire français et d’analyser
les causes et les effets de son énonciation lorsque celle-ci doit métamorphoser
un discours colonialiste en un discours post-colonial/postcolonial.[9] Le rayonnement de la langue française semble donc
acceptable et est accepté si son centre évoque le territoire national
d’origine. Mais si le centre (discursif) de rayonnement venait à se déplacer,
que deviendraient les lettres françaises et la politique de leur
enseignement ?
Au moins pour l’historique de cet
avènement de la voix de l’autre dans la langue du centre comme événement
explosif, nous pouvons déjà mentionner un texte qui y fait référence. “Orphée noir,” préface à l’Anthologie de
la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française (1948). Jean-Paul
Sartre y parle du “saisissement,” ressenti par les blancs, “d’être vus” :
“Car l’homme blanc a joui trois mille ans du privilège de voir sans qu’on le
voie” (Sartre, “Orphée noir” ix)[10] et voici que “ces bouches noires” se mettent à
parler. Il faut revenir sur ce malaise que produit le jugement de l’autre et,
pour notre approche littéraire, il semblerait pertinent de le faire à partir du
champ francophone qui semble manifester, pour reprendre la terminologie
sartrienne utilisée dans L’Être et le néant (1943), cette “transcendance
transcendée” (Sartre 302).
On ne peut plus le nier : il
est en effet question de ce regard de l’autre posé sur soi et qui vient
bouleverser “cette définition provisoire de soi-même,” soit “l’origine de la
mauvaise foi” (Sartre, L’Être et le néant 299) sur laquelle se cristallise
une identité. Mais pour que le poids de ce ‘nouveau’ regard se fasse sentir, ne
faut-il pas avant tout que la voix de l’autre s’élève et qu’elle résonne comme
menace ? C’est, en effet, le son d’une lyre orphique différente qui
provoque le face à face évoqué par Sartre :
A l’absurde agitation utilitaire du blanc, le noir oppose l’authenticité
recueillie de sa souffrance ; parce qu’elle a eu l’horrible privilège
de toucher le fonds du malheur, la race noire est une race élue. Et bien
que ces poèmes soient de bout en bouts anti-chrétiens, on pourrait de ce point
de vue, nommer la négritude une Passion : le noir conscient de soi
se représente à ses propres yeux comme l’homme qui a pris sur soi toute la
douleur humaine et qui souffre pour tous, même pour le blanc (“Orphée noir”
xxxiv, je souligne).
Ce passage rapproche ici la figure du noir à la
fois de celle du Juif (“une race élue”) et de celle du Christ (“une Passion”).
C’est ce caractère universel de la Négritude qui en ferait donc à la fois le
“triomphe du Narcissisme et [le] suicide de Narcisse” (Sartre, “Orphée noir”
xliii). Or, comment expliquer la possibilité de ce glissement du particulier à
l’universel, si ce n’est par la forme remarquablement spécifique de la blessure
par laquelle se crie et s’écrit la Négritude :
[…] parce qu’elle est un Archétype et une Valeur,
elle trouvera son symbole le plus transparent dans les valeurs
esthétiques ; parce qu’elle est un appel et un don, elle ne peut se faire
entendre et s’offrir que par le moyen de l’œuvre d’art qui est appel à la
liberté du spectateur et générosité absolue. La Négritude c’est le contenu
du poème, c’est le poème comme chose du monde, mystérieuse et
ouverte, indéchiffrable et suggestive ; c’est le poète lui-même.
(“Orphée noir xliii, je souligne).
Se tisse ici un rapport entre le poème comme objet linguistique (“le
contenu du poème”) et chose du corps. De ce ‘mystérieux’ caractère bifide
(“chose du monde […] ouverte”) de la langue poétique, s’échappe une
voix (“C’est le poète lui-même”).
La lecture d’une autre préface, “The Wound and
the Voice,” texte préliminaire de Cathy Caruth à son ouvrage Unclaimed
Experience : Trauma, Narrative, and History (1996) permet de revenir
sur cet avènement d’une voix autre et de comprendre l’origine et la manifestation
de ce dédoublement. Caruth relit pour
nous la romance épique de Tasso (Gerusalemme Liberata) mentionnée par
Freud (Beyond the Pleasure Principle) et revient plus précisément sur la
répétition du trauma (la perte accidentelle de l’aimée) au moment où la
voix de Clorinda s’échappe de l’arbre que Tancred vient à peine de
pourfendre—reproduisant ainsi de façon symbolique son premier geste
meurtrier :
It is possible,
of course, to understand that other voice, the voice of Clorinda, within the
parable of the example, to represent the other within the self that retains the
memory of the “unwitting” traumatic event of one’s past. But we can also
read the address of the voice here, not as the story of the individual in
relation to the events of his own past, but as the story of the way in which
one’s own trauma is tied up with the trauma of another, the way in which
trauma may lead, therefore, to the encounter with another, through the very
possibility and surprise of listening to another’s wound. (Caruth 8)
On comprend alors que c’est la
Négritude comme blessure particulière qui, tout à l’heure, permettait de faire
signe vers une universalisation de la souffrance. Comme notre discours tend à
analyser les rapports de force mis en présence au sein de la pratique
littéraire, il nous faut préciser l’origine de la tension observée.
Afin de se représenter plus facilement ce
dont nous parlons, à savoir ce processus d’exclusion de l’autre au sein du
canon des lettres d’expression française (au sens littéral que cette locution
retrouve lorsque l’étiquette universitaire s’en détache), il serait commode de
se remémorer Les Métamorphoses d’Ovide et plus précisément une des
légendes thébaines du livre troisième, celle de Narcisse et Écho. Ce support
mythologique nous livre, en effet, un Narcisse incapable de voir Écho, mais
néanmoins hanté par sa présence au fond et au-delà de lui-même. Qu’il (Narcisse
comme le canon) avoue ou dénie cette présence marquée comme absence,
invisibilité ou illisibilité dans le rapport de soi, elle (Écho comme la marge)
conditionne, déstabilise, toujours, à demeure, la moindre de “ses” paroles. Il est, à ce titre, intéressant de relire
l’essai “An Impossible Response : The Disaster of Narcissus” (1991) dans
lequel Claire Nouvet s’arrête sur le caractère féminin d’Écho :
Ovid’s narrative explicitly
constitutes the feminine as an “other,” a separate subject who can only speak
by altering the language provided by another and, as it were, anterior
subject. We recognize in this description the all-too familiar
characterization of the feminine as derived and secondary, as an otherness
added to a formerly unaltered entity. At
the same time, however, Ovid’s text proposes another reading of the feminine
otherness. The feminine figures an otherness which can no longer be posited as
simply another subject, or even as the “radically other,” the “tout autre.”
Associated with the derivative and the secondary, the feminine is to be
considered less as a being than as an operation: it is “other” to the extent
that it “alters.” Resisting the logic of the “tout autre” according to which
the “tout autre” must remain unaltered in order to remain absolutely other, the
feminine would name not an “other” exempt of alteration but instead an endless
process of alteration. This alteration does not affect the language
“afterwards,” but originally; it is not secondary, but originary. (Nouvet 109-10, je
souligne)
Tandis que, s’appuyant sur Ovide, Nouvet fait d’Écho la métaphore du féminin, j’y vois plutôt le symbole de l’opprimé par excellence. C’est la force du traumatisme (le rejet d’Écho et sa transformation en écho) qui (r)appelle d’autres blessures (celle de Clorinda, celle des femmes, celle du Juif errant, celle de la diaspora africaine, celle du colonisé, celle de l’Antillais, celle du Breton…) et qui nous rend sensibles à leurs témoignages respectifs.
Ainsi,
Echo figure-elle la trace de cette différence qui se déplace dans la langue
(quelle que soit la langue) que nous utilisons pour nous exprimer. Cette différence est liée à la nature de la
langue, outil linguistique que nous devons emprunter pour nous dire en
minimisant, en refoulant même, l’écart incommensurable entre le sujet
d’énonciation et son medium linguistique.
Car, en effet, qu’est-ce qui se trouve déstabilisé au juste, au cœur de
la question littéraire qui nous occupe ici, si ce n’est la notion de la
propriété de la langue française ? Mais, à qui appartient-elle donc, cette
langue ?
C’est à
ce moment précis de notre réflexion qu’un texte de Jacques Derrida, publié en
1996, rentre en jeu : Le Monolinguisme de l’autre ou la prothèse
d’origine. Le pré-texte de cette communication au genre pluriel tient
à l’invitation du philosophe français né
en Algérie (à El-Biar, en 1930) à un débat sur la francophonie : “Echoes from Elsewhere/Renvois
d’ailleurs,” Baton Rouge (23-25 avril 1992). Or, voici que, tout à coup,
Derrida nous déclare:
Je n’ai qu’une langue et ce n’est pas la
mienne, ma langue propre m’est une langue inassimilable. Ma langue, la seule que je m’entende parler
et m’entende à parler, c’est la langue de l’autre. (Le Monolinguisme 47)
Pour tenter de
comprendre le paradoxe qui surgit à travers la présentation philosophique, il
nous faut repenser la pratique littéraire (soit l’inscription scripturale)
depuis le trauma. Cathy Caruth nous y préparait plus haut en démontrant
que le dis-cours de Tancred témoignait de la blessure de Clorinda. L’usage du
tiret (-) au sein du mot dis-cours cherche ici à énoncer/annoncer cette
division intrinsèque de la langue-corps (soit l’organe qui intervient dans la
déglutition et la parole) et de la langue-discours (soit le système de signes
verbaux emprunté par un individu ou une communauté). Mais, il faut maintenant remonter aux causes
traumatiques du dis-cours derridien et entendre l’écho de sa (com)plainte au
sein de l’idiome à travers lequel il s’exprime : la langue française. Au
fil de son témoignage, on repère bientôt les traces d’une blessure historique
affectant non plus seulement Jacques Derrida lui-même mais aussi l’ensemble de
la communauté dont il est issu, à savoir la communauté des Juifs-Français
d’Algérie. En effet, les lois d’exception du régime de Vichy ôtèrent, de 1940 à
1943, la citoyenneté française aux Juifs-Français nés en Algérie. Cet exemple
historique (ablation d’une citoyenneté) permet au philosophe de dévoiler la
nature non plus essentielle mais discursive du concept fondamental de
‘citoyenneté.’ De la même façon, cet
exemple remet en cause “ce qu’on appelle tranquillement une langue” (Derrida, Le
Monolinguisme 35). Ainsi en deçà de la
violence exemplaire même, demeurerait un principe de non-identité, la
trace d’une blessure cette fois-ci universelle:
notre rapport sans rapport à la langue, que celle-ci nous soit langue
maternelle ou langue coloniale.
Le
renversement à l’œuvre s’expliquerait ainsi à partir d’un traumatisme comme
donnée inexorable et non plus comme exception à une règle structurelle :
Ce serait plutôt
l’exemplarité--remarquable et remarquante--qui donne à lire de façon
fulgurante, intense voire traumatique,
la vérité d’une nécessité universelle.
La structure apparaît dans l’expérience de la blessure, de l’offense, de
la vengeance et de la lésion. De la
terreur. Événement traumatique parce
qu’il y va ici de coups et de blessures, de cicatrices, souvent de meurtres,
parfois d’assassinats collectifs. C’est
la réalité même, la portée de toute férance,
de toute référance comme différance. (Derrida, Le Monolinguisme 48-49)
Or, si la blessure de la L/langue implique une
résistance, un interdit et donc un désir de nous l’approprier, sa blessure
implique aussi une ouverture qui permet ce glissement du particulier à
l’universel tel que Derrida vient de le réaliser sous nos yeux. A défaut de
pouvoir réduire la condition bifide qui est à l’origine de la menace (je ne
possède pas ma langue maternelle), une attitude idéologique ferme doit
donc être maintenue, la pulsion coloniale est un des symptômes les plus graves
de cette anxiété (si j’impose ma langue maternelle à l’autre, cela
prouve que je possède ma langue). Le geste colonisateur (et son cortège de
“mission religieuses, bonnes œuvres philanthropiques ou humanitaires, conquêtes
de marché, expéditions militaires ou génocides” (Derrida, Le Monolinguisme
70) trahit ainsi le désir de marquer la souveraineté absolue de la
langue comme Langue. C’est ce qui fait dire à Derrida que “la folie de
la loi loge sa possibilité à demeure dans le foyer de son
auto-hétéronomie” (Derrida, Le
Monolinguisme 69-70). C’est ce qui nous fait dire que ceux qui ont vécu le
traumatisme particulier de l’imposition de la langue du colonisateur seraient
plus à même de dévoiler la blessure de la L/langue comme traumatisme universel
refoulé.
Le geste
déconstructif : une nécessité méthodologique et éthique
Face à la condition bifide de la L/langue, nous nous
intéresserons, au fil de notre exercice littéraire à venir, à la possibilité de
subversion ou plutôt de trans-lation ou encore de greffe que cette
blessure peut offrir. Ainsi, notre réflexion portera-t-elle sur la
langue blessée (ou les cris/l’écrit d’Écho) dans la littérature d’expression
française. Puisque nous cherchons à
démontrer les limites du paradigme Centre/Périphérie-Marge/Canon, il faudra
entendre Écho aussi bien à travers la production littéraire d’un écrivain
francophone que celle d’un écrivain français.
Notre premier chapitre s’attachera à
analyser le texte derridien. Tout simplement parce que ce texte, comme on peut
déjà le pressentir, appelle le critique littéraire à remettre ses acquis,
ses outils, sa méthode et son cadre analytique en question. Abdelkébir Khatibi,
dans sa “Lettre ouverte (à Jacques Derrida)” (1999) rappelle la nécessité du
geste déconstructif dans toute étude de la littérature postcoloniale :
“J’ai toujours pensé que ce qui porte le nom de ‘déconstruction’ est une forme
radicale de ‘décolonisation’ de la pensée occidentale” (Khatibi, La Langue
de l’autre 2). Réda Bensmaïa souligne aussi le rôle que la déconstruction a
joué dans la découverte du site francophone comme nouveau champ
d’investigation universitaire:
During these years [the late
1980s], deconstruction had made its way in France accompanied and, in some
instances, preceded by theoretical and critical work [feminist studies, cultural
and postcolonial studies, subaltern studies] that would greatly contribute to a
better understanding of the at times hybrid, at times multiple or diverse
character of this new “site” or “place” that Francophonie was to become—a
“site”, a “place” that would finally allow the sketching out of possible ways
to go beyond the nihilism at work in the dogmatic no to say frankly
“metaphysical,” concept of Francophonie. […] It was this work that allowed the
Topography in question to be “drawn” and the main parameters of the new
Topology “Francophonie”, to be marked out.
(Bensmaïa 22)
A une
nécessité méthodologique vient également s’ajouter une nécessité éthique. En
adoptant la forme du témoignage, Le Monolinguisme nous permet de
répondre à cette double nécessité. En
effet, la problématique de la brutale imposition de la langue du colonisateur
est un sujet sensible. Vivre en pleine ère post-coloniale ne rend pas la tâche
d’en parler moins délicate. Le
traumatisme de la perte (ou de la dépréciation) de la langue maternelle demeure
une des blessures les plus profondes de l’inconscient collectif des nations qui
ont vécu l’oppression coloniale. En terme de production littéraire, le débat
postcolonial se fonde, par conséquent, le plus souvent sur le statut ambigu d’un
sujet d’énonciation (la voix de l’écrivain postcolonial) qui doit se
positionner à l’intérieur d’un discours produit dans la langue du maître.
James Joyce a décrit avec intensité le
fardeau de cette contingence historique sur la psychée irlandaise. Je pense, notamment, à A Portrait of the Young Man as an
Artist (1916).[11]
Plus
récemment, l’écrivain et penseur martiniquais, Édouard Glissant (que Derrida
cite à la page 44), a parlé dans Le Discours antillais (1981) de la
souffrance de la “non-maîtrise d’un langage approprié” comme conséquence
irréparable de la politique colonialiste de la langue.
Or,
Derrida n’ignore pas et ne veut en aucun cas passer sous silence la cruauté des
“situations d’aliénation ‘coloniale’ d’asservissement historique” (Le
Monolinguisme 44-45). Il cherche, néanmoins, à nous faire comprendre que
les mêmes difficultés de greffe identitaire demeurent à l’intérieur de la
langue maternelle (aussi bien celle du colon que celle du colonisé) : “[…]
cette définition porte aussi, pourvu qu’on y imprime les inflexions requises,
bien au-delà de ces conditions déterminées. Elle vaut aussi pour ce qu’on
appellerait la langue du maître, de l’hospes ou du colon.” Ce qui revient à dire que le traumatisme de
l’auto-hétéronomie de la Langue comme Loi—qu’il soit ressenti “plus
littéralement, plus sensiblement,” par le sujet (post)colonial ou qu’il soit
réprimé plus facilement par celui qui croit avoir une langue maternelle et qui
s’en convainc en réitérant l’histoire coloniale de sa nation—est universel :
Bien loin de dissoudre la spécificité
toujours relative, si cruelle soit-elle, des situations d’oppressions
linguistiques ou d’expropriation coloniale, cette universalisation prudente et
différenciée doit rendre compte, je dirais même qu’elle est la seule à pouvoir
le faire, de la possibilité déterminable
d’un asservissement et d’une hégémonie. (Derrida, Le Monolinguisme 44-45)
De la (pro)thèse
derridienne à la greffe littéraire d’expression française : trois lectures
sur l’Algérie.
Mais,
pourrait-on nous rétorquer, pourquoi choisir comme point de départ d’une
réflexion littéraire un texte à caractère théorique ? Parce que Derrida
lui-même qualifie son adresse de fable. Parce qu’on ne peut enfermer un texte
si riche dans la catégorie du discours philosophique. Parce que la
métalangue est une chimère. Parce que le texte porte une personnalité complexe
qui se traduit autant par le biais d’une fiction auto-biograhique que par celui
du discours théorique que par celui du manifeste provocateur… À nous d’écouter
toutes ces bouches sans en bâillonner une. Les multiples échos de leurs débats
promettent de déjouer sinon de dénoncer les habitudes coloniales, ce qui rend
la lecture de ce texte nécessaire. Par conséquent, la langue (blessée) qui
s’exprime à travers le texte derridien est aussi digne d’être écoutée que les
autres langues blessées que nous écouterons à sa suite et qui s’écri(v)ent à
travers des œuvres définies d’emblée comme littéraires.
Le texte
du philosophe franco-maghrébin sera donc appréhendé de deux façons. Tout
d’abord, en tant que texte littéraire. Nous analyserons, alors, la langue
blessée de Jacques Derrida et son travail d’écrivain, souvent laissé pour
compte dans les analyses “purement” philosophiques, mais auquel certains savent
aussi rendre hommage, le définissant comme “l’événement d’une nouvelle parole,
entre le silence et l’inouï. L’affirmation d’un idiome” (Khatibi 11). Parce
qu’elle transmet une morale aux accents plus graves pour ceux qui s’intéressent
au corpus textuel relevant le défi de se définir en s’exprimant à travers la
langue française, la “petite fable” (Le Monolinguisme 31) du
Juif-Français d’Algérie, une fois analysée, sera considérée(au-delà du
pré-texte, du jeu littéraire, de la performance) en tant que clef interprétative
et il nous faudra, alors, l’éprouver.
Chapitre 1
ou la nécessité de brisure performative pour (se) figurer
l’infigurable
dans Le
Monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine (1996)
Il n’y aura pas de nom unique fût-il le nom de
l’être. Et il faut le penser sans nostalgie, c’est-à-dire hors du mythe de
la langue purement maternelle ou purement paternelle, de la patrie perdue de la
pensée. Il faut au contraire l’affirmer, au sens où Nietzsche met
l’affirmation en jeu, dans un certain rire et un certain pas de la danse. (Derrida, “La différance” 29)
Je n’ai qu’une langue et ce n’est pas la mienne, ma
langue “propre” m’est une langue inassimilable. Ma langue, la seule que je m’entende
parler et m’entende à parler, c’est la langue de l’autre. (Derrida, Le Monolinguisme 47, je
souligne)
Si nous était donnée la possibilité d’écouter la parole
donnée de Jacques Derrida,[12] de recevoir et de croire d’entrée de jeu[13] un témoignage
publiquement rendu comme
(re)marque extérieure
d’une expérience particulière[14] et comme
preuve reconnue d’emblée[15] d’une structure universelle,[16] alors se donnerait à voir la nécessité de “contradiction
logique augmentée d’une contradiction
pragmatique ou performarive”
(Derrida, Le
Monolinguisme 15) afin de (se) figurer l’infigurable: “le phantasme de la “langue maternelle””
(Derrida, Le Monolinguisme 2). Au
sein de cette situation d’écoute pleine de bonne volonté demeure toujours en
puissance le risque d’une (in)compréhension partielle, celui donc d’une résistance
à la communication. Or, comment (se)
jouer de cette résistance dans la langue et de la langue? Résistance au moins double en effet. Puisque le vocable, duquel et sur lequel
Derrida s’exprime, transporte deux
sens, désignant à la fois la langue (soit l’organe qui intervient dans la
déglutition et la parole) et la langue (soit le système de signes verbaux emprunté par un individu ou une communauté).
Cette division sémantique intrinsèque, ce
dédoublement entre la langue-corps et la langue-discours, Derrida en dit la
souffrance: “[...] ma langue “propre”
m’est une langue inassimilable”!
L’adjectif possessif tente d’emblée d’identifier et de s’approprier la langue qu’il annonce et énonce, tandis que
les guillemets que porte l'adjectif qualificatif
“propre” rendent immédiatement les notions d’identité et
d’appartenance liées à cette “même” langue suspectes. Cet effet bifide affecte l’énonciation des
caractères de la langue posés comme essentiels.
Le trouble est ainsi jeté sur la définition recherchée et il se trouve
augmenté par l’aveu de l’énonciateur d’“avoir” une langue “inassimilable” soit
une langue dans l’incapacité d’être une,
de devenir une substance propre, un
principe unique. Le caractère à jamais hétérogène de cette
langue (organe qui ne fait pas un avec le reste du corps; système de signes qui
ne fait pas un avec le sujet qui le pratique) déstabilise ainsi toujours tout
énoncé et toute énonciation.
Hétérogénéité qui déstabilise de façon plus accrue celui et celle qui
parlent de la langue. D’où le doppelgänger honnête mais déroutant que
Derrida rend non pas visible mais néanmoins brusquement lisible à travers la
contradiction logique suivante: “Ma
langue [...], c’est la langue de l’autre.”
Insistons ici sur le phénomène de la lisibilité et non celui de la
visibilité, car ce caractère dis-semblable ne fait son apparition à la surface
de la langue que de façon sporadique. La
brisure performative force son émergence.
Cette brisure
du performatif, Derrida en fait le sujet d’un texte à double titre. D’une part,
comme lésion à la surface de la
langue révélant un trouble plus profond de
l’organe de la parole et des signes
qu’il dissémine et, d’autre part, comme moyen
unique de révéler l’imposture[17] (camouflée dans et par la langue), cette
blessure-brisure de la langue apparaît dans le geste déconstructif à travers le
processus d’une démonstration
analytique, toujours différée, toujours promise,[18] toujours annoncée sur le ton de la récrimination. Le
monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine nous livre—à coups
de griffe/grief/grief/greffe—[19] une réflexion sur la langue comme Loi folle,
c’est-à-dire dépossédée d’elle-même:
idiome non propre au sujet qui tente d’y inscrire, d’y greffer, en vain
et inexorablement son je, sa marque,
sa griffe, sa signature. La question à
la fois philosophique et linguistique demeure: “Comment le dire?” (Derrida, Le Monolinguisme 16). Question posée en introduction, elle devient
la problématique du texte. En effet,
comment montrer, exhiber, dire la folie de la Loi dans les termes de la
Loi? Comment exprimer la folie de la langue à
travers la langue? Au-delà et en
deçà de la “petite fable” (Derrida, Le
Monolinguisme 31) du
Juif-Français-d’Algérie, ce sont les questions de l’écriture et de la relation
à la langue dans l’articulation de celle-ci qui sont adressées ici au fil de la
thèse défendue (dans la langue et par
la langue) (Derrida, Le Monolinguisme
60) et des multiples genres littéraires imaginés et imaginaires mentionnés qui
la véhiculent tout au long de cette “écriture déconstructive” (Derrida, Le
Monolinguisme 115).
Dans un premier
temps, il nous faudra reconstituer pas à pas la structure éclatée[20] dans laquelle s’annonce et s’énonce l’hypothèse de
Jacques Derrida, pour dégager progressivement les définitions de syntagmes tels
que “le monolinguisme de l’autre” et “la prothèse d’origine.” Il nous restera, alors, non seulement à
interpeller le sens de la promesse et de la menace d’une politique comme
politique, droit et éthique universels, mais aussi à souligner les implications
de ce discours philosophique greffées sur un discours plus littéraire. En effet, cette opération de transfert, ce
glissement discursif, fait apparaître la possibilité d’un nouveau cadre exégétique pour les littératures d’expression française.
Comment
accédons-nous au texte de Derrida? Le
titre double posé comme énigme entraîne déjà un jeu entre le titre et le
sous-titre. Le binôme s’impose, en nous
refusant déjà, encore et toujours le nom unique. Une dédicace suit désignant [au moins une prosthesis d’origine et] au moins un destinataire. Au moins, puisque “ce destinataire, on ne
peut jamais que le présumer, certes, dans toutes les situations du monde” (Derrida, Le Monolinguisme 96). Une petite note à la page suivante nous
permet d’identifier David Wills, auteur de Prosthetics (1995),
comme l’un des organisateurs d’un colloque (“Echoes from Elsewhere/Renvois d’ailleurs”, Baton Rouge, 23-25 avril
1992) où une des versions orales du texte écrit que nous avons sous les yeux
(publié en 1996) fut présentée. Cette
remarque brouille de nouveau l’origine du texte. Protéiforme et s’adressant à un public varié
(destinataire(s) de la dédicace; audience/lecteurs;
écrivains/philosophes; Français/Américains/Francophones...)
dans des lieux variés (la Sorbonne; l’université d'État de Louisiane; l’espace
de la lecture), cette communication au genre pluriel se donne autour d’un débat
sur la francophonie. Ce sont d’ailleurs
les voix de deux écrivains francophones, Édouard Glissant et Abdelkébir
Khatibi, que Jacques Derrida a mises en exergue. Rappelons-les:
Le “manque” n’est pas dans la méconnaissance d’une langue (le français), mais dans la non-maîtrise d’un langage approprié (en créole ou en français). L’intervention autoritaire et prestigieuse de la langue française ne fait que renforcer les processus du manque.
La revendication de ce langage approprié passe donc par une révision critique de la langue française [...]
Cette révision
pourrait participer de ce qu’on appellerait un anti-humanisme, dans la mesure
où le domesticage par la langue française s’exerce à travers une mécanique de
l’“humanisme” (Derrida, Le
Monolinguisme ; citant Glissant, Le Discours antillais 334).
Là, une
naissance à la langue, par enchevêtrement de noms et d’identités s’enroulant
sur eux-mêmes: cercle nostalgique. [...]
Je crois profondément que, dans ce récit, la langue elle-même était
jalouse (Derrida, Le Monolinguisme ;
citant Khatibi, Amour bilingue
77).
La présence, au seuil du texte, de ces deux sensibilités
critiques et littéraires antillaise et marocaine (qui étaient présentes au
colloque susmentionné) annonce la plurivocité de l’analyse en cours. Nous sommes déjà dans un travail de
déconstruction: “plus de langue, plus d’une
langue” (Derrida, Le Monolinguisme
3); plus d’une parole, plus d’une voix, tons pluriels déstabilisant l’ipséité
assignée à la langue. Ici, Édouard Glissant réitère cette
construction de l’essence perdue (“le manque . . . les processus du manque”) d’une langue (“un langage approprié . .
. ce langage approprié”) en tant que systèmes de signes verbaux propre à une communauté, à un groupe, à un
individu. Or, Derrida revient sur cette
définition du “propre”[21] et crie à
l’imposture:
1. On ne parle jamais
qu’une seule langue — ou plutôt un seul idiome.
2. On ne parle
jamais une seule langue — ou plutôt il n’y a pas d’idiome pur. (Derrida, Le
Monolinguisme 23)
Cette proposition sera (re)présentée et débattue au sein
d’une structure dialogique; plus d’une langue” (Derrida, Le Monolinguisme 2) encore (dé)livrent la parole ainsi mise en
scène comme le précise l’annonce:
Ainsi commence ce livre:
à la fois intime, entre soi et soi, et pourtant “hors de soi”, c’est une
sorte de causerie, le murmure d’une confession animée, mais aussi
une apostrophe jouée, la fiction d’un entretien dramatique, un
débat politique enfin—dans une langue au sujet de la dite langue.”
(Derrida, Le Monolinguisme 2, je souligne)
La pluralité des genres dans lesquels s’énoncent les prémisses
de l’argument, sans cesse posées, jamais démontrées, permet de remettre en
question le “cercle nostalgique de l’unique” dont parle Khatibi comme bien
d’autres praticiens et théoriciens de l’écriture dite postcoloniale. Dans le contexte post-colonial, l’origine
perdue ou défendue ou revendiquée de la langue dite maternelle peut perpétuer
le mythe de la possession ou de l’expropriation de sa propre langue. Ce mythe,
Derrida l’expose ultérieurement dans sa situation politique, historique et
linguistique particulière afin de révéler la vérité générale masquée dont il
est issu:
La libération, l’émancipation, la révolution, ce sera
nécessairement le second tour. Il
affranchira du premier en confirmant un héritage, en l’intériorisant, en se le
réappropriant—mais seulement jusqu’à un certain point, car c’est mon hypothèse,
il n’y a jamais d’appropriation ou de réappropriation absolue. Parce qu’il n’y a pas de propriété naturelle
de la langue, celle-ci ne donne lieu qu’à de la rage appropriatrice, à de la
jalousie sans appropriation. La langue
parle cette jalousie, la langue n’est que la jalousie déliée. (Derrida, Le
Monolinguisme 46)
La jalousie est le sentiment auquel réfère aussi
Khatibi. Dans un geste
anthropomorphique, l’écrivain francophone assigne ce trait de caractère au
système
linguistique à travers lequel il s’exprime: “Je crois
profondément que, dans ce récit, la langue elle-même était jalouse.” Derrida
‘diagnostique’ au sein de cette projection sentimentale sur la langue, une
inquiétude douloureuse du sujet qui éprouve un désir de possession exclusive
envers la langue de l’écriture et qui craint son éventuelle infidélité
(Derrida, Le Monolinguisme 2). Son analyse tend à (dé)montrer que tout travail de la langue (qu’elle soit
la langue de la mère ou la langue du colonisateur) porterait donc les
stigmates de cette névrose obsessionnelle: posséder sa langue.
La relecture attentive du texte derridien tout entier
permet ainsi d’observer non seulement un processus de renvois entre le corps du
texte et son seuil, presque son
hors-texte, mais aussi un jeu subtil entre le dire et le vouloir dire pour
encore affirmer une fois de plus l’écart inexorable, soit la blessure-brisure
performative comme condition fondamentale du fonctionnement du système linguistique. Ce point se trouve toujours, déjà, encore
illustré en bordure de texte, alors que nous nous heurtons à une formule
d’édition (“prière d’insérer”) qui tend à permettre, avant la publication, la
greffe de l’“annonce” (Derrida, Le
Monolinguisme 1). Cependant, cette
annonce n’est qu’un effet d’annonce puisqu’elle souligne seulement, en les répétant, les premiers mots du premier chapitre
(Derrida, Le Monolinguisme 13-14).
La marque de départ, l’annonce comme origine du texte, n’est en
fait que re-marque, réitération. Toutefois, le texte cité en annonce est
lui-même sectionné, amputé. Par
conséquent, l’action “d’insérer,” d’intégrer, d’assimiler, n’est pas complète
et ne peut que demeurer un souhait,
une “prière.” La blessure de cette
amputation à demeure dans la langue rejaillit dans le (pré)texte présent:
Tu perçois du coup l’origine de mes souffrances,
puisque cette langue les traverse de part en part, et le lieu de mes passions,
de mes désirs, de mes prières, la vocation de mes espérances...” (Derrida, Le Monolinguisme 1, 14, je
souligne)[22]
et encore dans le corps de l’argumentation:
Une structure immanente de promesse ou de désir, une
attente sans horizon d’attente informe toute parole. Dès que je parle, avant même de formuler une
promesse, une attente, ou un désir comme tels, et là où je ne sais pas encore
ce qui m’arrivera ou ce qui m’attend au bout d’une phrase, ni qui, ni ce qui attend qui ou quoi, je suis dans cette promesse ou dans
cette menace—qui rassemble dès lors la langue, la langue promise ou menacée,
prometteuse jusque dans la menace et vice
versa, ainsi rassemblée dans sa dissémination même. (Derrida, Le Monolinguisme 43)
Une autre
contradiction performative apparaît dans l’annonce entre sa fausse première partie (la citation)
simulant le ton de l’adresse familière (“imagine-toi […] figure-toi […]
tu perçois” [Derrida, Le
Monolinguisme 1]) et sa partie conclusive qui présente la forme adoptée de
l’exposé et les sujets qui y seront traités tout en annonçant la littérature
comme “l’infigurable langue de l’autre”[23] (je souligne). Ainsi c’est la question de la métaphore,
du transport de signification au moyen de la figure rhétorique qui est encore ici posée: comment (se) figurer l’absence, l’absence
d’origine essentielle, l’absence de filiation entre le sujet et la langue dans
laquelle il s’exprime? Derrida y revient
au chapitre 4:
Comme le
“manque,” cette aliénation à demeure paraît constitutive. Mais elle n’est ni un manque ni une
aliénation, elle ne manque de rien qui la précède ou la suive, elle n’aliène
aucune ipséité, aucune propriété, aucun soi
qui ait jamais pu représenter sa veille.
Bien que cette injonction mette en demeure à demeure, rien d’autre
n’“est là,” jamais, pour veiller sur son passé ou sur son avenir. (47-48, je souligne)
Est mise en
présence ici la nécessité de la figure
de style pour dire l’infigurable: non
pas le manque, non pas la perte, mais l’absence essentielle de re-lation. Même la langue qui commente la langue ne peut
résister aux effets de (la) langue. La
brisure du performatif (figurer l’infigurable) est la preuve que nous sommes
toujours dans un phénomène de traduction, de trans-lation, de trans-positions, d’écarts, de dis-cours, comme
condition
de la langue: “la
loi elle-même comme traduction”
(Derrida, Le Monolinguisme 25).
De ce fait, ce que l’on appelle le métalangage n’est encore que le
phantasme de posséder une langue qui puisse maîtriser la langue, l’assujettir:
Monolinguisme et tautologie, impossibilité absolue de
métalangage. Impossibilité d’un
métalangage absolu, du moins, car des effets
de métalangage, des effets ou des phénomènes relatifs, à savoir des relais de
métalangage “dans” une langue y introduisent déjà de la traduction, de
l’objectivation en cours. Ils laissent
trembler à l’horizon, visible et miraculeux, spectral mais infiniment
désirable, le mirage d’une autre langue. (Derrida, Le Monolinguisme 44)
Le (pré)texte
derridien s’achève sur un rappel
(Derrida, Le Monolinguisme 3-4) qui suit l’annonce (Derrida, Le Monolinguisme 1-2) et
précède le texte (soit les huit chapitres et l’épilogue). Sa première fonction en tant qu’adresse (de
l’auteur ou de l’éditeur) au lecteur est de lui offrir quelques repères
intertextuels (situant le texte au coeur
des préoccupations du philosophe et de son oeuvre) ainsi que des indications
sur le(s) genre(s) que l’exposé derridien emprunte.[24] Il en a,
cependant, une seconde, moins visible, celle de faire revenir en mémoire, de
rappeler et de rendre présent, quelque chose qui semble oublié, comme réprimé
(un interdit fondamental, une loi, une nécessité à peine perceptible qui oeuvre
et qui opère):
Ce que je voudrais me rappeler moi-même, ce à quoi je
voudrais me rappeler, ce sont les traits intraitables d’une
impossibilité, et si impossible et si intraitable qu’elle n’est pas loin
d’évoquer une interdiction. Il y aurait
là une nécessité, mais la nécessité de ce qui se donne comme
impossible-interdit [...] et une
nécessité qui oeuvre pourtant: la
traduction, une autre traduction que celle dont parlent la convention, le sens
commun et certains doctrinaires de la traduction. (Derrida, Le Monolinguisme
25, je souligne)
Ce rappel annonce l’écriture puisque “l’écriture se
destine comme d’elle-même à l’anamnèse” du sujet. “Même si elle l’oublie, elle appelle encore
cette mémoire, elle s’appelle ainsi, l’écriture, elle s’appelle de
mémoire” (Derrida, Le Monolinguisme
22).
Ces quelques
remarques sur le hors-texte
pourraient apparaître superficielles voire déplacées
selon le principes de l’analyse littéraire classique, mais nous envisageons ici
la parole d’un philosophe et d’un linguiste pour lequel “il n’y a pas de
hors-texte”[25] et qui situe sa recherche “au bord du français”:
Mais j’ai tort, j’ai tort à parler de traversée et de
lieu. Car c’est au bord du français, uniquement, ni en lui ni hors de lui, sur
la ligne introuvable de sa côte que, depuis toujours, à demeure, je me
demande si on peut aimer, jouir, prier, crever de douleur ou crever tout court
dans une autre langue ou sans rien
en dire à personne, sans parler même. (Derrida, Le
Monolinguisme 14, je souligne).[26]
Notre commentaire du pré-texte doit donc être conçu comme
une préparation au texte derridien. Il
nous aura permis d’aborder une façon d’écrire, de (dé)composer un argument, et
surtout de présenter le contexte dans lequel apparaîtront les références
directes du texte. Nous voici prêts
maintenant à confronter, chapitre par chapitre, la défense de l’hypothèse de
départ: “Oui, je n’ai qu’une langue, or
ce n’est pas la mienne” (Derrida, Le
Monolinguisme 15). C’est dans la
force de cette affirmation en tant qu’évocation d’une situation particulière
dans son contexte historique, politique et sentimental que Jacques Derrida
passe à une (autre) affirmation en tant que vérité générale: “le monolinguisme de l’autre, cela veut dire
encore autre chose, qui se découvrira peu à peu: que de toute façon on ne parle qu’une langue
— et on ne l’a pas” (Derrida, Le Monolinguisme 70). Cette manière de procéder, cette méthode
d’exposition nous est révélée, en milieu de parcours, au chapitre 4:
Ce serait plutôt l’exemplarité—remarquable et
remarquante—qui donne à lire de façon fulgurante, intense voire traumatique, la vérité d’une nécessité
universelle. La structure apparaît dans
l’expérience de la blessure, de l’offense, de la vengeance et de la
lésion. De la terreur. Événement traumatique parce qu’il y va ici de
coups et de blessures, de cicatrices, souvent de meurtres, parfois
d’assassinats collectifs. C’est la
réalité même, la portée
de toute férance,
de toute référance comme différance. (Derrida, Le Monolinguisme 48-49)
Ainsi en deçà de cette référence à la réalité algérienne
actuelle, en deçà de la violence
exemplaire même, demeurerait un principe de non-identité, la trace d’une blessure
cette fois-ci universelle: notre rapport
sans rapport à la langue. Or, pour être
en mesure d’exprimer (à travers un
système de représentation) cette trace (lui échappant et y échappant),
s’imposerait un détour (comme
“temporalisation et espacement” à la
fois des signifiants et des signifiés) sous la forme d’une brisure
performative.[27] Derrida, comme
nous allons le voir, (se) joue de la langue pour évoquer, au cours de multiples
contradictions pragmatiques, cette trace.
Le premier
chapitre présente la proposition de départ, celle qui sera discutée sous la
forme d’un entretien entre amis dans lequel un “sujet de culture française”
(Derrida, Le Monolinguisme 13) confie qu’il ne parle qu’une seule langue
mais qu’il ne la possède pas.
L’affirmation linguistiquement maîtrisée d’ une non-maîtrise de la
langue utilisée
pour cette affirmation est immédiatement relevée par
l’interlocuteur qui la définit, avec véhémence, comme une “absurdité”: “un
mensonge dès lors incroyable qui ruine le crédit de ta rhétorique” (Derrida, Le Monolinguisme 16). Cette
réponse ne sous-entendrait-elle pas que posséder une langue est un mensonge
crédible qui enrichit le crédit de la rhétorique (colonialiste, ethnocentriste,
occidentale)? L’affirmative ferait du
phantasme de la langue maternelle l’alibi d’un système politique et économique
donné. Or, sans cette prothèse
d’origine, le système hégémonique, en tant que garant de l’identité nationale,
perdrait son apparente légitimité. “La provocation de cette prétendue
‘contradiction performative’ ” (Derrida, Le Monolinguisme 19) est lancée
pour justement remettre en cause des théories et des pratiques acceptées. Si elle était si absurde, intriguerait-elle
autant? soulèverait-elle sur son passage les tempêtes de conjurations que remarque
notre provocateur?[28] En effet, le
débat s’échauffe, à travers une prosopopée qui donne voix à des protestations
issues des milieux intellectuels (allemands, anglo-américains, français) criant
à la manipulation discursive d’une remarque démagogique: “Et voilà maintenant que pour nous émouvoir et
nous gagner à votre cause, vous jouer la carte de l’exilé ou du travailleur
émigré, voilà que vous alléguez, en français, que le français vous a toujours
été langue étrangère!” (Derrida, Le
Monolinguisme 18). L’esclandre peut
certes se justifier si l’on place le débat à un niveau plus pragmatique que
théorique. En fait, Derrida n’eut pas à
apprendre une autre
langue que sa langue maternelle comme doit le faire toute
personne subissant une pression économique, politique et/ou historique de par
laquelle l’apprentissage d’une langue dite hégémonique s’impose à elle de par
le texte législatif ou la loi de la nécessité.
De plus, Derrida est pied-noir.
Avec toutes les implications sociales et historiques que ce terme
comporte et que nul n’ignore, de qui se moque-t-il? Mais cet esclandre, ne l’oublions pas, est
feint. On reconnaît sous cette figure de
style le jeu de Jacques Derrida qui se dépeint comme la cible préférée de la critique actuelle. Celle-ci lui permet de rétorquer avec
grandeur que le français ne lui est pas langue étrangère mais que cela ne
l’empêche pas “de répéter [...] et de signer cette déclaration publique” (Derrida, Le Monolinguisme 19). Son interlocuteur fictif lui demande donc de
démontrer l’hypothèse avancée.
Le deuxième
chapitre s’annonce dans cette promesse de démonstration, tandis que la
conclusion du premier chapitre fait signe vers un jeu de traduction: “ ‘démontrer’ ” voudra dire autre chose, et
c’est cette autre chose, cet autre sens, cette autre scène de la démonstration
qui m’importe” (Derrida, Le
Monolinguisme 19). La démonstration,
en tant que raisonnement logique établissant la vérité d’une proposition à
partir des axiomes que l’on a posés, se fera demonstration soit, selon une des définitions de ce morphème du
lexique anglais, une protestation, une manifestation à but politique ou moral.[29] Le
travail de la traduction entraîne déjà un glissement
sémantique du message en lui conférant une valeur internationale:
Car les phénomènes qui m’intéressent sont justement ceux
qui viennent à brouiller ces frontières, à les passer et donc à faire
apparaître leur artifice historique, leur violence aussi, c’est-à-dire les
rapports de force qui s’y concentrent en vérité et s’y capitalisent à perte de
vue. (Derrida, Le Monolinguisme 24)
Ce chapitre, relativement court, permet de souligner la
façon dont cette démonstration-demonstration
se déroulera. Elle empruntera la forme
d’un témoignage. Cette “convention
proposée”, une fois acceptée (Derrida, Le
Monolinguisme 24), implique l’écoute d’une révélation, la reconnaissance
d’un signe ou d’une marque extérieurs comme preuve immédiate d’une expérience
vécue. La vérité comme valeur
universelle est acceptée d’emblée au sein de la structure du témoignage qui
transcende toute démonstration logique.
Derrida évoque alors le souvenir du colloque sur la francophonie pour y
désigner l’être le plus
franco-maghrébin.
Nous passons
ainsi au troisième chapitre sans qu’aucune démonstration logique n’ait été
amorcée. Apparaît seulement une
proposition résultant d’une observation des membres invités au colloque, faite
par un de ses membres—une supposition par induction qui reste à être vérifiée
par une démonstration aristotélicienne:
“Mon hypothèse, c’est donc que je suis ici, peut-être, seul, le seul à pouvoir me dire à la fois
maghrébin (ce qui n’est pas une citoyenneté) et citoyen français. A la fois
l’un et l’autre de naissance” (Derrida, Le Monolinguisme 30).
Puisque, au sein de ce colloque sur la construction identitaire, seront étudiés
les rapports entre la naissance, la langue, la
culture, la nationalité et la citoyenneté; Derrida
propose de philosopher sur la notion de citoyenneté à partir de sa propre
expérience. “L’outrecuidance” (Derrida, Le
Monolinguisme 83) du caractère exceptionnel de son hypothèse vise à
provoquer. Pourtant, cette supposition,
“n’était-ce pas aussi la seule justification de [s]a présence, s’il en fut une,
à ce colloque?” (Derrida, Le Monolinguisme 31). Ainsi feindrait-on une
réaction outragée vis-à-vis de cet énoncé comme si l’on ne reconnaissait pas sa
validité, comme si l’on ne s’attachait qu’à son allure mégalomane, tandis que
l’énonciateur a été lui-même invité de par la duplicité de son identité
culturelle! En projetant l’impact,
préalablement mesuré, de sa provocation, Derrida s’est assuré l’écoute d’une
audience à laquelle il peut, maintenant, expliquer la valeur à la fois
rhétorique et philosophique de son projet:
Ce que tu veux bien écouter en ce moment, c’est au moins
l’histoire que je me raconte, celle que je voudrais me raconter ou que
peut-être au titre du signe, de l’écriture et de l’anamnèse, en réponse aussi
au titre de cette rencontre, au titre des Renvois
d’ailleurs ou des Echoes from
elsewhere, je réduis sans doute à une petite fable. (Derrida, Le
Monolinguisme 31)
Afin d’évoquer
un “trouble de l’identité” (Derrida, Le Monolinguisme 32) lié à
une situation politique, Derrida rappelle le décret Crémieux accordant [ou prêtant plutôt, pour rester plus près du
texte (Derrida, Le Monolinguisme 36)] la citoyenneté française aux Juifs
d’Algérie en 1870 et la suspension de ce statut, sans aucune substitution, à un
point donné de l’Histoire: de 1940 à
1943, de par la décision du Maréchal Pétain, il y eut perte de cette
citoyenneté française pour les Juifs-Français
d’Algérie; et dans ce laps de temps demeura l’absence de tout espace légal de
citoyenneté dans lequel se réinscrire.
Derrida parle de l’“ablation de la citoyenneté” (Derrida, Le Monolinguisme 36), de
l’amputation à vif, sans prothèse, d’une identité. Cette identité, on la pense et on l’imagine
toujours comme une structure “naturelle,” “essentielle,” “permanente,” tandis
que sa disparition accidentelle au fil d’un événement historique la dénonce avec
plus d’évidence comme une construction, comme une addition artificielle (prothesis) qui dépendrait d’un certain
discours politique, émis d’un certain sol:
Je ne doute pas non plus que de telles “exclusions”
viennent laisser leur marque sur cette appartenance ou non-appartenance de la langue, sur cette affiliation à la langue, sur cette assignation à ce
qu’on appelle tranquillement une langue. (Derrida, Le Monolinguisme 35)
Cette expérience traumatisante, cette blessure-brisure de
la structure identitaire—tout en étant accidentelle, fortuite,
exceptionnelle—elle est aussi un atout, une “chance,” “la chance obscure”
[comme Derrida s’en explique plus tard
(Derrida, Le Monolinguisme 122)].
Puisqu’elle a aiguisé l’esprit critique qui permet aujourd’hui, au philosophe,
d’analyser la douleur ressentie à la perte d’une citoyenneté donc d’une culture
et d’une langue telle une douleur
provoquée par un membre fantôme.[30] Or, Derrida vient
de nous expliquer que, malgré l’intensité de la douleur ressentie (par lui et tous
les Juifs-Français d’Algérie par rapport à la perte de leur citoyenneté ou par
les générations qui ont vécu une violence imposée à leur langue maternelle à
travers le processus de la colonisation), ce membre, cette structure, cette
origine identitaire n’auraient jamais existé, n’auraient
jamais été présents ou encore, que la filiation aurait
toujours été une manipulation discursive au profit d’un certain pouvoir:
Ce “trouble de l’identité,” est-ce qu’il favorise ou
est-ce qu’il inhibe l’anamnèse? Est-ce
qu’il aiguise le désir de mémoire ou désespère le phantasme généalogique? Tout à la fois sans doute et ce serait là une
autre version, l’autre versant de la contradiction qui nous mit en mouvement (Derrida, Le Monolinguisme 37).
Cette blessure-brisure de la structure identitaire dans
sa totalité—qui n’est pourtant, rappelons-le, que discursive—laisserait donc
des traces, des cicatrices—vécues comme telles—sur le corps de la langue. On voit ici apparaître la contradiction de
l’argument, comme si malgré le raisonnement logique quelque chose venait le
troubler, le mettre en doute, en question.
Si l’origine, la totalité, n’ont jamais existé, qu’essaie-t-on de se
rappeler? de quoi se rappelle-t-on réellement? que ressent-on réellement? quel
est le statut de la blessure ressentie?
Après ces
questions qui restent en suspens, le quatrième chapitre se concentrera
davantage sur l’analyse du glissement du particulier à l’universel. Nous avons
déjà fait plusieurs fois référence à ce chapitre car il contient des passages
cruciaux à la compréhension du texte derridien dans son ensemble qui semble
profiler, envisager, la possibilité d’une nouvelle méthode d’interprétation
littéraire. En effet, c’est dans ce
chapitre que Derrida définit plus précisément le tour rhétorique qu’il emploie
pour
mener une réflexion sur la condition de la langue. Se désigner “comme le franco-maghrébin
exemplaire” (Derrida, Le
Monolinguisme 39) tenait, il nous l’avoue, de la “parodie” (Derrida, Le Monolinguisme 39). Cette contrefaçon de caractère ironique ou
satirique permet, au-delà de la provocation, de présenter [“esquissons une
figure” (Derrida, Le Monolinguisme
39)] le lieu d’où s’écrit “la passion d’un martyre franco-maghrébin” (Derrida, Le Monolinguisme 51), le
lieu de la blessure; et ce serait de ce lieu que le glissement du particulier
au général se produirait:
Comment cette fois décrire alors, comment désigner cette
unique fois? Comment déterminer ceci, un
ceci singulier dont l’unicité justement tient au seul témoignage, au fait que
certains individus, dans certaines situations, attestent les traits d’une
structure néanmoins universelle, la révèlent, l’indiquent, la donne à lire
“plus à vif,” plus à vif comme on le dit et parce qu’on le dit surtout d’une
blessure, plus à vif et mieux que
d’autres, et parfois seuls dans leur genre?
Seuls dans un genre qui, ce qui ajoute encore à l’incroyable, devient à
son tour un exemple universel, croisant et cumulant ainsi les deux, celle de
l’exemplarité et celle de l’hôte comme otage? (Derrida, Le Monolinguisme
40-41)
Autrement dit, les troubles qui résultent d’un
traumatisme varient selon les sujets.
Cependant la structure qui porte ces souffrances particulières (celles
d’un Derrida ou d’un Khatibi, celles d’un philosophe juif-français d’Algérie ou
celles d’un écrivain francophone de l’ère post-coloniale) est, elle,
universelle. Derrida nous le rappellera
au
septième chapitre:
“Le traumatisme aura eu lieu, avec ses effets indéfinis, déstructurants
et structurants à la fois” (Derrida, Le
Monolinguisme 92). On comprend mieux
maintenant l’énoncé suivant qui nous avait pourtant semblé des plus excessifs
ou encore hyperboliques: “Ce qui vaut
pour moi, irremplaçablement, cela vaut pour tous. La substitution est en cours, elle a déjà opéré,
chacun peut dire, pour soi et de soi, la même chose. Il suffit de m’entendre, je suis l’otage
universel” (Derrida, Le Monolinguisme 40). A travers l’opération de cette substitution,
nous commençons à entrevoir à la fois des différences irremplaçables et des
points communs irremplaçables dans les rapports particuliers à la langue comme
Loi. Par exemple, on peut comprendre,
plus facilement, que le sujet (post)colonial parle de la langue colonisatrice
comme de la langue de l’autre; les phénomènes du bilinguisme et du
plurilinguisme nous venant immédiatement à l’esprit. Or, Derrida (dé)montre que même pour un
monolingue, le phénomène d’exclusion en tant qu’expropriation de sa seule langue se (re)trouve:
Du côté de qui parle ou écrit la dite langue, cette
expérience de solipsisme monolingue n’est jamais d’appartenance, de propriété,
de pouvoir, de maîtrise, de pure “ipséité” (hospitalité ou hostilité) de
quelque type que ce soit. Si la
“non-maîtrise d’un langage approprié” dont parle Édouard Glissant qualifie en
premier lieu, plus littéralement, plus sensiblement, des situations
d’aliénation “coloniale” ou d’asservissement historique, cette définition porte
aussi, pourvu qu’on y imprime les inflexions requises, bien au-delà de ces
conditions déterminées. Elle vaut aussi
pour ce qu’on appellerait la langue du maître, de l’hospes ou du colon.
Bien loin de dissoudre la spécificité toujours
relative, si cruelle soit-elle, des situations d’oppressions linguistiques
ou d’expropriation coloniale, cette universalisation prudente et différenciée
doit rendre compte, je dirais même qu’elle est la seule à pouvoir
le faire, de la possibilité déterminable
d’un asservissement et d’une hégémonie. (Derrida, Le Monolinguisme
44-45, je souligne)
C’est alors que Derrida entreprend une dénonciation de
“la terreur dans les langues” (Derrida, Le
Monolinguisme 45) et explicite la façon dont fonctionne la “rage
appropriatrice” (Derrida, Le
Monolinguisme 46) du monolingue qui construit les conditions
socio-politiques nécessaires, non seulement, à l’usurpation du titre désiré de
“maître” (Derrida, Le Monolinguisme
45) de sa langue mais aussi au
masquage de l’imposture. Né de cette
mauvaise foi et maintenu à l’aide d’appareils idéologiques (“la rhétorique,
l’école ou l’armée” (Derrida, Le
Monolinguisme 45)), le processus de colonisation est le moyen le plus
“efficace” de construire le mirage d’une attache
naturelle, essentielle, à la langue (“la
prothèse d’origine”). La métaphore du
viol de la langue (Derrida, Le
Monolinguisme 45) évoque avec puissance ce désir irrationnel de marquer, de
laisser sa marque. Le processus de
décolonisation, étant vu comme un
processus de dés-aliénation pour celui qui a vécu l’imposition de la langue de
l’autre (ici celle du colonisateur), ré-itère le discours de la relation,
naturelle, essentielle d’un peuple à sa
langue dite maternelle. Cette remarque a
pour effet de légitimer, une marque originelle pourtant non-existante, qui
demeure discursive. Ce déplacement et
cette substitution, réitérés au moment de “la libération, l’émancipation, la
révolution,” achèvent de rendre réel, constitutif, effectif et affectif le
discours nationaliste
essentialiste qui émerge au premier comme au “second
tour” (Derrida, Le Monolinguisme
46).
L’argument présenté
dans ce chapitre appelle à un débat sur la littérature postcoloniale et,
simultanément, sur les conditions de son
exégèse. Derrida diagnostique en effet,
dans cette littérature, très en vogue en cette époque aimant à se dire
pluriculturaliste, non pas exactement le
même symptôme de névrose obsessionnelle, non pas exactement la même folie d’appropriation, mais
plutôt un symptôme de névrose
obsessionnelle et une folie
d’appropriation qui semblent être communs à toute situation relative à la Loi
de la Langue. L’examen approfondi de cas
particuliers (mais s’exprimant à travers le même idiome) laisserait donc, à
voir, un trait commun, le phénomène d’une loi qui nous gouverne tous: monolingues, bilingues et plurilingues face à
la langue dans laquelle (pour différentes raisons, non négligeables, liées
préalablement à une certaine compétence linguistique et à un certain choix)
nous nous exprimons: “Cette structure d’aliénation sans
aliénation, cette aliénation inaliénable n’est pas seulement l’origine de notre
responsabilité, elle structure le propre et la propriété de la langue”
(Derrida, Le Monolinguisme 48). Le critique aurait alors la
responsabilité de comparer plutôt que d’isoler les cicatrices et les
(re)marques particulières qui empruntent pour s’exprimer la même structure
linguistique. Mais l’analyse de chacune de ces langues blessées devra se
surveiller afin de devenir “cette universalisation prudente et différenciée”
qui, d’après Derrida, non seulement “doit rendre compte” de chaque blessure
mais aussi “rendre compte [...] de la possibilité déterminable d’un
asservissement et d’une hégémonie”
(Derrida, Le Monolinguisme 45). Or, ce qui pourrait nous
apparaître comme un autre défi et une autre provocation de
Derrida se trouve plus sérieusement décrit comme une
nécessité méthodologique et éthique: “je
dirais même qu’elle est la seule à pouvoir le faire” (Derrida, Le Monolinguisme 45).
Il ne s’agit donc ici que d’exhiber la névrose
obsessionnelle de tout je parlant ou
écrivant. Pour ce faire, il s’agit de
s’intéresser aux symptômes différenciés qui la révèlent. Pourquoi donc? Parce que sans ce symptôme, en tant que
phénomène subjectif révélant un trouble fonctionnel ou une lésion, pourrait-on
écrire? L’acte d’écriture pourrait-il se
faire sans le phantasme d’une origine d'appartenance à la structure
linguistique qui porte, qui signifie, le sujet de l’énonciation. Derrida achève le chapitre sur cette double
interrogation:
Car l’expérience de la langue (ou plutôt, avant tout
discours, l’expérience de la marque, de la re-marque ou de la marge), n’est-ce
pas justement ce qui rend possible et nécessaire cette articulation? N’est-ce pas
ce qui donne lieu à cette
articulation entre l’universalité transcendantale ou ontologique et la
singularité exemplaire ou témoignante de l’existence martyrisée? (Derrida, Le
Monolinguisme 50)
Nous assistons ici à trois glissements sémantiques: l’articulation comme partie anatomique où se
fait la liaison de deux os; l’articulation comme action et manière d’émettre et
de prononcer les sons d’une langue; l’articulation comme organisation et
liaison entre les parties d’un discours.
Ces glissements permettent de filer la métaphore corporelle: “Et quand nous disons le corps de la langue,
nous nommons aussi bien le corps de langue et de l’écriture que de ce qui en
fait une chose du corps” (Derrida, Le
Monolinguisme 50). C’est la force de
cette analogie, inscrite dans le morphème lexical
(langue), qui rend la blessure discursive aussi
sensible. C’est donc de façon psychosomatique
que nous ressentirions dans notre chair, les douleurs de l’articulation
fantôme. Encore une fois c’est bien du
lieu de la blessure (aussi fantomatique soit-elle) que l’écriture
s’articulerait donc. Malgré cette
exposition réfléchie, la démonstration n’a toujours pas été réalisée et le
chapitre se clôt en l’admettant: “Voilà
désormais ce qu’il faut démontrer dans la scène ainsi faite” (Derrida, Le Monolinguisme 51). Cependant un problème éthique se manifeste
déjà:
Quel statut dès lors assigner à cette exemplarité de
remarque? Comment interpréter l’histoire
d’un exemple qui permet de ré-inscrire, à même le corps d’une singularité
irremplaçable, pour la donner ainsi à remarquer, la structure universelle d’une
loi? (Derrida, Le Monolinguisme 49)
Le cinquième
chapitre prolonge la réflexion sur le paradoxe de l’inscription du je comme identité dans la langue qui est
toujours de l’autre, qui “est dissymétriquement, lui revenant, toujours, à
l’autre, de l’autre, gardée par l’autre.
Venue de l’autre, restée à l’autre,
à l’autre revenue” comme nous le confirmera le chapitre six (Derrida, Le Monolinguisme 70). Or, Derrida le précise, il ne s’agit jamais
dans l’écriture d’un processus d’identité mais toujours du “processus
interminable, indéfiniment phantasmatique, de l’identification” (Derrida, Le Monolinguisme 53). Selon Derrida, qui joue de nouveau sur
“l’affinité sémantique et étymologique qui associe le phantasme au phainesthai, à la phénoménalité, mais
aussi à la spectralité du phénomène” (Derrida,
Le Monolinguisme 48), le phénomène de l’identification tiendrait donc
encore d’un phantasme, du phantasme d’une origine identitaire: “on se figure toujours que celui ou celle qui
écrit doit savoir dire je” (Derrida, Le Monolinguisme 53). Cette
présupposition transforme toute écriture (de genre
autobiographique) en une affabulation d’une constitution du soi
(Derrida, Le Monolinguisme 53).
Si le je dépend (Derrida, Le Monolinguisme 54) de la
langue dans laquelle il s’exprime, mais que cette langue est la langue de
l’autre, comment l’inscription identitaire peut-elle avoir lieu et où a-t-elle
lieu?
Le je en
question s’est sans doute formé, on
peut le croire, si du moins il a pu le faire et si le trouble de l’identité
dont nous parlions à l’instant n’affecte pas précisément la constitution même
du je, la formation du dire-je, du moi-je, ou l’apparition, comme telle, d’une ipséité
pré-égologique. Il se serait alors formé, ce je, dans le site d’une situation
introuvable, renvoyant toujours ailleurs, à une autre chose, à une autre
langue, à l’autre en général. Il se
serait situé dans une expérience
insituable de la langue, de la langue
au sens large, donc de ce mot.
Cette expérience
ne fut ni monolingue, ni bilingue, ni plurilingue. Elle ne fut ni une, ni deux, ni deux + n.
En tout cas, il n’y avait pas de je
pensable ou pensant avant cette situation étrangement familière et proprement
impropre (uncanny, unheimlich) d’une langue innombrable.
(Derrida, Le Monolinguisme 55)
Ce passage
appelle de nombreuses remarques.
Relisons-le. De quoi est-il
question ici? “En question”: le je; la constitution même du je; la formation du dire-je, du moi-je. Le
choix des italiques indique, marque, la défiance de l’énonciateur à l’endroit
de ce pronom personnel de la première personne. Cependant celui-ci
déclare: “Le je en question s’est sans doute formé,
on peut le croire.” Toutefois, restons
prudents. La
locution adverbiale “sans doute” répand, dissémine, le
doute dans cette affirmation et si l’énonciateur nous pousse à la croire, c’est
encore avec une formule de forte probabilité plutôt que de certitude. Puis,
apparaissent des conditions: “si du
moins il a pu le faire et si le trouble de l’identité [...] n’affecte pas
précisément la constitution même du je.”
Le mode conditionnel rentre en jeu plus clairement avec la double
occurrence de “il se serait.” Nous
sommes donc en présence d’une hypothèse, mais une hypothèse non vérifiable. Non démontrable, parce que la démonstration
est un discours (avec tous les effets de (la) langue que cela implique) et qu’
on ne peut compter/conter sans elle pour exprimer cette formation du je:[31] “En tout cas, il
n’y avait pas de je pensable ou
pensant avant cette situation [de langue].”
Dès lors, apparaît ce “trouble de l’identité”, inexorable, dû à cette
division sémantique intrinsèque de la langue “au sens large de ce mot”: la langue-corps et
la langue-discours. L’impossibilité de
“la constitution même” voire du phantasme (“l’apparition”) “d’une ipséité
pré-égologique” demeure à demeure. D’où
les nombreux exemples de contradictions performatives qui saturent ce
passage. Voici les plus flagrantes: “dans le site d’une situation introuvable;
situé dans une expérience insituable; cette situation étrangement familière et proprement
impropre; une langue innombrable.” Elles
sont posées afin de communiquer ce dédoublement, afin de le signaler (presque)
de façon subversive (comme ces italiques que Derrida fait porter à certains
mots pour dénoncer leur duplicité et y attirer notre attention) et afin de
manoeuvrer (presque comme si cela était possible) en-deçà
de la langue. On comprend la nécessité de ces antinomies pour figurer, dans la langue qui fait l’analyse de la langue, l’infigurable caractère spectral de
l’identification du sujet de l’énonciation dans la structure linguistique qui
porte l’inscription du je. Ces contradictions logiques paradoxalement génèrent le sens, elles
transmettent le sens: le “speech act”
marche, il est “efficace, productif, efficient, générateur de l’événement
escompté” (Derrida, Le Monolinguisme
45). Le ton de “l’équivoque
indécidable” (Derrida, Le
Monolinguisme 46) est ici bien rendu et c’est le seul qui puisse promettre
de traduire le “trouble de l’identité” de la langue et dans la langue. L’équivoque (aequus, égal; vox, voix)
re-marque, en en témoignant, l’ambiguïté comme impossibilité de trouver ou
d’atteindre l’ipséité absolue dans une structure double. Or, cette duplicité ou plus exactement
l’altérité (étrangement familière-uncanny-unheimlich) de la langue dans la langue
(une langue innombrable) empêche un solipsisme absolu; et c’est ce solipsisme
ouvert qui conditionne l’adresse à l’autre comme récepteur. Si le caractère narcissique de la langue
n’est pas absolu, alors la communication rentre en jeu dans une promesse et
dans une possibilité de la réussite du “speech act.” Cependant cette promesse
est aussi une menace ou une possibilité de l’échec de la transmission du sens.
La première
partie de ce chapitre théorisait en quelque sorte; la seconde s’appuie sur
l’expérience de la langue vécue par Jacques Derrida. Il expose en effet un double interdit: un accès à toute langue non française (arabe
dialectal ou littéraire, berbère, etc.) interdit de par la structure sociale et
le système éducatif auxquels il appartenait; un accès au français interdit de
par l’éloignement géographique de la métropole et de par l’imposition d’un acte
parlementaire par cette métropole sur la communauté juive
française d’Algérie. “Par
un interdit interdisant du coup l’accès aux identifications qui permettent
l’autobiographie apaisée, les ‘mémoires’ au sens classique” (Derrida, Le Monolinguisme 57),
Derrida fit “l’expérience d’un passage de
la limite” (Derrida, Le
Monolinguisme 59) organisé depuis un traumatisme et une amnésie:
Ce passage de la limite, j’y verrais aussi, en un certain
sens de ce mot, une écriture, en un sens de ce mot auprès duquel je rôde depuis
des décennies. L’“écriture,” oui, on
désignerait ainsi, entre autres choses, un certain mode d’appropriation aimante
et désespérée de la langue, et à travers elle d’une parole interdictrice autant
qu’interdite (la française fut les deux pour moi), et à travers elle de tout
idiome interdit, la vengeance amoureuse et jalouse d’un nouveau dressage qui
tente de restaurer la langue, et croit à la fois la réinventer, lui donner
enfin une forme (d’abord la déformer, réformer, transformer), lui faisant ainsi
payer le tribut de l’interdit ou, ce qui revient sans doute au même,
s’acquittant auprès d’elle du prix de l’interdit. (Derrida, Le Monolinguisme 59-60)
Derrida expose ici la relation ambiguë qu’il entretient
avec la langue en tant qu’écriture. Un
rapport sentimental, entre l’amour (pour la seule langue accessible comme langue maternelle) et la haine (pour
la langue retirée et inaccessible comme
langue maternelle). Le philosophe y
reviendra au dernier chapitre alors qu’il définira le geste de l’écriture
“comme un mouvement d’amour ou d’agression envers le corps ainsi exposé de
toute langue donnée” (Derrida, Le
Monolinguisme 124). Ainsi, à la
suite de toute une réflexion philosophique sur l’expropriation de la langue
pour tout sujet pensant et écrivant, et malgré celle-ci, revient toujours le
désir de s’approprier la langue et d’y
laisser sa
marque, sa signature. Cette appropriation maladive passerait par
l’invention de son je dans la langue,
par la création de sa propre langue,
malgré l’impossibilité objective d’y parvenir, malgré l’interdit “à la fois exceptionnel et fondamental” (Derrida, Le Monolinguisme 58) à
demeure. L’énigme de l’écriture
tiendrait donc d’une transgression toujours irréalisable, d’un désir jamais
assouvi et toujours inquiet de gagner la reconnaissance de la langue, d’une
mémoire incomplète voire amputée (s’) interrogeant et (se) cherchant dans
l’obscurité[32] : “Dans quelle
langue écrire des mémoires dès lors qu’il n’y a pas eu de langue maternelle
autorisée? Comment dire un “je me
rappelle” qui vaille quand il faut inventer et sa langue et son je, les inventer en même temps, par-delà ce déferlement d’amnésie qu’a enchaîné le double interdit?” (Derrida, Le Monolinguisme 57).
En fin de
chapitre, Derrida s’érige en prophète[33] et il termine avec un avertissement sur le danger de
tout discours proclamé au nom d’une identité nationale (au nom des frères) ou
d’une identité linguistique (au nom de la langue maternelle), puisque celui-ci
ne fait que perpétuer non seulement une erreur intellectuelle (déniée et
légitimée par le discours nationaliste lui-même) et surtout une violence linguistique
(contenue et portée dans ce discours) et sociale (reproduite dans le contexte
extra-linguistique). Cependant pour
prévenir ce discours sans le reproduire, il faut encore, toujours au risque de
ne pas
se faire comprendre, faire appel à une contradiction
performative: “écoutez, attention
[...] Écoutez... ne croyez pas si vite, croyez-moi, que vous
êtes un peuple, cessez d’écouter sans protester ce qui vous disent ‘écoutez’...”
(Derrida, Le Monolinguisme 61).
Cette transgression rêvée,[34] espérée, cet appel à la protestation-demonstration, c’est ce que Derrida
tente de réaliser tout au long de son dis-cours, Le monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine.
Le chapitre six
reprend les informations du chapitre cinq en nous offrant d’abord un parallèle
avec la situation post-coloniale puis avec d’autres situations au sein de la
métropole: “Pour le petit Provençal ou
le petit Breton, il y a bien sûr un phénomène analogue” (Derrida, Le Monolinguisme 74). Nous sommes toujours dans cette structure de
la démonstration promise cherchant l’insaisissable espace-temps où a lieu le
glissement de l’inoubliable au généralisable
(66) à travers cet interdit “à la fois exceptionnel et fondamental”
(Derrida, Le Monolinguisme 58) qui conditionne notre rapport à la
langue. Jacques Derrida commence par
comparer son expérience, celle du Juif-Français d’Algérie[35] à celle du Marocain Abdelkébir Khatibi.[36] Il en vient à
comparer leur mère respective: la
sienne, frappée par l’interdit politico-historique, ne parlait pas “une langue
qu’on pût dire ‘pleinement’ maternelle” (Derrida, Le
Monolinguisme
65); celle de Khatibi, frappée par l’interdit social qui ne lui autorisa pas
l’accès à l’arabe littéraire, parlait néanmoins une langue, l’arabe dialectal,
qu’elle considérait comme sa langue maternelle.
Cette différence de situation linguistique permet à l’écrivain
post-colonial de nous livrer une hypothèse généalogique: “Et la bi-langue, n’était-elle pas ma chance
d’exorcisme? [...] Diglossie natale qui m’avait voué peut-être à
l’écriture, entre le livre de mon dieu et ma langue étrangère, par de secondes
douleurs obstétricales, au-delà de toute mère, une et unique” (Derrida, Le Monolinguisme 65). Cette naissance, acte prométhéen de création
littéraire, est une mise au monde de sa
langue, du moi-je dans la
langue. Les attaches
corps-langue-discours sont mises en évidence à travers la métaphore de
l’accouchement qui finit d’établir un rapport de filiation qui masque l’absence
de la mère légitime au profit d’une mère fictive, fantomatique, celle par
laquelle on veut se faire adopter et se faire reconnaître. Ainsi Khatibi tente-t-il de retrouver et donc
de traduire les accents de la langue maternelle dans la langue à laquelle il a
eu accès à travers le dispositif colonialiste.
Il laisse sa marque, sa signature, à travers son invention littéraire. Derrida et Khatibi s’expriment donc dans la
même langue, celle qui fut à un moment de l’Histoire et de leur histoire
personnelle, la langue de la Métropole (mêtêr,
mère; polis, ville) imposée comme celle de la langue
maternelle. A travers cette comparaison,
Derrida philosophe sur une imposition consciemment vécue pour tenter de faire
apparaître une imposition inconsciemment vécue.
Cette réflexion le mène à la déclaration suivante: “la cruauté coloniale, certains, dont je
suis, en ont fait l’expérience des deux côtés, si on peut dire. Mais toujours elle révèle exemplairement, là
encore, la structure coloniale de toute culture. Elle en témoigne en martyr, et “à vif” (Derrida,
Le Monolinguisme 69). Le
philosophe peut ainsi conclure sur la langue dite
maternelle comme étant inexorablement la langue de l’autre. Cette langue ne serait, alors, qu’une
“prothèse d’origine” (pour reprendre le syntagme exposé en sous-titre): “[…] en vérité le substitut d’une langue
maternelle (y-a-t-il jamais autre chose?) comme langue de l’autre” (Derrida, Le
Monolinguisme 74).
Mais revenons un instant sur la figure
(spectrale) de la prothèse. Car elle
“essa[ie] de désigner plus directement
les choses, au risque de les mal nommer” (Derrida, Le Monolinguisme
65). En effet, la prothèse désigne la
pièce ou l’appareil de remplacement de l’articulation originale perdue. Or, selon la réflexion de Derrida, il n’y
aurait pas de langue maternelle, on ne pourrait donc la perdre; l’articulation
originale n’existant pas, elle ne pourrait donc pas être remplacée. Dans ce cas, pourquoi utiliser une telle
image? Et que nous révèle-t-elle sinon
la trace d’une technique (discursive) d’endoctrinement (culturel) cherchant à
essentialiser, à rendre naturelle, notre relation à la langue tandis que
celle-ci demeure contingente à la situation politique dans laquelle nous voyons
le jour? Dans ce cas comment interpréter
le sens d’une blessure dite “à vif” (Derrida,
Le Monolinguisme 69)? Si la
technique de substitution est jouée (linguistiquement), comment la douleur liée
à l’amputation précédant l’implantation de la prothèse peut-elle être si
vivement ressentie? Mais sans la
sensation de cette blessure (et le ressentiment qui y est lié), comment
pourrait se réaliser le phénomène de la parole ou de l’écriture à travers la
langue en tant que (ré)appropriation de la langue comme articulation à
(re)faire fonctionner? C’est dans ce jeu
que se tient l’enjeu, la promesse, que constitue toute parole prononcée ou
écrite. C’est dans ce même jeu que le
trouble de
l’identité de la langue menace le transport de sens que
doit constituer toute parole
prononcée ou écrite.
Au niveau de la
création littéraire, ces dernières réflexions n’appellent-elles pas un
commentaire qui laisserait à voir la littérature postcoloniale comme une
littérature plus consciente de cette menace, donc plus consciente d’elle-même
que ne l’est sans doute la littérature dite canonique? De par sa position excentrée, de par l’acuité particulière des blessures de la langue
vécue depuis la situation coloniale dont témoigne cette littérature, n’exprimerait-elle pas, ne ferait-elle pas
apparaître, de façon plus prononcée, la blessure universelle? Cette hypothèse reste à interroger et
demanderait, pour être défendue, non seulement des analyses textuelles mais
aussi et surtout “cette universalisation prudente et différenciée” dont Derrida
nous rappelle la nécessité (Derrida, Le
Monolinguisme 45).
Pour le moment, on peut déjà remarquer des
différences. En effet, un écrivain
francophone travaille la langue française comme la langue de l’autre à travers
laquelle il se traduit. Tandis qu’un
sujet de culture française travaille la langue française qu’il appelle sa langue maternelle, refoulant qu’il se
traduit aussi dans la langue de l’autre.
L’acte de création du premier écrivain paraît alors plus proche de la
vérité exposée dans le texte derridien; et l’acte de création du second
écrivain en paraît alors plus éloignée ou plus artificiel (ne prenant pas
conscience de son artifice) ou plus aliéné (ne prenant pas conscience de son
aliénation) en prenant l’artifice du processus d’identification pour la
réalisation d’une inscription identitaire.
Nous sommes, déjà peut-être, en mesure de mieux
comprendre la première définition directe que Derrida nous donne du syntagme
qui forme le titre de son texte:
Le monolinguisme de l’autre, ce serait d’abord cette souveraineté, cette loi
venue d’ailleurs, sans doute, mais aussi la langue même de la Loi comme
Langue. Son expérience serait
apparemment autonome, puisque je dois
la parler, cette loi, et me l’approprier pour l’entendre comme si je me la donnais à moi-même; mais elle demeure
nécessairement, ainsi le veut au fond l’essence de toute loi, hétéronome. La folie de la loi loge sa possibilité à
demeure dans le foyer de son auto-hétéronomie.
C’est en faisant
fond sur ce fond qu’opère le monolinguisme imposé par l’autre, ici par une
souveraineté d’essence toujours coloniale et qui tend, répressiblement et
irrépressiblement à réduire les langues à l’Un, c’est-à-dire à l’hégémonie de
l’homogène. On le vérifie partout,
partout où dans la culture cette homo-hégémonie reste à l’oeuvre, effaçant les
plis et mettant le texte à plat. La
puissance colonisatrice elle-même, au fond de son fond, n’a pas besoin pour
cela d’organiser de spectaculaires initiatives:
missions religieuses, bonnes oeuvres philanthropiques ou humanitaires,
conquêtes de marché, expéditions militaires ou génocides. (Derrida, Le Monolinguisme 69-70)
Le chapitre
sept s’ouvre donc alors qu’“un premier cercle de généralité” (Derrida, Le Monolinguisme 75) se
referme avec le chapitre six. Reprenant
le style de l’anamnèse autobiographique, Derrida décrit pourtant un autre
cercle de généralité en y inscrivant l’H/histoire de la communauté juive et de sa “mémoire handicapée” (Derrida, Le Monolinguisme 89). Le concept de blessure à l’âme s’inscrit à
travers la figure du handicap comme obstacle et infirmité. Cette figure de style tend, de nouveau, à
essentialiser, à rendre naturelle, plus concrète, plus
physique, une infirmité qui n’est que discursive (puisque historique, politique
et législative). Liée à la mémoire,
cette métaphore permet le passage subtil de l’exemplarité à l’universalité et
vice versa. Le texte derridien tout
entier traduit, dans le fond comme dans la forme, cette situation liminale
entre le grand H et le petit h du mot histoire, “cette remarque empirico-transcendantale
ou ontico-ontologique, cette pliure qui s’exprime à même l’articulation
énigmatique entre une structure universelle et son témoin idiomatique”
(Derrida, Le Monolinguisme 116).
Dans ce chapitre, le corps de l'argumentation se dédouble sur l’espace
de 23 pages (Derrida, Le Monolinguisme
91-114) où apparaît sous forme d’une
note de bas de page une typo-topologie de la poétique de la langue à travers
l’analyse de cas particuliers représentant le “cas” ashkénaze.[37] Dans leur
expérience particulière à la langue, chaque exemple donné et analysé a pour but
de déterminer la même loi universelle:
le monolinguisme de l’autre comme prothèse d’origine. “Depuis la côte de cette longue note” (Derrida, Le Monolinguisme 91), la
mémoire fragmentée et fragmentaire du peuple errant travaille, (se) fouille,
(se) cherche; tandis que dans le reste du chapitre, Derrida parle plus
précisément du “quasi sous-ensemble” dont il fait partie, à savoir celui des Juifs-Français d’Algérie dits
“Juifs indigènes” (Derrida, Le
Monolinguisme 87), pour y faire remarquer l’aliénation commune ou “triple
dissociation” (Derrida, Le
Monolinguisme 95) (linguistique, culturelle et spirituelle)
(Derrida, Le Monolinguisme 93-94) comme cause
autant qu’effet d’un difficile processus d’identification:
Citoyens français depuis 1870 et jusqu’aux lois
d’exception de 1940, ils ne pouvaient s’identifier
proprement, au double sens du “s’identifier soi-même” et “s’identifier à”
l’autre. Ils ne pouvaient s’identifier
selon des modèles, normes ou valeurs dont la formation leur était étrangère,
parce que française, métropolitaine, chrétienne, catholique. (Derrida, Le
Monolinguisme 87)
Cette réflexion le mène vers la définition suivante des
Juifs-Français d’Algérie:
En un mot, voilà une “communauté” désintégrée, tranchée
ou retranchée. On imagine le désir
d’effacer un tel événement, ou à tout le moins de l’atténuer, de le compenser,
de le dénier aussi. Mais que ce désir
s’accomplisse ou non, le traumatisme aura eu lieu, avec ses effets indéfinis,
déstructurants et structurants à la fois.
(Derrida, Le Monolinguisme 92)
On notera l’hésitation sur le terme de “communauté” qui
(r)appelle une identité, unité impossible à atteindre après la “triple
dissociation” diagnostiquée plus haut, et concept que l’inventeur de la
“déconstruction” remet toujours en cause.
D’où l'ambiguïté d’un tel détour-retour aux sources: “J’ai toutefois besoin de me reporter à cette
antiquité pré-scolaire” (Derrida, Le
Monolinguisme 82); “une généalogie judéo-franco-maghrébine n’éclaire pas
tout, loin de là. Mais pourrais-je rien
expliquer sans elle, jamais?” (Derrida, Le
Monolinguisme 133). De plus, alors
que la communauté implique un ensemble, une unité, un corps, l’image de
l’amputation rejaillit de nouveau: “une
‘communauté’ désintégrée, tranchée ou retranchée.” Face à l’événement traumatique, face à la
blessure, comment réagir? Ici Derrida
suggère un phénomène de refoulement (“effacer. . . atténuer. . .dénier”), d’oubli
de la marge, qui s’accompagne d’un phantasme d’intégration à la culture qui
porte la langue hégémonique :[38] “Mon attachement
au français à des formes que parfois je juge “névrotiques.” Je me sens perdu hors du français” (Derrida, Le Monolinguisme
97-98). Ce “désir” d’appartenance
traduit un besoin excessif de “compenser”:
Surtout, la même hyperbole aura précipité un petit Juif
français d’Algérie à se sentir, et parfois à oser se dire en public, jusqu’à la
racine de la racine, avant la racine et dans l’ultra-radicalité, plus et moins
français mais aussi plus et moins juif que tous les Français, tous les Juifs et
tous les Juifs de France. Et ici encore,
que tous les Maghrébins francophones.
(Derrida, Le Monolinguisme 82-83)
Arrêtons-nous ici un instant sur “cette maladie
contractée à l’école, en Algérie française, un mal du timbre et de la voix, une
folie du rythme ou de la prosodie — mais d’abord une sorte d’hyperbolite généralisée” (Derrida, Le Monolinguisme 2). La phobie de l’accent non parisien, comme
peur incontrôlable d’un manquement au canon qui marquerait encore l’exclusion,
en est un autre symptôme. Cette trace,
“murmure impérieux d’un ordre” (Derrida,
Le Monolinguisme 79), témoigne de la réussite d’un
endoctrinement certain.
Cette “intolérance” (Derrida, Le
Monolinguisme 78), le philosophe un peu honteux la reconnaît, l’admet, et
pourtant ne peut s’en guérir: “Car bien
sûr, je ne l’ignore pas et c’est ce qu’il fallait démontrer, je l’ai aussi
contracté à l’école ce goût hyperbolique pour la pureté de la langue” (Derrida,
Le Monolinguisme 81).
“Intraitable” (Derrida, Le
Monolinguisme 78), même le geste déconstructif ne semble pas en mesure de
la déjouer complètement:
Comme dans tous les domaines sous toutes ses formes, je
n’ai jamais cessé de remettre en question le motif de la “pureté” (le premier
mouvement de ce qu’on appelle la “déconstruction” la porte vers cette
“critique” du phantasme ou de l’axiome de la pureté ou vers la décomposition
analytique d’une purification qui reconduirait à la simplicité indécomposable
de l’origine), je n’ose avouer encore cette exigence compulsive d’une pureté de
la langue que dans les limites dont je suis sûr: cette exigence n’est ni éthique, ni
politique, ni sociale. (Derrida, Le
Monolinguisme 78-79)
Nous voici devant le paradoxe qui explique une fois de
plus la contradiction performative comme condition du sujet face à la culture
et face à la langue. Derrida exprime le
désir d’être “plus français que le français”
(Derrida, Le Monolinguisme 82); la figure de l’hyperbole
re-marquant pourtant inexorablement l’expropriation originelle. Cette contradiction se retrouve dans le
rapport à la langue. Derrida y exprime
en effet le même désir de compensation.
Dans l’acte d’écriture, le sujet d’énonciation cherche sans cesse la
reconnaissance de la langue; cette quête impossible de l’union absolue
re-marque inexorablement l’écart comme abysse, la jalousie “de” la langue. La logorrhée
(Derrida, Le Monolinguisme 84-85) comme folie du discours décrit
le mieux ce désir
“de lui faire arriver
quelque chose à la langue” (en jouant sur les connotations sexuelles du lexème
anglais come qui signifie arriver en français), de mener la langue
à l’orgasme, à la jouissance, à la réalisation de sa structure ouverte au-delà
de sa mauvaise foi jusqu’à ce qu’elle vienne à l’exclu, jusqu’à ce que la structure
canonique reconnaisse la présence de la marge.
Malgré ce désir de devenir le maître de la langue, on finit toujours par
“se rendre à la langue” (Derrida, Le
Monolinguisme 80). Et c’est dans ce
déséquilibre permanent, toujours refoulé et qu’on ne peut transcender que se
tient le secret de toute écriture. Cette
énigme à demeure, Derrida nous la livre à travers la question suivante: “Comment est-il possible que, reçue ou
apprise, cette langue soit ressentie, explorée, travaillée, à réinventer sans
itinéraire et sans carte, comme la langue de l’autre?” (Derrida, Le
Monolinguisme 110).
La
transposition de cette dernière question en affirmation serait: “Rien n’est intraduisible en un sens, mais en un autre sens tout est intraduisible,
la traduction est un autre nom de l’impossible”
(Derrida, Le Monolinguisme 103).
La définition de tout acte de parole ou d’écriture tient donc dans cette
hyperbolique brisure du performatif, seule capable de figurer l’infigurable
condition de la langue comme inexorable monolinguisme de l’autre:
Si j’ai bien décrit ces prémisses, le monolinguisme alors, mon “propre” monolinguisme, qu’est-ce que c’est? [...]
Non que je
cultive l’intraduisible. Rien n’est
intraduisible pour peu qu’on se donne le temps de la dépense ou l’expansion
d’un discours compétent qui se mesure à la puissance de l’original. Mais “intraduisible” demeure — doit rester,
me dit ma loi—l’économie poétique de l’idiome [...], là où une
“quantité” formelle échoue toujours à restituer
l’événement singulier de l’original, c’est-à-dire à le faire oublier, une fois
enregistré, à emporter son nombre, l’ombre prosodique de son quantum. (Derrida, Le Monolinguisme 97,
100-101, je souligne)
Derrida traduit ici avec puissance l’origine de sa
souffrance et de sa passion, tout acte de parole ou d’écriture (sup)portant
sans pouvoir la libérer une articulation fantomatique particulière
inassimilable et qui hante à jamais la monolangue donnée à une culture, à un
individu comme idiome commun avec lequel, à travers lequel, il faut se traduire, il faut se faire entendre. Malgré l’annonce de cet échec intraitable, le
prophète enfile le costume de l’internationaliste pour nous engager à laisser notre marque sur cette langue de
l’autre. La fin de ce chapitre prend alors
le ton du manifeste:
“Invente donc ta
langue. . . invente si tu peux ou veux la donner à entendre. . . Compatriotes de tous les pays,
poètes-traducteurs, révoltez-vous contre le patriotisme! Chaque fois que j’écris un mot, tu entends,
un mot que j’aime et que j’aime à écrire, le temps de ce mot, l’instant d’une
seule syllabe, le chant de cette nouvelle internationale se lève alors en moi.”
(Derrida, Le Monolinguisme 106-7)
Une fois de plus la brisure du performatif a lieu,
arrive, hyperbolique dans la langue de Derrida qui dit la langue ou plutôt les
langues et donc la blessure de la langue.
Depuis la langue, à demeure,
notre prophète provoque la langue,
l’appelle au sens de l’étymon:
Comment croire qu’elle reste encore muette pour lui qui
l’habite et qu’elle habite au plus proche, qu’elle demeure lointaine, hétérogène, inhabitable et déserte? Déserte comme un
désert dans lequel il faut pousser, faire pousser,
construire, projeter jusqu’à l’idée d’une route et la
trace d’un retour, une autre langue encore? (Derrida, Le Monolinguisme 109)
Après l’écho de
cette vox clamantis in deserto comme
références simultanées à d’autres langues, d’autres écritures, d’autres
(re)marques,[39] le huitième chapitre nous offre une sorte de résumé du
sujet abordé dans Le Monolinguisme
de l’autre ou la prothèse d’origine et une justification de la façon
dont ce sujet est et doit être traité:
Tous ces mots: vérité, aliénation, appropriation,
habitation, “chez-soi”, ipséité, place du sujet, loi, etc., demeurent à mes yeux problématiques. Sans exception. Ils portent le sceau de cette métaphysique
qui s’est imposée à travers, justement,
cette langue de l’autre, ce monolinguisme de l’autre. Si bien que ce débat avec le monolinguisme
n’aura pas été autre chose qu’une écriture déconstructive. Celle-ci toujours s’en prend au corps de
cette langue, ma seule langue, et de ce qu’elle porte le plus ou le mieux, à
savoir cette tradition philosophique qui nous fournit la réserve des concepts
dont je dois bien me servir, et que je dois bien servir depuis tout à l’heure
pour décrire cette situation, jusque dans la distinction entre universalité
transcendantale ou ontologique et empiricité phénoménale. (Derrida, Le
Monolinguisme 115)
Cet énoncé nous apparaît dans toute sa provocation puisque,
une fois de plus, il suggère la violence colonisatrice de la langue comme
expérience universelle et non plus
seulement particulière à des contingences
historiques. Commentons-le plus en
détail. En annonce et dans le premier
chapitre, Derrida nous faisait le portrait de “quelqu’un qui cultiverait le
français [...] et que le français cultiverait” (Derrida, Le Monolinguisme
113); ici il nous parle de la langue dont il se sert et qu’il doit servir. Il est à la fois sujet de cette monolangue
dans laquelle il essaie de s’exprimer,
de s’inventer, et objet de cette monolangue dont la structure linguistique et
les concepts métaphysiques qu’elle portent l’emprisonnent en y façonnant sa manière d’écrire et de
raisonner. Il y a donc toujours
inexorablement un rapport double à la langue.
De par cette structure toujours ouverte de la langue, la re-lation du
sujet d’énonciation à la langue à travers laquelle il s’inscrit se définit donc
comme une “aliénation sans aliénation” (Derrida, Le Monolinguisme 48)
puisque la porte de cette prison n’est pas close. En effet, comme Derrida nous le rappelle:
Pour le linguiste classique, chaque langue est un système
dont l’unité se reconstitue toujours.
Mais, cette unité ne se compare à aucune autre. Elle est accessible à la greffe la plus
radicale, aux déformations, à l’expropriation, à une certaine a-nomie, à
l’anomie, à la dérégulation. (Derrida, Le Monolinguisme 123-124)
Nous l’avons vu précédemment, ce solipsisme ouvert
conditionne l’ouverture à l’autre comme destinataire mais il conditionne aussi
l’ouverture à l’autre comme destinateur depuis la langue. L’inscription du sujet d’énonciation, même si
elle demeure limitée, est toujours possible “d’une certaine manière et jusqu’à un
certain point, comme on doit le dire de toute pratique de la langue” (Derrida, Le
Monolinguisme 42). Ainsi malgré le
système d’endoctrinement qui et que constitue la langue, “cela ne veut pas dire
que la
langue est monologique et tautologique mais qu’il revient
toujours à une langue d’appeler l’ouverture hétérologique qui lui permet de
parler d’autre chose et de s’adresser à l’autre” (Derrida, Le Monolinguisme
129). Autrement dit et ce chapitre le confirme, l’invention du je, l’apposition de sa marque, peut arriver, peut émerger, peut apparaître, peut
faire signe, peut se faire remarquer,
à partir de cette ouverture, de cette béance, “dehors absolu,” “zone hors la loi,” “enclave clivée”
(Derrida, Le Monolinguisme 123) ressentie comme plaie béante par le
sujet d’énonciation. Or, “dans le site
de [cette] situation introuvable”
(Derrida, Le Monolinguisme 55) le
je peut dire sa souffrance avouée ou déniée du manque, de l’écart, de l’absence
de filiation, afin de dénoncer ou de compenser cet état: “Comme l’avant-premier temps de la langue
pré-originaire n’existe pas, il faut l’inventer [...]. Mais surtout il faut l’écrire à l’intérieur, si on peut dire, des
langues. Il faut appeler l’écriture
au-dedans de la langue donnée” (Derrida,
Le Monolinguisme 122). Chez
Derrida, la marque déposée s’appelle et il l’appelle “écriture déconstructive.”
Au sein de cette écriture, il débat de la langue en (se) débattant avec la
langue. On comprend finalement la
nécessité donc d’une brisure-blessure du performatif dans une énonciation qui
veut dire la résistance à cette énonciation:
“plutôt que l’exposition de moi, ce serait l’exposé de ce qui aura fait
obstacle, pour moi, à cette exposition” (Derrida, Le Monolinguisme 131).
Alors que le
parcours de la démonstration-demonstration
derridienne semble s’achever, notre
conscience de lecteur s’aiguise et nous permet de voir que ce discours ne peut
s’achever: inexorablement il re-marque
l’inadéquation entre le sujet et sa
langue. Ce discours, comme préparation
permanente d’un discours, “promet l’impossible mais aussi la possibilité de
toute parole” (Derrida, Le Monolinguisme 128):
Le performatif de cette promesse n’est pas un speech act parmi d’autres. Il est impliqué par tout autre performatif;
et cette promesse annonce l’unicité d’une langue à venir. C’est le “il faut qu’il y ait une langue”
[qui sous-entend nécessairement: “car
elle n’existe pas” ou “puisqu’elle fait défaut”], “je promets une langue,” “une
langue est promise” qui à la fois précède toute langue, appelle toute parole et
appartient déjà à chaque langue comme à toute parole.” (Derrida, Le
Monolinguisme 126-127)
C’est pourquoi, une fois de plus, un glissement de
l’exemplaire à l’universel peut avoir lieu:
“l’idiome messianique de telle ou telle religion singulière y trouverait
son empreinte” (Derrida, Le Monolinguisme 129). Pour se dire Le Monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine aura
donc dû adopter la structure d’une contradiction performative qui seule peut
nous promettre de nous faire entendre “une langue encore inouïe” (Derrida, Le
Monolinguisme 126), “une référence à peine audible […] à ce degré zéro-moins-un de l’écriture qui laisse
sa marque fantomatique “dans” ladite monolangue” (Derrida, Le Monolinguisme
123). Un peu comme si Narcisse,
incapable de voir Écho, était néanmoins hanté par sa présence au fond et
au-delà de lui-même. Qu’il (comme le
canon) avoue ou dénie cette présence marquée comme absence, invisibilité ou
illisibilité dans le rapport à soi de la langue, elle (comme la marge)
conditionne, déstabilise, toujours, à demeure, la moindre de ses paroles.
Au fil de son
histoire de Juif-Français d’Algérie (comme témoin idiomatique), Derrida aura
donc inscrit l’Histoire de notre rapport à la langue (comme structure
universelle), l’histoire d’une souffrance-passion-patience amoureuse qui
vacillent entre trois folies: 1) “une
amnésie sans recours”: l’aliénation
mentale; 2) une internalisation
des concepts de la culture hégémonique, “une autre
amnésie sous la forme intégrative”:
l’intégration socioculturelle; 3) “une hypermnésie”: l’écriture (Derrida, Le Monolinguisme
116-117). Le premier type de folie
laisse à voir un sujet incapable de se situer dans la langue et dans la
culture, qui s’y perd et se perd. Le
second type de folie laisse à voir un sujet apparemment stable, qui croit se
trouver dans une langue qu’il appelle
sa langue et croit se trouver dans une culture qu’il appelle sa culture. Le troisième type de folie laisse à voir un
homme ou une femme de lettres engagés “à la limite des deux autres
possibilités” (Derrida, Le Monolinguisme 116), qui débattent avec la langue et la culture qui la porte pour en dénoncer la violence dans une langue qu’ils tentent de
s’approprier en (se) promettant de laisser leur
marque dans une langue qu’ils
appellent leur monolangue mais qui
reste à demeure la langue de
l’autre. Derrida définit de la façon
suivante l’énigme de ce pléonasme qui et que constitue cette écriture folle,
“le monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine”:
[…] traduire la mémoire de ce qui précisément n’a pas eu lieu, de ce qui, ayant été (l’) interdit, a dû néanmoins laisser une trace, un spectre, le corps fantomatique, le membre-fantôme—sensible, douloureux, mais à peine lisible—de traces, de marques, de cicatrices. Comme s’il s’agissait de produire, en l’avouant, la vérité de ce qui n’a jamais eu lieu. Qu’est-ce alors que cet aveu? et la faute immémoriale ou le défaut originaire depuis lesquels il faut écrire?
Inventée pour la
généalogie de ce qui n’est pas arrivé et dont l’événement aura été absent, ne
laissant que des traces négatives de lui-même dans ce qui fait l’histoire, telle avant-première langue n’existe pas. Ce n’est même
pas
une préface, un “foreword,”
une langue d’origine perdue. Elle ne
peut être qu’une langue d’arrivée ou plutôt d’avenir, une phrase promise, une
langue de l’autre encore […] (Derrida, Le Monolinguisme 118)
A la suite de ce développement en huit
chapitres, Derrida poursuit son dis-cours au sein d’un épilogue. La contradiction performative resurgit
donc. En effet, un épilogue a pour
fonction d’achever une aventure ou une histoire; or ses derniers mots
reproduisent “une équivoque indécidable” (Derrida, Le Monolinguisme 46),
interminable: “Là où tendu vers ce qui
se donne à venir, je sais enfin ne plus pouvoir discerner entre la promesse et
la terreur” (Derrida, Le Monolinguisme 136). Cette impossibilité de finir traduit
l’incertitude quant à la réussite ou l’échec de la parole donnée: “Quelles sont les chances de lisibilité d’un
tel discours sur l’illisible?” (Derrida, Le Monolinguisme 134). En effet, quelles sont les chances de
réussite de ce désir de dénoncer la pulsion coloniale de la langue quand on la
dénonce au coeur de cette même
langue? Parce que chaque mot prononcé et
chaque phrase écrite menacent de reconstituer le phallogocentrisme
ethnocentrique de la culture occidentale dans la langue française, il faut
savoir le déjouer en (se) jouant de cette même langue. Dans l’espoir de relever ce défi, Derrida
nous explique sa façon de procéder
comme auto-surveillance dans l’acte d’écriture:
Les voies et les stratégies que j’ai dû suivre dans ce
travail ou dans cette passion obéissent aussi à des structures et donc à des
assignations intérieures à la culture gréco-latino-christiano-gallique dans
laquelle mon monolinguisme m’enferme à jamais; il fallait compter avec cette
“culture” pour y traduire, attirer, séduire cela même, l’“ailleurs,” vers
lequel j'étais moi-même d’avance exporté; à savoir l’“ailleurs” de ce tout
autre avec lequel j’ai dû garder, pour
me garder mais aussi pour m’en garder, comme d’une
redoutable promesse, une sorte de rapport sans rapport, l’un se gardant de
l’autre, dans l’attente sans horizon d’une langue qui sait seulement se faire
attendre. (Derrida, Le Monolinguisme 133)
Mais dans cet horizon d’attente se profile le risque de
reproduire un autre discours homo-hégémonique monoculturaliste: “Ce monolinguisme de l’autre a certes le
visage et les traits menaçants de l’hégémonie coloniale” (Derrida, Le
Monolinguisme 129, je souligne). Un
peu comme si Écho, la voix appelée au sein de la langue pouvait elle-même
devenir aussi intransigeante, aussi agressive, aussi aveugle que celle de
Narcisse: “une langue de l’autre encore,
mais tout autre que la langue de l’autre comme langue de maître ou du colon,
encore que les deux, puissent parfois annoncer entre elles, les entretenant en
secret ou les gardant en réserve, tant de ressemblances troublantes”
(Derrida, Le Monolinguisme 119, je souligne).
Au coeur de
cette situation de lecture du texte derridien, nous a été donnée la possibilité
d’écouter la parole donnée de Jacques
Derrida. Pour le destinataire, croisé au
hasard de cette écoute, la possibilité de compréhension ou d’incompréhension de
l’adresse du destinateur oscille toujours entre
une promesse et une menace, entre une
chance et un risque. On voit ici la mise
en abyme inexorable dans laquelle ce commentaire sur une langue au sujet de
ladite langue l’enferme. Il faut
pourtant que ce destinataire assume les responsabilités qui lui incombent,
qu’il ou elle témoigne de la voix promise ou menacée, de la voix entendue ou
mal entendue, ou tout simplement des
échos de celle-ci qui atteignent son oreille. Une vue peut se brouiller; on peut même
fermer les yeux sur certaines vérités.
Mais une oreille exercée ou non ne peut se boucher volontairement. C’est en réponse à l’appel de l’autre (et
toujours dû à l’autre), qui ici se profile dans l’adresse de Jacques Derrida,
que ce commentaire sur la condition de la langue s’est fait, s’est inventé.
La condition de
toute parole ou de toute écriture transcende les différences structurelles des langues. Le
Monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine traduit la
condition universelle de la
langue: le solipsisme monolingue n’est
pas absolu et son ouverture, tout en permettant la possibilité d’une adresse à
l’autre, re-marque inexorablement la division, l’abîme, entre le sujet de
l’énonciation et l’énoncé. Ce rapport
double provoque un désir d’appropriation pour que la langue à travers laquelle on s’exprime devienne sa
langue. Pour traduire cette condition
ressentie comme blessure (avouée ou déniée), Derrida doit renverser l'ordre
établi du (et dans le) dis-cours à
travers une brisure performative qui
se devine à l’intersection d’un
témoignage individuel et de la vérité
universelle. C’est de ce lieu liminal
que l’écriture déconstructive (comme invention derridienne, comme subversion) se donne. Ses
remarques tentent de dé-montrer que seul le geste déconstructif peut
interpeller la Loi folle en lui tendant le miroir d’une folie (masquer
l’auto-hétéronomie de la langue pour
affirmer une hégémonie de l’homogène)
qu’elle dénie.
Le Monolinguisme de l’autre ou la prothèse
d’origine “s’avance dans un sillage” (“Rappel” in Le
Monolinguisme 3) que tracent les travaux du philosophe
franco-maghrébin. Le néologisme
derridien de 1968 (“la différance”) visait déjà à figurer, dans le glissement
lisible mais inaudible du “e” au “a,” l’insituable opération de la langue.
L’apparente suffisance de la provocation derridienne 1996
(“Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne”) vise à figurer l’infigurable
condition de la langue et à dénoncer du même coup de griffe/grief/grief/greffe le phantasme de la “langue
maternelle.” “Pourvu qu’on y imprime les
inflexions requises” (Derrida, Le Monolinguisme 44) pour le dire, le
double syntagme “le monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine”
s’annonce et s’énonce comme une mise en garde contre le terrorisme menaçant de
la Langue. Des inflexions particulières sont
requises comme auto-surveillance de l’énonciation. En effet,
sans elles, la valeur éthique universelle que porte cet avertissement
risquerait de devenir elle-même,
valeur absolue, donc dictatoriale.
La pensée
derridienne exprimée au fil de ces 136 pages appelle le critique littéraire à
remettre en question ses outils, sa méthode, son cadre analytique. La “petite fable” (Derrida, Le
Monolinguisme 31) du Juif-Français d’Algérie, au-delà du pré-texte, du jeu
littéraire, de la performance, transmet une morale aux accents plus graves pour
ceux qui s’intéressent à un certain corpus textuel: celui qui relève le défi de se définir en s’exprimant à travers la langue
française. Or, dans le texte
philosophique que nous venons de lire avec une attention scrupuleuse apparaît
en filigrane une protestation et donc une mise en garde contre une isolation
des textes d’expression française. Cette
exclusion, exécutée et légitimée au sein des départements universitaires de
littérature française mais reproduite également à l’intérieur d’un domaine
d’études littéraires qui cherche ses frontières,[40] (se) joue sur le site liminal marges-canon. Le travail de Derrida
interroge le liminal et cet intérêt du philosophe pour
les phénomènes qui brouillent les frontières (Derrida, Le Monolinguisme
24) semble proposer une méthode d’interprétation plus ouverte et plus
“prudente” (Derrida, Le Monolinguisme 45) pour les littératures
empruntant un idiome commun: le
français. Si l’on s’approchait au cours
d’analyses textuelles de cette universalisation “différenciée” (Derrida, Le
Monolinguisme 45), les échos de la marge se retrouveraient mis en
observation non seulement isolément (comme langues blessées particulières) et
comparativement (comme blessures inhérentes à la langue comme Loi). On ne peut se passer de cet
“interface,”[41] peut-être seul garant d’une auto-surveillance autant
dans l’acte de lecture que dans celui de l’écriture critique. Un tel cadre interprétatif promettrait
d’allier une nécessité méthodologique et une nécessité éthique. Derrida nous laisse avec ce risque à prendre,
cette chance à provoquer: un défi à
relever.
Chapitre 2
Il faut révolutionner la révolution [...]. Il y a la transformation, l’évolution
constante, perpétuelle. Rien n’est immuable (Kateb Yacine)[42]
De jeu de porte(s) en jeu de
miroir(s), la L/langue bifide à l’œuvre
dans “Le Renégat ou un esprit
confus” (1957)
Albert Camus (1913-1960) et la critique
postcoloniale : le refoulement
anxieux d’une figure littéraire ambiguë
Le
cadre de référence sur lequel s’appuie John Erickson dans son essai, “Albert
Camus and North Africa:
A Discourse of Exteriority” [ultérieurement “A Discourse of
Exteriority”], est avant tout politique.
Comme pour la plupart des critiques littéraires qui ne sont pas tendres
envers Camus (Conor Cruise O’Brien,[43] Jean-Paul Sartre,[44] Edward
Said[45]), il semble qu’il faille une fois de plus définir le
profil psycho-politique camusien au plus vite et trouver dans l’œuvre
littéraire les preuves de l’esprit essentiellement ‘orientaliste’ de son
auteur:
If the reader, seeking further learns
that Camus pointedly supported the colonialist position in the Algerian
struggle for independence, that he refused to sign a petition favoring Algerian
independence circulated by French intellectuals in the late 50s, he might well
ponder. Did Camus, for all his strident
antitotalitarianism, hold the prejudices of many of his fellow
French-Algerians? From his outspoken defense
of the rights of the victims of extremist terrorism, whether Spanish Republicans,
Jews, Czechs, or
Hungarians, did he exclude the
Berbers and Arabs in his own homeland? (Erickson, “A Discourse of
Exteriority” 73)
Ainsi l’apport extra-linguistique serait-il susceptible
de nous aider, lecteurs, à ne pas nous laisser impressionner par l’humanisme de
surface d’un Camus, incapable hors d’une situation universelle de voir la
souffrance particulière sur le sol natal adulé, celle des minorités berbères et
arabes. Il est ci-dessous défini, sans
ambiguité aucune, comme le colonialiste narcissique, concrètement incapable
d’empathie:
Camus,
an individual intensely sensitive to the human situation, who assiduously
fought totalitarianism whether of fascist or communist origin, could not find
it within himself to rise above his heritage as a Frenchman born in
Le penseur
aurait donc été pris dans les mêmes filets idéologiques que ses contemporains,
ni plus ni moins: “a common
dichotomy.” Cependant, si le philosophe
fut capable de prévoir une Algérie communiste, n’est-ce pas la preuve qu’il fut
finalement sensible à la perméabilité des frontières que celles-ci soient
géographiques ou politiques? L’analyse
de Erickson nous laisse, pourtant, avec un Camus aux oeillères inflexibles:
To
be sure all along we have been bothered by the special diction allied with the
figure of the Arab in Camus’s work, which effectively builds into a metaphor of
exclusion (words denoting silence, forms of the verb “regarder”–“to see”–that convey
a sense of separation and alterity).
Everywhere in Camus’s work up to now we have encountered an
exteriorization and hence a depersonalization of the Arab. He is an alien being and we come to feel
an insurmontable difference between races living side by side.” (Erickson, “A Discourse of Exteriority” 84-85, je souligne)
A mon tour d’être gênée, pour reprendre les mots de
Erickson, par la façon dont on peut voir Camus derrière ses personnages ou les
situations coloniales ou colonialistes qu’il présente. Ne dépeignait-il pas
alors la violence d’une situation dont il fut témoin? L’offrant à ses lecteurs et lectrices, il les
laissait libres du degré de responsabilité avec lequel ils ou elles voulaient
bien la recevoir. Or, les questions d’interprétation textuelle ne peuvent être
résolues par des données biographiques.
Il en va de cette liberté de l’oeuve autant que celle de son
auteur. Si Camus est responsable du
meurtre commis par Meursault, alors Gide devient responsable de la mort de
Marceline? “C’est amorcer un principe de
traduction qui croit pouvoir ultérieurement se permettre un jugement sur
l’auteur par l’intermédiaire de la fiction” (Noetinger
207). Ce serait, alors, imaginer un lien
entre la réalité linguistique et extra-linguistique que Erickson nous refuse en
nous imposant un système binaire dont l’intransigence paraît difficile à
démonter. Dans L’imaginaire de la blessure,
Elise Noetinger revient précisément sur “les dangers d’une recherche du référent”
au sein du rapport oeuvre/créateur :
Il semble que la question n’est pas de savoir si l’auteur
est derrière le texte, mais de savoir
comment l’auteur, techniquement, efface ou affirme les traces de sa présence
dans le texte. Par ailleurs, parler
d’auteur présent dans le personnage, derrière le texte, c’est envisager une
topique de l’oeuvre qui essouffle assez rapidement les enjeux de la
problématique. À une topique spatiale du
texte, il peut être préférable de substituer une poétique corporelle du texte, que R. Barthes ou J. Kristeva adopteront assez
rapidement, au sein de laquelle les rapports entre l’oeuvre et l’auteur ne se
définissent plus en termes statiques et positionnels l’un par rapport à
l’autre, mais en termes d’influences dynamiques et réciproques jouant sur les
déplacements, les tensions et les détentes textuelles. (Noetinger 208)
Pourtant, si
l’on souhaitait, pour un instant, rester au niveau extra-linguistique, je doute
fort qu’un pied-noir issu de la
classe ouvrière qui n’a pu avoir accès à l’échelle sociale qu’en passant par la
porte de l’instruction, puisse avoir les mêmes stigmates ou réflexes que les pied-noirs issus d’un milieu plus
favorisé et qui avaient donc, eux, les moyens de “regarder” les Algériens
différemment. Nous rejoignons ici André
Abbou sur le concept de culture:
Cette culture, loin d’être dispensée uniquement par
l’Ecole, s’acquiert par un processus de socialisation […] De sorte que la
dénonciation d’une culture de classe bourgeoise, en ce qui concerne Camus,
n’est rien moins que fondée; par son origine, par son milieu familial, par son
mode d’acquisition, par les choix qui s’imposent à lui, il ne pouvait en être
question. (Abbou 283)
Finalement, je pense qu’il serait peut-être sage de
reconnaître tout simplement l’ambiguité de la figure camusienne plutôt que de
la refouler comme on peut le voir ci-après:
As
a scion of the French Algerian working class and later a member of the French
intelligentsia, Camus inhabited a defined realm, which, in relation to
Ce point de vue parallèle à Edward Said, tel qu’il
l’exprime dans Orientalism,
d’ailleurs cité dans l’article, tend à créer une certaine anxiété quant à
l’analyse littéraire de son œuvre. Le
terrain sur lequel se construit l’analyse n’est donc jamais neutre. Or, il ne faut pas non plus passer sous
silence des articles tels que “Misère de la Kabylie” ou d’autres faits qui
montrent aussi un Camus s’intéressant à des blessures particulières :
Philosophically
opposed to all forms of absolutism – precisely
because they tend to disregard human rights – Camus conceived his
primary role as an author to be that of a witness, a voice for the voiceless, a
defender of the underclasses. This is
clearly how he looked at himself when reporting on the
Kabylian famine in 1938 for the left-leaning Alger Républicain. Here, as in subsequent work, Camus drew
attention to abuse of power and privilege by focusing upon the figure of the
scapegoat. That is, a person or group
whom society sacrifices through ritual violence. (Hayes 4)
Ainsi, Camus
débordait-il et continue-t-il à déborder du cadre critique dans lequel chacun
cherche à l’enfermer. Tout semble
dépendre, en effet, de quel côté on l’observe et avec quelle intention:
Most
Western critics insist on looking at Camus’s work only from a European angle,
claiming that it is a perfect representative of Western culture and ideals and
that Camus is, beyond doubt, a pure European writer. Paradoxically, these critics do not deny
Camus’s Algerian origin. Yet, while they
mention that he was born and raised in
Longtemps considéré comme une figure canonique de la
littérature française, Albert Camus tend depuis l’explosion de la critique
postcoloniale à être davantage lié à son sol natal: l’Algérie.
Français né en Algérie, il est souvent vu du côté des colons, même si
son origine modeste rend difficile une telle définition suggérant un pouvoir
certain que Camus ne possédait pas. La
thèse de Wayne R. Hayes, After
Albert Camus’s Fall:
Reframing Post-Colonial
Criticism (1999), est probablement une des rares critiques à partager ce
dernier point de vue:
Never
really free of the judgements of their predecessors, early postcolonial critics
conspired with the past to subject Camus to yet another Kangaroo Court designed
to expose and shame him for ties to all the “wrong” (i.e. great white western)
causes. Preoccupied with discrediting
the western tradition and its advocates, then, not one but two generations of
post-colonial critics have fallen prey to the dated conclusion of another era. Worse, by feverishly lending themselves to
the fight, they have helped perpetuate myths now easy to dispel, if only one is
willing to look beyond the equally villainous and surreal (death) masks Camus
has been made to wear over years. (Hayes
9-10)
Assez troublante, cette recherche tend à prouver que
Jean-Paul Sartre aurait lancé lui-même la cabale contre une figure qui lui
faisait de l’ombre. C’est dans cet
esprit que les mots ou le silence de Camus face à certaines situations
politiques contemporaines (l’idéologie communiste, l’indépendance de l’Algérie)
furent probablement récupérés:
It
will be maintained that as the target of a theory and its practitioners, Camus
has been the object of a protracted campaign of victimization set in motion by
Jean-Paul Sartre and readily approved of by his followers. This is not to say that Camus’s work is free
of error, but that it has greatly suffered at the hands of partisan detractors
and their ideological offspring. This
consideration done should inspire critics to reexamine their understanding of a
figure all too often made to play the unenviable parts of the victim and the
villain. (Hayes 14-15)
Remise
en question et choix d’un texte
Faut-il donc
choisir son camp, avant de lire le texte camusien? Oui, selon Jean Grenier dans sa préface aux
oeuvres complètes intégrales [OCI] de Camus (Théâtre, récits, nouvelles), car “cette œuvre est aussi un
appel et l’on ne peut s’empêcher d’y répondre.
Elle force à prendre parti, elle embarrasse et peut même entraîner à une
disculpation. Elle a donc atteint son
but, en interdisant toute dérobade”
(ix). Or, si l’on suit l’opinion de John Erickson, Camus étant pied-noir, son discours sur l’Algérie et
les Algériens ne peut que demeurer extérieur:
Despite
what several critics have argued, I view Camus’s writings on North Africa as
belonging to an extended discourse of one culture on another, more
specifically, as joining the tradition of French Orientalism and as such
conveying not the insider’s “truth” of another culture but a representation of
it from a position of exteriority. (Erickson, “A Discourse of Exteriority” 73)
Cependant, tout écrivain, qu’il soit français ou
francophone n’est-il pas, d’une certaine façon mais ni plus ni moins, condamné
à cette extériorité, soit à cette représentation qu’il se fait (poiêsis) de son univers ou d’un
autre? C’est, en effet, ce qu’il produit
depuis l’intérieur de son medium: la langue française. Vivre ce rapport
intérieur/extérieur n’est-ce pas cela le travail de l’écriture ?
L’analyse
littéraire de Erickson portait sur trois moments textuels, les plus “algériens”
comme le critique aime à les nommer: L’Etranger
(1942), La Peste (1947)
et L’Exil et le Royaume
(1957). Erickson semble décréter que ces
œuvres sont ou sans Arabes (La
Peste)[47] ou que seuls les Arabes qui semblent surgir y
meurent rapidement (L’Etranger)[48] ou y demeurent phantasmatiques (“La Femme adultère,”[49] “L’Hôte”). Camus
serait donc incapable de transcrire une autre réalité que la sienne et, à
travers cette représentation, ferait violence aux Algériens:
The
object of this essay is to examine in what measure his North African writing
was one of exclusion, superimposition, excision, in short,
rewriting of the
Afin de remettre en question cette prise de position, il
faudrait pouvoir déplacer le débat
politique passionné qui entoure et entourera toujours l’œuvre d’Albert Camus
sur le terrain de l’analyse littéraire et observer la trace d’une ouverture sur
l’autre dans l’écriture camusienne.
L’ambiguité de notre figure littéraire franco-algérienne devrait s’y
retrouver. Mais quel texte choisir? Sans doute, le texte qui mettrait en œuvre
cette
blessure de la langue comme condition d’articulation du
discours; sans doute, le texte qui permettrait de revenir sur les propos de
Said dans Orientalism:
The
principal product of this exteriority is of course representation: as early as Aeschylus’s play The Persians, the Orient is
transformed from a very far distant and often threatening Otherness into
figures that are relatively familiar. (Said, Orientalism 20-21)
Est-ce, effectivement, ce qui se produit dans “Le
Renégat”? Au premier abord, ce n’est pas
l’impression que l’on garde après avoir lu le second récit de L’Exil et le Royaume (1957),
souvent qualifiée d’hermétique (Suther in
Essays on Camus’s Exile and the Kingdom) ou de
mystérieux (Quilliot in OCI 2043).
Pourtant, les frontières intérieures si chères à Erickson sont-elles si
imperméables qu’il y paraît?
Afin de dévoiler,
en suivant le modèle derridien analysé au chapitre précédant, l’imposture
colonialiste (du colon et de la L/langue), afin d’avouer et de dénoncer le
phantasme d’une langue maternelle (que le colon croit avoir et que le colonisé
croit avoir perdue), nous nous proposons de relire la nouvelle camusienne
depuis la tradition européenne-orientaliste dont on accable l’auteur et d’y
étudier la façon dont la langue blessée camusienne s’écrit/s’écrie. En effet, ce texte “étrange” (Peyre 171), aux
ambiguités littéraire et historique multiples met en scène la langue d’un
missionnaire français (du Massif Central) qui se trouve violemment coupée par
le chef d’une tribu dans le désert algérien.
Or, la blessure de cette langue-corps bien loin de contrecarrer la production
de la langue-discours est en fait la condition même de l’articulation de la
nouvelle. C’est ce qui demeure troublant
et provoque notre réflexion sur la langue blessée et la littérature dite
“d’expression française.” Pourrait-on, en effet, imaginer la
même blessure dans le texte colonial que dans le texte
post-colonial ? C’est justement sur
cette problématique que repose le choix de cette nouvelle, émanant du canon
français, où se trouve traité un thème postcolonial: le rapport à un discours
hégémonique.
Repères critiques et contexte historique
Au sein du
laboratoire[50] que constitue L’Exil
et le Royaume (1957),[51] le monologue intitulé, tout d’abord, “Un esprit confus…”
était au brouillon en janvier 1954
(Quilliot in OCI 2038).
Dans sa forme finale, il se trouve entre un texte mi-symbolique (“La
Femme adultère”) et un texte réaliste (“Les Muets”). Les évolutions du texte de 1956 et les ajouts
de 1957 font dire à Valérie Howells que la seconde nouvelle du recueil peut se
lire comme la réponse torturée de Camus face à la guerre d’Algérie :
Indeed,
in my view, the key to “Le Renégat” lies in the close relation of forme to
fond, that is, in the expression of conflict and confusion experienced
by the priest and its relation to autobiographical elements embedded in a
fictional situation reflecting Camus’s own moral and political dilemma during
the
Algerian
war. That war led him seriously to
question his moral and political standpoint, in a process of self-examination
which caused him great torment. He knew
that his support for the Arabs could make him indirectly responsible for the
deaths of civilians, and possibly for harming his own family. This consideration made it impossible for him
to endorse the actions of the FLN. The
text “Le Renégat,” on the contrary, pursues ‘jusqu’au bout’ the consequences of
adopting a position which goes beyond desirable limits. (Howells 216)
Une note éclairante de Elise Noetinger va également dans
ce sens:
L’homme révolté fut publié en octobre 1951. Par ailleurs, Camus se rendit régulièrement
en Algérie à partir de 1945, année des massacres de Sétif au sujet desquels il
était parti enquêter. Il écrivait à René
Char en 1953: “Il y a aussi les autres
et j’ai trop de choses à régler avec eux, depuis quelques temps, pour garder la
vraie possibilité de revenir à moi. Tant
que je n’aurai pas trouvé un ordre acceptable ma vie continuera d’être une
exténuante tension (13 mai
1953). La même année, après les émeutes
de Berlin-Est, il affirme que “quand un travailleur, quelque part au monde,
dresse ses poings nus devant un tank, et crie qu’il n’est pas un esclave, que
sommes-nous si nous restons indifférents?
(Allocution à la Mutualité. Cf. “Biographie” établie par Roger
Quilliot pour l’édition complète des œuvres de Camus : OCI,
respectivement p. xxxiv et xxxvi )
(Noetinger 236, je souligne)
Pour sa part, comme le remarque Noetinger, Isabelle
Cielens ne situe la nouvelle que “dans le cadre de la réflexion sur l’Union
Soviétique à laquelle se livrait Camus”:
L’expression “un
seul peuple” peut bien se référer à la notion, si inadéquate en soi, de peuple
soviétique. La redondance de l’adjectif
“seul” marquerait alors la profonde rupture qui existe entre “les seigneurs”,
les dirigeants et toute forme d’opinion divergeante.
Une des
significations allégoriques de la cité de sel étant ainsi établie, il s’ensuit
que la métaphore de la langue coupée qui désigne la censure en général, se
rapporte aussi, plus spécifiquement, à la censure soviétique. (Cielens citée
par Noetinger 150)
D’autres critiques, tels Hal Blythe and Charlie Sweet
dans “Speaking in ‘Tongues’: Psychoses
in The Renegade,” lisent cette nouvelle à l’intérieur
d’un cadre psychanalytique où est dressée la liste des névroses de notre sujet
d’énonciation. Par contre, dans la très
minutieuse étude de Roger Barny, c’est tout simplement le côté inauthentique (authentikos, qui agit de sa propre
autorité) du personnage renégat qui est envisagé pour finir:
“Esclave bavard,” plutôt que vrai Renégat. Même son reniement est, en ce sens,
imposture: il reste manipulé par
“l’autre langue” par des déterminations extérieures qu’il ne sait ni
percevoir, ni comprendre, ni donc maîtriser.
Ce qui serait pourtant la clé du “Royaume,” c’est-à-dire la condition de
la liberté. (Barny 156, je souligne)
Cette manipulation langagière dont il est question ici,
Jean-Baptiste Clamence en était le maître ; le Renégat semble au contraire
être le jouet de cette “autre langue” qui l’habite. Il est vrai, La Chute comptait
initialement parmi les nouvelles de l’Exil et le royaume.
Elise Noetinger nous rappelle, cependant, le
rapprochement excessif établi entre le récit de 1956 et la nouvelle de 1957:
On a cru pouvoir éclairer le texte en le rapprochant de
celui de La Chute, démarche justifiée si l’on se réfère à la thématique
commune de la culpabilité, de l’emploi de la première personne, du sentiment
d’hypocrisie générale ou encore d’une innocente culpabilité du Christ.[52] (Noetinger 20)
Mais, la
différence subtile entre ces deux personnages qui ont quitté la robe
(respectivement de la Magistrature et de l’Eglise), c’est bien cette capacité
du retour sur soi que nous offre l’éloquent Jean-Baptiste Clamence mais dont le
Renégat semble complètement dépourvu tant il est grisé par les discours qu’on
lui a fait boire et qui désorientent sa pensée et dédoublent son dis-cours de fou comme la métaphore
de la langue coupée le suggère.
Notre approche,
dans le cadre de la problématique de la langue blessée, rejoint davantage, dans
une certaine mesure, le travail comparatiste de Elise Noetinger dans L’imaginaire de la blessure: étude comparée du Renégat ou un esprit confus
d’Albert Camus, de Voyage au bout
de la nuit de Louis-Ferdinand
Céline, de Light in August de William Faulkner, et The Snow of Kilimanjaro d’Ernest Hemingway (2000).
Le thème du corps meurtri y est étudié dans deux œuvres françaises et
deux œuvres américaines afin de pousser une réflexion herméneutique, au sein de
laquelle Paul Ricoeur se trouve
fréquemment cité.
En début de parcours, le rapport entre la lecture et le corps du texte
semble caractériser l’imaginaire de la blessure exploré :
Le corps blessé fascine et répugne, touchant à l’humaine
part de violence. Cette dernière
articule agressivité et agression, et sollicite toute la sphère de réflexion
sur le rapport à soi et aux autres.
Selon que le personnage se mutile ou subit l’agression d’autrui, on voit
se mettre en place les jalons d’une méditation sur la manière dont s’articulent
identité, plaisir et souffrance.
Dans le jeu
des relations mises en scène par les personnages, les blessures des uns et
des autres racontent les fondements de ces relations placées sous le signe de
la violence, de l’incompréhension, de la rupture, et certainement d’une prise
de conscience de la finitude.
L’expression de la blessure conduit à envisager la dichotomie séculaire
de l’âme blâmante et du corps blâmé. Un
être blessé a quelque chose de contagieux, ébranlant l’antithèse
marquée du sang purifiant et de la chair en décomposition, comme en
témoigne la tradition qui fait des femmes, au moment de leurs menstrues, les médiatrices
de la souillure. La question du mal
semble alors se poser : ce sang qui
coule de la plaie écrie-t-il le texte d’une nature vouée à répéter une faute
originelle ? Mais de quelle faute
est-il question ? (Noetinger 29, je souligne)
Cette dernière question posée par Elise Noetinger
rappelle finalement les deux axes de lecture les plus fréquemment utilisés pour
“Le Renégat.” L’un s’approche du malaise
politique ressenti par Camus face à l’indépendance de l’Algérie (comme nous
l’avions vu précédemment avec l’édude de Valérie Howells). L’autre en appelle à la réflexion politique
camusienne sur l’idéologie communiste des années 50 (Isabelle Cielens
soulignait plus haut cette perspective). Mais en conclusion de son étude comparatiste
(entre deux langues), Elise Noetinger évolue plutôt vers la pensée que la quête
des protagonistes étudiés “racontent en un certain sens, ‘la blessure’ de
l’écriture”:
Quand bien même tout est toujours “à recommencer,” pour
paraphraser Bardamu, quand bien même l’ultime perspective est celle du silence
de l’oeuvre, des conséquences imprévisibles et toujours douloureuses de
l’action, l’auteur, tout comme le personnage de l’histoire de la blessure,
s’accroche au terrible espoir du faire
dont l’issue est improbable. La quête du
Renégat, de Bardamu, celle de Christmas, de Joanna ou de Hightower racontent,
en un certain sens, ‘la blessure’ de l’écriture, toute de tension entre le
désir de créer et la crainte des forces alors mises en jeu. Pour cette raison, et contrairement à ce que
R. Barthes a pu écrire, l’auteur n’est pas irréductiblement un scripteur, qui
“n’a plus en lui passions, humeurs, sentiments, impressions, mais cet immense
dictionnaire où il puise une écriture qui ne peut connaître aucun arrêt” (Le Bruissement de la langue, p. 65).
L’auteur n’est pas absent de l’oeuvre :
il se place non pas derrière elle, mais se dessine involontairement en avant de l’oeuvre, dans le monde que
celle-ci déploie en un champ de référence seconde. C’est à cette condition que l’histoire de
la blessure raconte sa propre histoire, manière médiane de “donner à penser” le
risque de l’écriture, de l’engagement dans le mouvement créateur, dans le monde
de l’oeuvre et dans le monde extérieur sur lequel l’oeuvre s’inscrit. (Noetinger 215, je souligne)
Notre analyse littéraire est beaucoup plus modeste. Mais, dans un certain sens, elle prolonge la
conclusion de Noetinger en se proposant de comparer les langues blessées de
trois écrivains d’horizons différents (un philosophe juif-français [chapitre
1], un écrivain pied-noir d’origine modeste [chapitre 2] et un écrivain
algérien d’origine berbère s’exprimant en pleine période coloniale [chapitre
3]), mais tous nés sur la terre d’Algérie et travaillant, d’un côté ou de
l’autre de la Méditerrannée, le même idiome: la langue française. Ce sont davantage les coulisses textuelles
qui nous intéressent et la façon particulière dont nos textes révèlent la folie
de la L/langue, soit sa forme bifide comme condition universelle
d’articulation.
Mais illustrons notre propos, sans plus
attendre, en prenant le cas de Camus et de sa langue blessée dans “Le Renégat.”
A la recherche du fil
d’Ariane ou les mouvements d’une conscience troublée
Dans “‘Le
Renégat’: an Ironic Re-enactement of Camus’ Djihad?,” Valerie Howells résume
les faits de la nouvelle camusienne de la façon suivante :
The
plot of “Le Renégat” is fairly straightforward. A Catholic priest, driven by missionary zeal,
sets out to convert a barbaric tribe living in the African desert, but he
becomes their captive, and they beat him and cut out his tongue. Imprisonment, deprivation and torture lead
him to deny his own faith and espouse their religion, worshipping the fetish,
the guardian of evil. Overhearing plans
to bring a replacement missionary to the settlement, the renegade priest
escapes, steals a gun, and waits in ambush.
After murdering
the
missionary, he is punished and left to die.
In his agony, he reverts once more to his original beliefs. (Howells
216, je souligne)
Si cette nouvelle était si simple, si direct
(“straightforward”), le garde-fou qui nous est proposé ne serait probablement
pas utile. Or, il nous rassure. Mais reste tout de même la nécessité de se
confronter à ce texte dont la folie rend
l’approche difficile : “Cette
terre rend fou” (Camus, “Le Renégat”
37) ; “ce jour où la folie
m’a pris à la langue” (“Le Renégat”
50) ; “Oh! cette chaleur me rend
fou” (“Le Renégat” 53) ; “Ils étaient fous; ils étaient fous” (“Le Renégat” 54).
Au niveau
structurel, nous ferons face à une structure particulière (en apparence un
récit auto-diégétique à la première personne) ou le titre double annonce
lui-même un texte qui se divise en deux.
Une première partie est composée de 21 paragraphes; la deuxième de deux
longs paragraphes qui remettent en cause la véracité de la première partie:
Après un blanc (évanouissement? suggéré par une ligne de
points de suspension, et le décrochage brutal du temps de l’histoire), le héros
revient à lui, pour ébaucher, peut-être, une nouvelle conversion (retour à la
religion de l’amour, c’est-à-dire au christianisme: il est donc doublement “renégat,” à moins que
l’épithète de nature ne soit rejetée, non sans ironie, par cette
aboutissement? (Barny 142)
Le tout se conclut sur une phrase énigmatique à la
troisième personne (“voix off” pour reprendre Barny) : “Une poignée de sel
emplit la bouche de l’esclave bavard.”
Elise Noetinger la commente de la façon suivante:
Dans l’ultime étape, si sibylline, de la nouvelle, nous
retrouvons le paradigme imaginal du corps qui cherche à se rebeller malgré
l’entrave et l’agression: “Une poignée de sel emplit la bouche de l’esclave
bavard” (Le Renégat, 1593). Que cette folle narration soit ou non celle
d’une hallucination masochiste proférée à haute voix, la tendance matérielle
reste la même: la bouche est agressée
par le sel corrosif dans une tentative de révolte verbale. (Noetinger 52-53)
Jusqu’à l’arrivée de ce qui semble être un narrateur
omniscient, nous suivions les mouvements d’un monologue intérieur, troublé et
troublant, certes puisque deux voix semblent ici et là se côtoyer. Mais écoutons-les au fil des cinq premiers
paragraphes pour ensuite étudier le texte dans son ensemble.
In medias
res, une parole nous est offerte comme nous le suggère l’ouverture des
guillemets qui ne se refermeront pas, d’ailleurs, avec la fin de la
nouvelle : “Quelle bouillie, quelle bouillie! Il faut mettre de l’ordre dans ma tête (Camus, R 37).[53] Le binôme syntagmatique qui forme le titre de la nouvelle nous
annonçait cette parole chaotique: “Le
Renégat ou un esprit confus” (je
souligne). La reconnaissance de
l’identité ou de la propriété de cette parole nous est niée au profit d’un dis-cours
embrouillé et indistinct. On apprend
rapidement l’origine (“depuis”) ou du moins la cause de cette logorrhée: un traumatisme:
Depuis qu’ils m’ont coupé la langue, une autre langue, je
ne sais pas, marche, sans arrêt dans mon crâne, quelque chose parle, ou
quelqu’un, qui se tait soudain et puis tout recommence ô j’entends trop de
choses que je ne dis pourtant pas, quelle bouillie, et si j’ouvre la bouche,
c’est comme un bruit de cailloux remués.
(Camus, R 37)
Se dessinent ainsi des oppositions binaires (ils/moi; la
langue/une autre langue; parle/se tait; bouillie/ordre; entendre/(ne pas) dire;
le statique/le déplacement) qui soulignent l’écart entre le sujet d’énonciation
(celui qui parle) et son
dis-cours: “Trop de choses que je ne dis
pourtant pas” (Camus, R 37), et pour cause, puisque l’organe qui joue un rôle
clé au niveau de l’articulation de la parole a été sectionné. “D’où une logique plus affective
qu’intellectuelle” (Barny 141) marquant
le rapport à la langue-corps ici mutilée et affectant la langue-discours au
plus profond d’elle-même. D’où peu à peu la (con)fusion entre la parole
du missionnaire émanant d’une bouche “sans langue” (Camus, R 48) et le discours
que la nouvelle nous promet d’être: “De
l’ordre, un ordre, dit la langue, et elle parle d’autre chose en même temps,
oui j’ai toujours désiré l’ordre” (37, je souligne). En effet, il est difficile ici de savoir avec
certitude de quel désir il s’agit: celui
du sujet d’énonciation avant le traumatisme? celui du discours né de cette
blessure? Ou “quelque chose [...] ou
quelqu’un” d’autre, entre deux?
“Du moins, une chose est sûre,” un
système de substitution s’est mis en place :
“quelque chose […] ou quelqu’un” se déplace: “[J]’attends le missionnaire qui doit venir
me remplacer” (Camus, R 37, je
souligne). Quelqu’un d’autre doit venir
pour prendre la place de notre sujet d’énonciation dont la mission, la
propagation de la foi catholique, est contrecarrée par cette impossibilité
d’articuler le discours religieux que
requiert cette mission.
L’hostilité que manifeste notre missionnaire envers son homologue en
chemin pour Taghâsa (“Je suis là sur la piste, à une heure de Taghâsa, caché
dans un éboulis de rochers, assis sur le vieux fusil” (Camus, R 37) présage d’un passage de témoin
violemment refusé. Le titre laisse
supposer que “le renégat,” qui n’est autre que notre sujet d’énonciation sans
nom et “sans langue” (Camus, R 48), a
finalement renié sa foi à la suite du
traumatisme auquel il est fait allusion plus haut et va ainsi au devant de
celui qui traverse le désert algérien pour l’empêcher d’annoncer la bonne
parole: “Voici l’agneau de Dieu qui ôte le péché du monde!” (“L’Evangile selon Saint Jean” 1:29). La référence biblique à Saint Jean-Baptiste
est ici évidente. L’intervention de
notre protagoniste viserait donc a coupé la langue de celui “qui crie dans le
désert” (1:23). L’annonce de cette nouvelle blessure
discursive (ici, le discours de l’Evangile) fait écho à la structure de toute
la nouvelle. Lucien Dällenbach y aurait
souligné ce “fait étrange” du récit spéculaire: “ L’idée bifurquée, l’idée se
faisant écho à elle-même, un drame moindre copiant et coudoyant le drame
principal, l’action traînant sa lune, une action plus petite que sa pareille;
l’unité coupée” (Dällenbach 16).
Ainsi, la surface du texte qu’on nous
donne à lire (l’intrigue) serait-elle en contact avec l’intérieur du texte
qu’on nous donne à entendre (le matériau linguistique lui-même soit la langue
blessée d’Echo). La mise en abyme
constituerait donc cet “opérateur d’échanges: aux confins du dedans et du
dehors, elle constitue[rait], pour une surface à deux dimensions, une manière
de passage à la limite” (Dällenbach
22). Dans “le Renégat”, c’est, en effet,
la blessure (comme topos) jouée au
début de l’intrigue qui permet de comprendre la blessure comme condition
d’articulation (la production
littéraire) de la langue comme discours (la
nouvelle). C’est la nouvelle (événement)
que transporte la nouvelle (genre littéraire).
Nous sommes donc bel et bien face à ce que Dällenbach nomme une “mise en
abyme transcendentale”:
En raison de son aptitude à révéler ce qui transcende,
semble-t-il, le texte à l’intérieur de lui-même et de réfléchir, au principe du
récit, ce qui tout à la fois l’origine, le finalise, le fonde, l’unifie et en
fixe les conditions a priori de
possibilité, cette nouvelle mise en abyme nous a paru devoir figurer à notre
répertoire sous le nom de mise en abyme
transcendentale. (Dällenbach 131)
Reste à voir si la blessure de notre (premier)
missionnaire qui est non seulement le pré-texte à cette exposition de la langue
blessée est aussi la condition d’articulation de tout fait linguistique (de
façon universelle), soit la condition bifide de la L/langue.
Reprenons donc
le fil de notre monologue intérieur.
Nous sommes inscrits dans l’espace de l’attente. Nous y sommes installés et le temps semble
s’être sclérosé en un présent de plus en plus lourd qui semble faire fondre le
futur: “J’attends . . . j’attendrai,
j’attends […]” (Camus, R 37-38). Il y aurait-il ici une référence hors texte
faisant signe vers l’Algérie communiste à venir ou l’URSS des années 50
? Toujours est-il que nous subissons un phénomène
de désorientation. Le soleil fait son
apparition et le désert algérien va peu à peu devenir le sablier de Dürer
marquant le passage inexorable du temps dans son Melencolia (1514): “Le
jour se lève sur le désert, il fait encore très froid, tout à
l’heure il fera trop chaud, cette terre rend fou et moi, depuis tant
d’années que je n’en sais plus le compte… (Camus, R 37, je souligne) Les points de suspension tels les grains de
sable à l’infini de l’immensité désertique marquent l’impossibilité de se
remémorer même jusqu’à la première rencontre avec la terre algérienne–comme si
le
Temps s’était suspendu et qu’il ne restait plus que cette
durée à n’en plus finir comme le désert, comme l’arrivée du missionnaire: “encore un effort! […] Patiente encore […] il y a si lontemps que je
patiente […]” (Camus, R 37-38). Ce qui rend cette attente interminable, c’est
aussi l’incertitude de l’arrivée ou tout au moins la difficulté à la
prévoir: “Le missionnaire doit arriver
ce matin ou ce soir.” Nous voici plongés
dans l’atmosphère beckettienne de En
Attendant Godot (1953),
quelques degrés centigrades en plus comme le souligne l’allitération
exclamative qui ouvre le quatrième paragraphe [“Soleil Sauvage!” (Camus, R 39)], mais aussi les multiples références au soleil
de plomb qui truffent la nouvelle.
A cette
confusion temporelle entre le présent et le futur marquant la perte du temps
conventionnel (occidental) (“J’attendrai, j’attends”) et la perte de mémoire
immédiate (“ce matin ou ce soir”) vient s’ajouter un trouble de la mémoire à
long terme (“depuis tant d’années que je n’en sais plus le compte”). Cette perte de repères plonge bientôt notre
protagoniste anonyme un mode rétrospectif.
En position d’attente face à l’immensité désertique, il se retrouve dans
un entre-deux spatio-temporel que sa sensibilité aux changements de températures
nous permet de projeter: “il fait encore
froid, tout à l’heure il fera trop chaud.”
Ces repères sensoriels permettent au lecteur tout au long de la nouvelle
de suivre et de situer les mouvements de conscience troublée de notre sujet
d’énonciation.
Le second
paragraphe, lié au premier par la notion de patience qui évoque la souffrance à
laquelle elle est liée étymologiquement (patientia,
de patior, je subis), est de nature
autobiographique. Une fois de plus, ce
sont les sensations qui reviennent en
mémoire au cours de ce cheminement rétrospectif qui nous
permettent de connaître l’origine de cette conscience souffrante:
Quand j’étais chez moi, dans ce haut plateau du Massif
Central, mon père grossier, ma mère brute, le vin, la soupe au lard tous les
jours, le vin surtout aigre et froid, et le long hiver, la burle glacée, les
congères, les fougères dégoûtantes, oh! je voulais partir, les quitter d’un seul coup et
commencer enfin à vivre, dans le soleil, avec de l’eau claire. (Camus, R 38)
Ce stream of
consciousness nous livre la dureté du lieu natal et la brutalité des
géniteurs faisant écho à la sévérité du climat.
Il est clair que cette vie antérieure à la conversion au catholicisme
est associée au froid et que toute évocation de cette période traumatique est
suggérée par l’arrivée du froid ou sa sensation dans la nouvelle: “le froid seul me fait trembler” (Camus, R
38). La violence de “ce pays protestant”
au caractère funeste était à fuir. La
suspension temporelle que nous offre ce mouvement rétrospectif nous permet de
nous situer pour un moment entre la France et l’Algérie, sur la Méditerrannée
comme zone liminale que le protagoniste a saisi l’opportunité de traverser,
s’exilant afin que “la burle,” vent du nord sec et froid du Massif Central
hivernal devienne l’harmattan, que “le vin aigre” devienne “l’eau claire,” que
“le long hiver” soit oublié “dans le soleil”.
On apprend plus loin que le
substitut familial furent “le curé” et le “séminaire”:
J’ai cru au curé, il me parlait du séminaire, il
s’occupait tous les jours de moi, il avait le temps […] Il me parlait d’un
avenir et du soleil, le catholicisme c’est le soleil,
disait-il, et il me faisait lire, il a fait rentrer le latin dans ma tête
dure […] Au séminaire, ils étaient tout fiers, une
recrue du pays protestant c’était une victoire. (Camus, R 38, je souligne)
On peut ici clairement sentir la fascination dont fait
l’expérience le jeune protestant issu d’un milieu défavorisé. Après l’alcoolisme et les injures
quotidiennes (“tête de vache […] mon père ce porc”), comment ne pas être séduit
par l’attention des pères catholiques qui lui offraient les louanges et les
discours ensoleillés en latin (autre langue de greffe) dont il avait besoin
pour panser sa blessure narcissique:
“Ils m’ont vu arriver comme le soleil d’Austerlitz.” La victime devenait soudain le victorieux,
l’espace d’une parole, le temps d’un discours, du moins l’avait-il “cru” au
moment de ce passage d’une foi à l’autre.
Le décalage critique entre le souvenir
et le bilan que le narrateur en fait nous ramène, alors, en Algérie dans son
immensité désertique:
Pâlichon le soleil, il est vrai, à cause de l’alcool, ils
ont bu le vin aigre et leurs enfants ont des dents cariées, râ râ tuer son
père, voilà ce qu’il faudrait, mais pas de danger, au fait, qu’il se lance dans la mission puisqu’il
est mort depuis longtemps, le vin acide a fini par lui trouer l’estomac, alors
il ne reste qu’à tuer le missionnaire. (Camus, R 38,je souligne)
Avec le recul, le narrateur se rend compte de
l’impossibilité atavique de devenir ce soleil qu’il croyait devenir en devenant
missionnaire. D’où la violence qu’il
exprime envers son père biologique comme s’il voulait cracher ce “vin aigre”
qui lui a gâché la bouche:
“ râ râ tuer son père, voilà ce qu’il faudrait.”[54] Mais une autre
voix autre que celle du premier narrateur se mêle soudain à la narration pour
nous annoncer l’impossibilité devant laquelle se trouve notre protagoniste de
“se lance[r] dans la mission,” puisque son père est “depuis lontemps”
décédé. Difficile de savoir, ici, si
l’on parle du père biologique, de Dieu le Père, du Fils de Dieu “depuis
longtemps” crucifíé ou de tout autre missionnaire continuant à disséminer
la parole divine qu’on lui a transmise.
L’idéologie religieuse est comparée ici à l’alcool, ce qui permet le
glissement métonymique entre le père biologique et le père missionnaire. Difficile, dans cette ivresse discursive, de
définir avec précision l’origine de la langue.
Est-elle freudienne, biblique, nietzscheénne, communiste ? Pris dans une mise en abyme enchâssée, nous
sommes étourdis par la similutude des discours et de ses effets sur le
protagonisme : alcoolisme ? intégrisme ?
athéisme ? Nous entendons, ici,
plus d’une langue articuler le discours ; d’où l’instabilité textuelle
et les interprétations multiples. En effet, ne nous attendions-nous pas à
entendre un “pas de danger que je me lance dans la mission”? De quelle voix
s’agit-il donc? Ne
serait-ce pas la même voix que la voix insultant plus haut notre
protagoniste: “Patiente encore, sale
esclave?” (Camus, R 38) S’agit-il d’un surmoi culpabilisateur? Il y a en tout cas plurivocité narrative
certaine, ce qui rend difficile à dire avec précision à qui incombe la décision
de tuer le père, mais, (par glissements métonymiques successifs), un
autre père que le géniteur, un autre père de substitution que le
curé du Massif Central, un autre père catholique, cependant, partageant
la même mission, offrant le même discours religieux que celui dont s’était ennivré
avec zèle la nouvelle “recrue” du séminaire.
La figure paternelle alcoolique fut tuée par l’alcool, le père religieux
sera tué par le discours religieux que notre protagoniste cherche à cracher
avec le plomb dont il a chargé son fusil.
Le troisième
paragraphe rend la chaîne de substitution plus explicite:
J’ai un compte à régler avec lui et avec ses maîtres,
avec mes maîtres qui m’ont trompé, avec la sale Europe, tout le monde m’a
trompé. (Camus, R 38)
“Lui” (le missionaire en route pour Taghâsa) = les maîtres qui l’ont formé = les maîtres qui
ont converti notre protagoniste = Le discours occidental = tout le monde (ceux
dont le pouvoir s’inscrit dans un discours hégémonique universel [capitaliste]
ou particulier [tribal, communiste]). La
haine qui ronge notre pauvre âme (dés)abusée par tous les discours qu’il a bus
(ou qu’on lui a fait boire) se lit dans cette substitution à l’infini. Or, si la substitution devient possible, cela
prouve que les discours monothéistes, monolinguistes, monolithiques, offerts
comme absolus et crûs pour la certitude sur laquelle ils prétendent reposer
demeurent à jamais ouverts. Notre
converti se sent donc trahi dans sa confiance envers la mission civilisatrice
européenne cachant d’autres intérêts plus mercantiles comme nous l’apprenons au
paragraphe 18: “[…] ce serait
l’aumônier, après on s’occuperait du territoire” (Camus, R 54, je souligne). L’ombre colonialiste accompagne ce geste
charitable. D’où la double injure qui se
profile. D’une part, en allégorisant
l’Europe sous les traits d’une femme facile en la traitant de créature infidèle
(“sale Europe”= salope) et, d’autre part, en châtiant le discours de la
modernité comme discours corrosif (“sale Europe”= sel (d’) Europe) venu ronger la terre vierge à peine conquise. Ainsi l’homologue de notre protagoniste,
l’aumônier Beffort (le bœuf fort venu remplacer “le mulet intelligent” [Camus,
R 39]), est celui qui doit disparaître dans un acte de vengeance contre les
pères qui l’ont formé comme ils ont formé notre protagoniste. Cet attentat vise symboliquement “la sale
Europe” et son idéal humaniste que l’Eglise a su mettre en pratique à travers
sa fameuse mission: “La mission, ils
n’avaient que ce mot à la bouche, aller aux sauvages et leur dire” la bonté et
la grandeur du Sauveur (Camus, R 38-39).
On comprend ainsi que cette bouche ait été meurtrie par ‘les sauvages’
de Taghâsa. Ils voulaient faire violence
à la langue transportant le discours occidental et venue l’importer. Telle la créature de Victor Frankenstein
réalisant son origine (non naturelle) et cherchant vengeance près de son
créateur, notre protagoniste réalise qu’il est le produit d’une construction
discursive. Il en veut à “tout le monde”
qui l’a empoisonné d’un discours religieux dont il fut le fervent
disciple:
J’ai cru râ râ et je me sentais meilleur […] Je n’avais
même compris que cela, une seule idée et mulet intelligent j’allais jusqu’au
bout, j’allais au-devant des pénitences, je rognais sur l’ordinaire, enfin je
voulais être un exemple, moi aussi, pour qu’on me voie, et qu’en
me voyant on rende hommage à ce qui
m’avait fait meilleur, à travers moi saluez mon
Seigneur. (Camus, R 39, je souligne)
Comme dans un état de transe où peu à peu le contrôle du
sujet s’éloigne, le contrôle de ces phrases par la ponctuation (parataxe) a
tendance à diminuer jusqu’à disparaître:
“à travers moi saluez mon Seigneur.”
Ceci permet un plus grand parallèle entre notre sujet d’énonciation et
Jésus et l’impératif de les reconnaître et de les admirer (“saluez”).
On sent ici le désir narcissique d’imiter jusqu’à la Passion christique
afin de devenir aussi grandiose que l’objet adulé: “Qu’elles me frappent et me crachent au
visage, mais leur rire, c’était tout comme, hérissé de dents et de pointes qui
me déchiraient, l’offense et la souffrance étaient douce” (Camus, R 39). Mais on
peut aussi suivre une évolution vers la duplicité que force l’enseignement reçu
au séminaire:
Mon directeur ne comprenait pas quand je
m’accablais: “Mais non, il y a du bon en
vous!” Du bon! il
y avait en moi du vin aigre, voilà tout, et c’était tant mieux, comment devenir
meilleur si l’on n’est pas mauvais, je l’avais bien compris dans tout ce qu’ils
m’enseignaient. Je n’avais même compris
que cela […] (Camus, R 39)
Le quatrième
paragraphe nous rend conscients du temps qui passe malgré l’effet de stase que
produisaient l’attente et les effets rétrospectifs. Le soleil se lève sur le désert. Non pas la métaphore de la lumière divine
évoquée au paragraphe précédant mais bien l’astre solaire lui-même qui, au fur
et à mesure de son ascension, transforme (“change”) la couleur du désert jusqu’à “l’éblouissement” (Camus, R 39). La nostalgie de l’exilé, exilé du Massif
Central et exilé du royaume de Dieu, apparaît à ce moment de
changement de luminosité et de température où le
rapprochement métonymique entre les dunes désertiques et ses montagnes natales
ne devient plus possible. D’où
l’amertume à revivre la perte de cette douceur (“douce. . . molle . . .
tendres”) qui de nouveau lui échappe comme l’hypallage le souligne: “l’heure
ingrate avant le grand éblouissement” (je souligne). Par opposition à cette douceur rêvée ou
promise mais, à coup sûr, perdue, retentit le nom de “la ville fermée” et donc
fascinante, le nom de “la ville de sel”:
“Taghasâ dont le nom de fer bat dans ma tête depuis tant d’années” (Camus, R 40).
Le sel[55] s’oppose sans doute à “l’eau claire” et le fer tend à
symboliser l’inflexibilité. Ce sont ces
qualités qui sont associées à cette ville au cœur du désert qui “ont frappé”
notre protagoniste dans le récit du “vieux prêtre à demi aveugle,” “sorte de
‘mise en abyme’ de l’histoire principale, en tout cas programmation narrative
qui met en place l’enchaînement implacable d’un destin, en même temps qu’elle
confirme une vocation missionnaire” (Barny 149). Très lyrique, ce paragraphe commence comme un
poème romantique: “Soleil sauvage! il se lève, le désert change, il n’a plus la
couleur du cyclamen des montagnes, ô ma montagne, et la neige […].” Les connotations négatives
associées à Taghâsa sont soutenues par un système
allitératif jouant sur les premières consonnes des mots sel,[56] fer[57] et Taghâsa.[58]] La fascination
exprimée envers ce peuple, connu pour avoir torturé les missionnaires qui ont
transgressé les limites de sa cité “fermée à tous les étrangers,” est grandie
par la vanité de notre narrateur :
[…] Depuis, je rêvais sur son récit, au feu
du sel et du ciel, à la maison du fétiche et à ses esclaves,
pouvait-on trouver plus barbare, plus excitant, oui là était ma mission,
et je devais aller leur montrer mon Seigneur. (Camus, R 40, je souligne)
Ne reconnaît-on pas, dans le jeu allitératif en /s/ qui
met en valeur “sel…ciel…Seigneur”, les foudres de souffre et de feu que Dieu
fit pleuvoir sur Sodome et Gommorrhe (Genèse 19 : 23-25)? Enfin un lieu à la hauteur de la ferveur
évangélique de notre zélé converti !
L’allitération en /m/ donne encore de l’ampleur à la mission en la
faisant résonner.
Le cinquième paragraphe définit à lui
seul la pulsion coloniale comme ce désir d’assujettir l’autre en lui imposant
(chez lui, à l’intérieur de ses frontières) un discours
tenu pour la vérité éclairante: le discours de la modernité qui se fonde sur
les Lumières de la Raison. Or, ici le
discours de la foi qui se fonde sur la Révélation, métaphorisée ici par la
lumière du Christ, se trouve lui-même rationalisé. Ainsi, les deux discours semblent-ils
s’entrecroiser: “[…] leur montrer chez
eux, et jusque dans la maison du fétiche, par l’exemple, que la vérité de mon
Seigneur était la plus forte […] j’étais certain de bien raisonner là-dessus”
(Camus, R 41). Rappelons-nous du curé du
Massif Central qui parlait “d’un avenir et du soleil” (Camus, R38).
La notion de progrès est ici inscrite dans la portée eschatologique du
discours. Après en avoir été convaincu,
notre protagoniste pousse le zèle à vouloir dé-montrer (soit prouver par
l’expérience) la vérité du discours qu’il cherche à imposer (en l’exhibant): “montrer mon Seigneur . . . montrez chez eux
. . . nécessaire à la démonstration . . .”
Le paragraphe s’achève sur la reconnaissance de l’endoctrinement réussi de cette recrue du pays protestant: “jamais très sûr de moi autrement, mais mon
idée quand je l’ai, je ne la lâche plus, c’est ma force, oui, ma force à moi
dont ils avaient tous pitié!” (Camus, R
41). Ce paragraphe établit un rapport
net entre la pulsion coloniale et le refoulement de la blessure narcissique à
travers un discours impérialiste:
[…] je subjuguerais ces sauvages, comme un soleil
puissant. Puissant, oui, c’était le mot
que, sans cesse, je roulais sur ma langue, je rêvais du pouvoir absolu, celui
qui fait mettre genoux à terre, qui force l’adversaire à capituler, le
convertit enfin, et plus l’adversaire est aveugle, cruel, sûr de lui, enseveli
dans
sa conviction, et plus son aveu proclame la royauté de
celui qui a provoqué sa défaite.”
(Camus, R. 41)
En changeant de vêtement (discursif), la voix de notre
ancien protestant-nouveau catholique a gagné en assurance. La comparaison (“comme un soleil puissant”)
renforce l’amalgame entre le discours (“le mot”) et la langue qui permet de
l’ex-primer (“que, sans cesse, je
roulais sur ma langue”). Notre protagoniste
rêve de posséder ce discours hégémonique soutenu par une langue puissante et de
l’imposer aux autres tout en savourant “[sa] victoire.” Le second tour[59]
(la conversion) finit d’achever le mécanisme d’appropriation, et ce à travers
une certaine mauvaise foi, essentialisant ce qui à la base n’est que
construction discursive. En effet, si
les “sauvages” sont convertis par le discours que “je” leur impose, c’est la
preuve (le phantasme) que “je” possède cette langue puissante qui les
assujettit, c’est la preuve (dénégation) que “je” suis aussi puissant que ce
dis-cours qui m’appartient. L’intégrisme
de notre missionaire révèle son phantasme d’appropriation discursive et
identitaire (“régner par la seule parole”, “savoir qui j’étais”). Il avait enfin trouvé une mission à la
hauteur de son orgueil (hybris):
Convertir des braves gens égarés, c‘était l’idéal minable
de nos prêtres, je les méprisais de tant pouvoir et d’oser si peu, ils
n’avaient pas la foi et je l’avais, je voulais être reconnu par les bourreaux
eux-mêmes, les jeter à genoux et leur faire dire: “Seigneur, voici ta victoire” […] (Camus, R
41)
Ces cinq
premiers paragraphes nous offrent déjà beaucoup d’éléments perturbateurs: “Cette [lecture linéaire] rend fou” (Camus, R 37). Pourquoi?
Parce que nous sommes pris dans un mouvement oscillatoire du point de
vue, des repères spatio-temporels, de la température, du discours hégémonique
et même du genre littéraire. Notre
nouvelle ressemble, en effet, si étrangement à une tragédie avec ses trois
unités de Temps (les dernières 24 heures d’un héros), de Lieu (le désert
algérien) et d’Intrigue (les mésaventures d’un missionnaire). Comme nous le rappelle Elise Noetinger:
Si […] le Renégat n’[a] rien du grand et fort héros
cornélien, [il] n’en [est] pas moins aux prises avec une tension éprouvée au
plus profond de [sa] chair, une tension qui n’est pas loin de faire écho à
celle qui anime le héros tragique.
L’angoisse de mourir, la solitude obsédante force à une action, qui,
dans l’imaginaire qui nous intéresse, prend la forme de l’agression réalisée ou
subie. (Noetinger 246)
Il est temps à présent de prendre du recul et de
considérer les mécanismes à la fois discursifs et thématiques du texte. Parcourons, de cette manière, les paragraphes
à venir.
Au paragraphe
six, nous oscillons entre la chaleur présente et la fraîcheur du Massif
Central. Le caractère nostalgique du
souvenir met en question le tableau familial plus sordide du second
paragraphe: “[…] seul le canon du fusil
est frais, frais comme les prés, comme la pluie du soir autrefois, quand la
soupe cuisait doucement, ils m’attendaient, mon père et ma mère, qui parfois me
souriaient, je les aimais peut-être”
(Camus, R 41, je souligne). Le
doute suspend tout à coup la rêverie
(“Mais c’est fini”) et nous permet de saisir dans son ensemble les successives
crises mystiques qui ont eu lieu au cours de la nouvelle et qui font aller et
venir le protagoniste entre la haine
absolue et l’amour absolue: “[…] mes nouveaux maîtres m’ont donné la
leçon, et je sais qu’ils ont raison, il faut régler son compte à l’amour” (Camus, R 41-42). La conversion au catholicisme le fait quitter
son dur milieu protestant, mais la torture des habitants de Taghâsa le fait se
soumettre à un pouvoir qui lui semble plus absolue que celui du bien. Mais après avoir tué l’aumonier Beffort et
après avoir subi le châtiment corporel qui a suivi, le doute de nouveau
surgit au vingt-troisième paragraphe
[“Ah! Si je m’étais trompé à nouveau!” (Camus, R 57)] et la nouvelle s’ouvre sur un
nouveau discours miséricordieux.
Il faut peut-être ouvrir une parenthèse
afin de revenir sur la similarité entre le bien et le mal. Comment comprendre que notre “esprit
confus” confonde finalement ces deux pôles opposés, si ce n’est en
remarquant que chaque discours (celui du missionnaire comme celui du sorcier)
repose sur la même violence à l’autre et sur la même mauvaise foi. Camus revient sur ces deux conditions de la
construction idéologique dans un essai de 1946, “Ni victimes ni bourreaux” où
nous est offert un parallèle entre les deux idéologies de l’époque :
Le long dialogue des hommes vient de s’arrêter. Et bien entendu, un homme qu’on ne peut pas
persuader est un homme qui fait peur.
C’est ainsi qu’à côté des gens qui ne parlaient pas parce qu’ils le
jugeaient inutile s’étalait et s’étale toujours une immense conspiration du
silence, acceptée par ceux qui tremblent et qui se donnent de bonnes raisons
pour se cacher à eux-mêmes ce tremblement, et suscitée par ceux qui ont intérêt
à le faire. “Vous ne devez pas parler
de l’épuration des artistes en Russie, parce que cela profiterait à la
réaction.”
“Vous devez vous taire sur le
maintien de Franco par les Anglo-Saxons, parce que cela profiterait au
communisme.” (Camus, “Ni victimes ni
bourreaux” 332).
Notre protagoniste en quête d’absolu aura visité, dans
son contexte, les deux royaumes et les aura servis sans jamais, pourtant,
atteindre cette certitude rassurante qu’on lui avait promise d’un côté comme de
l’autre. La menace rejaillit donc à la
fin de son parcours sous la forme du doute.
Ce qui demeure
remarquable dans ce sixième paragraphe, c’est la façon dont le récit de l’exil
(du Massif Central à Taghâsa, en passant par Grenoble puis Alger, d’où le
protagoniste s’en fuit avec l’argent du séminaire afin de réaliser son
phantasme transsaharien) se trouve particulièrement riche en reduplications
(“frais, frais”; “comme. . . comme”;
“naïf. . . naïf”; “va. . . va” ; “fort. . . fort”; “abri. . . abri”) et en
dérivations (“hurlant. . . brûlant”; “frappé. . . frapper. . . frappé”;
“apprendront . . . appris”). Comment
expliquer ce phénomène sans prendre en considération la porte que l’exil ouvre
sur d’autres royaumes et la difficile quête identitaire qu’elle représente
comme l’image plurielle du miroir nous le suggère: “mille miroirs hérissés de feu” (Camus, R 42)? La réflexion explique ici le phénomène du
dédoublement. Une zone liminale (comme
la surface d’un miroir) nous est également indiquée: “[…] à la frontière de la terre des noirs et
du pays blanc, où s’élève la ville de sel”
(Camus, R 42). La projection de
cette traversée rappelle un Jean Marais-Orphée traversant le miroir pour
visiter l’Au-delà (Cocteau, 1950). C’est un peu comme si une épreuve positive
nous était offerte et, puis, en passant de l’autre côté on découvre le négatif
(en noir et blanc). La symétrie du
pouvoir aliénant se trouve ainsi illustrée.
Mais, bientôt, “tout s’embrouille” (Camus, R
42) ou plutôt tout peut s’inverser dans cet échange qui a
lieu entre les deux dis-cours. Ainsi ne
sommes-nous plus au sommet de “la montagne” (paragraphe six) mais bientôt “au
creux de cette cuvette pleine de chaleur blanche.” (paragraphe sept). C’est sur cet échange (transfert) que
reposent des tropes (tropos, tour,
manière) telles que la métaphore, la métonymie ou la synecdoque qui tiennent du
phénomène de substitution. Dans notre
paragraphe, la métaphore la plus remarquable et la plus étendue (puisqu’elle
finit par être filée) concerne le désert qui se trouve rapproché de la mer: “les vagues de sables” et “la mer de cailloux
bruns” (Camus, R 42). La métaphore
continue son chemin au paragraphe suivant (septième) où les “écailles
éblouissantes” (Camus, R 42-43) font
écho aux “arêtes coupantes” (Camus, R
42) et évoquent le milieu marin
[“coquillages de gemme” (Camus, R43)] en pleine immensité désertique!
Camus pousse si
bien le jeu de porte(s) et de miroir(s) que le septième paragraphe nous emmène
du côté du négatif (en noir et blanc).
La couleur blanche est la couleur qui évoque dans cette description la
chaleur infernale: “enfer blanc et brûlant”
(Camus, R 43). Elle devient
bientôt la couleur principale du tableau surréaliste qui se peint devant nos
yeux à travers un glissement
métaphorique. La chaleur blanche du
désert est rapprochée de l’immensité “polaire” et ce, malgré la différence de
température entre les deux univers.
Ceux-ci sont violemment rapprochés par la froidure nocture du
désert: “sans transition le froid de la
nuit les fige” (Camus, R 43). Les registres lexicaux du chaud désert et de
la froide “banquise” se mêlent aussitôt jusqu’à filer la métaphore en
produisant des images à la qualité d’oxymorons:
“habitants nocturnes d’une banquise
sèche, esquimaux noirs
grelottant tout d’un coup dans leurs igloos cubiques” (Camus, R 43, je souligne).
Le paragraphe huit
invoque la pluie divine est fait ainsi le lien avec la merveilleuse image
métaphorique des “escargots” (Camus, R
43) à la fin du paragraphe précédent.
C’est ainsi qu’on progresse de paragraphe en paragraphe comme de porte
en porte en important et exportant d’autres registres lexicaux, d’autres
figures et d’autres tropes glanés au passage–comme les “traces” de sel sur les
“robes sombres” des habitants de Taghâsa
(Camus, R 43). Ceci nous permet
de revenir sur la description de cet “enfer blanc” et de la contester: “[…] dans ce creux au milieux du désert, où
la chaleur du plein jour interdit tout contact entre les êtres” (Camus, R 43, je souligne). En effet, au niveau discursif, ce contact a
bien lieu comme le prouve le commentaire des métaphores dont nous avons suivi
le développement à la trace. Ce contact
a lieu et illustre l’effet de l’ablation de la langue-corps de notre
protagoniste sur la langue-discours: “le
sel qui envahit jusqu’aux ongles, qu’on remâche amèrement dans le
sommeil polaire des nuits, le sel qu’on boit dans l’eau qui vient à
l’unique source au creux d’une entaille brillante, laisse parfois
sur leurs robes sombres des traces semblables aux traînées des escargots
après la pluie” (Camus, 43, je
souligne). Ce sel corrosif qu’on retrouve
à la dernière ligne de la nouvelle, ce sel qu’on ingère (“remâche” et “boit”)
représente la matière verbale qui provient et sort d’une bouche blessée (“qui
vient à l’unique source au creux d’une entaille brillante”). C’est de cette bouche que jaillissent les
dis-cours dont on peut s’empoisonner, s’ennivrer, s’ils sont trop saturés. On pense ici à la bave noire aux lèvres de
l’immobile Emma Bovary: “Il fallut
soulever un peu la tête, et alors un flot de liquides noirs sortit, comme un
vomissement, de sa bouche”
(Flaubert 409). Elle
recracha, finalement, l’encre noire des romans à l’eau de
rose qui causèrent sa perte. C’est un
autre exemple littéraire où la langue-corps et la langue-discours sont
intimement liées et difficiles à distinguer à travers l’image d’un corps
meurtri. A ceci près que chez Emma,
c’était le résultat clinique du poison tandis qu’ici ce serait celui d’un
poison plus abstrait, comme l’idéologie (catholique ou communiste). Ainsi, dans la nouvelle camusienne, le corps
du renégat, amputé, ouvert, est forcément en “contact” avec ce qui lui était
extérieur avant le traumatisme:
Le corps blessé est un corps sujet à la métamorphose,
passé d’un état homogène à une béance qui laisse s’écouler le sang, qui s’ouvre
sur l’obscurité d’une bouche sans langue […] Sous le coup de la blessure le
monde bascule, devient un univers de la gesticulation et de la pétrification, de la stérilité et de la profusion foisonnante, de la nausée et de l’ascèse. L’imaginaire
de la blessure déploie bien cette perméabilité des contraires, laissant
libre court à la démesure ainsi qu’à la plus extême tension et explorant les
confins de la violence du choc entre les corps.
(Noetinger 245, je souligne)
Cette
exploration projette une menace et
une promesse. C’est ce qui fait dire également à Isabelle Daunais, dans
“L’expérience de l’espace dans les nouvelles d’Albert Camus,” que “l’espace des
[…] récits [camusiens] oscille toujours entre une série de pôles: ouverture et cloisonement, indétermination et
netteté, ombre et lumière, mouvement et immobilité” et que “tout excès
transforme l’espace en un lieu d’exil,” que “tout équilibre devient une porte
ouverte vers le royaume” (Daunais 48).
La blessure a ouvert la langue de notre protagoniste et la force à
sentir son incapacité à être une. C’est
cette impossibilité de cicatrisation, de fermeture, qui angoisse notre
protagoniste. D’où
le dédoublement même de l’être transcendental que le
soleil symbolise: “Le catholicisme,
c’est le soleil” (Camus, R 38) ; “
Soleil sauvage” (Camus, R 39). D’où la confusion du protagoniste appelant
une pluie divine: “Une seule pluie, Seigneur! Mais quoi, quel seigneur, ce sont eux les
seigneurs!” (Camus, R 44, je
souligne). La chute de la capitale
marquant le nom propre fait bientôt surgir le doute et alors le pluriel
suit. Mais notre sujet impressionnable
[comme le suggère la force ironique de l’oxymoron “mulet intelligent” (Camus, R 39)] désire l’absolu. C’était cet absolu que le discours catholique
représentait et qui l’avait séduit. Or,
la possibilité de perdre “sa” langue de missionnaire le force à (re)nier le
caratère hégémonique du discours catholique qu’elle portait. La blessure, au niveau thématique et
discursif, le met en contact avec une autre langue qui se dit, elle aussi,
unique:
[…] ils disent qu’ils ne sont qu’un seul peuple,
que leur dieu est vrai, et qu’il faut obéir.
Ce sont mes seigneurs, ils
ignorent la pitié et, comme des seigneurs,
ils veulent être seuls, avancer seuls régner seuls, puisque seuls ils
ont eu l’audace de bâtir dans le sel et les sables. (Camus, R 44)
La répétition de l’adjectif “seul” et son écho
allitératif en /s/ renforcent l’unicité et l’exclusion de ce discours
nationaliste qui repose sur une une
cité, un seul peuple, un vrai dieu, et n’est pas sans faire
écho au slogan hitlérien, “Ein Reich, ein Volk, ein Führer” ou encore à la
figure de Staline et du régime soviétique.
Le Renégat, en (re)niant sa foi catholique, passe tout simplement d’une
langue à une autre. Il en perd une mais
en gagne une autre, tout en (dé)niant le passage permettant la greffe; car
cette
ouverture menace déjà la possibilité de jamais atteindre
à une ipséité dis-cursive (“prothèse d’origine” dirait Derrida) qui le
rassurerait:
Je ne suis pas mort, une jeune haine s’est mise debout un
jour, en même temps que moi, a marché vers la porte du fond, l’a ouverte,
l’a fermée derrière moi, je haissais les miens, le fétiche était là, et
du fond du trou où je me trouvais, j’ai fait mieux que de prier, j’ai cru en
lui et j’ai nié tout ce que j’avais cru jusque-là. Salut, il était la force et la puissance, on
pouvait le détruire, mais non le convertir.
(Camus, R 52, je souligne)
On voit ici le jeu de porte et la rencontre
spirituelle. Cette image projette la
promesse que représente la blessure. La
menace a été, en effet, dépassée (“Je ne suis pas mort”) et par la porte de la
langue-corps blessée est entrée et a été reçue la langue-discours de la haine. Malgré sa conversion du protestantisme au
catholicisme et sa conversion du catholicisme au fétichisme, notre nouveau
converti s’accroche à l’idée fixe qu’il a enfin trouvé une foi définitive,
absolue [“le soleil cruel de la vraie foi” (Camus, R 57)], fermée en elle-même
et qui n’est donc plus accessible à la greffe:
“on pouvait le détruire, mais non le convertir.”
Les paragraphes
neuf à quatorze font le récit de l’arrivée du protagoniste parmi les habitants
de Taghâsa. Il est, finalement,
rapidement isolé du groupe puisqu’il est enfermé dans la maison du fétiche [“un
peu plus haute que les autres […] mais sans fenêtre” (Camus, R 45)]. La fermeture et l’ouverture de la porte de la
maison de culte est le leitmotiv qui permet le lien entre ces paragraphes. Le paragraphe douze en particulier s’attarde
sur le rite de passage, sorte de communion à “l’eau noire” ou sacrement d’un
nouvel ordre auquel on soumet notre protagoniste: “[…] on m’a fait
boire une eau noire, amère, amère, et aussitôt, ma tête
s’est mise à brûler, voilà l’offense, je suis offensé” (Camus, R 47). Il est intéressant ici de rappeler
l’étymologie latine de ‘offenser’, offendere,
qui signifie ‘blesser.’ Ceci nous permet, en passant, de faire référence à la
“grammaire symbolique” mentionnée par Elise Noetinger:
Le phénomène de la blessure, relevant de la sphère de
l’agir, s’organise en une structure verbale qui articule un scenario minimal,
pouvant s’exprimer soit sous la forme syntagmatique:
Sujet + verbe +
complément d’objet (quelqu’un/quelque chose + blesse + quelqu’un).
Soit sous son doublet passif:
Sujet + verbe +
complément d’agent (quelqu’un + est blessé + par quelqu’un ou quelque
chose).
Cette combinaison recèle un pouvoir de concentration
imaginaire remarquable au sein de ce que nous qualifierons de “grammaire
symbolique” […] La violence fait partie intégrante de ce microsénario
essentiel, constituant l’énergie nécessaire à sa verbalité. Elle participe simultanément d’une forme
particulière de l’expérience de l’altérité, corrollaire nodal du geste de
blesser. (Noetinger 85-86, je souligne)
La force structurante de l’offense est ici jouée. En ingérant cette “eau noire” commence une
autre ivresse que celle du vin aigre de la famille protestante, une autre
ivresse que celle de l’eau claire et bénite des catholiques, une autre ivresse
et un autre oubli, presque un désir de dissolution: “[…] la bouillie commençait déjà dans ma tête
[…] la mémoire exténuée, oui, j’ai essayé de prier le fétiche, il n’y avait que
lui, et même son visage était
moins horrible que le reste du monde” (Camus, R 47, je
souligne). On apprend que le
protagoniste renie sa foi par angoisse, avant même le traumatisme de l’ablation
(que nous revivons au paragraphe seize).
Ainsi la nouvelle langue-discours symbolisée par ‘l’eau noire’ l’a-t-il
déjà influencé avant que l’amputation
de la langue-corps ne permette l’expulsion
du discours symbolisé par ‘l’eau claire.’ C’est un peu comme si la métaphore
divine catholique s’était écoulée par la plaie jusqu’à disparaître totalement
[“j’ai voulu me lever, je suis retombé, désespéremement heureux de mourir
enfin, la mort aussi est fraîche et son ombre n’habite aucun dieu” (Camus, R 51)], laissant le champ libre à la
greffe discursive [“le jour où l’on m’a coupé la langue, j’ai appris à adorer
l’âme immortelle de la haine” (Camus, R 50); “j’ai changé alors” (Camus, R
53)]. La blessure a ici presque la force
d’une circoncision. La marque de
l’alliance divine, inscription du principe supérieur dans la chair, rappelle
l’union éternelle recherchée: “la nuit à laquelle je rêvais, enfermé avec le
dieu” (Camus, R 50, je souligne).
“Limite à la violence,
limite à l’omniscience” (Birnbaum) ou le dis-cours camusien contre les langues
terroristes
Avec le survol
des derniers paragraphes, surgit maintenant la double nécessité de revenir sur
le mécanisme textuel et de répondre à l’accusation ericksonnienne que notre
analyse souhaitait interroger. Nous
espérons avoir démontré qu’un texte qui choisit la conversion (soit le passage
d’une conviction à une autre) comme thème, leitmotiv et fonctionnement
discursif, suggère plus d’une fois l’ouverture sur l’Autre. La nouvelle camusienne se joue sur la
blessure de la langue du missionnaire.
Ceci permet de présenter le thème de l’aliénation (de alienus, étranger; de alius, autre) de notre sujet
d’énonciation (“exilé, “confus”, sans nom et “sans
langue”), en quête d’un royaume. Au niveau discursif, cela nous empêche
d’identifier la voix qui parle. Le
lecteur éprouve ainsi le même doute que le protagoniste:
“Qui parle,
personne, le ciel ne s’entrouve pas, non, non, Dieu ne parle pas au désert,
d’où vient cette voix pourtant qui dit: “Si tu consens à mourir pour la haine
et la puissance, qui nous pardonnera?”
Est-ce une autre langue en moi ou celui-ci toujours qui ne veut pas
mourir, à mes pieds, et qui répète:
“courage, courage, courage”?
(Camus, R 57)
On pourrait dire que les jeux de portes et de miroirs
filant la métaphore de la blessure de la L/langue illustrent au mieux les
effets de cette blessure sur la langue-corps et la langue-discours du
missionnaire. La langue blessée est
ainsi à la fois sujet d’énonciation, topos
de la nouvelle et son principe de
fonctionnement (soit la condition de son articulation). C’est dans ce sens que nous nous sommes
permis plus haut de parler de “mise en abyme transcendentale” (Dällenbach 131).
Erickson
définissait les écrits de Camus sur l’Afrique du Nord comme “une réécriture du
Maghreb dans la langue de l’Autre,” c’est-à-dire une (ré)appropriation—de type
sinon colonialiste du moins ethnocentriste—d’un espace culturel autre à travers
une “imposition” de ses propres valeurs culturelles occidentales. Erickson parle, dans ce sens, d’une écriture
camusienne d’ “exclusion” et d’ “excision.”
Or, “Le Renégat ou un esprit confus,” qui reste somme toute très peu
commenté (voir les remarques préliminaires sur ce chapitre) et qui ne l’a pas
été par John D. Erickson, nous montre également les dangers de cette
(ré)écriture excessive en mettant en scène non seulement la langue occidentale
(transportant les discours de la modernité et de la mission
civilisatrice) mais aussi une autre langue (transportant
un discours nationaliste et soutenant un autre régime totalitaire où le viol et
la censure font loi) qui lui répond de façon tout aussi exclusive, tout aussi
dictatoriale, en l’excisant:
[…] à bas l’Europe, la raison, et l’honneur et la
croix. Oui, je devais me convertir à la
religion de mes maîtres, oui oui j’étais esclave, mais si moi aussi je suis
méchant je ne suis plus esclave, malgré mes pieds entravés et ma bouche
muette.” (Camus, R 52-53, je
souligne)
L’image ericksonienne de l’excision est intéressante car si elle évoque
“l’ablation rituelle du clitoris et parfois des petites lèvres” (“excision” Petit Larousse illustré),
elle rejoint donc à la fois la castration qu’illustre la scène traumatique[60] et aussi la bouche blessée que la nouvelle toute entière
représente. Ainsi Camus met-il en scène
la violence colonisatrice de tout discours hégémonique (c’est-à-dire de toute
langue terroriste, une langue qui dénie sa condition bifide en déniant son
incapacité à être unique):
Ce qu’il [Camus] n’accepte à aucun prix, c’est le passage
de la résistance au terrorisme, car à ses yeux la fin ne justifie jamais les
moyens (au contraire, elle les détermine!) et rien ne peut légitimer
l’agression contre les civils. Si les
clercs ont trahi, pour lui c’est justement qu’ils ont
abandonné la morale au profit du réalisme et du cynisme. (Jean Daniel cité dans
Birnbaum)
Afin de nous mettre en garde contre
tout système de pensée totalitaire, Camus nous offre un héros héliotrope prêt à
se tourner vers le soleil discursif le plus abrutissant pour oublier son
angoisse existentielle:
Prisonnier de son royaume […], je m’en fis librement le
citoyen haineux et torturé, je reniai la longue histoire qu’on m’avait
enseignée. On m’avait trompé, seul
le règne de la méchanceté était sans fissures, on m’avait trompé, la
vérité est carrée, lourde, dense, elle ne supporte pas la nuance, le bien
est une rêverie, un projet sans cesse remis et poursuivi d’un effort exténuant,
une limite qu’on n’atteint jamais, son règne est impossible. Seul le mal peut aller jusqu’à ses limites
et régner absolument. (Camus, R 52, je souligne)
C’est par critique de ce discours absolu que l’auteur
choisit de ne pas conclure la nouvelle.
Comme nous le rappelle Elise Noetinger:
“Reconnaître la tension signifie que l’on admet l’existence de ce qui
est entre les deux termes de la
tension. C’est dans cet interstice que
se glisse l’énigme […]” (Noetinger
247). C’est dans cet esprit que Camus
nous offrait une voie médiane dans “Ni victimes ni bourreaux” :
Après avoir un peu réfléchi à cette question, il me
semble que les hommes qui désirent aujourd’hui changer efficacement le monde
ont à choisir entre les charniers qui s’annoncent, le rêve impossible d’une
histoire tout d’un coup stoppée, et l’acceptation d’une utopie relative qui
laisse une chance à la fois à l’action et aux hommes. Mais, il n’est pas difficile de voir qu’au
contraire, cette utopie relative est la seule possible et qu’elle est seule
inspirée de l’esprit
de réalité. Quelle est la chance fragile qui pourrait
nous sauver des charniers […]. (Camus,
“Ni victimes Ni bourreaux” 34, je souligne).
Ainsi, la voix omnisciente de “Le Renégat,” nous
livre-t-elle non pas la morale de l’histoire mais nous “donne” (Camus, R 58) une énigme à résoudre: “Une poignée de sel emplit la bouche de
l’esclave bavard” (Camus, R 58). La nouvelle s’achève ainsi comme elle avait
commencé avec une langue folle et une absence d’identité. La stabilité textuelle est attaquée par le
corrosif sel verbal et laisse deviner une série incalculable, indéterminable de
conversions (de conversio, de convertere, retourner) ou mutations
discursives.
L’intelligence du texte camusien réside
dans ce “ni ni” final qui nous rappelle l’appel de Camus à “sauver les corps” à
tout prix “pour que l’avenir demeure possible” (Camus, “Ni victimes Ni
bourreaux” 335). Or, pour notre
propos sur la L/langue blessée, la nouvelle nous aura, d’abord, montré que sans
la blessure de la L/langue (c’est-à-dire sa condition bifide), passer d’une
porte discursive à une autre serait impossible, mais également que s’inscrire
dans un discours “sans fissures” (Camus, R 52) pour éviter le doute, pire
encore que de condamner une porte revient véritablement à refuser de voir en
face l’ existence de celle-ci. C’est
peut-être pour cette raison que Camus nous tend
“mille miroirs” (Camus, R 42)
tout au long de la nouvelle: “[…] Et
toujours encore des millions d’hommes entre le mal et le bien, déchirés,
ô fétiche pourquoi, m’as-tu abandonné?”
(Camus, R 57, je souligne). Cette
parodie du doute du Christ mourant sur sa croix pour sauver les hommes fait
écho à d’autres moments du texte où notre
protagoniste parodie la crucifixion[61] ou le paternoster.[62] Ces parodies nous
montrent combien les discours extrémistes se ressemblent dans leur apparât
rhétorique, combien ‘le faux’ prophète peut fasciner autant que ‘le vrai,’
combien, donc, il nous faut rester prudents.
“Pétri de culture grecque, Camus est porteur d’un refus indéfectible de
l’hybris, de la démesure, de cette
évidence illimitée qui engendre un mimétisme dévastateur” (Denis Salas cité dans Birnbaum, je
souligne). L’écrivain ne nous offre donc
pas le confort d’une solution. Il nous offre plutôt une réflexion philosophique
sous la forme d’une nouvelle (une parole) qui n’est ni bonne ni mauvaise, mais
qui parle à
chacun d’entre nous d’Europe ou d’Afrique, Juifs,
catholiques ou protestants de France ou d’Algérie, Berbères ou Arabes … de
notre blessure commune, de notre désir commun de la refouler, de notre volonté
d’imposer notre langue aux autres alors que nous ne la possédons pas.
Chapitre 3
N’appartenir à aucun lieu, aucun temps, aucun amour. L’origine perdue,
l’enracinement impossible, la mémoire plongeante, le présent en suspens.
L’espace de l’étranger est un train en marche, un avion en vol, la transition
même qui exclut l’arrêt. De repères, point. Son temps ? Celui d’une
résurrection qui se souvient de la mort et d’avant, mais manque la gloire
d’être au-delà : juste l’impression d’un sursis, d’avoir échappé.
(Kristeva, Étrangers à nous-mêmes 17-18)
“Un train peut en
cacher un autre”: Nedjma,
palimpseste katebien (1956)
A la rencontre du texte étoile: genèse et remarques
Comment commencer à parcourir une œuvre aussi exigeante
que Nedjma sans se préparer à une rencontre qui sorte de l’ordinaire? Ce
monument littéraire de 1956 est effectivement déroutant et le demeure encore
quelques 40 ans après l’indépendance de l’Algérie. Notre lecture ne prétend en aucun cas
remédier au difficile accès du texte ni même pallier (palliare, couvrir d’un manteau) le sentiment d’une résistance
(politique, linguistique, culturelle) intrinsèque de l’œuvre. Est-ce d’ailleurs le rôle d’un lecteur d’être
médecin ou policier? Selon nous, sa
tâche consiste plutôt à écouter et demeurer à l’écoute, ici, d’une voix
poétique qui se fait entendre à un moment donné de l’histoire
franco-algérienne. Rappelons-la
brièvement à travers la genèse du roman katebien:
Un poème est publié en 1948, dans le Mercure de France,
“Nedjma ou le Poème ou le Couteau.”
Kateb, alors reporter à Alger Républicain, va ensuite exercer les
métiers les plus divers tout en travaillant à ce roman qui s’intitulera “Nedjma.” Le manuscrit, refusé par maints éditeurs,
sera repris et remanié avant que des extraits n’en paraissent en 1955, dans Esprit,
et qu’une sorte de fragment détaché, Le Cadavre encerclé, ne soit
présenté sous la forme d’une pièce de théâtre
(Moura, “Un imaginaire romanesque de la rupture” 150).
On voit ici la multiplicité de genres littéraires que Nedjma
côtoie voire transcende. On voit aussi
la tension importante qu’elle exprimait déjà à travers son premier titre:
“Nedjma ou le Poème ou le Couteau.”
Tripartite, celui-ci met en question l’identité de l’œuvre poétique,
mais surtout l’associe à une arme blanche.
On ne peut ignorer la menace que cette analogie profile à l’horizon. Nous y reviendrons tout au long de ce
chapitre. Il est nécessaire, ici, de
mettre en relief la fusion des catégories spatio-temporelles et d’interroger,
déjà, la remarque, en préface de l’édition de 1956, quant à “cette confusion
des temps [verbaux qui] correspond[rait] à un trait si constant du caractère
[arabe]” (Editeurs in Nedjma
6). C’est aussi dans une (con)fusion des
genres littéraires que Kateb semble affirmer sa voix:
Je suppose que, par exemple, voulant raconter ma vie,
j’en fasse un récit linéaire, classique réaliste. C’est comme ça que j’ai commencé [...] et ça
a donné des tronçons; mais je sentais que je n’arrivais pas au cœur
de ce que j’avais à dire [...] Par la
suite, c’est vraiment en travaillant et aussi en lisant des écrivains
modernes, que je me suis rendu compte que cette façon d’écrire ne pouvait
pas servir à dégager ce qu’il y a de propre à mon œuvre; elle ne pouvait
pas me faire toucher le fond de ce que j’avais à dire. (Gontard cité in Moura, “Un imaginaire
romanesque de la rupture” 160, je souligne)
On voit ici affirmée la preuve d’un échange culturel et
littéraire, soit d’un processus de greffe “au cœur” des idiosyncraties
katebiennes. On sait effectivement, la
profonde admiration que l’écrivain algérien vouait à des écrivains tels que
Faulkner ou Joyce:
Kateb recherche dans la littérature du monde entier, sans
frontières, des personnalités fraternelles, inspiratrices de procédés
susceptibles de l’aider à se débrouiller de son propre chaos. Trois écrivains ont eu pour lui une
exceptionnelle importance, parce qu’il s’est raconté avec eux sur des thèmes
essentiels, mais aussi parce qu’ils lui ont suggéré des façons de
s’exprimer: il doit à Eschyle le moule
de la tragédie, à Faulkner maint procédé de Nedjma, et à Joyce un
encouragement à se lancer dans l’entreprise prométhéenne du Polygone étoilé.
(Arnaud, vol.II, 553, je souligne)
Ainsi, la citation de l’auteur lui-même tendrait-elle à
démolir l’argument des “Editeurs” qui se fait “Avertissement” au “lecteur
européen”: “Conçu et écrit en français, Nedjma
reste une œuvre profondément arabe, et sur laquelle on ne peut porter un
jugement valable si on la sépare de la tradition à laquelle, jusque dans ses
reniements, elle ne cesse d’appartenir”
(Editeurs in Nedjma 6).
Bien au contraire. La spécificité de l’objet littéraire que signe Kateb,
ce qui lui est “propre” justement, c’est peut-être cette capacité à embrasser
toutes les données politiques, linguistiques et culturelles—qui forment autant
un parcours personnel qu’une destinée nationale. C’est à travers la création littéraire que
l’auteur est amené, en effet, à appréhender et à articuler la question
identitaire dans toute sa complexité.
Il en est ainsi
de la réception de cette œuvre qui, parce que difficile à définir, produit une
anxiété certaine chez ses critiques. Ou
bien Nedjma s’est vue, et à tort, assimilée au Nouveau Roman,[63] devenant ainsi
débitrice[64] ou bien elle est demeurée “profondément” exotique (exôtikos, étranger). La préface à Nedjma est symptomatique
de cette attitude orientaliste à renforcer un système d’oppositions binaires.[65] C’est le
caractère tranché de telles interprétations à l’occidentale qu’il faut dénoncer
car il rappelle une fois de plus le couteau colonial de l’édition française:
Comme le rappelle Arnaud, la géométrie structurale du
roman, jeu de symétries où la critique retrouve les signes précis de la volonté
créatrice de Kateb, est, pour une large part, une apparence. La structure résulte en effet aussi de la réduction d’un manuscrit
de quatre cents pages à deux cent cinquante-six, sur la demande de
l’éditeur (Moura, “Un imaginaire
romanesque de la rupture” 156, je souligne)
Notons, en
passant, que ce sont les mêmes éditeurs qui se permettent de “voir d’abord le
signe d’un génie de la synthèse”
(Editeurs in Nedjma 6) dans la
structure de Nedjma. Ainsi
réduite par les éditeurs français, l’œuvre katebienne est devenue cette
‘création’ francophone qu’il devient alors plus facile d’interpréter. Pourtant, cette amputation de moitié d’un
roman maghrébin de langue française reste à interroger. Cette blessure formerait-elle la
“spécificité” de Nedjma ou de tout autre roman maghrébin d’expression
française? C’est ce que semble
argumenter Thérèse Michel-Mansour: “Car si nous avançons que le roman maghrébin
détient une spécificité autre que tout autre roman d’expression française,
cette spécificité revient sans aucun doute à sa ‘maghrébinité’ et non pas à sa
langue d’expression, ni à son genre romanesque” (Michel-Mansour 13).
Faudrait-il alors deviner la “maghrébinité” de Nedjma et la sentir hanter la
langue française? Serait-ce cette
présence que les éditeurs auraient cherché à supprimer? Kateb ne déjoue-t-il pas encore une fois
cette dialectique? C’est ce que ce
chapitre compte démontrer. Il nous faut
dès lors revenir en arrière et situer la création et le créateur dans leur
contexte.
En effet, le
prénom féminin arabe que porte cette œuvre de langue française qui signifie
étoile, le contexte colonial de sa création et de sa publication, ainsi que le
choix de Yacine Kateb de la signer en apposant son nom de famille (Kateb,
nom arabe signifiant: écrivain) avant
son prénom (Yacine), rappelant ainsi la pratique administrative dans les écoles
françaises (Déjeux 209), chacun de ces éléments nous empêche
d’ignorer l’aspect engagé de cette œuvre romanesque. Jean Déjeux, dans son introduction à la Littérature
maghrébine de langue française, place en effet les écrits de Kateb au sein
d’une “littérature de refus et de contestation, écrite en général en fonction
du lecteur européen, non plus pour lui faire plaisir mais pour témoigner et
contester” mais également au sein d’une “littérature de combat orientée contre
la présence européenne” (Déjeux
38). De plus, si Nedjma fut, il
est vrai, publié en 1956, “ des passages importants sont déjà publiés en 1953”
comme nous le rappelle Jacqueline Arnaud
(vol. II, 671). Ainsi, composé
par fragment entre 1946 et 1955, ce “roman d’avant le 1er novembre 1954” (Arnaud vol. II, 671), se fait-il, à la fois,
roman d’anamnèse et roman de prophétie.
Il évoque, d’une part, la
violence de la répression qui suivit l’insurrection populaire du 8 mai 1945
(moment référentiel d’importance dans le roman) ainsi que l’expérience de
l’incarcération par Kateb lui-même et ses personnages; d’autre part, il
annonce, également et déjà, le fort courant qui mènera vers l’indépendance du 5
juillet 1962. Il est donc fascinant,
dans un premier temps, de pouvoir lire Nedjma comme prédiction de la
guerre d’indépendance. Toute rebellion
contre le colonisateur étant somme toute inévitable—l’Histoire coloniale universelle
dont Kateb nous montre les dessous nous le prouve—lors d’une deuxième lecture,
ce qui reste plus fascinant encore, c’est bien d’abord la capacité de Kateb à
interroger l’identité nationale algérienne avant la guerre d’indépendance. Or, l’identification de l’ennemi commun
n’aurait pas dû encore déclencher la nécessité de mettre en doute une telle
identité. Mais Kateb décida—en suivant
sa vision du rôle de l’écrivain “dans les pays en voie de développement”—de
“remettre en cause” (Déjeux 202) cette
articulation identitaire, et ce, à travers la création d’un mythe.
Après avoir
ouvert quelques portes d’entrées et avant d’emprunter tranquillement l’allée de
la critique postcoloniale pour y situer Nedjma, il faut tout de même
faire remarquer, déjà, l’impression d’un jeu de mouvement constant, un
va-et-vient: entre un titre arabe et un
roman de langue française; entre le nom d’une héroïne et le titre d’une œuvre;
entre une signature arabe et un traitement de ce nom par l’école colonisatrice;
entre un travail de mémoire et le don d’une prémonition; entre témoignage
personnel et roman historique; entre trauma
(blessure, en grec) et catharsis
puisque se remémorant sa période de captivité, Kateb dira:
C’est alors [. . .], qu’on assume la plénitude tragique
de ce qu’on est et qu’on découvre les êtres.
C’est à ce moment-là aussi que j’ai accumulé ma première réserve
poétique. Je me souviens de certaines
illuminations que j’ai eues...
Rétrospectivement, ce sont les plus beaux moments de ma vie. J’ai découvert alors les deux choses qui me
sont les plus chères: la poésie et la
révolution. (Y. Romi, Le Nouvel
Observateur, numéro 114, 18 janvier 1967, cité in Déjeux 212)
Ne peut être
oublié, cependant, que cette (re)mise en cause—dont Kateb fait son cheval de
bataille et sa responsabilité—se fait dans la langue du colonisateur et ce choix linguistique tend à la rendre
suspecte des deux côtés de la Méditerranée.
Jacqueline Arnaud revient sur ce “malaise” linguistique à travers
l’anecdote suivante:
Chaque fois que revient, dans les discussions, la
question de la langue, un premier temps se passe en général à opposer le
français à l’arabe. Mes étudiants
tunisiens commençaient, inévitablement, lorsque j’abordais mon cours sur la
littérature maghrébine de langue française, par déplorer que ces ouvrages
fussent écrits en français, dans une langue qui ne pouvait exprimer tout ce qui
était senti, pensé en arabe. Eux-mêmes, il
est vrai, étaient des “francisants,” parfois incapables de lire un roman
égyptien ou libanais, et même s’ils le pouvaient, ne le faisaient guère: d’où leur malaise, qu’ils retournaient
contre les écrivains de langue française, et plus généralement contre la
francophonie, instrument du néo-colonialisme.
(Arnaud vol. I, 48-49, je souligne)
En effet, la suspicion qui entoure le roman algérien de langue française ou, du
moins, son ambiguité certaine provient de cet encadrement d’un adjectif de
nationalité qui cherche à s’affirmer dans un genre littéraire et une langue
issus de la conquête française de 1830.
Par conséquent, pour un écrivain algérien, “parler [français], c’est
être à même d’employer une certaine syntaxe, posséder la morphologie de [cette]
langue, mais c’est surtout assumer une culture, supporter le poids d’une
civilisation” autre que celle dont il est issu et qui par conséquent l’aliène
(Fanon 13).[66]
C’est pourquoi,
une lecture postcoloniale traditionnelle viserait à interprêter Nedjma comme
l’écriture de cette aliénation, de cette résistance douloureuse et impossible à
la production d’une identité nationale dans “la langue du Maître.” Rachid tendrait
à nous le faire croire, en effet, ou encore l’écrivain public venu entendre de
lui l’histoire de Mourad et de son crime:
“C’est assez pour ce soir, dit Rachid en se levant. Tout cela est une pure malédiction de Dieu ou
du vieux brigand... Je ne puis remonter
aux causes” (Kateb, Nedjma184);
“L’écrivain somnolait, son calepin fermé à la main; il venait de barrer
l’unique page écrite. Se taire ou dire
l’indicible. Il somnolait” (Kateb, Nedjma 189-190). Or, se laisser tromper par le sens littéral
de ces quelques phrases, ne pas voir que cette résistance est feinte, ce serait omettre que le discours colonial
n’est pas monolithique. David Spurr nous
le rappelle dans The Rhetoric of Empire
(1993):
[.
. .] what we call colonial discourse is neither a monolithic system nor a
finite set of texts; it may more accurately be described as the name for a
series of colonizing discourses, each adapted to a specific historical
situation, yet having in common certain elements with the others. This series is marked by internal repetition,
but not by all-encompassing totality; it is a series that continues, in some
forms, through what we call the postcolonial world of today. (Spurr 2)
Et Frantz Fanon d’enchaîner: “Mais quand on a rendu compte de cette
situation, quand on l’a comprise, on tient que la tâche est terminée... Comment ne pas réentendre alors, dégringolant
les marches de l’Histoire, cette voix:
“Il ne s’agit plus de connaître le monde, mais de le transformer” (Fanon13).
Ces deux commentaires permettent de penser que l’on puisse donc
s’introduire dans le dis-cours magistral, s’y faire transporter, et, par là, le
transformer. Ce type de subversion repose sur la
possibilité non seulement de pouvoir traverser la langue française mais
également de pouvoir s’y exprimer.
N’est-ce pas ce que Kateb semble affirmer, lorsqu’il déclarait en
1958: “Le vrai poète [. . .], même dans un courant progressiste, doit
manifester ses désaccords. S’il ne
s’exprime pas réellement, il étouffe.
Telle est sa fonction. Il fait la
révolution à l’intérieur de la révolution politique. Il est au sein de la perturbation,
l’éternel perturbateur” (Kateb cité in
Déjeux 220, je souligne).
Il
faudra d’ailleurs préciser plus avant ce concept de perturbation à la
Kateb. Mais, déjà peut-on sans doute
songer au trouble dans lequel nous jette la structure romanesque. Le roman, en effet, est divisé en six
parties: les parties I, II et V incluent
12 chapitres tandis que les parties III, IV et VI incluent deux fois 12
chapitres sans raison apparente. En plus
de la blessure de certains chapitres, la chronologie de l’intrigue n’est ni
linéaire ni circulaire; malgré la répétition de fragments en début et fin de
roman, nous ne pouvons utiliser la figure du cercle pour nous référer à Nedjma,
car elle impliquerait une clôture du texte que Nedjma n’atteint jamais,
que la Langue n’atteint jamais. “On ne
pourra donc suivre ici le déroulement de l’histoire, mais son enroulement” (“Avertissement” des Editeurs in Nedjma
6) plutôt, et ce, à travers l’interpolation ou la dissémination de
témoignages. Ceux-ci, fragmentés et
fragmentaires, nous sont livrés au fil des pérégrinations physiques ou mentales
des personnages. Une quête identitaire
obsédante se poursuit (et les poursuit) sans relâche, que celle-ci se produise
à l’extérieur (lorsqu’ils sont en route) ou à l’intérieur (lorsqu’ils sont en
prison). Ainsi en est-il de ce roman
algérien de langue française qui dans sa structure, comme dans son rythme, file
les métaphores de la “perverse” (Kateb, Nedjma
247) articulation identitaire et des jeux de forces existant au sein d’une
telle quête. Nedjma aurait pu (en)
ressortir comme le nom unique, comme la source pure et immaculée d’une nation
indivisible. Mais ce serait oublier
autant l’ambiguité de forme et de fond du roman katebien que la réalité
linguistique complexe de l’Algérie tout au long de son histoire (officielle
comme fictionnelle). En effet, si la
langue arabe devient la langue nationale de l’Algérie indépendante, cette loi
ne suffit pas à homogénéiser une nation qui demeure hybride. Avant et après 1962, la mosaique culturelle de
l’Algérie (arabe, berbère, espagnole, juive...)
n’est-elle donc pas un fait démographique à exclure de tout discours à
visée nationaliste? Mais Nedjma,
l’étoile, offre-t-elle plusieurs côtés, sa forme polygonale fait ressortir sa
condition plurielle.
Alors, si Nedjma
peut nous sembler souffrir (tels ses personnages) de paludisme (tel Rachid) ou
de mythomanie (tel Si Mokhtar), il faut nous rappeler, à chacun de nos pas, que
Nedjma est objet linguistique avant tout et que si trace de folie il y
a, c’est celle de la Langue comme Loi souveraine qui nous gouverne tous de
façon universelle (sujets monolingues, bilingues, plurilingues) et non pas
uniquement celle du romancier algérien francophone. C’est sans doute dans cette mise en garde
contre un geste ethnocentrique visant à insinuer la condition névrosée du
‘sujet (post)colonial’ (s’exprimant dans une langue autre que ‘la sienne’) et
le caractère aliéné de son oeuvre par extension que notre lecture voudrait s’annoncer.
Il semble, dès lors, nécessaire de positionner notre réflexion sur le
texte katebien par rapport à un cadre théorique déjà en place. Nous nous souvenons tous du modèle général
que nous proposait Frederic Jameson dans son célèbre article “Third World Literature
in the Era of Multinational Capitalism”
(1986). Selon cette théorie,
notre roman algérien francophone devrait se lire comme “allégorie nationale.”[67] Il faudrait pour cela réduire l'oeuvre katebienne à
l'écriture d'un (double) phantasme:
phantasme érotique lié à Nedjma, le personnage féminin, et phantasme généalogique à portée
nationaliste allégorisée par le roman Nedjma. Nous privilégierons plutôt un aspect de
l’interprétation de John D. Erickson selon lequel la toile arachnéenne serait
subversive de façon plus spécifique parce qu’elle préserverait son altérité
intérieure. Nous relirons cet argument
tel qu’il s’énonce dans “Kateb Yacine’s Nedjma: A Dialogue of Difference” (1992).
C’est ainsi “Juché[s] sur des épaules de géants”[68] que nous serons prêts à esquisser les gestes d’une nouvelle
interprétation se fondant uniquement sur une autre lecture précise du texte—à
partir d’un motif qui traverse et peu à peu transforme
sous nos yeux l’œuvre katebienne, à savoir l’Express Constantine-Bône.
L’interprétation
ericksonienne: l’altérité préservée de Nedjma.
Dans
“Kateb Yacine’s Nedjma: A Dialogue Of
Difference” [ultérieurement “A Dialogue of Difference”], l’argument de John D.
Erickson prend la forme d’une remarque, celle d’une omission commise par “Les
Editeurs” de la préface de 1957. Simple
observation, tout d’abord —qui témoigne d’un regard attentif— la remarque du
critique tend à déstabiliser, en la mettant en question, la vérité du jugement
orientaliste, émis avec assurance au fil des rééditions de Nedjma:
So
certain of the premises are the Editors, that 35 years later these views still circulate
in the pocketbook edition, in the series “Point Roman.” In fact, the reprinted edition is an
exact reproduction, using the original photographic plates, down to a
missing accent on the word où. In short, these reprinted premises are
an image, a simulacrum. But while the
exact replication carries the weight of certitude in regard to the
premises involved, that significant detail, a missing accent, signifies
an inadvertent modicum of doubt, for it replaces the precision of the complément circonstanciel or adverb où (“where”) with the equivocal play of
the conjunction ou (“or”). (Erickson,
“A Dialogue of Difference” 30-31, je souligne)
En effet, tandis que la signature collective de cet “Avertissement”
et sa réiteration au sein de
l’édition française lui conférait une autorité certaine, l’oubli répété d’un
accent transforme la vérité de la
parole des Editeurs en “ce qui n’a que l’apparence d’être ce qu’il
prétend” (“simulacre” Petit Larousse
Illustré), soit une représentation
figurée. Par un glissement qui tient de
la synecdoque, Erickson en vient donc à définir
la préface toute entière de simulacre, nous dévoilant ainsi la trame du
metadiscours, un dis-cours qui se trahit (‘betrayed itself”)[69] jusque dans le déni de son auto-hétéronomie ou de sa
blessure intrinsèque (pour reprendre la terminologie derridienne dans Le
Monolinguisme 69-70). La remarque de
Erickson fait resurgir une menace (que l’arrogance de la préface visait à
refouler [70]) quant aux “frontières intérieures”[71] françaises face à une “arabité” qui se trouvait, dans la
préface de 1957, dialectiquement (op)posée.
L’équivoque offre à Erickson le prétexte d’une relecture de Nedjma
en particulier mais également celui d’une prise de position quant à la forme nec plus ultra de subversion du
“discours du maître” (Lyotard):
I
feel compelled to examine more closely in what way Kateb, a Maghrebian Arab,
using the discourse of the Other, manipulates that discourse in Nedjma, turning
it to his own uses. Only then can we
understand how radical his own discourse truly is, and in what sense it is
“profoundly Arabic.” (Erickson, “A
Dialogue of Difference” 31)
C’est à cette fin que le critique nous
rappelle le dilemme des “écrivains du tiers-monde” (32)[72]
qui pour s’exprimer (“articulate their ideas”) doivent le faire dans la toile
logocentrique, le discours de l’Ouest: “
[...] the Third-World writer at first glance appears restricted to a choice
between accepting European linguistic hegemony through complete acquiescence or
blindness to the ideological implications of that discourse, or opposing it
through radical exteriority” (Erickson, “A Dialogue
of Difference” 32).
Erickson revient alors sur cette dialectique
traditionnelle du texte postcolonial pour nous en faire sortir ou plus
exactement pour nous y faire rentrer:
The
first choice is untenable, but the latter falls in the trap set up by the
magisterial discourse itself, for exteriority becomes “the necessary
complement” (Lyotard 207). A third choice does exist, a strategy whereby
the speaker remains within the boundaries, within its rules, but
turns those rules against themselves.
(Erickson, “A Dialogue of
Difference” 32, je souligne)
Ainsi s’appuyant sur Lyotard et la possibilité de faire
éclater le métadiscours de l’intérieur en remettant en question les conditions
de vérité qui le soutiennent, Erickson envisage Nedjma comme l’épigone
du texte subversif: “[...] as the model
for a discourse within a discourse—an idiosyncratic discourse and
refusal at the very heart of socio-political discourse of power” (Erickson, “A
Dialogue of Difference” 32, je souligne).
Ce modèle a été suivi, selon notre critique, par l’écrivain marocain
Tahar Ben Jelloun et l’écrivain tunisien Abdelwahab Meddeb. La suite de l’article s’emploie à analyser le
texte algérien et à dévoiler la manière dont fonctionne ce “texte à l’intérieur
d’un texte” en s’intéressant particulièrement à la brisure de la temporalité
linéaire, au mythe comme moyen de subversion, à la libération de la Différence,
à la Nouvelle Généalogie et finalement à un entre-deux entre identité et
différence (pour reprendre le titre des sections de l’article).
Un problème
demeure: l’analyse de Erickson ne
s’ingénie-t-elle pas finalement à remplacer le mot “arabe” par le mot
“maghrébin”? Poussons notre
réflexion. “L’Arabe” se voit ainsi, en
effet, accepté au sein du discours du maître (place que lui refusaient les
éditeurs) mais se trouve décrit (de façon préférentielle) comme la qualité de
ce qui peut être enfermé (mis en garde à vue) à l’intérieur de la langue
française sans s’y perdre (et sans la perdre).
Cette nouvelle étiquette, plus politiquement correcte, ne masque-t-elle
pas la même problématique: la volonté de
maîtriser l’Autre? Avec la notion
foucauldienne d’ “événement pur” avancée par Erickson (“A Dialogue of
Difference” 37), nous sommes en effet loin d’un discours
(multi)culturaliste. Or, Nedjma
ne s’écrie-t-elle pas entre deux
cultures au moins, ne s’écrit-elle pas entre
deux langues au moins? Il nous reste à
rentrer de nouveau dans le texte pour s’en persuader et comprendre alors qu’on
y traverse les frontières (raciales, culturelles, linguistiques) censées
préserver l’idée d’une identité algérienne absolue.
L'expérience d'une nouvelle lecture: accepter le “pacte obscur”
“Un autre
chemin” ? (Kateb, Nedjma VI,
xii, 255)
“Couché sur mon
lit de papier, je résous une question dont je rends finalement la solution
impossible” (Kateb, Nedjma
81). Cet indice jeté sur le “Carnet de Mustapha,”
dont quelques fragments nous sont offerts ici et là au fil des chapitres,
n’aurait-il pas dû nous mettre la puce à
l'oreille? Ne faudrait-il pas mieux
écouter avec attention Nedjma se dire plutôt que de tenter, comme maints
critiques occidentaux à la suite des éditeurs, de reconstituer l'intrigue
éclatée de cet inquiétant roman algérien qui se joue de ses lecteurs français,
qui se joue de leur sens du temps historique et de leur tradition littéraire—et
ce, en s'exprimant dans leur langue? Le
jour où Mustapha, Lakhdar, Rachid et Mourad se rendent sur le chantier de M.
Ernest, la tension entre le chef d'équipe français et ses manœuvres algériens
est exposée de la façon suivante:
Les ouvriers et le contremaître semblent avoir conclu ce
pacte obscur, fait de détails multiples et précis, par lesquels ils
communiquent constamment, tout en gardant les distances, ainsi que deux camps
qui se connaissent depuis longtemps, se permettant parfois une trêve
injustifiée, quitte à se prendre en faute à la première occasion. (Kateb, Nedjma 46)
Est-ce ce même “pacte obscur” qui lie le lecteur français
de l'oeuvre katebienne publiée en 1956, en pleine ère coloniale (cent vingt-six
ans après l'établissement des Français sur le sol algérien; onze ans après
l'insurrection du 8 mai 1945 à Sétif qui fut violemment réprimée; deux ans
après le début de la guerre d'indépendance qui ne s'achèvera que huit ans plus
tard)? Probablement. C'est donc sur ce pacte que nous revenons
quarante-huit ans après la première édition de Nedjma et plus de
quarante ans après l'indépendance de l'Algérie—afin de rendre hommage à la
déroutante toile arachnéenne que Kateb Yacine a su tisser, donnant ainsi
naissance au texte étoile de la littérature algérienne de langue française.
La lecture de Nedjma
est une expérience toute particulière qui s'incrit dans l'espace-temps d'une
re-lecture qui nous amène à modifier nos habitudes occidentales de lecteurs
français. Relire Nedjma
nécessite, en effet, de commencer par la fin du texte, comme si Kateb nous
invitait à une lecture de droite à gauche, ou encore comme si nous étions
invités à bord d’un train allant de l’est à l’ouest, invitation qui, une fois
acceptée, promet de nous offrir le fil d'Ariane pour confronter de nouveau le
texte étoilé. Avant de découvrir
progressivement les causes du Big Bang, le lecteur doit patiemment repartir
dans ce texte qui a aussi bien la forme d’une étoile à six branches que celle
de l’hexagone métropolitain: “Il est
vrai que Nedjma est née d’une française, et plus précisément d’une juive”
(Kateb, Nedjma 103).
Or au sixième
et dernier chapitre (Kateb, Nedjma
255) du roman, nous relisons (semble-t-il) un fragment de l'incipit (11).
C'est sur cette apparence de répétition que les éditeurs ont fondé leur
hâtif jugement de l'oeuvre katebienne:
“La pensée européenne se meut dans une durée linéaire; la pensée arabe
évolue dans une durée circulaire ou chaque détour est un retour, confondant
l'avenir et le passé dans l'éternité de l'instant” (Editeurs in Nedjma 6). Une telle déclaration marque un manque
d'attention non seulement au changement de temps (remarqué par Erickson, “A
Dialogue of Difference” 37) qui s'est
produit mais également à la nouvelle disposition d'une des phrases du premier
extrait qui commence un paragraphe dans le second. Nous passons, en effet, du présent au passé
composé: “[…] sa silhouette apparaît/est
apparue sur le palier; chacun relève/a relevé la tête sans grande émotion” (Kateb, Nedjma 11; 255). Mais comment expliquer ce mouvement du texte? Il reflète sans aucun doute celui des
personnages, “les quatre manœuvres récemment embauchés par M. Ernest” (Kateb, Nedjma 25) qui doivent bientôt
quitter (I, ix) à jamais le chantier, situé “aux portes de Bône” (Kateb, Nedjma 14). Au niveau de l'intrigue, cette fuite est
justifiée par la récente évasion de Lakhdar et la nécessité pour les deux
autres manœuvres, Rachid et Mustapha, de quitter le chantier de M. Ernest après
le meurtre de l’entrepreneur M. Ricard commis par Mourad. Mais Kateb nous donne aussi la cause non
seulement des modifications de temps verbal entre les deux extraits mais encore
celle de la structure fragmentaire de son roman. En effet, la scène d'adieu entre les trois
manœuvres nous offre, à nous lecteurs, un moment auto-référentiel essentiel: “[…] l'absence d'itinéraire abolit la notion
du temps” (Kateb, Nedjma I, ix,
34). Il est vrai qu'à partir de ce
chapitre l'intrigue katebienne éclate.
Les trois amis se séparent et les lecteurs “piétinent” et “s'enfoncent dans la brume” (Kateb, Nedjma 33). Nous croyons alors suivre les pas de nos
trois personnages dans l'inconnu:
C’est le moment de se séparer.
Ils ne se regardent pas.
Si Mourad était là, ils pourraient prendre les points
cardinaux; ils pourraient s'en tenir chacun à une direction précise.
Mais Mourad
n'est pas là. Ils songent à Mourad.
– Le Barbu m'a donné de l'argent, tranche Lakhdar. Partageons-le.
– Je vais à Constantine, dit Rachid.
– Allons, dit Lakhdar.
Je t'accompagne jusqu'à Bône. Et
toi, Mustapha?
– Je prends un autre chemin.
Les deux ombres se dissipent sur la route. (Kateb, Nedjma 34)
Cependant cette interprétation ne tient pas la route
puisque les expériences d'autres personnages viennent brouiller plus tard cette
piste de lecture. Il fallait prendre “un
autre chemin” (Kateb, Nedjma VI,
xii, 255), au bout duquel on se rend finalement compte que ce que nous avons
progressivement suivis ce sont les pas que les quatre jeunes Algériens ont
laissés sur les chemins respectifs qu'ils ont empruntés jusqu’à ce qu'ils se
retrouvent et se séparent au chantier.
C'est ainsi que l'on peut comprendre que Nedjma se termine sur
cette scène de séparation (Kateb, Nedjma
256) mais également sur un chapitre duodénaire dont le caractère bifide reflète
aussi le dédoublement (à la fois spatial et temporel) du texte tout entier qui
nous aura présenté des moments à la fois introspectifs et rétrospectifs émanant
de la conscience des personnages fugitifs (médersien [Rachid] ou collégiens
[Lakhdar et Mustapha] en rupture de ban; déserteur et paludéen en crise proche
de la transe [Rachid] émeutiers; chômeurs; manœuvres insoumis [Lakhdar et
Mourad]...)
Ce sont ces
possibilités de brouiller les pistes du lecteur, de rendre perméables les
rapports binaires et de traverser aussi facilement le seuil saussurien[73] entre concept et image acoustique que Kateb Yacine
initie une critique du signe ‘dans la langue du maître’ en s’y insinuant
secrètement. Telle l’araignée,
“prisonnière, elle aussi” dans la cellule de Rachid (Kateb, Nedjma 37). Car comme nous le rappelle Nedjma dans la
villa qui porte aussi son nom: “[…]
Puisqu’ils m’aiment, je les garde dans ma prison […] A la longue, c’est la
prisonnière qui décide” (Kateb, Nedjma
67). Mais cette instabilité des maillons
de la chaîne du discours est à “double tranchant” (Kateb, Nedjma 14), projetant tout à
la fois promesse d’indépendance et risque de trahison. D’où le motif du couteau ici et tout au long
de l’œuvre katebienne. Motif, il est
vrai, ambigu puiqu’il peut aussi bien signifier la défense que l’attaque. Au premier chapitre, Mourad vendait son
couteau moitié prix afin d’acheter du vin pour fêter, avec Rachid et Mustapha,
le retour de Lakhdar. Rachid en
reprenait possession au chapitre VIII, le jour du crime de Mourad (Kateb, Nedjma 31). Parce que cet objet volé passe de main en
main, il devient difficilie de le localiser et donc d’identifier son
propriétaire. D’où la confusion du
lecteur au chapitre XI: Mourad a-t-il
tenté de se suicider ou Rachid a-t-il voulu le blesser à mort? (Kateb, Nedjma 40) Chacun affirme en être l’authentique
détenteur. Ainsi se trouvent remises en
cause la sincérité des deux prisonniers, leur relation amicale et surtout la
vraisemblance de l’épisode lui-même.
Comment Rachid et Mourad pourraient-ils se (re)trouver “dans le même
bagne”? Finalement, la première partie
de Nedjma s’achève sur la remise en cause de la logique du récit
katebien et sur l’impossibilité d’être rassuré dans notre parcours de lecture.
Sur de
nouvelles pistes de lecture: valeur(s)
et fonction du train
Si nous nous
sommes trompés de piste de lecture, nous ne devons nous en prendre qu'à notre
mauvaise oreille. Après tout Kateb nous
avait bien précisé les fondements de notre pacte de lecture; “il est fait de
détails multiples et précis” (Kateb, Nedjma
46) auxquels nous devons êtres sensibles. C’est ainsi que nous porterons,
désormais, une attention toute particulière au motif du train—auquel on ne
prend pas facilement garde dans ce texte labyrinthique. La fonction de l’Express Constantine-Bône
n’en demeure pas moins essentielle au sein du roman. En tant que véhicule qui transporte, traverse
et peu à peu transforme, ce motif se
révèle fondamental au niveau métalittéraire de l’œuvre katebienne, mais déjà
peut-on souligner que sa présence garantit la logique narrative. En effet, c’est parce qu’ils empruntent ce
moyen de transport que nos quatre personnages—Rachid, Mourad, Lakhdar et
Mustapha—se rencontrent à Bône. Nedjma y
vit avec sa mère adoptive, son époux Kamel et son cousin Mourad: “Lorsque Rachid et Si Mokhtar arrivèrent
ensemble à Bône, [Mourad] étai[t]
lycéen” (92). “[Ce dernier] appri[t], un mois plus tard,
que Rachid et Si Mokhtar s’étaient trouvés au mariage de Nedjma. C’était la fille unique de [s]a tante
paternelle, Lella Fatma, chez laquelle [il] n’habitai[t] plus depuis qu’[il]
avai[t] quitté le lycée... Chose
curieuse [Mourad apprend que Si Mokthar et Rachid se trouvaient au mariage de
Nedjma] (Kateb, Nedjma 94). “Puis ils disparurent [...] Vers la même période, [Mourad] avai[t] lié
connaissance avec un jeune étudiant exclu qui se nommait Mustapha; ce fut par
lui qu[’il] appri[t] le retour de Rachid.
Cette fois-ci, il était seul. [En
effet, Si Mokhtar meurt et est inhumé au Nadhor]” (Kateb, Nedjma 95). Lakhdar est arrivé un peu plus tard: “On évoque à Bône le voyageur “vêtu comme un
fou”: c’est l’expression d’un jeune
homme nommé Mourad, s’adressant à ses amis Rachid et Mustapha (Kateb, Nedjma 71). Ainsi le passage ci-dessous évoque-t-il les retrouvailles
de Lakhdar Boudjène et de Mustapha Gharib qui ne s’étaient pas vus depuis
l’insurrection à laquelle ils ont participé à Sétif:
Café de
l’avenir.
Lakhdar allait tranquillement vers la table de Mustapha.
— Tu es arrivé par le train...
— Comme toi.
(Kateb, Nedjma 237)
Il est intéressant de souligner, en passant, que parmi
nos quatre personnages principaux, seuls Lakhdar et Mustapha ont un nom de
famille, ont une identité complète. Or,
paradoxalement Lakhdar a perdu sa “carte d’identité” (11) et Mustapha attendait, écolier, que son
institutrice française lui “donne[] un nom”
(205). C’est donc au cours du
soulèvement de Sétif qu’ils ont (re)gagné ou (re)trouvé cette identité
algérienne, et ce en deça de la répression française qui s’en suivit. Nos deux frères de combat se retrouvent ainsi
au symbolique “café de l’avenir,” avenir d’une Algérie indépendante dont ils
sont eux-mêmes porteurs.
Ajoutons que
c’est ce même véhicule qui transporte la star
du roman: “la fille de la Française” qui voyage en train “de Constantine à
Bône, de Bône à Constantine” (Kateb, Nedjma 178). En effet, Rachid, notre personnage
constantinois, ne rencontre pas Nedjma à Bône comme Mustapha et Lakhdar, mais
bien avant “dans une clinique où Si Mokhtar avait ses entrées”: “Elle [Nedjma] vint à Constantine sans que
Rachid sût comment” (Kateb, Nedjma
104). Nedjma, ne devient-elle pas, dans
ce va-et-vient perpétuel, un signifiant auquel il est difficile de donner un
sens stable—représentation allégorique tantôt
d’une nation, tantôt de l’aimée,
Nedjma demeure à jamais ce signe de reconnaissance coupé en deux (sumbolon), soit un symbole énigmatique
c’est-à-dire irréductible. Selon
Mustapha, Nedjma peut ainsi prendre la forme d'un sphinx issu des légendes
grecques: “inévitable consomption du
zénith; elle se retourne, les jambes repliées le long du mur, et donne la folle
impression de dormir sur ses seins…”
(Kateb, Nedjma 67). En
effet, comme on le verra “la femme aux cheveux fauves” (Kateb, Nedjma 67) se fait protéiforme
et reste insaisissable au fil du roman qui porte son nom.
Nedjma “comme un
palimpseste [qui] boit les signes anciens”
(Kateb, Nedjma 70)
Face à cette
entité fuyante dont les pouvoirs de séduction semblent illimités, il paraît
plus sage de nous interroger, à la manière de Erickson sur l'économie textuelle
permettant ces jeux de substitution ou permutations qui se manifestent à un
rythme impressionnant tout au long du monument littéraire francophone. C'est pourquoi, nous le relirons “comme un palimpseste [qui] boit les signes
anciens” (Kateb, Nedjma 70),
suivant finalement l’allusion textuelle plutôt que tout autre apport critique
extérieure. L'image du palimpseste
implique un mouvement d'écriture et de réécriture qui rappelle le double
mouvement que désignent le chantier et le train, motifs d’importance dans la
trame katebienne. Ainsi, nous
permettrons-nous d’ajouter un motif à l’analyse de Erickson. Car, le train, motif ambigu, nous semble
essentiel à la subversion de l’espace colonial dont effectivement le chantier
et la prison forment les deux piliers:
Kateb
traces the perimeters of the principles of power of the oppressor. In chapter One the Western reader becomes
aware of two dominant loci by which he can “orient” himself physically and
spatially—the chantier or workyard,
and the prison. The chapter opens with
the first and closes with the second.
The Algerian’s life in colonial
Or, “l’espace [comme nous le rappelle Michel-Mansour]
définit le rôle et le statut de l’individu dans la société en général et dans
la société maghrébine en particulier”
(Mansour 15, note 4). Il devient
donc nécessaire de revisiter l’espace marqué par l’inscription katebienne. Mais combien de textes ont-ils été écrits sur
ce parchemin intemporel, combien grattés au couteau—motif qui traverse tout le
roman—pour “tout recommencer”—comme nous le suggère le personnage féminin qui
séduit tous les hommes qui croisent sa route (Kateb, Nedjma 67)? A nous, d’une part, de découvrir les traces
de ce palimpseste katebien (Kateb, Nedjma 70) et, d’autre part, de
“remonter aux causes” du Big-Bang—à l’événement traumatique donnant lieu à
l’écriture fragmentaire (Kateb, Nedjma 184).
En effet, si l’on suit l’image qui nous est offerte à un
moment précis du texte où Lakhdar, alors qu’il débarque à la gare de Bône, se
transforme en palimpseste sous nos yeux, alors notre lecture trouve son
origine:
[. . .] sous les boucles, les sourcils en accents
circonflexes ont quelque chose de cabotin; des lignes profondes,
parallèles ainsi que des rails intérieurs, absorbés dans un séisme, se
dessinent sur le front haut et large, dont la blancheur boit les rides, comme
un palimpseste boit les signes
anciens; le reste du visage apparaît mal, car le voyageur baisse la
tête, emporté par la foule, puis se laisse distancer, bien qu’il n’ait
pour tout bagage qu’un cahier d’écolier roulé autour d’un couteau à cran d’arrêt; des
observateurs ont déjà vu que le jeune homme, en sautant du wagon, a
fait tomber sur le quai ce couteau d’une taille intolérable pour la Loi, a
rapidement ramassé l’arme prohibée, puis, dans sa confusion, l’a
entourée de son cahier au lieu de le remettre en poche. (Kateb, Nedjma 70-71, je souligne)
Cette révélation met une fois de plus, le train et le
couteau en présence. L’effet allitératif
créé par les occlusives dentales /t/ et vélaires /k/ rapprochent encore les
deux motifs. En effet, le train français
a transporté de Constantine à Bône le jeune étudiant algérien qui lui-même
transportait une “arme prohibée” en pleine ère coloniale. La mise en abyme trahit une langue francaise
véhiculant un élément subversif, un signifiant capable de lui faire violence à
elle, la langue de la maîtresse d’école (“cahier d’école”). Le geste hâtif de l’étudiant algérien en
fuite, sorte de Prométhée délivré, lie à demeure l’écriture et le couteau. N’est-ce pas avec ce même couteau qu’il a
écrit Indépendence de l’Algérie “sur
les pupitres [et] sur les portes”
(Kateb, Nedjma 227) de son collège, il y a quelques mois de
cela? D’où l’impression qu’une menace
plane, comme le souligne le syntagme qui s’étale sous nos yeux et fait résonner
les occlusives qu’il contient: “ce couteau
d’une taille intolérable pour la Loi.” De plus, les
fricatives dentales /s/ qui truffent notre extrait évoquent à la fois les suées
de la machine de fer (à peine entrée en gare) mais aussi les chuchotements des
“observateurs,” témoins d’un geste qui dérègle (“absorbés dans un séisme. . .
apparaît. . .emporté. . .distancer. . .en sautant. . .fait tomber. .
.confusion. . .au lieu de. . .”) soudain (“rapidement”) l’ordre colonial. Ce couteau qui tombe (trois fois désigné en
l’espace de quelques lignes) coupe le souffle de la foule qui, “en l’espace de
quelques secondes” (Kateb, Nedjma
19), assiste à une métamorphose.
Il est vrai que
quelque chose se déplace, se transforme, à travers une série de glissements de
nature métonymique: les mèches de
cheveux prennent la forme d’une lettre, les sourcils deviennent accents, le
front est maintenant page blanche; puisque que le corps se fait discours. Puis tout-à-coup la façon dont fonctionne le
texte nous “apparaît” à travers une comparaison qui explose d’occlusives (cette
fois-ci bilabiales /b/ et /p/): “la blancheur boit les rides, comme un
palimpseste boit les signes anciens.” Lakhdar, le jeune
écolier a gagné ses premières rides à Sétif où l’H/histoire (nationale et
individuelle) s’est inscrite en lui.
Mais finalement, deux images nous livrent le procédé du palimpseste
katebien: “un cahier d’écolier roulé
autour d’un couteau à cran d’arrêt”; “a entourée [l’arme prohibée] de son
cahier.” Lakhdar—Kateb gratte ainsi au
couteau les signes appris à l’école française.
Une page (qui semble) virginale va en naître, prête à recevoir
l’inscription de signes nouveaux—donnant
naissance à un roman algérien de
langue française.
Relire Nedjma en gardant à l'esprit cette image
katebienne permet au lecteur d'entrevoir progressivement—les fragments d'une
histoire coloniale vécue de façon particulière et collective:
[…] Abd
el-Kader (seule ombre qui pût couvrir pareille étendue, homme de plume et
d’épée, seul chef capable d’unifier les tribus pour s’élever au stade de la
nation, si les Français n’étaient venus briser net son effort d’abord
dirigé contre les Turcs; mais la conquête était un mal nécessaire, une greffe
douloureuse apportant une promesse de progrès à l’arbre de la nation entâmé
par la hache: comme les Turcs, les
Romains et les Arabes, les Français ne pouvaient que s’enraciner, otages de
la patrie en gestation dont ils se disputaient les faveurs). (Kateb, Nedjma 102, je souligne)
De
nouveau l’écriture (“la plume”) et l’arme blanche (“l’épée”) se trouvent ici
associées. Ici encore l’axe vertical
(“l’arbre de la nation”) est amputé par un objet coupant, “la hache” coloniale
et rappelle l’échec de l’émir arabe à bouter les Français hors de l’Algérie
ottomane. Néanmoins, de cette ouverture
naît “une promesse de progrès.” Les
racines s’étalent sous le sol et l’arbre gagne—inexorablement—des branches au
fil des conquêtes. On change de conquérants,
mais la patrie en (trans)formation s’en nourrit et en profite. Kateb a donc trouvé le moyen de transcender
la situation particulière de son pays.
En prenant ce recul sur l’histoire de son pays, l’écrivain algérien fait
appararaître devant nous ‘la réalité’ d’une histoire magistrale qui nous est
cachée car lorsque l’on se trouve à l’intérieur, lorsqu’on en fait partie
intégrante, lorsque nous en devenons ses “otages” (Kateb, Nedjma 102),
on ne peut en discerner les failles.
Kateb s’est ainsi emparé du couteau colonial et nous offre une coupe
quasi-histologique du dis-cours d’où “surgissent” (Kateb, Nedjma 19) des fragments
d’histoires. Son texte s’affirme, pour
reprendre ses termes, en tant que “tronçons”
(Gontard cité in Moura, “Un imaginaire romanesque de la rupture” 160)
d’une Histoire coloniale universelle.
C’est en nous rappelant la façon dont cette H/histoire se fait, s’écrit,
se perpétue que le geste katebien est subversif. Non pas en s’enfermant à l’intérieur du texte
mais justement en soulignant l’impossibilité de s’enfermer à l’intérieur de
frontières solides. Les frontières (chez
Kateb aussi) sont perméables; c’est ce que les analyses textuelles à venir
viseront à démontrer.
Une
lecture “à double tranchant” (Kateb, Nedjma 14)
Or, en regardant uniquement le train qui vient
de la métropole tel que Lakhdar dans la citation suivante, on risque fort bien
de ne pas entendre arriver celui qui arrive dans l'autre sens, celui que
représente Nedjma:
“… Le 8 mai a montré que la gentillesse de ce marin peut
faire place à la cruauté; ça commence toujours par la condescendance... Que fait-il dans un train algérien, ce marin,
avec son accent marseillais? Evidemment
le train est fourni par la France... Ah!
si nous avions nos propres trains...
D'abord les paysans seraient à l'aise.
Ils n'auraient pas besoin de se trémousser à chaque station, de crainte
d'être arrivés. Ils sauraient lire. Et en arabe encore! Moi aussi j'aurais à me rééduquer dans notre
langue. Je serais le camarade de
grand-père…” (Kateb, Nedjma 63)
La mise en abyme est ici déclarée et traduit le dilemme
d'un romancier maghrébin empruntant à regret un véhicule linguistique qui ne
lui appartient pas, puisqu'il est arabe, mais qu'il ne peut qu'utiliser
puisqu'il ne maîtrise pas “sa”
langue maternelle. Cependant,
rappelons-nous Frantz Fanon déclarer, en 1952, dans Peaux noires, masques
blancs: “La situation n’étant pas à
sens unique, l’exposé doit [donc] s’en ressentir” (Fanon 13).
N’est-ce pas précisément ce que Rachid nous démontre lorsqu’il conte à
Mourad l’arrivée de la mère de Nedjma lors de la conquête française?
Les héritiers des preux se vengeaient dans les bras des
demi-mondaines; ce furent des agapes, des fredaines de vaincus, des tables
de jeu et des passages en première classe à destination de la métropole;
l’Orient asservi devenait le clou des cabarets; les femmes de notaires traversaient
la mer dans l’autre sens, et se donnaient au fond des jardins à vendre…
(Kateb, Nedjma 103, je souligne)
La parataxe met en évidence l’échange culturel
inexorablement en marche. Si la conquête
laisse sa marque sur la terre colonisée, la culture colonisée envahit également
les phantasmes (des) métropolitains.
C'est dans ce va-et-vient que Nedjma
se dévoile et s’affirme comme palimpseste.
Dévoilement il y a et il a lieu au moment où Lakhdar arrive en gare de
Bône et “fait tomber sur le quai ce couteau d’une taille intolérable pour la
Loi” (Kateb, Nedjma 70). Après ce faux pas en pleine ère coloniale, le
lecteur, devenu plus attentif, remarquera que le mouvement du texte nous est
donné à travers deux motifs récurrents:
le chantier et l'express Constantine-Bône. Le premier implique un déplacement vertical,
une oscillation entre la construction et la destruction. Ameziane, le manœuvre berbère, présente le
chantier de la façon suivante aux nouveaux arrivés:
Le patron de M. Ernest ne fait que fournir le
matériel. Le contremaître donne les
ordres; nous, la main-d'œuvre, on y est pour rien. Y en a qui sont morts sans être sûrs d'avoir
vraiment travaillé à quelque chose; à supposer que le projet soit réel, qui
sait si le marché couvert ne se transformera pas en commissariat de
police? (Kateb, Nedjma 46, je
souligne)
Comme on peut le voir ce mouvement d'édification projette
(dans le temps et dans l'espace de la construction) à la fois une promesse et
une menace: la promesse d'un lieu de
négoce et donc d'échanges; la menace de voir ressurgir finalement un tout autre
lieu, celui de l'oppression coloniale.
De son côté, le second motif implique un déplacement horizontal. Ce moyen de transport français permet une
plus grande autonomie aux personnages algériens mais du même coup “les personnes déplacées” (Kateb, Nedjma 92) deviennent
difficilement maîtrisables tels des signifiants fuyants qui déstabiliseraient
une structure textuelle du fait de leur caractère duplice (à la fois arabe et
français). On voit donc ici deux plans
en oppositions. Un plan ascensionnel (le
chantier ou la prison) qui se voit soudainement arrêté, ébranlé, perforé par
une horizontalité en mouvement (le train et le couteau) qui traverse et tranche
bientôt le texte que le lecteur à sous les yeux.
C’est donc
cette déchirure du texte qui révèle (ou trahit) d’autres textes, d’autres
histoires sur ce parchemin intemporel.
D'où le motif de la porte entrouverte qui traverse Nedjma. En effet, demeure manifeste dans l’œuvre
l’impossibilité de penser séparément l’incarcération et la libération. Ces notions circulent toujours en couple à
travers un motif dont la duplicité permet le glissement d’une notion à l’autre,
indiquant ainsi la possibilité de s’évader de la prison française. D'où l'incipit du roman: “Lakhdar s'est échappé de sa cellule.” Il devient alors
difficile de prendre pour argent comptant l'explication jamesonienne suivante:
[…]
none of these [third-world] cultures can be conceived as anthropologically
independent or autonomous, rather, they are all in various distinct ways
locked in a life-and-death struggle with first world cultural
imperialism–a cultural struggle that is itself a reflexion of the
economic situation of such areas in their penetration by various stages of
capital, or as it is sometimes euphemistically termed, of
modernization. (Jameson 68, je souligne)
Ainsi les rapports de forces économiques
rejailliraient-ils sur la forme littéraire qui ne serait donc que son
miroir. Une certaine lecture du texte
francophone abonde, en effet, dans ce sens; puisque traditionnellement le texte
(post)colonial est identifié comme témoignage toujours particulier d’une
relation conflictuelle à la langue du colonisateur. Cependant si on respecte la qualité
polyphonique du roman katebien, on ne peut en toute honnêteté privilégier
l’interprétation univoque de Nedjma comme l’écriture d’un discours
nationaliste algérien. Lakhdar nous en
donne la preuve au chapitre x, où chemin faisant dans le train du colonisateur,
l’étudiant “en rupture de ban,” se met à
décrire la machine de fer qui le transporte.
Rattrapons
Lakhdar et écoutons-le évoquer la pénétration de l'espace algérien par un signe
de la modernité, dont Jameson parlait toute à l'heure, à savoir le train, et
plus précisément l'Express Constantine-Bône—le train qui relie aussi l’ancienne
Constantine et l’ancienne Bône, soient Cirta et Hyppone, “les deux citées qui
dominaient” jadis le royaume berbère:
[. . .] les faiseurs de route et de trains, entrevus de
très loin dans la tranquille rapidité du convoi, derrière les moteurs maîtres
de la route augmentant leur vitesse d'un poids humain sinistrement abdiqué, à
la merci d'une rencontre machinale avec la mort, flèches ronflantes se
succédant au flanc du convoi, suggérant l'une après l'autre un horaire de plus
en plus serré, rapprochant pour le voyageur du rail l'heure de la ville
exigeante et nue qui laisse tout mouvement se briser en elle comme à ses pieds s'amadoue
la mer, complique ses nœuds de voies jusqu'au débarcadère, où aboutit
parallèlement toute la convergence des rails issus du sud et de l'ouest, et
déjà l'express Constantine-Bône a le
sursaut du centaure, le sanglot de la sirène, la grâce poussive de la machine à
bout d'énergie, rampant et se tordant au genou de la cité toujours fuyante en
sa lascivité, tardant à se pâmer, prise aux cheveux et confondue dans
l'ascension solaire, pour accueillir de haut ces effusions de locomotives […] (Kateb, Nedjma 69-70, je souligne)
À travers ce stream
of consciousness apparaissent trois moments: celui du train, celui de la ville et celui de
la “rencontre machinale” avec la ville d’arrivée, Bône, où tout “aboutit,” tout
converge. “Les moteurs maîtres de la
route”—dont la puissance coloniale est soulignée par l'allitération et dont le
sens du contrôle est renforcé par l'oxymoron “tranquille rapidité”— semblent
s'imposer dans toute la première partie de ce texte. Tant et si bien que l'humain se trouve
dominé, écrasé par la puissante machine.
Puis le temps du train entrecroise “l'heure de la ville ;”
l'économie textuelle se trouve alors “déjà” modifiée: le “centaure,” être hybride au corps de
cheval et au visage d'homme—dont le train ici est rapproché de façon
métonymique—gagne alors une qualité féminine puisque son timbre de voix devient
celui d'une “sirène” en “sanglot[s].”
Ainsi passons-nous du “sursaut du centaure” au “sanglot de la sirène.” La récurrence de la consonne spirante /s/
tend à nous faire entendre le sifflet du convoi ferrovière qui pénètre la
ville. Prêtons attention à cette
allitération qui en évoquant une certaine réalité référentielle nous fait
“déjà” oublier le sensible processus de mutation que subit le signe que l'on
croyait stable, le train français, “l'express Constantine-Bône.” Or, la deuxième partie du texte souligne la
féminité de la ville maritime, “exigeante et nue,” qui, parce qu'elle est par
essence ouverte, “laisse tout mouvement se briser en elle” en déposant son genre sur ce qui la traverse
sans pour autant réussir à l'abîmer. Son
caractère spongieux (qui tient de l'amadou) empêche également de ressentir le
choc des genres trop violemment. Mais
dans la troisième partie du texte, le caractère androgyne du train français qui
est entré en ville algérienne s'étale devant nos yeux à travers une métaphore
filée de nature érotique. Il ne reste
plus au train (français) qu'à “ramp[er] et se tord[re] au genou de la cité
(algérienne).”
La
blessure trans-linguistique
N’est-ce pas là une des plus belles preuves du rapport
ambigu de l’auteur maghrébin à la langue française? Kateb amadoue ainsi la langue coloniale, la
langue de la “maîtresse” d’école de Mustapha, mademoiselle Dubac, et ce,
au-delà de toute portée nationaliste comme nous le rappelle Arnaud: “Lié à son peuple du lien de participation le
plus intime, il [Kateb] l’empêche de s’assoupir dans la béatitude des discours
nationalistes et lui propose, lui, le fervent de Jugurtha et d’Abdelkader, l’ouverture
universelle” (Arnaud, vol. II,
403). C’est depuis cette blessure
trans-linguistique que le romancier algérien de langue française peut trouver
le moyen de s’exprimer. En songeant
davantage au rapport suggéré par Lakhdar entre le train français qui traverse
l'espace algérien et le roman algérien de langue française, nous pouvons mieux
comprendre, il me semble, la valeur de la remarque émise par Mustapha: “Il faut bien dire que le vocabulaire
français comprend 251 mots d'origine arabe […] Nous aussi, nous influençons
leur civilisation […]” (Kateb, Nedjma
80). C’est ce phénomène que Thérèse
Michel-Mansour nomme “adstrat” soit “une langue qui se trouve à côté d’une
autre et qui influe sur elle. Ici c’est
l’arabe qui influe sur le français sans que ni l’un ni l’autre ne
disparaisse” (Mansour 16, note 6). Ces “échanges d’influences” offrent des
possibilités de contact et de permutations tout au long de l’œuvre. C’est ainsi que de provocants glissements
métonymiques transforment les tenancières en madones (Kateb, Nedjma 35),
les manifestants en fourmis (Kateb, Nedjma
55), les voiles en cagoules (Kateb, Nedjma 65), les chantiers en décors
de théâtre (Kateb, Nedjma 51), que les mariages se transforment en
veillées funèbres (Kateb, Nedjma
28), le hashish en confiture (Kateb, Nedjma 22), la Métrople en
Nécropole (Kateb, Nedjma 55)…
pour ne citer que quelques exemples.
Ainsi de l’évasion de Lakhdar
(Kateb, Nedjma 11) à son
refus “de reprendre sa place au chantier”
(Kateb, Nedjma 28), Nedjma se construit aux rythmes des
déplacements multiples (de personnages, de valeurs, de signifiants).
Comme
le rire amer de Lakhdar le prouve ci-dessous, Kateb se joue de la langue
française tout en (y) dénonçant l’ostracisme à la base de toute construction
identitaire En voici un exemple criant:
–
De pro… De quoi?
–
De
prolétaires, d’ouvriers, quoi!
Mal soulagé, Lakhdar hurla dans l’oreille du militaire.
–
Chleuh! Encore un mot comme bicot! Bien sûr, nous combattons ensemble les Boches
en première ligne, et les Français nous confondent avec l’ennemi.
Il regrettait d’avoir prononcé le mot Boche. “Il m’a collé sa maladie des races.”
–
Y a
pas de quoi faire cette tête de turc!
Lakhdar
éclata de rire.” (Kateb, Nedjma
62)
Il est intéressant ici d’apercevoir la troncation de
l’expression argotique “(Al)boches” pour Allemands, mais aussi l’expression
idiomatique “tête de Turc,” associant de façon arbitraire, donc violente, une
nationalité à une figure de bouc émissaire, “personne qui est sans cesse en
butte aux critiques, aux railleries”
(“turc” Petit Larousse Illustré), et surtout le glissement entre
le nom propre de “tribus berbères du Maroc”
(“Boche” Petit Larousse Illustré) et le terme désignant
péjorativement les Allemands. D’où la
confusion possible à laquelle Lakhdar fait allusion: “Bien sûr, nous [les
nord-Africains des protectotats ou départements français] combattons ensemble
les Boches en première ligne, et les Français nous confondent avec
l’ennemi.” A travers la prolifération
des injures [“maladie des races” (Kateb,
Nedjma 62); “être contaminés par ceux-d’ici” (Kateb, Nedjma 63)] nous est
(dé)montré combien la langue peut devenir intolérante voire intolérable et
qu’il faut donc la surveiller dans sa tendance à définir, à emprisonner,
l’Autre dans les catégories qu’elle crée pour se rassurer croyant ainsi assurer
son caractère hégémonique. Lakhdar
découvre aussi un autre discours
raciste pour les prolétaires (proletarius,
de proles, race, lignée) et prend peu
à peu conscience qu’une “maladie” linguistique peut être aussi contagieuse que
la peste. C’est son caractère insidieux
qui nous est ici dévoilé. Or, cette
“maladie” qui habite un Hitler, un Staline, un Si Mokhtar, tout colonialiste,
autant que ce militaire du Nord de la France, habite avant tout leurs langues. Chacune d’entre elles (allemande, russe,
arabe, française) articule son
identité (raciale, linguistique, culturelle, nationale) de façon compulsive.[74] Bien que dans des
accents différents, les mêmes symptômes expriment l’aliénation de la
L/langue: une langue folle (dépossédée
d’elle-même) comme Loi qui cherche à envahir et posséder d’autres langues pour
assurer souveraineté et hégémonie. Mais
Lakhdar—Kateb observe l’ouverture que cette blessure de la L/langue représente
et c’est de façon subversive qu’il y entre et qu’il en sort en s’y frayant son
chemin d’écriture.
Une œuvre
inexorablement hybride ou sur les traces du palimpseste
C’est la
position entre les langues
(maternelle et coloniale) qui permet à Kateb d’opérer à l’extérieur et à l’intérieur de la langue française
dans laquelle il s’exprime, réalisant ainsi le rêve de Mustapha:
Moi je suis un Arabe.
Mon père est instruit. Il a une
canne. Ma mère s’appelle Ouarda. Rose en français. Elle sort pas. Elle lit pas.
Elle a des souliers en bois.
Rose. France. Y a les paroles qui changent. Et les habits. Et les maisons. Et les places dans l’autocar. Quand je serai grand, je monterai
devant. Avec la maîtresse. (Kateb, Nedjma 205, je souligne)
On notera ici une autre métaphore de la langue avec un autre moyen de transport, cette fois-ci, mais toujours lié à la langue de la
maîtresse d’école. C’est en cela que
nous prenons la liberté de penser que Kateb va plus loin que ne le décrit
Erickson:
That
circularity of thought mentioned by the Seuil Editors, in which detour becomes
return, which freezes time in “the eternity of the instant,” is precisely not characteristic of Kateb disourse,
which through its difference, preserves its Otherness within. (Erickson,
“A Dialogue of Difference” 43, je souligne)
Or, Kateb traverse les frontières. En effet, si Nedjma doit être lue
comme allégorie, alors ce serait l’allégorie de la L/langue blessée qui par son
pouvoir de s’altérer, de se diviser, nous rend tous (sujets monolingues,
bilingues, plurilingues) égaux devant sa Loi.
Ainsi tout écrivain “d’expression française”—que celui-ci soit du
“centre” (français) ou “de la marge” (francophone)—n’en resterait-il pas moins
(pas plus) sujet de l’idiome dans lequel il tente de s’exprimer: la langue française. Le processus de l’expression de soi à travers
la L/langue demeure donc un défi constant, et ce, des deux côtés de la
Méditerranée. C’est l’ouverture de la
langue (sa blessure) qui promet (autant qu’elle la menace) la greffe identitaire,
la griffe, la signature d’un Derrida, d’un Camus ou d’un Kateb. Aucun d’entre eux ne possède plus ou moins
que l’autre la L/langue bifide qu’il travaille.
L’étude de Nedjma
en tant qu’exemple littéraire du concept de langue blessée ou
“entr’ouverte” (Kateb, Nedjma 20)
ne peut que réfuter l’hypothèse d’un événement discursif pur:
The
freeing of the event from historical succession as well as from representation,
which for the colonialist reflects that very historical succession he uses to
rationalize his domination, results in a type of ‘pure event.’ This conceptualization of an event as non
referential, as non-reducible to a unified consciousness or a historical
progression, has important implications […] Difference in that case would cease
being complemental and constitutive of a more general concept of order, and
would become a pure event.
Repetition would cease being succession of the identical and become
displaced difference. (Erickson, “A Dialogue of Difference” 37, je souligne)
Le concept de greffe (graphium,
poinçon) est à l’opposé du concept de pureté qui signifierait refus de contact,
refus du corps étranger et/ou rejet du greffon.
Il faut donc raisonner à partir du concept d’hybridité–qui peut
expliquer la première ligne du roman algérien de langue française: “Lakdhar s’est échappé de sa cellule.” Comment expliquer une telle évasion sans
possibilité de médiation à travers la
langue française? C’est cette blessure
de la langue qui permet de transcender des oppositions binaires telles que
présent/passé, près/loin, veille/sommeil, réalité/mythe,
incarcération/libération, français/arabe, Suzy/Mourad. C’est cette négotiation ou greffe qui permet
de passer (l’espace d’un charme) de l’autre côté d’une “réalité” violente, “cauchemar,” dont Suzy semble
prisonnière (Kateb, Nedjma 19)
comme nous le décrit Mourad, découragé face à la vision monoculaire de la fille
du chef de chantier, une fois “le charme. . .passé” (Kateb, Nedjma 19):
“[…]jusqu’à
ce qu’elle se réveille, somnanbule tombée de haut, avec toutes ses
superstitions, quitte à mourir sans avoir reconnu qu’il y a un monde, ni le
sien, ni le mien, ni même le nôtre, mais simplement le monde qui n’en est pas à
sa première femme, à son premier homme, et qui ne garde pas longtemps nos
faibles traces, nos pâles souvenir, un point c’est tout.” (Kateb, Nedjma 19-20)
On ne peut ici manquer le clin d’œil au Ulysses
(1922) de James Joyce, lorsque Stephen Dedalus déclare: “History [...] is a nightmare from which I am
trying to wake up” (Joyce 377). Le réveil a lieu lorsque se trouve révéler le
simulacre métahistorique (pour reprendre ici l’analyse de Erickson).
La meilleure
illustration de cette méthode à la griffe katebienne serait sans doute le
dernier chapitre de la première partie de Nedjma où nous retrouvons
Mourad qui—pour avoir tué l’entrepreneur M. Ricard, le soir de ses noces avec
Suzy—doit purger au bagne de Lambèse [Tazoult] une peine de vingt ans. Ecoutons sa complainte, qui n’est pas sans
rappeler quelque peu celle de Rutebeuf non seulement dans la disposition et la
structure poétiques du texte mais surtout dans le topos de l’infidélité des amis en fin de passage. Il y aurait-il parodie? Nous y reviendrons en fin d’analyse:
Mère le mur est haut!
Me voilà dans
une ville en ruine ce printemps.
Me voilà dans les
murs de Lambèse, mais les Romains sont remplacés par les Corses; tous Corses,
tous gardiens de prison, et nous prenons la succession des esclaves, dans le
même bagne, près de la fosse aux lions, et les fils des Romains
patrouillent l’arme à la bretelle; le mauvais sort nous attendait en marge des
ruines, le pénitencier qui faisait l’orgueil de Napoléon III, et les Corses
patrouillent l’arme à la bretelle, en parfait équilibre sur le mur, et le
soleil ne luit pour nous qu’à la visière des gardes, sur les canons de leurs
fusils, jusqu’à la fin des vingt ans de peine...
[...]
Il faut être enchaîné
pour dévisager son rival. Je sais
maintenant qui est Rachid. L’ami qui me
rejoint au bagne, pour me blesser avec mon propre couteau, Rachid qui fut mon
ami celui de mon frère, et devint aussitôt notre adversaire sans cesser
d’occuper ma chambre, lui qui nous suivit Lakdhar et moi, au chantier... (Kateb, Nedjma 41-42, je souligne)
A un premier niveau d’analyse, nous suivons également les
pas de Erickson (“A Dialogue of Difference” 35) en soulignant l’établissement
par Kateb du “discours magistral de la servitude” à travers la représentation
d’une continuité historique où les catégories “oppresseurs” et “opprimés”
semblent atemporelles, comme figées dans leur signification essentielle. Le système de répétition (de mots, de sons,
de constructions à travers les procédés d’anaphore, d’allitération, de
paronomase, de dérivation ou polyptote) permet en effet de créer l’effet d’une
chaîne et d’un enchaînement historique.
Les glissements du particulier à l’universel (“le mur/les murs”; “les
Corses/tous Corses”) transforment le bagne de Lambèse en “symbole de la
répression à travers les âges”
(Arnaud vol. II, 506) tout en
renforçant le sentiment d’un processus inexorable qui broie l’individu pour
l’assujettir à une catégorie, celle du bourreau ou de la victime, celle du
colon ou du colonisé. Ici, le “nous” n’a
pas de visage, il n’existe que par opposition aux maîtres du temps. Et pourtant, la dialectique est encore une
fois déjouée par Kateb, à travers le jeu de substitution lui-même. Car, si “les Romains sont remplacés par les
Corses,” c’est qu’il y a événement, donc possibilité de passer d’une catégorie
dis-cursive à l’autre. Les “ruines”
romaines témoignent d’ailleurs d’un pouvoir révolu. D’autre part, choisir “les Corses” pour
représenter les oppresseurs contemporains (les Français) est à souligner. En effet, la Corse devient, non sans
tensions, française à la fin du XVIIIème siècle: “Elle est proclamée partie intégrante de
la France” en 1789! (je souligne). En
1982, “dans le cadre de loi sur la
décentralisatrion, un nouveau statut érige la Corse en Région.” En 1991, “l’île devient une collectivité
territoriale à statut particulier”
(“Corse” Petit Larousse illustré) et plus récemment nous
attendions les résultats du référendum du 6 juillet 2003. Ainsi selon le moment historique donné, “Les
Corses” changent de catégories. Ils sont
aliénés par la France où ils y sont “intégrés” voire “assimilés.” N’est-il pas
d’ailleurs meilleur exemple que celui d’un Bonaparte, né à Ajaccio exactement
vingt ans avant la “greffe” de la Corse à la France, et qui deviendra Napoléon
Ier, l’empereur des Français au début du XIXème siècle (1804-1814 et 1815)? Mais, c’est une autre figure autoritaire,
celle de “Napoléon le petit” (1852-1870), autre briseur de rêve révolutionnaire
que Kateb mentionne ici au sein de cette chronologie.
Ainsi, la langue katebienne est-elle plaie béante où se
négocie dans la langue française
l’inscription d’une généalogie algérienne
avec toutes les ambiguités que ce travail de parturition
(trans)porte—puisqu’il traverse différentes époques, déréglant ainsi toute
notion de souveraineté à demeure: [...]
comme les Turcs, les Romains et les Arabes, les Français ne pouvaient que
s’enraciner, otages de la patrie en gestation dont ils se disputaient
les faveurs” (Kateb, Nedjma
102). Un jeu polyphonique et polysémique
déstabilise la position du colonisateur qui se trouve bientôt absorbé par la
terre qu’il croyait avoir prise.
Finalement l’ost (du latin hostis,
ennemi, troupe armée) devient autant l’hôte (du latin hospes, invité) que l’otage (de l’ancien français hostage, logement). Tel est pris qui croyait prendre.
Autres
textes et “signes anciens” (Kateb, Nedjma
70)
La personnification féminine de l'espace algérien est
d’ailleurs intéressante ici car elle nous rappelle Nedjma—dont Mourad, Lakhdar,
Rachid et Mustapha se disputent les faveurs—mais elle nous rappelle également
la mère de Nedjma (la femme d'un notaire marseillais venu s'installer à Bône au
cours de la conquête française) qui séduisit à la fois Sidi Ahmed (le père de
Mourad et de Lakhdar), mais aussi le père légitime de Kamel et encore le père
de Rachid et enfin Si Mokhtar (à qui revient finalement la paternité gardée
secrète de Nedjma). Le caractère
spéculaire du roman katebien nous est ainsi dévoilé et c'est ce jeu de miroirs
qui nous permet d'entrevoir progressivement l'enchaînement des textes antérieurs
et postérieurs à l'invasion française.
Ainsi évoluons-nous, d’une part, entre le texte des pères-“félons” [“qui
avaient vendu leurs parts de terre et contribué à la ruine de l’œuvre
ancestrale” (Kateb, Nedjma
19146)] et le texte de la génération suivante, celle de nos quatre
personnages: “Les quatre héros ont une
origine: tous descendants de Keblout,
comme l’auteur; Mourad et Lakhdar sont frères, cousins de Rachid et Mustapha à
un moindre degré. L’amitié vient renforcer
les liens tribaux” (Arnaud, vol.
II. 696).
L’indice qu’une superposition de textes est à l’œuvre
nous est offert par Rachid, et ce par deux fois. Ainsi à la fin de son voyage, alors qu’il
raconte ses souvenirs à un écrivain venu le trouver à la fumerie:
[…] Pas
les restes des Romains. Pas ce genre de
ruine où l’âme des multitudes n’a eu que le temps de se morfondre, en
gravant leur adieu dans le roc, mais les ruines en filigrane de tous
les temps, celle que baigne le sang dans nos
veines, celles que nous portons en secret sans jamais trouver le lieu ni
l’instant qui conviendrait pour les voir:
les inestimables décombres du présent…
(Kateb, Nedjma 174, je souligne)
Les paroles de Rachid suggèrent un enchaînement de textes
qui évoqueraient respectivement une période de l’histoire algérienne. Chaque texte évoque une situation
coloniale—depuis l’Algérie antique des Berbères influencée par les Phéniciens
(fin du IIième millénaire) ou les Carthaginois (VII-IIIième siècle av. J.C.) à
la conquête française de 1830 en passant par l’invasion romaine (105 av. J.C.)
ou la conquête arabe (681-682). Ainsi
Nedjma peut-elle se lire non seulement comme le récit particulier (“le temps”)
de la colonisation française mais encore comme le récit de l’histoire coloniale
universelle (“[l’histoire] de tous les temps”).
Au fil des conquêtes, l’espace algérien se trouve marqué par la
civilisation de la culture colonisatrice.
Les colonisateurs changent de noms et de visages mais l’histoire
coloniale se répète et chaque période historique s’inscrit à jamais sur la
terre colonisé sous forme de constructions architecturales: “en gravant leur adieu dans le roc.” Bien que le conquérant suivant s’acharne à
détruire les manifestations culturelles de celui qui le précède pour en imposer
de nouvelles, “les ruines” demeurent, “restes” ineffaçables, comme autant de
cicatrices sur l’espace conquis. Ce sont
ces vestiges qui dévoilent les couches du passé et dénonce la puissance
hégémonique du présent en déstabilisant sa souveraineté qui ne se fonde que sur
les débris d’une civilisation antérieure et qui fait signe déjà vers sa propre
chute: “les inestimables décombres du
présent.” Au cours de son voyage vers La
Mecque aux côtés de Si Mokhtar, Rachid voit ainsi apparaître les signes blessés
d’une autre époque:
Une
brise légère rafraîchissant l’après-midi de septembre, mais le soleil pesait
toujours sur la rade apparemment déserte, et la ville au loin se réduisait à
des pans de murs bas dans la terre ocre, ardente, toute en relief,
cruelle nudité qui ne supportait pas le regard; le soleil rouge était plus proche
que la terre; l’embarcation, après avoir franchi les brisants, les récifs de
corail environnés d’épaves, toucha au poste de douane, et Rachid, en tournant
la tête, découvrit des rangées de voiles chavirant au vent du soir, comme
si un autre port, surgi d’un autre temps, s’était évanoui dans le soleil à
bout d’espace, et Djeddah n’était plus qu’un désert trahi. (Kateb, Nedjma 118, je souligne)
Ici
encore, il y a déchirure de l’espace (“brise. . .pans de murs. . .brisants. . .
épaves. . . “) par le moyen de transport (naval) emprunté (ici) par notre
personnage qui semble ainsi victime d’un mirage.
D’autre part, au niveau métalittéraire nous évoluons
entre les vestiges tenaces d’une littérature française et le texte fraîchement
inscrit au poinçon katebien? Comme si
Kateb se taillait une place parmi les auteurs de langue française, tout à coup
“ressurgissent” des morceaux de bravoure connus de tout lecteur passé sur les
bancs de l’école française. L’exemple le
plus frappant reste sûrement celui de la Salammbô de Flaubert (1862) qui
se trouve évoquée maintes fois par Rachid
(Kateb, Nedjma 176-177).
Encore une fois le rêve oriental qui a inspiré l’auteur français à
écrire ce roman historique prend sa source dans le tumultueux passé
carthaginois peu après la première guerre punique (241-237 av. J.C.). Kateb nous le fait remarquer ici. Plus légèrement, son personnage de “vieux
bouffon” (Kateb, Nedjma 112), Si
Mokhtar, nous rappelle en “filigrane”
(Kateb, Nedjma 174), Harpagon et sa célèbre tirade: “Je vais mourir. Ma cassette a été volée” (Kateb, Nedjma
122). Mais L’Avare (1668) de
Molière, c’est aussi L’Euclion de L’Aulularia, pièce écrite par le poète
comique latin Plaute (254-184 av. J.C.) et Kateb se joue de chacune de ces
traditions qu’il fait siennes.
L’altercation de Rachid avec un automobiliste sur “le boulevard de
l’Abîme” ne fait-elle pas écho au Clamence camusien en automobiliste irrascible
dans La Chute? Ou serait-ce avec
Meursault qu’il y aurait règlement de comptes par œuvres interposées?
Je préfère [la] violence créatrice de Faulkner au
moralisme de Camus. Dans les romans de
Camus, il n’y a pas d’Algérien. Dans Lumière
d’août, le héros, Christmas est un nègre.
Pourtant Camus et Faulkner étaient tous deux dans une situation fausse
vis-à-vis du pays où ils vivaient. Mais
Faulkner a crié. Il s’est débattu. Il a fait vivre le peuple de son pays. Tel est son génie. Et sa haine des Noirs n’était pas si loin de
l’amour. Rien de tel chez Camus, et
c’est bien dommage […].” Dans sa manière
de se débattre avec les Noirs, Faulkner a créé des personnages beaucoup plus
vrais, il n’a pas escamoté le problème, il n’a pas voulu le noyer dans les bons
sentiments […][Dans] Lumière d’août [. . .] on voit Faulkner aux prises
avec son ombre noire. (Kateb cité in
Arnaud vol. II, 667-668)
Cette fois-ci “le coup est parti” dans l’autre sens. Mais ce sont également des traditions ou topoi littéraires que nous découvrons
parodiés au fil de Nedjma: la
farce,[75] la pastourelle, la complainte,[76] la geste [kebloutienne
(Kateb, Nedjma 124)], la pièce de théâtre, le journal intime
[celui de Mustapha], le poème en prose [ceux de de Lakhdar], le conte de fée,[77] le roman historique, le roman policier,[78] le roman-à-clef,[79] tout autant que le topos
de l’enlèvement “médité, d’après les pires traditions romanesques” (Kateb, Nedjma 84) ou celui de la
blessure d’amour dans la plus pure tradition médiévale (Kateb, Nedjma 146)...
Cette liste n’est bien sûr pas exhaustive
car le roman katebien reste à jamais ouvert.
Chaque nouvelle lecture peut nous faire buter sur d’autres
fragments. Mais cette inter-textualité
justifiera peut-être la lecture de l’œuvre katebienne comme palimpseste. Rappelons-nous l’image du train français
abordant la ville algérienne. Kateb nous
montre la négotiation sémiologique en train de se produire. La force de Nedjma réside dans la
vérité de cette négotiation que s’emploient souvent à nier la langue arabe
comme la langue française comme le colon comme le colonisé comme les éditeurs
français de 1956 comme le critique orientaliste comme le critique
postcolonial… Pourtant, Nedjma
illustre parfaitement ce qu’un slogan publicitaire pour la sécurité routière
essaya—en France, dans les années 80—de transmettre: “Un train peut en cacher un autre!”
Nedjma: d’un roman nouveau à une théorie littéraire
Maintenant que nous avons pris du recul sur l’œuvre et
aperçu la façon dont fonctionne le palimpseste katebien, il s’agit de s’en
approcher de nouveau afin de “remonter aux causes” (Kateb, Nedjma 184) de cette
“gestation” (Kateb, Nedjma 102)
de l’œuvre d’art? Quelle est l’origine
de cette dissémination sans fin semblable au phénomène de “contagion” (Kateb, Nedjma 97)? En ce qui concerne le paludisme de Rachid, on
sait que cette maladie parasitaire des régions chaudes est transmise par la
femelle de l’anophèle. Il a probablement
dû contracter la maladie lors de son séjour au Nadhor, “entre [sa] maîtresse
[virtuelle, Nedjma] et [le] père [de celle-ci]”
(Kateb, Nedjma 143) La
phrase suivante nous pousse à privilégier cette hypothèse: “J’entendis les insectes se frayer un
chemin dans la forêt, et je crus même entendre circuler la sève à la
faveur de la nuit” (Kateb, Nedjma
143, je souligne) Le glissement
métonymique fait facilement songer à Nedjma, “la chimère” bifide (Kateb, Nedjma
117) dont nos quatre personnages sont les cousins amoureux. Le lien entre le registre de la maladie
tropicale et celui de l’obscure généalogie est celui du sang. Or, du sang, il en coule dans Nedjma à croire que c’est l’encre dans laquelle
Kateb trempe son poinçon pour inscrire sa griffe.
Mais quelle
sorte de sang représente cette encre qu’il semble impossible de faire
sécher? Le sang du “désastre” (Kateb, Nedjma 102, 176, 183), c’est
l’encre de Nedjma. La blessure
est à jamais ouverte, la bouche béante crie la violence répétée de
l’Histoire. D’où les substitutions dans
l’enchaînement historique dont nous parlions plus haut. D’où le retour des traumatismes de génération
en génération. D’où les mutiples figures
du dédoublement dans l’œuvre katebienne avec Nedjma, villa et œuvre littéraire,
mais aussi Nedjma, protagoniste: “[…] la
réplique de l’insatiable Française, trois fois enlevée, maintenant morte ou
folle ou repentie, trois fois enlevée, la fugitive n’a d’autre châtiment que sa
fille, car Nedjma n’est pas la fille de Lella Fatma[…]” (Kateb, Nedjma 103). Cathy Caruth précise la raison de ces
dédoublements dans Unclaimed Experience:
Trauma, Narrative, and History:
Repetition,
in other words, is not simply the attempt to grasp that one has almost died
but, more fundamentally and enigmatically, the very attempt to claim one’s own survival. If history
is to be understood as the history of a trauma, it is a history that is
experienced as the endless attempt to assume one’s survival as one’s own.
[...] The origin of the drive is thus
precisely the experience of having passed beyond death without knowing it. And it is in the attempt to master this
awakening to life that the drive ultimately defines its historical structure: failing to return to the moment of its own
act of living, the drive departs into the future of human history. (Caruth
64-65)
N’est-ce pas ce que nous apprend Rachid dans son délire
paludéen [“coupé de transes” (Kateb, Nedjma
96)] recueilli par Mourad:
– Comprends-tu?
Des hommes comme ton père et le mien...
Des hommes dont le sang déborde et menace de nous emporter dans
leur existence révolue, ainsi que des esquifs désemparés, tout juste
capables de flotter sur les lieux de la noyade, sans pouvoir couler avec leurs
occupants: ce sont des âmes d’ancêtres
qui nous occupent, substituant leur drame éternisé à notre juvénile
attente, à notre patience d’orphelins ligotés à leur ombre de plus en plus
pâle, cette ombre impossible à boire ou à déraciner, —l’ombre des père, des
juges, des guides que nous suivons à la trace, en dépit de notre chemin,
sans jamais savoir où ils sont, et s’ils ne vont pas brusquement déplacer
la lumière, nous prendre par les flancs, ressusciter sans sortir de la terre ni
revêtir leurs silhouettes oubliées, ressusciter rien qu’en soufflant sur les
cendres chaudes, les vents de sable qui nous imposeront la marche et la soif, jusqu’à
l’hécatombe où gît leur vieil échec chargé de gloire, celui qu’il faudra
reprendre à notre compte, alors que nous étions faits pour l’inconscience, la
légèreté, la vie tout court... Ce sont
nos pères, certes; des oueds mis à sec au profit de moindres ruisseaux, jusqu’à
la confluence, la mer où nulle source ne reconnaît son murmure: l’horreur, la mêlée, le vide—l’océan—et
qui d’entre nous n’a vu se brouiller son origine comme un cours d’eau ensablé,
n’a fermé l’oreille au galop souterrain des ancêtres, n’a couru et folâtré sur
le tombeau de son père.[...]. (Kateb, Nedjma 97, je souligne)
On voit ici comment le rapport au sang et au sol national
se trouve traduit par des images fluviales.
A travers l’image du Rhummel, fleuve bifide, l’image du dédoublement est
reprise plus loin pour décrire Rachid à la fin de sa course :
De même que le Rhummel trahi dans sa violence de torrent,
délivré selon un autre cours que le sien, de même que le Rhummel trahi se jette
dans la mer par l’Oued El Kebir, souvenir du fleuve perdu en Espagne,
pseudo-Rhummel évadé de son destin et de son lit desséché, de même le père de
Rachid, assassiné dans la grotte nuptiale, fut arraché au corps chaud de sa
maîtresse, par le rival et le proche parent de Si Mokhtar qui l’épousa en
secret, et c’est alors que Nedjma fut conçue, étoile de sang jaillie du meurtre
pour empêcher la vengeance, Nedjma qu’aucun époux ne pouvait apprivoiser,
Nedjma l’ogresse au sang obscur. [...] [de même] pseudo-Rachid [fut] issu trop
tard de la mort paternelle, comme l’Oued El Kebir ne prolongeant que l’ombre et
la sécheresse du Rhummel, sans lui restituer sa violence vaincue, non loin de
la grotte nuptiale où la Française confondit ses amants. (Kateb, Nedjma
179-80)
La violente
“attaque de paludisme” dont est victime Rachid (Kateb, Nedjma 96) nous
révèle finalement une série d’événements funestes, une série de textes: le massacre des Keblouti en est un, gratté au
couteau colonial manié dans un geste de représailles;[80] s’en suit le texte de la conquête française ou du
“désastre inespéré” (Kateb, Nedjma
102) où les fils des “pères tués dans les chevauchées d’Abd el-Kader” (102) furent achetés par les colons et
oublièrent leur ennui autant que leur honte dans la débauche, puis, tout
recommence avec l’échec révolutionnaire du 8 mai 1945 et la poursuite de “la
fille de la Française” (Kateb, Nedjma 178).
Paradoxalement,
la répression du 8 mai n’est pas décrite autant que la violence de la conquête
française. C’est justement ce silence
autour des représailles françaises qui en font un événement traumatique. L’euphémisme, la répétition (série de crimes)
et le silence (représenté par les points de suspension) le définissent comme
tel: “Tant pis si de mortelles échauffourées...” (Kateb, Nedjma 30). Mais le refoulement cesse à un moment précis
du texte qui marque le retour à l’événement traumatique. En effet, nous voyons peu à peu la mémoire du
corps s’éveiller chez Lakhdar peu après son altercation avec le chef de
chantier. C’est la vue du sang qui
(r)éveille lentement la conscience paralysée[81] de Lakdhar: “[il]
lui ouvre l’arcade sourcillière”
(Kateb, Nedjma 50, je souligne).
Le processus de l’anamnèse une fois déclenché, Lakhdar semble retrouver
ses facultés sensorielles: “Le sang ruisselle
sur la cravate jaune, et la brouette de Rachid a piqué du nez, les bras en
l’air; le soleil éclaire à présent le chantier ainsi qu’un décor de
théâtre surgi de la plus navrante banalité” (Kateb, Nedjma 51, je souligne). Ne sommes-nous pas mis ici en présence d’une
véritabe révélation épiphanique?
L’acuité visuelle (“sang. . .jaune. . .soleil. . .éclaire. . .”)
stimulée (“piqué”) par le sang du colon réveille bientôt les sens de l’odorat
(“nez”) et du toucher (“les bras. . .l’air. . .le soleil”) chez l’ancien
manifestant. A cet instant “présent” lui
est révélé “le chantier” comme ce lieu de l’oppression coloniale soutenu par des
jeux de force. Cette révélation lui
permet de le transformer déjà en “un décor de théâtre surgi de la plus navrante
banalité.” Le verbe “surgir” définit
l’opération de l’anamnèse en cours. Le
processus continue alors que Lakhdar sent (de nouveau) les menottes que les
gendarmes lui passent aux poignets:
Les gendarmes.
Lakhdar les a vus.
Il reste immobile.
Il se laisse passer les menottes. “C’est pas la première fois,” se dit
Lakhdar, comme s’il cherchait d’anciennes traces sur son poignet décharné. (Kateb, Nedjma 51, je souligne)
Au chapitre suivant, le monologue de la conscience qui se
fouille continue: “Ce n’est pas la
première fois,” songe Lakhdar, en baissant les menottes vers son genou pour se
gratter” (Kateb, Nedjma 52,
je souligne). Lakhdar gratte la
cicatrice pour (r)ouvrir la mémoire douloureuse:
“Ça fait un peu plus d’un an”... Lakhdar se voit dans la prison, avant
même d’y arriver, il est en cellule, avec une impression de déjà vécu;
le dernier faisceau de lumière, disparu au soleil couchant, fait sentir
son absence sur la route devenue grise, étroite; Lakhdar y retrouve
l’atmosphère, perdue dans sa mémoire, de la première arrestation. “Le printemps était avancé, il y a un peu
plus d’un an, mais c’était la même lumière; le jour même, le 8
mai, je suis parti à pied. Quel
besoin de partir? J’étais d’abord revenu
au collège, après la manifestation; les trois cours étaient vides. Je ne voulais pas le croire; j’avais les
oreilles semblables à des tamis, engorgés de détonations; je ne voulais pas
le croire. Je ne croyais pas qu’il
s’était passé tant et tant de choses.
(Kateb, Nedjma 52, je souligne)
On découvre finalement que l’altercation avec M. Ernest
qui mènera Lakhdar (de nouveau) en prison près de Bône a lieu exactement un an
après l’insurrection du 8 mai 1945 à Sétif.
Le souvenir se précise: “Mais je
ne fus arrêté que le lendemain. Il y a
un an.” Puis au chapitre suivant, c’est
une prose poétique—fruit du travail d’anamnèse qui nous ramène aux instants
précédents l’insurrection (Kateb, Nedjma
53-54). Ce travail libère intérieurement Lakdhar: “mis par
lui-même en liberté provisoire.” Ainsi
a-t-il recouvré sa mémoire au cours du déplacement qui le ramène en
prison. Nedjma en témoigne.
C’est donc le 8
mai 1945 et la violence des représailles françaises qui se trouvent réitérés au
fil de Nedjma. C’est cet
événement qui est à l’origine de la fragmentation du récit: “Scène de la signification où ce qui
s’accomplit est toujours en train d’être”
(Kristeva cité par Ducrot et Todorov
446), le 8 mai 1945 est l’explosion, l’origine du dés-astre, la blessure
déjà vécue et toujours à venir. D’où
cette figure de l’éclat et de l’éclatement dans l’oeuvre katebienne. Elle ne peut être niée. On la retrouve au niveau de la structure duodécimale
du roman comme au niveau de l’intrigue (la tension entre les personnages, le
meurtre, l’exogamie...), le titre lui-même
qui rappelle nedjma ou l’étoile,
soit l’idée d’un Big Bang originel qui aurait laissé des traces sur la mémoire
traumatisée de nos personnages. En 1952,
Fanon disait: “L’explosion n’aura pas lieu aujourd’hui. Il est trop tôt ou trop tard” (Fanon 5). Mais Nedjma entre le 8 mai 1945 et le 1er juillet 1962 [date du référendum sur
la question de l’indépendance], entre une
menace et une promesse, a réalisé cette explosion, ce Big-Bang irréversible et
annonciateur d’une transformation comme prise de conscience: véritable “mis[e] [...] en liberté
provisoire” (Kateb, Nedjma 53) en
pleine ère coloniale:
IX
Journal de Mustapha (suite)
J’ai revu Lakdhar au café. Comme si nous nous étions retrouvés au cercle
de la jeunesse, comme s’il n’y avait pas eu le 8 mai, la conversation fut gaie;
notre séparation avait pu dissoudre le passé, lui donner un sens désormais
divergent ... (Kateb, Nedjma 240, je souligne)
Par conséquent, les blessures ou les traumatismes, nés des
sanglantes représailles françaises qui auraient pu se lirent comme échec—à
jamais refoulé—de la révolution algérienne, font signe vers l’ouverture de la
prison française, font signe vers la possibilité d’emprunter la langue
française pour s’y exprimer à son
insu, font signe vers le succès de l’indépendance et la possibilité d’écrire un
roman algérien d’expression
française. Rappelons-nous Lakhdar, huché
sur le train français, son cahier et son couteau au poing (Kateb, Nedjma 70-71). Ainsi, Nedjma,—mot arabe à la
consonnance kabyle, étoile formée de six rayons divergents—porte-t-elle
l’espoir, la promesse de l’indépendance.
Comme Charles Bonn nous le fait remarquer: “[...] l’Histoire génère Nedjma [...]
et Nedjma à son tour génère l’Histoire” (Bonn 51). En effet, malgré les menaces multiples—malgré
le couteau colonial, malgré le couteau de l’édition française, malgré
l’hégémonie (colonialiste) des langues—Kateb (Lakhdar) a trouvé le moyen
d’inscrire avec son arme blanche sa signature (sa langue blessée), de graver la
blessure de son pays occupé dans la langue de
l’occupant—en s’y glissant, en s’y greffant, car la L/langue est accessible à
la greffe. Parce qu’elle s’écrit/s’écrie
entre deux langues, Nedjma
témoigne encore plus à vif, “plus littéralement, plus sensiblement” [dirait
Derrida (Le Monolinguisme 40-45)] de notre blessure universelle: Nous ne possédons pas notre langue. Nedjma
personnife la L/langue bifide: une étoile-sirène qui fait rêver les hommes, qui
les rent fous d’amour ; une étoile-chimère qui en demeurant insaisissable
exacerbe leur pulsion d’appropriation, leur pulsion colonialiste. Mais, c’est par son hybridité que Nedjma
demeure à jamais subversive: “adversité
faite femme” (Kateb, Nedjma 178), éternelle perturbatrice qui annonce
des possibilités de greffe(s) à l’infini que la blessure—ouverture de la
L/langue promet toujours… Ce sont sur
ces possibilités que l’esthétique katebienne prend forme(s). La puissante mise en abyme en fait un
(méta)roman sur l’inexorable trauma à
l’origine de toute greffe scripturale.
En guise de conclusion[82]
Trois
lectures sur le thème de l’Algérie viennent ainsi de vous être offertes à
travers les textes de Jacques Derrida, Albert Camus et Kateb Yacine. Un
parcours sinueux (lat. sinuosus, pli)
s’est dessiné entre les deux rives de la Méditerrannée et entre deux époques de
l’Histoire algérienne. Qu’est-ce que cet “interface”[83]
de consciences écrivantes aux genres et aux sensibilités particulières aura pu produire ? Entre la promesse d’une écoute volontaire et
scrupuleuse mais aussi le risque d’un malentendu,
le rapprochement—décidé au sein d’une analyse littéraire—d’un commentaire
philosophique contemporain (1996), d’une nouvelle française (1957) et d’un
roman algérien (1956) produits en pleine ère coloniale (1830-1962) et en pleine
guerre d’indépendance (1954-1962) aura permis, nous l’espérons, d’élucider le
sous-titre de la réflexion qui nous mit en mouvement.
“La L/langue
blessée (ou les cris/l’écrit) d’Écho : de la (pro)thèse derridienne à la
greffe littéraire d’expression
française” cherchait à nous (r)appeler constamment cette division intrinsèque
de la langue-corps et de la langue-discours, cette béance entre la Langue comme
Loi (qui nous gouverne tous, que cette langue d’expression soit vécue
comme une langue
maternelle ou comme une langue coloniale) et
la langue comme témoin idiomatique, comme la langue d’un Juif-Français
d’Algérie, comme la langue d’un autre pied-noir mais d’extraction ouvrière,
comme la langue d’un autre écrivain d’expression française (car nos trois
auteurs le sont) mais un écrivain algérien s’exprimant en pleine violence coloniale. Au risque de paraître énigmatique, j’ai
souhaité projeter ce dédoublement d’entrée de jeu afin que l’on s’habitue
progressivement de lecture en lecture, en passant de Le Monolinguisme de
l’autre ou la prothèse d’origine à Nedjma, à prendre garde à cette
langue française et à en comprendre sa structure ouverte à demeure. Ainsi, de par la condition bifide de
l’appareil linguistique que chacun d’entre nous doit emprunter (telle une
prothèse) pour prendre la parole (à l’oral comme à l’écrit), nous sommes pris
malgré nous dans le jeu d’une oscillation entre l’intérieur et l’extérieur de
cette structure-blessure, entre la promesse d’évasion de la prison française
(quand cette langue est celle que l’on doit
choisir pour écrire car c’est la seule que l’on parle ou bien la langue
hégémonique qu’il faut utiliser) et la menace de ne pouvoir s’y faire entendre
(quand la langue nous persuade sur les bancs de l’école maternelle et/ou
coloniale de son ipséité exclusive).
Cette blessure-ouverture de la langue crie la
folie de la langue qui n’est en fait que la langue de l’autre (“le
monolinguisme de l’autre”). D’où le
désir de refouler cette condition structurelle qui résiste à jamais à la
propriété. Le phantasme de la langue maternelle et la violence de la pulsion
coloniale (imposer sa langue à
l’autre) sont deux pathologies liées entre elles par ce désir de posséder la
langue dans laquelle le “je” s’exprime.
Jacques Derrida les situerait au sein de cette “autre amnésie sous la
forme intégrative” (Le Monolinguisme 116-17). Le phénomène de la décolonisation et le
phantasme de
l’appropriation d’un discours nationaliste prolonge cette amnésie en se
chargeant d’attribuer au premier phantasme (celui du colon) un caractère
essentiel qui justifie la lutte pour la langue (perdue ou dévalorisée) du colonisé. Que ce soit la L/langue qui oublie ou le
colon à travers la conquête ou le terroriste à travers la lutte pour
l’indépendance, c’est toujours le visage de Narcisse (défendant ou son canon ou sa métropole ou ses
frontières nationales) qui ressort au fil de ces discours politiques (la
politique de la langue, la politique d’expansion, la politique
nationaliste). Écho est ignorée dans ces
trois formes de discours. Ignorée, c’est à dire que l’altérité, comme trace au
cœur de tout dis-cours, se voit non reconnue. Claire Nouvet, revenant sur
l’apparition subite de Écho devant Narcisse dans le texte de Ovide, nous
l’expliquait de la façon suivante dans “An Impossible Response : The
Disaster of Narcissus” (1991):
It “embodies” the echo in
Narcissus’s voice, that is, the otherness, the distance, the alien quality
inherent in his speech. It brings to
visibility, or, rather, to readability, that which one is prevented from
hearing, one’s own speech as an “outside” body of signifiers. What approaches
under the subjective and corporal guise of Echo is then the embodiment of the
distance which constitutes one’s “own” speech as precisely anything but one’s
“own” speech. We can now begin to
understand why the approach of this Other is so threatening, why Echo’s
visibility triggers Narcissus’s violent refusal and withdrawal. When she
approaches, when her body becomes visible, it is the embodiment of the
alteration which inhabits language which appears. (Nouvet 111)
Parce qu’elle
déstabilise le discours du Centre (que celui-ci soit colonial ou post-colonial),
Écho—la Marge—devient menaçante. Je tenais ici à souligner la figure d’Écho non
pas seulement comme figure marxiste de la victime du pouvoir colonial mais
aussi comme la victime du discours marxiste qui rejette tout accent qui
viendrait mettre en doute la certitude, la vérité, l’origine de son discours.
Choisissons d’autres exemples repérés au fil de notre lecture qui
(re)marqueraient ce refus d’Écho. On peut penser ici à l’accent pied-noir ou “non parisien” que le père
de la déconstruction, un peu gêné, avoue ne pas supporter. On peut penser
également au renégat camusien cherchant à aduler un pouvoir quel qu’il soit
(légitimé ou terroriste) pourvu qu’il soit “sans fissures.”
C’est
pour dénoncer ces multiples rejets
d’Écho par Narcisse que John D. Erickson aura mis en avant l’omission d’un
accent (ou/où) par les éditeurs du texte katebien dans leur “Avertissement” de
1956. Celle-ci sème, au-delà de la
confusion entre une conjonction de coordination et un complément
circonstanciel, un doute quant aux fondements de l’argument orientaliste tout
entier et le trans-forme en simulacre. Cette absence, loin de faire oublier
l’accent, le marque finalement comme présence à l’intérieur du discours qui
devient alors un dis-cours.
Voici
donc exposée la menace discursive que comporte cette blessure de la
L/langue. N’oublions pas pour autant la
promesse dont elle est pleine. En effet, l’ouverture à demeure de la structure
linguistique permet de s’y introduire, permet de s’y greffer, de s’y faire ici et là entendre. Que l’on écrive
dans sa langue maternelle ou dans la
langue du Maître, cette promesse de
greffe se profile à l’horizon. Le
premier écrivain n’est pas moins subalterne que l’autre face à la Langue comme
Loi ; le dernier n’est pas plus subversif que l’autre face à la L/langue
qu’ils tentent tous deux, mais en vain, de
s’approprier. Les deux écrivains se trouvent être autant
les hôtes que les otages de cette langue-outil qu’ils manient. Lorsque la voix
que le “je” du discours porte réussit à faire son apparition, réussit à
s’appeler (“hypermnésie,” Le Monolinguisme 116-17) depuis l’intérieur de
la structure linguistique, la trans-lation
est en cours, l’écriture se fait. Une autre folie sur le mode de la
création littéraire que tout écrivain vit avec/dans la langue qu’il utilise
pour s’exprimer. Abdelkébir Khatibi, dans sa “Lettre ouverte
(à Jacques Derrida)” (1999), revient sur cette notion d’un écrivain-traducteur.
Il nous en convainc en prenant comme exemples des figures que nous associons
tous au canon littéraire français :
“Les beaux
livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère.” Oui, oui, c’est là
un idéal, un rêve, peut-être de tout écrivain inventif. Ton texte [Le
Monolinguisme] confirme, je le pense, cette parole de Proust et lui donne
une assise théorique. Écrire à
l’intérieur des langues, traduire le français en français, c’est une
proposition difficile à faire comprendre.
Mais Mallarmé, mais Rimbaud, Proust, et bien d’autres, ont affirmé
explicitement la nécessité, pour l’écrivain, d’inventer des idiomes “à
l’intérieur” du français. (Khatibi 28)
L’utilisation des
italiques, ici et là, dans ce parcours de lecture qui fut le nôtre, cherchait
aussi à (dé)montrer cette emergence subite d’Écho : soit un Derrida se
traduisant au sein de la tradition philosophique occidentale, soit un Camus se
traduisant au cœur d’une réflexion politique torturée sur l’URSS contemporaine
et l’Algérie à venir, soit un Kateb se traduisant au sein d’un roman algérien d’expression française en pleine guerre d’indépendance.
Les trois textes présentés au cours de cette
réflexion sur la langue auront constitué un itinéraire de la langue de la
blessure (topos littéraire) à la
blessure de la langue (théorie post-structuraliste). La mise en abyme fut inévitable
dans ce commentaire sur la (méta)langue. J’aimerais revenir, cependant, sur les
blessures de chacun de ces écrits au
niveau formel comme au niveau thématique. En effet, les trois titres
sont doubles refusant ainsi de remonter à une origine pure, à un nom unique, à
une identité. Tandis que Derrida et
Camus ont adopté des binômes (“Le Monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine,” “Le Rénégat ou un esprit confus”), Kateb a choisi un nom arabe comme titre d’un
roman de langue française, un nom qui signifie étoile et qui permet à la fois
de renvoyer à la structure de ce roman en six parties (rappelant autant
l’étoile de David que l’hexagone français) et de désigner à la fois
l’œuvre, son héroïne, et le lieu de sa demeure.
Au-delà
de la forme adoptée par les auteurs pour se dire (réflexion philosophique,
nouvelle, roman) et pour nous livrer leur “prothèse d’origine” respective, ce
sont les cicatrices à même le corps textuel qui rappellent la condition du
texte, qui rappellent la blessure particulière dont elles témoignent, dont
elles sont la trace. Pour Derrida, il
s’agit de la mémoire du peuple juif, “handicapée” comme conséquence de la
diaspora. Cette blessure profonde, il la
donne à voir lorsqu’une note de bas de page finit par diviser le corps textuel
sur plusieurs pages. Dans la nouvelle
camusienne (où figure le geste terroriste à travers la scène de torture :
l’ablation de la langue), la division (marquée par des points de suspension)
entre le témoignage du renégat et la morale énigmatique donnée par un narrateur
omniscient brise la logique narrative et empêche la cristallisation du discours
en idéologie : “Une poignée de sel emplit la bouche de
l’esclave bavard.”
Chez Kateb (dont la mémoire est marquée par la violence du 8 mai 1945) la figure
du couteau traverse le roman
fragmentaire caché dans le cahier d’écolier de Lakhdar, l’étudiant algérien “en
rupture de ban” trans-porté par le train français. Or, cette figure n’est-elle
pas le reflet inversé d’une situation extra-linguistique rappelant le couteau
colonial de l’édition française qui saigna le manuscrit de Nedjma en le
réduisant de moitié en 1956 ?
Ces blessures que les trois textes
(re)jouent dans leurs plis textuels tendent à déstabiliser le genre même dans
lequel ils s’annonçaient. Ainsi le texte
philosophique qui se définit comme “écriture déconstructive” oscille-t-il
rapidement entre une autobiographie et
une fable (soit une affabulation d’une constitution du soi) : “une
généalogie judéo-franco-maghrébine n’éclaire pas du tout, loin de là. Mais pourrais-je rien expliquer sans elle,
jamais” (Le Monolinguisme
133). Dans la nouvelle camusienne, c’est
le traumatisme vécu par le missionnaire qui semble au fil de la narration
“avoir des effets déstructurants et structurants à la fois.” Tant et si bien que l’on se retrouve un
moment donné spectateurs d’une tragédie au sujet biblique représentant les
dernières 24 heures d’une vox clamentis
in deserto algérien! En ce qui
concerne le palimpseste katebien, pour se (dé)construire, il tangue entre le
roman d’anamnèse et la prophétie d’une Algérie libre pour finalement se
métamorphoser en une théorie (méta)littéraire.
Bien qu’une résonance énigmatique se retrouve dans nos trois textes, il
est à remarquer que seule Nedjma s’affirme en tant que Sphinx : “inévitable consomption du zénith; elle se
retourne, les jambes repliées le long du mur, et donne la folle impression de
dormir sur ses seins...” (Nedjma
67).
Au cœur
de ces quelques commentaires conclusifs, je tiens à ouvrir une parenthèse assez
large sur Nedjma afin de souligner l’intelligence d’un texte
postcolonial qui va jusqu’à feindre d’être une “allégorie nationale” pour
finalement dépasser la théorie jamesonnienne exposée dans “Third World
Literature in the Era of Multinational Capitalism” (1986).
Parmi nos trois textes, Nedjma aurait pu être, vu le contexte
colonial dans lequel le roman voit le jour, le plus empreint de cette nostalgie
généalogique qui nourrit tout discours nationaliste. Paradoxalement, c’est le texte derridien qui
semble le plus nostalgique des trois. La
Nedjma katebienne évite cet écueil ; ce sont plutôt Rachid et Si
Mokthar, ses personnages nostalgiques, qui s’y brisent.
A travers “les révélations passionnées de Si Mokhtar” en route vers La Mecque, nous entendions effectivement la pulsion du phantasme généalogique se déclarer :
Tu dois
songer à la destinée de ce pays d'où nous venons, qui n'est pas une province
française, et qui n'a ni bey ni sultan; tu penses peut-être à l'Algérie
toujours envahie, à son inextricable passé, car nous ne sommes pas une nation,
pas encore, sache-le: nous ne sommes que
des tribus décimées. Ce n'est pas
revenir en arrière que d'honorer notre tribu, le seul lien qui nous
reste pour nous réunir et nous retrouver, même si nous espérons mieux que
cela... (Nedjma 128-29, je
souligne)
Pourtant,
malgré la puissance de cette pulsion généalogique (“Tu dois songer à la
destinée de ce pays d'où nous venons”), malgré le processus de dénégation mis
en place pour qu’elle suive son cours (“Ce n'est pas revenir en arrière que
d'honorer notre tribu, le seul lien qui nous reste pour nous réunir et nous
retrouver”), malgré le refoulement de sa
condition
phantasmatique (“même si nous espérons mieux que cela”) et malgré l’oubli que
peut procurer la consommation de
haschich et d'alcool, leitmotiv d 'importance dans Nedjma, la réalité rejaillit dans toute sa
violence: “nous ne sommes que des tribus
décimées.” Ainsi la voie qui se tourne
vers le passé pour le ressusciter s'avérera sans issue. Le faux pélerinage—puisque la Terre sacrée ne
sera jamais atteinte—se fait l'écho de cette impossibilité de revenir à
l'origine. Si Mokhtar aura d'ailleurs
perdu la vie au Nadhor où il désirait tant réanimer la légende de l'ancêtre
Keblout. De son côté, Rachid, le fils spirituel du “vieux brigand,”
s'en retournera, désabusé, au “Rocher natal” constantinois pour finir ses jours
dans un fondouk, fumerie de haschich où il tentera d'oublier—mais en
vain—l'impossibilité de revenir vers la Numidie:
[...]
ainsi la gloire et la déchéance auront fondé l'éternité des ruines sur les
bonds des villes nouvelles, plus vivantes mais coupées de leur histoire,
privées du charme de l'enfance au profit de leur spectre ennobli […]; ce
qui a disparu fleurit au détriment de tout ce qui va naître... Constantine[84] et Bône,[85] les deux citées qui
dominaient l'ancienne Numidie[86] aujourd'hui réduite
en département
français... Deux âmes en lutte pour la puissance
abdiquées des Numides.[87] (Nedjma 175, je souligne)
Le
danger du discours nationaliste n’était-il pas également illustré de façon
métaphorique à travers les maladies dont
furent respectivement victimes Si Mokhtar et Rachid, à savoir la cataracte qui
fait du jeune homme ce “type aux lunettes noires” et la mythomanie qui “réduit
[la figure paternelle] à cracher la vérité par la matérialisation
imprévue de ses mensonges” (Nedjma 98) ?
Kateb nous livre, finalement, la raison
pour laquelle cette pulsion généalogique ne peut que demeurer phantasmatique, à
savoir l’impossibilité de retrouver avec certitude le nom unique qui
désignerait l’origine de la tribu :
Prends
le mot corde, et traduis : tu auras Hbel
en Arabe. Il n’y a que le K au lieu du H
initial, et l’altération de la syllabe finale qui différencient le mot turc du
mot arabe, à supposer que ce soit un nom turc... Il n’est resté aucune trace de Keblout. Il fut le chef de notre tribu à une date
reculée qui peut difficilement être fixée dans le déroulement des treize
siècles qui suivent la mort du Prophète.
Tout ce que je [Si Mokhtar] sais, je le tiens de mon père, qui le tient
de son père, et ainsi de suite. (Nedjma
124, je souligne)
L'origine
du nom de l'ancêtre est elle-même hybride et sa signification évoque une
blesssure à jamais ouverte, compromettant le discours nationaliste monolithique
tant désiré par les héritiers de ce nom:
“ […] sans doute un nom turc:
‘corde cassée’, Keblout” (Nedjma 124, je souligne). L’amputation demeure et provoque, du même
coup, une rêverie nostalgique sur l’unité révolue. Mais comment (ré)concilier,
dans la langue française, un passé berbère, un nom turc, une langue maternelle
arabe? Fasciné par le passé prestigieux
de l’Algérie, Si Mokhtar s’y était employé, à travers le “vaste chaudron de cuivre
qui serv[ant] de baignoire” (Nedjma136)
à Nedjma au mont Nadhor faisait facilement figure de berceau de la nation ou
“symbole d’obtuse éprouvette” (Nedjma 139) pour être plus
technique. La clinique toute
particulière, où circulent les pseudo-infirmières, “filles de vieilles familles
arabes, turques ou kabyles” (Nedjma107),
rappelait, d’ailleurs, étrangement[88] le concept de Lebensborn que l’idéologie fasciste
avait créé pour préserver la race aryenne.
Cet étrange harem-clinique devient dans le roman katebien une Atlandide
algérienne, où un Si Mokhtar-Poséidon, aurait rassemblé ses enfants:
“Pas une seule n’est Européenne, m’avait-il [Si
Mokhtar à Rachid] dit un autre jour, et toutes seraient voilées si le docteur
et moi-même ne les avions cueillies au sortir de l’école ou arrachées à leurs parents...” Il [Si Mokhtar] fut toute la matinée entouré
par elles, jeunes filles de pas plus de vingt ans,
timides et empressées, qu’il appelait
ostensiblement “mes filles.” (Nedjma
105)
L'évocation ci-dessous de ces effroyables images
qui tapissent l’inconscient collectif ne peut que nous persuader que Kateb
Yacine, à sa façon et dans son contexte, s’est livré à la même dénonciation du
discours intégriste que Jacques Derrida (“Compatriotes de tous les pays,
poètes-traducteurs, révoltez-vous contre le patriotisme !”) ou Camus (“
[…]ils disent qu’ils ne sont qu’un
seul peuple, que leur dieu est vrai, et qu’il faut obéir”).
Cette longue parenthèse
katebienne doit maintenant nous appeler à interroger cette opération de
transfert entre une situation particulière et une situation universelle. On l’a vu, au niveau littéraire, ce
glissement discursif s’offre à nous,
lecteurs, comme la promesse de la venue d’Écho, comme l’impossibilité de
(re)coloniser le sujet d’énonciation puisque celui-ci peut se déplacer entre les mailles du filet de Narcisse. Dans le cadre de la critique postcoloniale,
ce raisonnement philosophique (en refusant le second tour) permet non seulement de dépasser le topos de l’aliénation du sujet
(post)colonial s’exprimant dans la langue du Maître mais aussi d’ouvrir une
réflexion comparative sur les stratégies de greffe scripturale entre un sujet
d’énonciation de langue maternelle française et un sujet d’énonciation
post-colonial.
Qu’en est-il de cette
“universalisation prudente et différenciée” au niveau de la philosophie
politique? Reprenons nos analyses littéraires pour ré-examiner cette question.
La possibilité de glissement discursif aura permis à chacun des textes
présentés de remettre en cause des concepts tels que ceux de la citoyenneté, de
la religion et de la souveraineté nationale. Or, les blessures historiques dont
se rappellent un Derrida, un Camus, un Kateb (le décret Crémieux de 1870, les
lois d’exception de 1940-1943, la
répression soviétique, la conquête coloniale de
l’Algérie, l’insurrection du 8 mai 1945, le 1er novembre 1954),
semblent leur avoir offert “la chance obscure” de démonter le système
tyrannique dont ils furent victimes et/ou témoins. En saisissant l’opportunité de tourner le
dis-cours répressif contre lui-même,
ils ont su (dé)montrer la condition universelle de la L/langue comme Loi avec
sa menace (la terreur) et sa promesse (la libération) : “Ce serait plutôt l’exemplarité — remarquable
et remarquante — qui donne à lire de façon fulgurante, intense voire traumatique, la vérité d’une nécessité
universelle” (Le Monolinguisme 48-49).
Revenons
sur “la chance obscure” dont nous parlions tout à l’heure. Revenons plus particulièrement sur celle de
Jacques Derrida : “La cruauté
coloniale, certains, dont je suis, en ont fait l’expérience des deux
côtés, si on peut dire. Mais
toujours elle révèle exemplairement, là encore, la structure coloniale de toute
culture. Elle en témoigne en martyr, et ‘à vif’ (Le Monolinguisme 122,
je souligne). Il devient évident qu’être
ou ne plus exactement être un Juif-Français d’Algérie selon le discours
politique en vigueur aura permis de dé-placer le débat sur la francophonie et
de mettre en mouvement une réflexion sur la structure identitaire en général.
C’est l’oscillation entre l’identité d’oppressseur et l’identité d’opprimé qui
déstabilise le concept même d’identité.
Étrangement, Derrida put occuper les deux places à des moments précis de
l’Histoire française. Le philosophe se souvient, en effet, des lois d’exception
du Maréchal Pétain qui lui retirèrent sa
citoyenneté française et le définirent comme un Juif (apatride) né en
Algérie. Il est indéniable que, dans ce
contexte, la Métropole souhaitait l’emprisonner dans une identité religieuse. La terreur est ici flagrante et Derrida,
comme tous les autres Juifs-Français d’Algérie, en fit les frais. Trois années
s’écoulent et Derrida re-devient,
sur le
même sol algérien, français. Or, malgré la distance géographique de la
Métropole, cette citoyenneté française lui procurait de nouveau un privilège
sur tout Algérien. En pleine ère
coloniale, son statut de pied-noir d’Algérie l’emprisonne dans son identité
nationale et en fait purement et
simplement un colon, représentant d’une oppression contre laquelle le FLN
se soulevera pour bouter l’occupant hors de son sol.
On
voit ici comment au grès de l’Histoire, un seul homme peut porter à la fois les
masques de Narcisse et Écho et ainsi mieux comprendre que d’autres l’ambiguité
de toute catégorie socio-politique.
Albert Memmi reviendra plus clairement sur cet ambivalent rapport à la
Métropole. Écoutons-le en 1965, dans sa
préface à l’édition américaine de son Portrait du colonisé précédé du
portrait du colonisateur (1957) :
Here is a confession
I have never made before: I know the
colonizer from the inside almost as well as I know the colonized. But I must explain: I said that I was a
Tunisian national. Like all other
Tunisians I was treated as a second-class citizen, deprived of political
rights, refused admission to most civil service departments, etc. But I was not a Moslem. In a country where so many groups, each
jealous of its own physiognomy, lived side by side, this was of
considerable importance. The Jewish
population identified as much with the colonizers as with the colonized. They were undeniably “natives,” as they were
then called, as near as possible to the Moslems in poverty, language,
sensibilities, customs, taste in music, odors and cooking. However, unlike the Moslems, they
passionately endeavored to identify themselves with the French. To them the
West was the paragon of all civilization, all culture. The Jew turned his back happily on the
East. He chose the French language,
dressed in the Italian
style and joyfully adopted every idiosyncrasy of the Europeans. (This, by the way, is what all colonized try
to do before they pass on to the stage of revolt). (Memmi, Xiii-xiv, je souligne)
Le mot “confession”
est intéressant ici, car il avoue—tout en le répétant—le phantasme de
l’intégration à la culture hégémonique.
En effet, la confession dans le judaïsme se fait dans l’intimité d’un
rapport avec Dieu et ne souffre aucun intermédiaire comme c’est le cas dans le
catholicisme. De plus, le mot confession
ajoute une solennité à cet aveu (“a confession I have never made before”),
comme s’il était difficile de parler de sa religion. Cette gêne est-elle liée uniquement à un
respect de la laïcité, valeur que la république française chérit avec férocité
depuis 1905 ? Ou s’explique-t-elle par le caractère équivoque que la
figure juive dissémine, troublant ainsi les frontières nettes (“side by side”) entre colons, entre colonisés, entre
Français et/ou entre Maghrébins?
C’est cette dernière question, sans
aucun doute, qui unit d’une autre façon nos trois textes. En effet, relire Le Monolinguisme de
l’Autre, “le Renégat”et Nedjma dans cette perspective n’est pas si
difficile. La figure juive y apparaît,
telle Écho déstabilisant à demeure le texte et son principe. Le commentaire
derridien interrogeait la question identitaire et son rapport à la citoyenneté
à travers le cas des Juifs-Français d’Algérie et dans toute la violence que
représente ce trait d’union. La nouvelle
camusienne que le thème de la conversion met en mouvement se (dé)construit
autour de l’ablation de la langue du missionnaire qui n’est pas sans évoquer la
puissance d’une circoncision. Quant à Nedjma,
“il est vrai que [son personnage éponyme] est née d’une française, et plus
précisément d’une juive.” Encore une fois, c’est la figure juive qui
trouble à jamais la généalogie Keblout et frustre la quête identitaire à portée
nationaliste. Tandis que la
critique postcoloniale ne peut que s’enrichir de
cette hybridité, [89] elle reste une présence menaçante dans certains
contextes politico-historiques. Le philosophe
Jacques Derrida en a fait lui-même l’expérience. Est-ce le désir de refouler la blessure de
l’ablation de la citoyenneté française qui expliquerait que le philosophe
franco-maghrébin ait proclamé son judaisme si tardivement? Le rapprochement de
nos trois textes nous engage à interroger plus avant cette figure du Juif, si
difficile à définir, si difficile à retenir et si
difficile à exclure (un-heimlich). C’est dans son errance que cette autre figure d’Écho
séduit Narcisse autant qu’elle l’effraie.[90]
Œuvres
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[1] Ce titre cache la réflexion initiale qui nous mis
en mouvement, à savoir “La L/langue blessée (ou les cris/l’écrit) d’Écho :
de la (pro)thèse derridienne à la greffe littéraire d’expression française.” Nous
reviendrons sur ce sous-titre au terme de notre parcours de lecture.
[2] “The field of Postcolonial Francophone Studies has grown enormously since the late 1970s. We have wonderful theoretical tools to work with now, including those of Homi Bhabha, Chris Bongie, Édouard Glissant, Françoise Lionnet, Christopher Miller, Mireille Rosello, Edward Said, Helen Tiffen, and others. The literary corpus, too, keeps growing, and that, despite the pessimistic predictions of Memmi and Fanon, who prophesied the demise of French as a language of writing once independence became a reality for the (ex)colonies. French remains a lingua franca for many of those who, like the Moroccan Francophone writer Abdelkébir Khatibi, considers himself a ‘colonized-decolonized intellectual.’ And the issue in the academy is no longer ‘if’ but rather ‘how’ to integrate both the literature and the theory in our courses” (Scharfman 16) [2003].
[3] “Today I see clearly that what we now call ‘Francophone literature’ had been, back then, and for each and everyone of us, the object of a veritable scotomization process, a primordial interdict even: we knew that this literature existed, but we behaved officially as if it did not. I said that there was ‘no demand.’ But neither was there any administrative or pedagogical infrastructure supported by ‘political’ decision. In the 1970s and 1980s, there were almost no positions for the teaching of Francophone literature, and the conditions for its ‘inscription’ in the [American] university curriculum were lacking” (Bensmaïa 17) [2003].
[4] “Ni la francophonie littéraire ni la théorie
postcoloniale ne sont des notions claires en France. L’une parce qu’elle a été
engagée dans trop de débats idéologiques, la seconde en raison d’une
orientation anglo-saxonne assez récente qui ne lui a pas permis de s’acclimater
dans notre recherche universitaire” (Moura, Littératures francophones et
théorie postcoloniale 1) [1999].
[5] Moura citant ici J. Lambert (114) [1990].
[6] Pour plus de précision, se reporter à
l’introduction de P. Williams et L. Chrisman sur “Theorising Post-Coloniality :
Discourse and Identity” (373-75) [1994].
[7] “Those of us who have inherited the English language may not be in a position to appreciate the value of the inheritance. Or, we may go on resenting it because it came as part of a package deal which included many other items of doubtful value and the positive atrocity of racial arrogance and prejudice which may yet set the world on fire. But let us not in rejecting the evil throw out the good with it” (Achebe 78).
[8] “In fact when the peasantry and the working class were compelled by necessity or history to adopt the language of the master, they africanised it without any of the respect for its ancestry shown by Senghor and Achebe, so totally as to have created new African languages, like Krio in Sierra Leone or Pidgin in Nigeria, that owed their identities to the syntax and rhythms of African languages” (Ngũgĩ 23).
[9] “ ‘Post-colonial’ désigne donc ici le simple fait
d’arriver après l’époque coloniale, tandis que ‘postcolonial’ se réfère à
toutes les stratégies d’écriture déjouant la vision coloniale, y compris durant
la période de colonisation. Tenir
‘postcolonial’ pour seulement chronologique consiste à prendre pour référence
un ensemble de phénomènes internationaux d’ordre géopolitique, sur la base (le
plus souvent) d’une communauté linguistique. Le danger en a été souligné :
l’opposition binaire colonial/postcolonial fait du colonialisme le marqueur
déterminant de l’histoire. Elle fait retomber l’analyse dans le schéma
littéraire du temps propre à l’Europe, marqué par la téléologie du ‘progrès’ et
de la ‘civilisation.’ Il y aurait là tous les symptômes d’une histoire
monolithique qui accorde à toutes les autres littératures un statut
prépositionnel et qui déplace la problématique de l’axe du pouvoir (véritable
axe de ces études avec l’opposition Centre/Périphérie) à celui du temps (Moura, Littératures francophones et
théorie postcoloniale 4).
[10] Dans son essai de 1952, Fanon consacre un
chapitre, “L’expérience vécue par le noir,” à “la nausée” provoquée par le
regard blanc : “mon corps me revenait étalé, disjoint, rétamé, tout
endeuillé dans ce jour blanc d’hiver” (Fanon 90-91).
[11] “The language in which we are speaking is his before it’s mine. How different are the words home, Christ, ale, master, on his lips and on mine! I cannot speak or write these words without unrest of spirit. His language so familiar and so foreign, will always be for me acquired speech. I have not made or accepted its words. My voice holds them at bay. My soul frets in the shadow of his language” (Joyce, A Portrait of the Young Man as an Artist 205).
[12] “Il suffit de
m’entendre […]” (Derrida, Le
Monolinguisme 40).
[13] “Il s’agit toujours
de ce qui est offert à la foi, appelant la foi […]” (Derrida, Le Monolinguisme 41).
[14] “[…] la passion
d’un martyre franco-maghrébin […]”
(Derrida, Le Monolinguisme 51).
[15] “Telle est la
vérité à laquelle j’en appelle et à laquelle il faut croire, même et surtout,
quand je mens ou parjure” (Derrida, Le
Monolinguisme 41).
[16] “N’importe qui doit
pouvoir dire […]” (Derrida, Le
Monolinguisme 42); “Quiconque doit pouvoir déclarer sous serment, dès
lors” (Derrida, Le Monolinguisme
47); “Mais on me dira, non sans raison,
qu’il en est toujours ainsi a priori
— et pour quiconque” (Derrida, Le
Monolinguisme 112).
[17] “[…] ce discours
sur l’ex-appropriation de la langue [...] est même, osons le dire, seul à
pouvoir le faire” (Derrida, Le
Monolinguisme 46).
[18] “[…] et c’est ce
que je voudrais démontrer, ou plutôt que démontrer “logiquement”, remettre en
scène et rappeler par la “raison des effets”
(Derrida, Le Monolinguisme 24).
[19] griffe/grief/grief/greffe [grif]/[grijÎf]/[gri:f]/[grÎf]: ces morphèmes lexicaux quasi homophones — en
faisant tous résonner en début d’énonciation la combinaison de deux consonnes vélaires
(une occlusive [g] et une vibrante [r] et s’achevant sur une fricative
prédentale [f] — permettent une fois assemblés de traduire dans son caractère universel la violence de la langue (qui
s’impose à un individu ou à une communauté, qui assujettit) et la violence à la
langue (que le sujet parlant ou écrivant désire et veut s’approprier, marquer,
violer).
[20] “Je dis route et
trace de route, car ce qui distingue une route d’un frayage ou d’une via rupta (son étymon), comme methodos
de odos, c’est la répétition, le
retour, la réversibilité, l’itérabilité, l’itération possible de l’itinéraire”
(Derrida, Le Monolinguisme 110).
[21] propre: qui appartient
spécialement à; qui est de la personne même; exactement semblable, identique;
qui n’est point souillé ou taché; honnête, moral.
mot propre, expression propre: nom qui ne peut s’appliquer qu’à un seul être
ou objet ou à une seule catégorie (par opp. à nom commun).
propre à: apte à,
approprié à.
sens propre d’un mot:
son sens premier, sans valeur stylistique particulière (par opp. à sens figuré) (“Propre” Petit Larousse Illustré).
[22] Notons le jeu
polysémique à partir de l’étymon latin et l’emphase de la connotation
religieuse que celui-ci développera: patior - 1) souffrir, supporter,
endurer; 2) supporter patiemment; 3) subir, être victime; 4) se tenir avec
persévérance dans tel ou tel état, durer;
5) souffrir, admettre, permettre (“patior” Gaffiot).
[23] “Au passage, une
discussion serrée entrelace d’autre thèmes:
le phantasme de la “langue maternelle,” l’homo-hégémonie comme
“politique de la langue,” le colonialisme de l’école et de la culture, la
poétique de la traduction, l’interdit quant à ce que parler veut dire,
l’histoire ancienne, récente et unique des Juifs-Français-d’Algérie, les
prémisses et les lendemains de la guerre du même nom, les écarts, dans la
langue de l’hôte, entre les sépharades et les ashkénazes, la “littérature
française” quand elle devient pour un adolescent l’exemple, sans doute, mais
aussi le modèle impossible, l’infigurable langue de l’autre” (Derrida, Le Monolinguisme 2).
[24] “Sur un mode à la
fois fictionnel et théorique, mais au cours d’une exposition plus exposée, plus
directe et presque didactique, cet ouvrage de Jacques Derrida s’avance dans un
sillage” (“Rappel” in Le Monolinguisme 3).
[25] Derrida, De la Grammatologie
(Première partie).
[26] La langue blessée
de Derrida s’exhibe ici à travers le
dilemme exprimé: avoir
la langue bien pendue (par amour des mots, par passion de l’éloquence) ou la
langue trop longue (par excès de confiance et de confidence) et à la fois désirer tenir sa langue (par révérence) voire avaler sa langue (par vengance).
[27] “Différer en ce
sens, c’est temporiser, c’est recourir, consciemment ou inconsciemment, à la
médiation temporelle et temporisatrice d’un détour suspendant l’accomplissement
ou le remplissement du “désir” ou de la volonté, l’effectuant aussi bien sur un
mode qui en annule ou en tempère l’effet.
Et nous verrons— plus tard—en quoi cette temporisation est aussi
temporalisation et espacement, devenir-temps de l’espace et devenir-espace du
temps, “constitution originaire” du temps et de l’espace, diraient la
métaphysique ou la phénoménologie transcendantale dans le langage qui est ici
critiqué et déplacé” (Derrida, “La
différance” 8).
[28] “Toi-même, tu
sembles ne pas arriver à te convaincre, et tu multiplies ton objection,
toujours la même, tu t’épuises dans la redondance” (Derrida, Le
Monolinguisme 16): phrase qui
(re)marque la tendance à la ré-itération des mêmes excuses, des mêmes prétextes,
des mêmes raisons, des mêmes histoires, tous présentés comme des faits, des
événements soutenant une cause honorable.
[29] Derrida nous
l’avoue encore en fin de parcours: “Je
viens peut-être de faire une “demonstration”, ce n’est pas sûr, mais je ne sais
plus dans quelle langue entendre ce mot.
Sans accent, la demonstration n’est pas une argumentation logique
imposant une conclusion, c’est d’abord un événement politique, une
manifestation dans la rue [...], une marche, un acte, un appel, une exigence
(Derrida, Le Monolinguisme 134).
[30] membre fantôme: membre que
certains amputés ont la sensation de posséder encore (“fantôme”
Petit Larousse Illustré).
Cette sensation traduit ainsi la persistance de la conscience du corps
dans sa totalité, totalité qui n’a
pourtant plus alors qu’un statut fictionnel.
[31] “De tous les points
de vue, qui ne sont pas seulement grammaticaux, logiques, philosophiques, on
sait bien que le je de l’anamnèse
dite autobiographique, le je-me du je me rappelle se produit et se profère
différemment selon les langues. Il ne
les précède jamais, il n’est donc pas indépendant de la langue” (Derrida, Le
Monolinguisme 54).
[32] “[…] celui qui
écrit, toujours à la main, même quand il se sert de machines, tend la main
comme un aveugle pour chercher à toucher celui ou celle qu’il pourrait
remercier pour le don d’une langue, pour les mots même dans lesquels il se dit
prêt à rendre grâce” (Derrida, Le
Monolinguisme 122).
[33] “Voilà ma culture,
elle m’a appris les désastres vers lesquels une invocation incantatoire de la
langue maternelle aura précipité les hommes”
(Derrida, Le Monolinguisme 61).
[34] “C’est un peu comme
si je rêvais de les réveiller pour leur dire […]” (Derrida, Le Monolinguisme 61).
[35] “Car jamais je n’ai
pu appeler le français, cette langue que je te parle, “ma langue
maternelle” (Derrida, Le
Monolinguisme 61).
[36] “Abdelkébir
Khatibi, lui, parle de sa “langue maternelle.” Sans doute n’est-ce pas le
français, mais il en parle. Il en parle
dans une autre langue. Le français,
justement (63) [...] Il peut alors dire “ma langue maternelle” sans laisser paraître, en surface, le moindre
doute” (Derrida, Le Monolinguisme
64).
[38] En 1882, Ernest Renan rappela
la nécessité de cet oubli dans la construction du principe de nationalité: “Forgetting, I would even go so far as to say
historical error, is a crucial factor in the creation of a nation, which is why
progress in historical studies often constitutes a danger for [the principle
of] nationality” (Renan, “What is a
nation?” 11).
[39] 1) l’Évangile selon
saint Matthieu (III, 3).
2) la tradition populaire qui fait de ce
texte celui de ceux qui parlent et ne sont pas entendus.
3) le texte d’un compatriote, Albert Camus
et de son personnage Jean-Baptiste Clamence dans La Chute (1956).
[40] La difficulté
semble provenir du vouloir-pouvoir définir un certain corpus textuel autour
duquel se constituerait un domaine de recherches bien précis. Or, les avis divergent. Que ou qui faut-il
inclure (et donc exclure)? L’auteur francophone? l’auteur francographe (tel que
le/se définit Assia Djebar)? l’auteur post-colonial? etc. Toutes ces questions furent posées les 5 et 6
novembre 1999, à Yale University, au cours d’une rencontre intitulée: “French and Francophone: the Challenge of
Expanding Horizons.” Or, plutôt que de
souligner une pratique littéraire commune ou l’emploi d’un idiome commun, le
désir de définition du champ d’études s’est exprimé plutôt à travers une
volonté farouche de (re)dessiner la carte des frontières géographiques,
raciales, socio-culturelles, post-coloniales du corpus textuel.
[41] Clin d’oeil ici au
titre d’une des parties du dernier livre d’Abdelkébir Khatibi, La Langue de l’autre. C’est dans “Interface” que se situe la
réponse de l’écrivain marocain à son ami philosophe: “Lettre ouverte (à Jacques Derrida).”
[42] Interview, Témoignage
chrétien, 14 décembre 1967 (cité dans Déjeux 220)
[43] “When a brilliantly
intelligent and well-educated man, who has lived all his life surrounded by an
Arabic-speaking population, affirms [in a lecture delivered at the Maison de la
Culture in February 1937, […] about rehabilitating a Mediterranean culture] the
existence of a form of unity including the Arabs and based on the Romance
languages, it is not excessive to speak of hallucination. It is important for the better understanding
both of Camus’s work and of his political development–and the two are
intertwined–to try to grasp this situation from the outset. Camus is a stranger on the African shore, and
surrounded by people who are strangers in that
[44] “Today, one of
Sartre’s swipes at Camus suffices to convince the reader of the former’s intent
to destroy his opponent’s intellectual credibility: ‘Je n’ose vous conseiller de vous reporter à L’Etre et le Néant, la lecture
vous paraîtrait inutilement ardue: vous
détestez les difficultés de pensée et décrétez en hâte qu’il n’y a rien à
comprendre pour éviter d’avance le reproche de n’avoir pas compris’ [Sartre, Situations
IV 108)]. All
this made larger than life in the pages of Les Temps modernes conspired to make Camus a very
questionable, marginal figure to the French who found him so appealing and
‘raisonnable’ during the war” (Hayes
27).
[45] “Conrad and Camus are not
merely representative of so relatively weightless a thing as “Western
consciousness” but rather of Western dominance in the non-European world” (Said, Culture and Imperialism 173).
[46] Erickson fait ici référence à une des catégories
de Albert Memmi dans son “Portrait of the Colonizer” [1957].
[47] “
[48] “For it is precisely through
such means, through the merging of the Arabs with the landscape, that
Camus makes them, like the landscape, interpretable in terms of the
metaphysical notion of strangeness and estrangement” (Erickson, “A Discourse of Exteriority” 77,
je souligne).
[49] “The portrait of the Arab
has changed as Jeanine moves from the coast-exterior into the desert-interior. It is an infinitely richer portrait that in
Camus’s novels, though we observe that it replaces one Western stereotype with
another—the myth of the servile Arab gives way to an idealized Arab nomad”
(Erickson, “A Discourse of Exteriority” 83, je souligne).
[50] “C’était une façon
de maintenir une certaine cadence de travail et aussi, si j’ose dire, de se
faire la main. Toutes ces nouvelles,
dont il a varié la technique (un monologue:
Le Renégat, un
récit ironique: Jonas, un texte réaliste: Les
Muets et trois nouvelles mi-réalistes, mi-symboliques: La
Femme adultère, l’Hôte et la Pierre qui pousse), sont pour
l’auteur autant de gammes, dans le renouvellement des formes. Autant d’approches de son œuvre future
aussi” (Quilliot in OCI 2039).
[51] “Ce recueil
comprend six nouvelles […] Un seul
thème, pourtant, celui de l’exil, y est traité de six façons différentes,
depuis le monologue intérieur jusqu’au récit réaliste. Les six récits ont d’ailleurs été écrits à la
suite, bien qu’ils aient été repris et travaillés séparément” (Camus, “Prière d’insérer,” ibid.).
[52] Roger Quilliot, notes sur La Chute. In OCI
2013.
[53] Nous adopterons
désormais la convention suivante. R
désignera les citations de “Le Renégat ou un esprit confus” aux éditions Gallimard,
1957.
[54] En effet, je vois
dans cette onomatopée qui revient dans la nouvelle le bruit émis par la “bouche
sans langue” de notre protagoniste se raclant la gorge plutôt que “la formule
familière signifiant ‘sans discuter’” selon la note de Henri Peyre (Peyre 74).
Roger Barny y voit “toujours la tension vers l’acte proche, le cri
rauque et inarticulé “râ, râ”, le leitmotiv de la mutilation, de l’impuissance,
“cette langue qui parle en moi et depuis qu’ils m’ont mutilé. La longue souffrance, plate et déserte,” avec
la métaphore filée du paysage brûlant et de la douleur, qui s’interpénètrent,
et s’expriment réciproquement en un cercle infernal: le paradoxe de la maîtrise de l’écrivain et de la dérive du héros” (Barny 145); “[…] le cri inarticulé de
l’infirme, qui va devenir le principal leit-motiv, râ râ (homophonie avec
barbare, avec Taghâza, et surtout sans doute, signifiant à la fois du soleil,
et de la “religion du fétiche”: Râ, le
Dieu-soleil égyptien)” (Barny 149).
[55] “Le sel peut avoir
un tout autre sens symbolique [que celui de “nourriture spirituelle” ou
d’incorruptibilité] et s’opposer à la fertilité. Ici, la terre salée signifie la terre aride,
dure. Les Romains répandaient du sel sur
la terre des villes qu’ils avaient rasées, pour rendre le sol à jamais
stérile. Les mystiques comparent parfois
l’âme à une terre salée ou, au contraire, à une terre fertilisée par la rosé de
la grâce; que se retire la salure de
l’antique condamnation écrit Guillaume de Saint-Thierry, en s’inspirant du
Psaume 106-34. La terre est infertile parce que salée, dira
encore Guillaume, en citant un texte de Jérémie,
17, 6. Tout ce qui est salé est amer,
l’eau salée est donc une eau d’amertume, elle s’oppose à l’eau claire
fertilisante” (“sel” Dictionnaire des
Symboles).
[56] “soleil (x2) . . . sauvage
(sauvages) . . . [se (x2) ce (x2) (ceux)]. . . cyclamen . . . douce . . . c’est (ses x2) . . . éblouissement . . . disparaît . . . cercle . .
. piste . . . seul (x3) . . .. . . sel(x3) . . . son(x2) . . . récit(x2) . . . sa(x2) . . . connaissance. . . chassé. . . sur (x2). . . compatissants . . . chance . . . ciel . . . esclaves . . . excitant. . . mission. . .
Seigneur. . .”
[57] “fer . . . faisait . . . frappé .
. . fermée. . . fouetté . . . fois . . . feu . . . fétiche . . .”
[58] “montagnes, ô ma montagne . . . ingrate. . .
plateau . . . tendres . . . piste . .
. Taghâsa . . . tête . . . tant . . . [été (était x2)]. . . prêtre .
. . retraite . . . torride . . .
cruauté . . . habitants . . . tous . . . étrangers . .
. tenté . . . entrer . . . raconter . .
. fouetté . . . rencontré . . . compatissants . . . . fétiche.
. . .pouvait-on trouver . . . excitant .
. . montrer. . .”
[59] Pour reprendre ici
la terminologie derridienne (Derrida, Le Monolinguime 46) commentée au sein
de notre premier chapitre.
[60] La scène de
castration a lieu, en effet, parce que le missionnaire a voulu s’approprier par
le viol l’idole réservée au sorcier:
“Mais, tout de suite après râ, râ, le sorcier me guettait, ils sont tous
entrés et m’ont arraché à la femme, battu terriblement à l’endroit du péché, le
péché! quel péché, je ris, où est-il, où la vertu, ils m’ont plaqué contre un
mur, une main d’acier a serré mes mâchoires, une autre a ouvert ma bouche tiré
ma langue jusqu’à ce qu’elle saigne, était-ce moi qui hurlait de ce cri de
bête, une caresse coupante et fraîche enfin, a passé sur ma langue” (Camus, R 51).
[61] “j’aime ce cloue
qui me crucifie” (Camus R 57); “Il
rêvait et il voulait mentir, on lui a coupé la langue pour que sa parole ne
vienne plus tromper le monde, on l’a percé de clous jusque dans la tête, sa
pauvre tête, comme la mienne maintenant, quelle bouillie, que je suis fatigué,
et la terre n’a pas tremblé, j’en suis sûr, ce n’était pas un juste qu’on avait
tué, je refuse de le croire, il n’y a pas de justes mais des maîtres méchants
qui font régner la vérité implacable”
(Camus, R 53).
[62] “O fétiche, mon
dieu là-bas, que ta puissance soit maintenue, que l’offense soit multipliée,
que la haine règne sans pardon sur un monde de damnés, que le méchant soit à
jamais le maître, que le royaume enfin arrive […]” (Camus, R 55).
[63] “Par contre, Kateb
ne manifeste aucun intérêt pour les recherches formelles du genre “nouveau
roman.” Lorsque Olivier de Magny, dans Esprit,
en juillet-août 1958, classe Nedjma parmi les œuvres du “nouveau roman,”
il est victime d’un mirage” (Arnaud 552).
[64] “Le rythme et la
construction du récit, s’ils doivent quelque chose à certaines
expériences romanesques occidentales […]”
(“Avertissemement” in Nedjma 6, je souligne)
[65] Comme le démontre
le père des études postcoloniales, Edward Said, à travers le jeu des pronoms
personnels “nous/eux” qu’il donne à remarquer dans son analyse du fameux
discours, prononcé par Arthur James Balfour à la chambre des Communs le 13 juin
1910, quant à la nécessité de la présence britannique en Égypte (Orientalism 34).
[66] Selon Arnaud, Kateb
a lu l’essai de 1952 (vol. II, 587, note 20); ce qui légitimerait ici notre
clin d’œil à la réflexion de Frantz Fanon sur la langue.
[67] “All third-world texts are
necessarily, I want to argue, allegorical, and in a very specific way: they are to be read as what I will call national allegories, even when, or
perhaps I would say, particularly when their forms develop out of predominantly
western machineries of representation, such as the novel” (Jameson 69).
[68] Pour reprendre
Bernard de Chartres qui nous permet ici de marquer notre déférence quant aux
piliers qui soutiennent notre lecture.
[69] Trahir: “révéler, volontairement ou non, ce qui
devait rester caché” ou “donner une idée fausse de, dénaturer, altérer” (“trahir” Petit Larousse Illustré).
[70] “This metadiscourse
inaugurates a truth-functional operation that determines the conditions of
“truth” upon which Western discourse is founded—“truth” that does not derive
from an immutable, absolute moral verity, but from the need of the ruling class
to legislate the ideas that justify its rule”
(Erickson [sur Lyotard], “A Dialogue of Difference” 32).
[71] “The concept of an interior
frontier is compelling precisely because of its contradictory
connotations. As Etienne Balibar has
noted, a frontier locates a side both of enclosure and contact and of
observed passage and exchange. When
coupled with the word interior,
frontier carries the sense of internal distinctions within a territory (or
empire); at the level of the individual, frontier marks the moral predicates by
which a subject retains his or her national identity despite location outside
the national frontier and despite heterogeneity within the nation-state. As Fichte deployed it, an interior frontier
entails two dilemmas: the purity of the
community is prone to penetration on its interior and exterior borders, and the
essence of the community is an intangible “moral attitude,” “a multiplicity of
invisible ties” (Stoler 199, je souligne).
[72] Mais que l’on soit
écrivain “du centre” ou écrivain “de la marge,” le processus de l’expression de
soi à travers la L/langue ne demeure-t-il pas un défi constant?
[73] Pour revenir ici
sur l’algèbre saussurienne: “Nous nous
proposons de conserver le mot signe
pour désigner le total, et de remplacer concept
et image acoustique par signifié et signifiant; ces derniers termes ont l’avantage de marquer
l’opposition qui les sépare soient entre eux, soit du total dont il font partie” (Saussure 99, je souligne).
[74] En effet,
l’articulation discursive du préjugé tient du même principe de réitération d’une information non vérifiée et non
vérifiable qui dans son aspect compulsif
semble gagner une certaine
vérité: “An important feature of
colonial discourse is its dependence on the concept of ‘fixity’ in the
ideological construction of otherness. Fixity, as the sign of
cultural/historical/racial difference in the discourse of colonialism, is a
paradoxical mode of representation: it
connotes rigidity and an unchanging order as well as disorder, degeneracy and
daemonic repetition. Likewise the
stereotype, which is its major discursive strategy, is a form of knowledge
and identification that vacillates between what is always ‘in place’, already
known, and something that must be anxiously repeated […]” (Bhabha 66, je souligne).
Kateb remet en cause cette
forme de connaissance ou d’identifications coloniales; il s’en joue dans la
langue du maître à travers les changements de sens (significations comme
orientations) et autres déplacements
métaphoriques ou métonymiques réalisés dans son texte, et dont nous avons donné
quelques exemples plus haut.
[75] Le meilleur exemple
nous vient probablement de ce personnage nommé Le Barbu qui se cache parce
qu’il est poursuivi par les maris qu’il a cocufiés et ses anciennes “amantes
[…] [qui] arment leurs muffles contre [lui]”
(Kateb, Nedjma 30).
[76] Rappelons-nous
l’écho de la Complainte de Rutebeuf à travers la complainte de Mourad au
bagne: “Mère le mur est haut!”
(Kateb, Nedjma 40-42).
Comparons: “Que sont mi ami
devenu/ Que j’avoie si pres tenu/ Et tant amé?/Je cui qu’il sont trop cler
semé;/ Il ne furent pas bien fermé,/ Si son failli [...]/ L’amor est morte/ Ce
sont ami que vens enporte” (La Complainte Rutebeuf v.39-46; 50-51) (c. 1261-1262).
[77] On pense surtout à
Cendrillon: “Je [Rachid] sortis avec
elle. Mais vers minuit, comme je l’avais
prévu, elle me quitta au coin d’une rue, d’un pas rapide et sûr, sans une parole
d’adieu—et depuis pas un signe d’elle […]”
(Kateb, Nedjma 109).
[78] “Ainsi pensaient
les limiers de Constantine, la ville où l’on dévore le plus de romans
policiers, sans comparaison avec une autre ville du monde” (Kateb, Nedjma 170).
[79] En effet, on peut
reconnaître sous la decription du “vieux messager” de la tribu Keblout les
traits de celui qui deviendra “président du gouvernement provisoire de la
République algérienne” (1958-1961) (“Abbas, Ferhat” Petit Larousse Illustré): Ferhat Abbas “sera le grand porte-parole de
ces revendications [le courant assimilationniste]. Ancien président de l’Association des
Etudiants musulmans d’Afrique du Nord, il s’est lancé très tôt en
politique. Etabli à Sétif, il parvient à
être élu conseiller général, conseiller municipal, délégué financier. Son ambition le conduit à briguer à la
députation. Fils d’un caïd commandeur de
la Légion d’honneur, homme de culture française, marié à une Française, ne
s’exprimant que dans la langue des salons parisiens, il voit son avenir et
celui de ses coreligionnaires dans le giron de la France. Cette vision ne l’empêche pas de plaider en
faveur de son peuple. Il dénonce avec
virulence sa condition” (Montagnon
223-224). Maintenant comparons avec la
description d’un des personnages katebiens: “On dit que l’un de vous, un
Keblouti de la branche des magistrats, était devenu colonel. Celui-là était dangereux. Il servait dans l’artillerie. Les Français l’ont envoyé au Maroc et en
Syrie. Il s’est battu pour eux, a épousé
une Française, gagné de l’argent. Celui-là pouvait venir en traître, avec sa
nouvelle puissance, racheter nos terres tout en déshonorant la tribu. Il faut croire qu’il avait oublié le serment
de ses pères (Kateb, Nedjma 147-148).
[80] “Tout se passa en
quelques jours, après qu’on eut découvert, lardés de coups de couteau,
les corps d’un homme et de sa femme déposés dans la mosquée de Keblout. Les cadavres gisaient ensanglantés, dans
un paquet de hardes. L’identité des
victimes prêtes encore, de nos jous, à confusion. Pour les uns, l’homme était un officier du
corps expéditionnaire; pour d’autres, ce n’était qu’un cantonnier européen
surpris dans une roulotte avec sa compagne... Le Nadhor fut mis à feu et à sang, des juges
militaires furent désignés; peu après, les six principaux mâles de la tribu
eurent la tête tranchée, le même jour, l’un après l’autre...” (Kateb, Nedjma 126, je souligne).
[81] “Post-traumatic stress disorder is the name given [...] to what had
previously been called shell shock, combat neurosis, or traumatic neurosis, among other names used at various times in the
nineteenth and twentieth centuries. The
definitions [...] include the same basic symptoms that Freud described in his
later work on trauma, including what he called the “positive symptoms”
(flashbacks and hallucinations) and the “negative symptoms” (numbing,
amnesia, and avoidance of triggering stimuli).
While there are controversies over the definition of PTSD—whether the
causative event should be considered to be outside the range of usual human
experience; whether PTSD is basically biphasic, that is, consisting of
alternating flashbacks and numbing, or has at its core an unalterable numbness
that is interrupted by more treatable flashbacks [...]—the basic description of
the experience has remained remarkably unchanged over the years both in
clinical and theoretical accounts and in survivors stories” (Caruth note 1, 130, je souligne).
[82] Pour paraphraser la
dernière section de Peau noire masques blancs et marquer l’impossibilité
de clore.
[83] Pour reprendre ici et
de nouveau Khatibi et son texte La Langue de l’autre (1999).
[84] “Constantine ou
Qacentina, v. d’Algérie, ch.-l. de wilaya, au-dessus des gorges du Rummel; 441
000 hab. (Constantinois). Centre commercial. Université. — C’est la Cirta antique. Musée archéologique” (“Constantine” Petit
Larousse Illustré, je souligne).
[85] “Annaba, anc. Bône, v. de l’Algérie
orientale, ch.l. de wilaya; 305 000 hab.
Université. Métallurgie.—Site
de l’anc. Hippone. Vestiges
antiques” (“Annaba” Petit Larousse Illustré, je souligne).
[86] “Numidie, contrée de l’ancienne Afrique du
Nord, qui allait du territoire de Carthage jusqu’à la Moulouya (est du
Maroc). Partagée entre divers royaumes,
elle devint ensuite une province romaine, puis fut ruinée par l’invasion
vandale (429) et par la conquête arabe (VIIe-VIIIe s.)” (“Numidie” Petit
Larousse Illustré, je souligne)
[87] “Numides, anc. peuple berbère nomade qui a
donné son nom à la Numidie. Les Numides
constituèrent au IIIe s. av. J.-C. deux royaumes qui furent réunis en 203 av. J.C. sous l’autorité de Masinissa, allié
des Romains. Affaiblis par des querelles
dynastiques, ils furent progressivement soumis par Rome (victoire de Marius sur
Jugurtha en 105, de César sur Juba en 46) et leur royaume devint une province
romaine” (“Numides” Petit
Larousse Illustré, je souligne).
[88] Ce parallèle est-il si étrange que cela
? N’avions-nous pas croisé la figure
emblématique de Hitler, mentionnée par les colons apeurés peu à près
l’insurrection du 8 mai: “La France est
pourrie. Qu’on nous arme, et qu’on nous
laisse faire. Pas besoin de loi
ici. Ils ne connaissent que la
force. Il leur faut un Hitler” (Kateb, Nedjma 230)?
[89] À ce titre, il
serait intér-essant de poursuivre notre réflexion sur l’Algérie en écoutant la
voix féminine d’une Hélène Cixous nous dire, à sa façon, son rapport à la
L/langue française en tant qu’écrivaine juive-askénaze-française née en
Algérie.
[90] “Nous retrouvons
dans le travail de J. Marcus l’opinion selon laquelle la névrose sociale, ou si
l’on préfère le comportement anormal en face de l’Autre quel qu’il soit,
entretient des rapports étroits avec la situation individuelle : ‘Le
dépouillement des questionnaires montra que les individus les plus fortement
antisémites appartenaient aux structures familiales les plus
conflictuelles. Leur antisémitisme était
une réaction à des frustrations subies au sein du milieu familial. Ce qui
montre bien que les Juifs sont des objets de substitution dans l’antisémitisme,
c’est le fait que les mêmes situations familiales engendrent, suivant les
circonstances locales, la haine des Noirs, l’anticatholicisme ou
l’antisémitisme. On peut donc dire que,
contrairement à l’opinion courante, c’est l’attitude qui trouve un contenu
et non ce dernier qui crée une attitude’” (Jacob Marcus cité par Fanon
128-29, je souligne).