La langue blessée d’Écho

ou

qu’est-ce que la littérature d’expression française ?[1]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ouvertures:

 

Itinéraire de la langue de la blessure à la blessure de la Langue

 

 

Un parcours, un exil: une réflexion sur la langue dans la littérature post-coloniale

 

     (S’)écrire dans la langue du colonisateur dans un contexte (post)colonial ? Aliénation ou désaliénation ? Choix contrarié ou volonté d’exil ? Obstacle ou ouverture à l’inscription identitaire ? Étant donné que le champ des études post-coloniales francophones,[2] identifié comme telles, n’a vu le jour qu’au début des années 80,[3] il me

paraît nécessaire, dans le sujet qui nous concerne, de rappeler la façon dont la question de la langue fut définie par les écrivains et penseurs africains de langue anglaise :[4]

Le questionnement postcolonial, né du phénomène colonial et des conséquences de sa disparition, trouve son origine dans les années soixante, lorsque beaucoup d’immigrants venant de pays naguère colonisés sont entrés dans les universités et les collèges américains et britanniques et ont commencé à formuler des interrogations liées à leur histoire.  La prise de parole des minorités et des immigrés ainsi que l’émergence de littératures venues de ces pays ont attiré l’attention des universitaires sur l’actualité géopolitique de la littérature, sur le fait notamment que la plupart des histoires littéraires impliquaient “une définition restrictive et donc normative de la littérature à partir de conceptions modernes et eurocentriques” et par conséquent sur la singularité de ces littératures émergentes par rapport au “canon” littéraire occidental. (Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale 6-7)[5]

Ainsi, doit-on, sans aucun doute, se référer au débat que menèrent l’écrivain et critique nigérian Chinua Achebe (dès 1964[6]) et l’écrivain, exilé de son Kenya natal, Ngũgĩ wa Thiong’o (dans les années 80) quant à cet usage des langues européennes dans la production littéraire moderne d’Afrique. Le message de Achebe, au cœur de Morning Yet on Creation Day (1975), porte encore l’enthousiasme des premières années d’indépendance et la possibilité de traduire les valeurs africaines à l’intérieur d’une langue hégémonique :

I do not see any signs of sterility anywhere here. What I do see is a new voice coming out of Africa, speaking of African experience in a world-wide language. So my answer to the question Can an African ever learn English well enough to be able to use it effectively in creative writing? is certainly yes.  If on the other hand you ask: Can he ever learn to use it like a native speaker? I should say, I hope not. It is neither necessary nor desirable for him to be able to do so. The price a world language must be prepared to pay is submission to many different kinds of use.  The African writer should aim to use English in a way that brings out his message best without altering the language to the extent that its value as a medium of international exchange will be lost.  He should aim at fashioning out an English which is at once universal and able to carry his peculiar experience. (Achebe 81-82, je souligne)

 A travers cette affirmation de subversion linguistique (soumettre la langue qui fut jadis celle du Maître) comme appropriation du legs colonial,[7] s’affirme un réalisme certain quant à la politique de l’édition qui fait bientôt apparaître le profil d’un certain lectorat (passé avec succès des  bancs de l’école coloniale aux bureaux d’une administration néo-coloniale). L’acceptation pragmatique de ce nouvel anglais (“[…] a new English, still in full communion with its ancestral home but altered to suit its new African surroundings” [Achebe 84]) ne fait pour autant disparaître le sentiment de culpabilité de l’écrivain africain anglophone :

The real question is not whether Africans could write in English but whether they ought to. Is it right that a man should abandon his mother tongue for someone else’s? It looks like a dreadful betrayal and produces a guilty feeling.

   But for me there is no other choice. I have been given this language and I intend to use it. I hope, though, that there always will be men […] who will choose to write in their native tongue and insure that our ethnic literature will flourish side by side with the national ones. For those who opt for English, there is much work ahead and much excitement.  (Achebe 83)

     Or, selon l’argument de Ngũgĩ à travers Decolonizing the Mind : The Politics of Language in African Literature (1986), une culture et la langue qui la véhicule transportent des valeurs idéologiques immuables. Par conséquent, des écrivains anglophones, tels que Chinua Achebe, ou francophones, tels que Léopold Sédar Senghor, ne sauraient créer, selon le penseur kényen, qu’une tradition hybride (“a tradition in transition, a minority tradition that can only be termed as Afro-European literature ; that is, the literature written by Africans in European languages” [Ngũgĩ 26-27]) vouée à sa perte lorsque les révolutions nationales auront fini de libérer l’Afrique en rompant les dernières amarres du néo-colonialisme qui la lient encore à l’Europe. On peut, alors, comprendre que cette définition essentialiste de la langue, alliée à une conception politique marxiste, ne fasse place à la subversion linguiste qu’à l’intérieur des langues africaines (“A writer who tries to communicate the message of revolutionary unity and hope in the languages of the people becomes a subversive character” [Ngũgĩ 30]) ou à travers la ‘créolisation’ des langues coloniales.[8]  Cette transcendance de l’aliénation coloniale devrait conduire, selon Ngũgĩ, à un retour de l’harmonie pré-coloniale (“restoration of the harmony between all the aspects and divisions of language so as to restore the Kenyan child to his environment, understand it fully so as to be in a position to change it for his collective good” [Ngũgĩ 28, je souligne]) et à la préservation autant des langues que des moyens de production (“to control the wealth they produce and to free it from internal and external parasites” [Ngũgĩ 29]) des nations africaines:

I would like to see Kenyan people’s mother-tongues (our national languages!) carry a literature reflecting not only the rhythms of a child’s spoken expression, but also his struggle with nature and his social nature. With that harmony between himself, his language and his environment as his starting point, he can learn other languages and even enjoy the positive humanistic, democratic and revolutionary elements in other people’s literatures and cultures without any complexes about his own language, his own self, his environment.  [Ngũgĩ 28-29]).

A la suite de ce débat, on peut se demander si l’artiste sénégalais Sembe Ousmane n’a pas finalement trouvé la voix médiane ou la formule miracle en alliant création littéraire et création cinématographique.  Ainsi, Guelwaar est à la fois film (1993) et nouvelle, écrite pour le film (1996). L’oeuvre cinématographique permet, à la fois, de restituer de processus bilingues (par exemple le passage du français au wolof par un même personnage) et d’atteindre un public français, francophone et africain plus largement que le livre.  Cette masse sera ainsi mise au courant ou reconnaîtra les problèmes sociaux de l’Afrique contemporaine.

En ce qui concerne la théorisation de ce débat sur la langue du côté francophone, il nous faut mentionner Peau noire, masques blancs (1952), essai de compréhension du rapport Noir-Blanc.  Frantz Fanon, psychiatre martiniquais qui s’est passionné pour la révolution algérienne, nous y offre un premier chapitre intitulé “le Noir et le langage.”  Cette lecture demeure cruciale pour toute théorie postcoloniale : 

Pour l’instant, nous voudrions montrer pourquoi le Noir antillais, quel qu’il soit, a toujours à se situer en face du langage. Davantage, nous élargissons le secteur de notre description, et par-delà l’Antillais nous visons tout homme colonisé.

   Tout peuple colonisé—c’est-à-dire tout peuple au sein duquel a pris naissance un complexe d’infériorité, du fait de la mise au tombeau de l’originalité culturelle locale—se situe vis-à-vis du langage de la nation civilisatrice, c’est-à-dire de la culture métropolitaine. Le colonisé se sera d’autant plus échappé de sa brousse qu’il aura fait siennes les valeurs culturelles de la métropole. Il sera d’autant plus blanc qu’il aura rejeté sa noirceur, sa brousse.  (Fanon 14)

Au cours de son observation, Fanon en vient à comparer le cas antillais avec le cas africain, puis avec le cas breton afin de nous montrer le jeu pervers dont l’Antillais est victime.  Dans la première comparaison, on remarque que des ouvrages de traduction de langues africaines en langue française sont publiés tandis que le créole est laissé de côté : “Ajoutons d’ailleurs que la valeur poétique de ces créations est fort douteuse” (Fanon 22).  Dans la seconde comparaison, on remarque que l’Antillais et le Breton disposent tous deux d’un passeport français et qu’ils partagent le français comme langue officielle. Cependant, la diglossie ne crée un sentiment d’infériorité qu’aux Antilles et pas en Bretagne, selon Fanon, parce que “les Bretons n’ont pas été civilisé par le Blanc”  (Fanon 22).  Il est, cependant, important de souligner, dans chaque cas présenté ci-dessus, le rapport à une langue hégémonique.  C’est ce rapport de force qui surgit entre le breton et le français, entre le créole et le français, entre le français qui n’est pas langue natale et “le français de France le français du français le français français” pour reprendre ici quelques vers du poète guyanais Léon-G. Damas (“Hoquet” 16).  C’est donc ce rapport qui nous intéresse ici et au fil de la lecture qui vous sera proposée dans quelques pages. Revenons-y plus en détails.

 

La littérature “d’expression française”: une étiquette à interroger, une menace à dévoiler.

 

     Une question demeure : quelle est la réelle différence entre la littérature française dite “canonique” et la littérature “d’expression française” ? Existe-t-il vraiment une barrière linguistique nécessitant une telle distinction ? Toute personne de bonne foi constatera rapidement l’évidence suivante : l’écrivain francophone et l’écrivain français travaillent (dans) un idiome commun.  Tous deux s’expriment en langue française. Ainsi l’opposition binaire, loin d’être naturelle, a-t-elle été construite ; et ce, en vue de préserver ou légitimer la position d’un centre. Une fois qu’une certaine pensée discursive a travaillé à démontrer la validité géopolitique de cette frontière ; c’est alors aisément que l’on peut observer celui ou celle qui, en se permettant d’emprunter la langue du centre, s’en écarte. Ce qu’il faut donner à remarquer, c’est que cet écart, l’emprunt de la langue française à l’extérieur du centre, peut toujours être récupéré au profit du centre qui l’étiquettera comme la simple marque, la simple inscription même, de son rayonnement linguistique et culturel. On en a pour preuve le nombre de prix littéraires accordés (par le centre) à divers écrivains excentriques pratiquant la langue française, voire l’inclusion d’une figure poétique telle que le président de la République sénégalaise (1960-1980), Léopold Sédar Senghor (1906-2001), qui fut élu à l’Académie française le 2 juin 1983.

     Or, ce mécanisme d’auto-défense signale implicitement la présence d’une menace (celle d’un décentrement) dont “le centre” souhaite apparemment se protéger. Cette menace se fait sentir au moment précis où un écrivain s’écarte du centre en empruntant la langue du centre pour tenter de se l’approprier en y inscrivant des valeurs culturelles autres que celles du centre. Cette perversion des valeurs culturelles du centre à travers la langue du centre remet ainsi en question l’hégémonie du centre qui s’appuie toujours sur la solide affirmation de l’identité certaine de la langue nationale. Il est instructif, à ce propos, de relire l’histoire de la politique de la langue à partir du territoire français et d’analyser les causes et les effets de son énonciation lorsque celle-ci doit métamorphoser un discours colonialiste en un discours post-colonial/postcolonial.[9] Le rayonnement de la langue française semble donc acceptable et est accepté si son centre évoque le territoire national d’origine. Mais si le centre (discursif) de rayonnement venait à se déplacer, que deviendraient les lettres françaises et la politique de leur enseignement ?

     Au moins pour l’historique de cet avènement de la voix de l’autre dans la langue du centre comme événement explosif, nous pouvons déjà mentionner un texte qui y fait référence.  “Orphée noir,” préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française (1948). Jean-Paul Sartre y parle du “saisissement,” ressenti par les blancs, “d’être vus” : “Car l’homme blanc a joui trois mille ans du privilège de voir sans qu’on le voie” (Sartre, “Orphée noir”  ix)[10] et voici que “ces bouches noires” se mettent à parler. Il faut revenir sur ce malaise que produit le jugement de l’autre et, pour notre approche littéraire, il semblerait pertinent de le faire à partir du champ francophone qui semble manifester, pour reprendre la terminologie sartrienne utilisée dans L’Être et le néant (1943), cette “transcendance transcendée” (Sartre 302).

     On ne peut plus le nier : il est en effet question de ce regard de l’autre posé sur soi et qui vient bouleverser “cette définition provisoire de soi-même,” soit “l’origine de la mauvaise foi” (Sartre, L’Être et le néant 299) sur laquelle se cristallise une identité. Mais pour que le poids de ce ‘nouveau’ regard se fasse sentir, ne faut-il pas avant tout que la voix de l’autre s’élève et qu’elle résonne comme menace ? C’est, en effet, le son d’une lyre orphique différente qui provoque le face à face évoqué par Sartre :

A l’absurde agitation utilitaire du blanc, le noir oppose l’authenticité recueillie de sa souffrance ; parce qu’elle a eu l’horrible privilège de toucher le fonds du malheur, la race noire est une race élue. Et bien que ces poèmes soient de bout en bouts anti-chrétiens, on pourrait de ce point de vue, nommer la négritude une Passion : le noir conscient de soi se représente à ses propres yeux comme l’homme qui a pris sur soi toute la douleur humaine et qui souffre pour tous, même pour le blanc (“Orphée noir” xxxiv, je souligne).

Ce passage rapproche ici la figure du noir à la fois de celle du Juif (“une race élue”) et de celle du Christ (“une Passion”). C’est ce caractère universel de la Négritude qui en ferait donc à la fois le “triomphe du Narcissisme et [le] suicide de Narcisse” (Sartre, “Orphée noir” xliii). Or, comment expliquer la possibilité de ce glissement du particulier à l’universel, si ce n’est par la forme remarquablement spécifique de la blessure par laquelle se crie et s’écrit la Négritude :

[…] parce qu’elle est un Archétype et une Valeur, elle trouvera son symbole le plus transparent dans les valeurs esthétiques ; parce qu’elle est un appel et un don, elle ne peut se faire entendre et s’offrir que par le moyen de l’œuvre d’art qui est appel à la liberté du spectateur et générosité absolue. La Négritude c’est le contenu du poème, c’est le poème comme chose du monde, mystérieuse et ouverte, indéchiffrable et suggestive ; c’est le poète lui-même. (“Orphée noir xliii, je souligne).

Se tisse ici un rapport entre le poème comme objet linguistique (“le contenu du poème”) et chose du corps. De ce ‘mystérieux’ caractère bifide (“chose du monde […] ouverte”) de la langue poétique, s’échappe une voix (“C’est le poète lui-même”).

      La lecture d’une autre préface, “The Wound and the Voice,” texte préliminaire de Cathy Caruth à son ouvrage Unclaimed Experience : Trauma, Narrative, and History (1996) permet de revenir sur cet avènement d’une voix autre et de comprendre l’origine et la manifestation de ce dédoublement.  Caruth relit pour nous la romance épique de Tasso (Gerusalemme Liberata) mentionnée par Freud (Beyond the Pleasure Principle) et revient plus précisément sur la répétition du trauma (la perte accidentelle de l’aimée) au moment où la voix de Clorinda s’échappe de l’arbre que Tancred vient à peine de pourfendre—reproduisant ainsi de façon symbolique son premier geste meurtrier :

It is possible, of course, to understand that other voice, the voice of Clorinda, within the parable of the example, to represent the other within the self that retains the memory of the “unwitting” traumatic event of one’s past. But we can also read the address of the voice here, not as the story of the individual in relation to the events of his own past, but as the story of the way in which one’s own trauma is tied up with the trauma of another, the way in which trauma may lead, therefore, to the encounter with another, through the very possibility and surprise of listening to another’s wound. (Caruth 8)

 On comprend alors que c’est la Négritude comme blessure particulière qui, tout à l’heure, permettait de faire signe vers une universalisation de la souffrance. Comme notre discours tend à analyser les rapports de force mis en présence au sein de la pratique littéraire, il nous faut préciser l’origine de la tension observée.

 

Problématiques : identité et propriété de la langue française

 

Narcisse et Écho : l’allégorisation de notre débat et une tension à déconstruire

     Afin de se représenter plus facilement ce dont nous parlons, à savoir ce processus d’exclusion de l’autre au sein du canon des lettres d’expression française (au sens littéral que cette locution retrouve lorsque l’étiquette universitaire s’en détache), il serait commode de se remémorer Les Métamorphoses d’Ovide et plus précisément une des légendes thébaines du livre troisième, celle de Narcisse et Écho. Ce support mythologique nous livre, en effet, un Narcisse incapable de voir Écho, mais néanmoins hanté par sa présence au fond et au-delà de lui-même. Qu’il (Narcisse comme le canon) avoue ou dénie cette présence marquée comme absence, invisibilité ou illisibilité dans le rapport de soi, elle (Écho comme la marge) conditionne, déstabilise, toujours, à demeure, la moindre de “ses” paroles.  Il est, à ce titre, intéressant de relire l’essai “An Impossible Response : The Disaster of Narcissus” (1991) dans lequel Claire Nouvet s’arrête sur le caractère féminin d’Écho :

Ovid’s narrative explicitly constitutes the feminine as an “other,” a separate subject who can only speak by altering the language provided by another and, as it were, anterior subject. We recognize in this description the all-too familiar characterization of the feminine as derived and secondary, as an otherness added to a formerly unaltered entity.  At the same time, however, Ovid’s text proposes another reading of the feminine otherness. The feminine figures an otherness which can no longer be posited as simply another subject, or even as the “radically other,” the “tout autre.” Associated with the derivative and the secondary, the feminine is to be considered less as a being than as an operation: it is “other” to the extent that it “alters.” Resisting the logic of the “tout autre” according to which the “tout autre” must remain unaltered in order to remain absolutely other, the feminine would name not an “other” exempt of alteration but instead an endless process of alteration. This alteration does not affect the language “afterwards,” but originally; it is not secondary, but originary. (Nouvet 109-10, je souligne)

Tandis que, s’appuyant sur Ovide, Nouvet fait d’Écho la métaphore du féminin, j’y vois plutôt le symbole de l’opprimé par excellence. C’est la force du traumatisme (le rejet d’Écho et sa transformation en écho) qui (r)appelle d’autres blessures (celle de Clorinda, celle des femmes, celle du Juif errant, celle de la diaspora africaine, celle du colonisé, celle de l’Antillais, celle du Breton…) et qui nous rend sensibles à leurs témoignages respectifs.

Ainsi, Echo figure-elle la trace de cette différence qui se déplace dans la langue (quelle que soit la langue) que nous utilisons pour nous exprimer.  Cette différence est liée à la nature de la langue, outil linguistique que nous devons emprunter pour nous dire en minimisant, en refoulant même, l’écart incommensurable entre le sujet d’énonciation et son medium linguistique.  Car, en effet, qu’est-ce qui se trouve déstabilisé au juste, au cœur de la question littéraire qui nous occupe ici, si ce n’est la notion de la propriété de la langue française ? Mais, à qui appartient-elle donc, cette langue ?

 

Entre pulsion coloniale et promesse de greffe : la condition bifide de la L/langue 

C’est à ce moment précis de notre réflexion qu’un texte de Jacques Derrida, publié en 1996, rentre en jeu : Le Monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine. Le pré-texte de cette communication au genre pluriel tient à  l’invitation du philosophe français né en Algérie (à El-Biar, en 1930) à un débat sur la francophonie : “Echoes from Elsewhere/Renvois d’ailleurs,” Baton Rouge (23-25 avril 1992). Or, voici que, tout à coup, Derrida nous déclare:

 Je n’ai qu’une langue et ce n’est pas la mienne, ma langue propre m’est une langue inassimilable.  Ma langue, la seule que je m’entende parler et m’entende à parler, c’est la langue de l’autre. (Le Monolinguisme 47)

Pour tenter de comprendre le paradoxe qui surgit à travers la présentation philosophique, il nous faut repenser la pratique littéraire (soit l’inscription scripturale) depuis le trauma. Cathy Caruth nous y préparait plus haut en démontrant que le dis-cours de Tancred témoignait de la blessure de Clorinda. L’usage du tiret (-) au sein du mot dis-cours cherche ici à énoncer/annoncer cette division intrinsèque de la langue-corps (soit l’organe qui intervient dans la déglutition et la parole) et de la langue-discours (soit le système de signes verbaux emprunté par un individu ou une communauté).  Mais, il faut maintenant remonter aux causes traumatiques du dis-cours derridien et entendre l’écho de sa (com)plainte au sein de l’idiome à travers lequel il s’exprime : la langue française. Au fil de son témoignage, on repère bientôt les traces d’une blessure historique affectant non plus seulement Jacques Derrida lui-même mais aussi l’ensemble de la communauté dont il est issu, à savoir la communauté des Juifs-Français d’Algérie. En effet, les lois d’exception du régime de Vichy ôtèrent, de 1940 à 1943, la citoyenneté française aux Juifs-Français nés en Algérie. Cet exemple historique (ablation d’une citoyenneté) permet au philosophe de dévoiler la nature non plus essentielle mais discursive du concept fondamental de ‘citoyenneté.’  De la même façon, cet exemple remet en cause “ce qu’on appelle tranquillement une langue” (Derrida, Le Monolinguisme 35). Ainsi en deçà de la  violence exemplaire même, demeurerait un principe de non-identité, la trace d’une blessure cette fois-ci universelle:  notre rapport sans rapport à la langue, que celle-ci nous soit langue maternelle ou langue coloniale.

Le renversement à l’œuvre s’expliquerait ainsi à partir d’un traumatisme comme donnée inexorable et non plus comme exception à une règle structurelle :

Ce serait plutôt l’exemplarité--remarquable et remarquante--qui donne à lire de façon fulgurante, intense voire traumatique, la vérité d’une nécessité universelle.  La structure apparaît dans l’expérience de la blessure, de l’offense, de la vengeance et de la lésion.  De la terreur.  Événement traumatique parce qu’il y va ici de coups et de blessures, de cicatrices, souvent de meurtres, parfois d’assassinats collectifs.  C’est la réalité même, la portée de toute férance, de toute référance comme différance. (Derrida, Le Monolinguisme 48-49)

 Or, si la blessure de la L/langue implique une résistance, un interdit et donc un désir de nous l’approprier, sa blessure implique aussi une ouverture qui permet ce glissement du particulier à l’universel tel que Derrida vient de le réaliser sous nos yeux. A défaut de pouvoir réduire la condition bifide qui est à l’origine de la menace (je ne possède pas ma langue maternelle), une attitude idéologique ferme doit donc être maintenue, la pulsion coloniale est un des symptômes les plus graves de cette anxiété (si j’impose ma langue maternelle à l’autre, cela prouve que je possède ma langue). Le geste colonisateur (et son cortège de “mission religieuses, bonnes œuvres philanthropiques ou humanitaires, conquêtes de marché, expéditions militaires ou génocides” (Derrida, Le Monolinguisme 70) trahit ainsi le désir de marquer la souveraineté absolue de la langue comme Langue. C’est ce qui fait dire à Derrida que “la folie de la loi loge sa possibilité à demeure dans le foyer de son auto-hétéronomie”  (Derrida, Le Monolinguisme 69-70). C’est ce qui nous fait dire que ceux qui ont vécu le traumatisme particulier de l’imposition de la langue du colonisateur seraient plus à même de dévoiler la blessure de la L/langue comme traumatisme universel refoulé.

 

Définition d’un objet d’analyse et légitimation d’un corpus textuel

 

Le geste déconstructif : une nécessité méthodologique et éthique

     Face à la condition bifide de la L/langue, nous nous intéresserons, au fil de notre exercice littéraire à venir, à la possibilité de subversion ou plutôt de trans-lation ou encore de greffe que cette blessure peut offrir. Ainsi, notre réflexion portera-t-elle sur la langue blessée (ou les cris/l’écrit d’Écho) dans la littérature d’expression française.  Puisque nous cherchons à démontrer les limites du paradigme Centre/Périphérie-Marge/Canon, il faudra entendre Écho aussi bien à travers la production littéraire d’un écrivain francophone que celle d’un écrivain français.

     Notre premier chapitre s’attachera à analyser le texte derridien. Tout simplement parce que ce texte, comme on peut déjà le pressentir, appelle le critique littéraire à remettre ses acquis, ses outils, sa méthode et son cadre analytique en question. Abdelkébir Khatibi, dans sa “Lettre ouverte (à Jacques Derrida)” (1999) rappelle la nécessité du geste déconstructif dans toute étude de la littérature postcoloniale : “J’ai toujours pensé que ce qui porte le nom de ‘déconstruction’ est une forme radicale de ‘décolonisation’ de la pensée occidentale” (Khatibi, La Langue de l’autre 2). Réda Bensmaïa souligne aussi le rôle que la déconstruction a joué dans la découverte du site francophone comme nouveau champ d’investigation universitaire:

During these years [the late 1980s], deconstruction had made its way in France accompanied and, in some instances, preceded by theoretical and critical work [feminist studies, cultural and postcolonial studies, subaltern studies] that would greatly contribute to a better understanding of the at times hybrid, at times multiple or diverse character of this new “site” or “place” that Francophonie was to become—a “site”, a “place” that would finally allow the sketching out of possible ways to go beyond the nihilism at work in the dogmatic no to say frankly “metaphysical,” concept of Francophonie. […] It was this work that allowed the Topography in question to be “drawn” and the main parameters of the new Topology “Francophonie”, to be marked out.  (Bensmaïa 22)

A une nécessité méthodologique vient également s’ajouter une nécessité éthique. En adoptant la forme du témoignage, Le Monolinguisme nous permet de répondre à cette double nécessité.  En effet, la problématique de la brutale imposition de la langue du colonisateur est un sujet sensible. Vivre en pleine ère post-coloniale ne rend pas la tâche d’en parler moins délicate.  Le traumatisme de la perte (ou de la dépréciation) de la langue maternelle demeure une des blessures les plus profondes de l’inconscient collectif des nations qui ont vécu l’oppression coloniale. En terme de production littéraire, le débat postcolonial se fonde, par conséquent, le plus souvent sur le statut ambigu d’un sujet d’énonciation (la voix de l’écrivain postcolonial) qui doit se positionner à l’intérieur d’un discours produit dans la langue du maître.

     James Joyce a décrit avec intensité le fardeau de cette contingence historique sur la psychée irlandaise.  Je pense, notamment, à A Portrait of the Young Man as an Artist (1916).[11] Plus récemment, l’écrivain et penseur martiniquais, Édouard Glissant (que Derrida cite à la page 44), a parlé dans Le Discours antillais (1981) de la souffrance de la “non-maîtrise d’un langage approprié” comme conséquence irréparable de la politique colonialiste de la langue.

Or, Derrida n’ignore pas et ne veut en aucun cas passer sous silence la cruauté des “situations d’aliénation ‘coloniale’ d’asservissement historique” (Le Monolinguisme 44-45). Il cherche, néanmoins, à nous faire comprendre que les mêmes difficultés de greffe identitaire demeurent à l’intérieur de la langue maternelle (aussi bien celle du colon que celle du colonisé) : “[…] cette définition porte aussi, pourvu qu’on y imprime les inflexions requises, bien au-delà de ces conditions déterminées. Elle vaut aussi pour ce qu’on appellerait la langue du maître, de l’hospes ou du colon.”  Ce qui revient à dire que le traumatisme de l’auto-hétéronomie de la Langue comme Loi—qu’il soit ressenti “plus littéralement, plus sensiblement,” par le sujet (post)colonial ou qu’il soit réprimé plus facilement par celui qui croit avoir une langue maternelle et qui s’en convainc en réitérant l’histoire coloniale de sa nation—est universel :

   Bien loin de dissoudre la spécificité toujours relative, si cruelle soit-elle, des situations d’oppressions linguistiques ou d’expropriation coloniale, cette universalisation prudente et différenciée doit rendre compte, je dirais même qu’elle est la seule à pouvoir le faire, de la possibilité déterminable d’un asservissement et d’une hégémonie. (Derrida, Le Monolinguisme 44-45)

 

De la (pro)thèse derridienne à la greffe littéraire d’expression française : trois lectures sur l’Algérie.

Mais, pourrait-on nous rétorquer, pourquoi choisir comme point de départ d’une réflexion littéraire un texte à caractère théorique ? Parce que Derrida lui-même qualifie son adresse de fable. Parce qu’on ne peut enfermer un texte si riche dans la catégorie du discours philosophique. Parce que la métalangue est une chimère. Parce que le texte porte une personnalité complexe qui se traduit autant par le biais d’une fiction auto-biograhique que par celui du discours théorique que par celui du manifeste provocateur… À nous d’écouter toutes ces bouches sans en bâillonner une. Les multiples échos de leurs débats promettent de déjouer sinon de dénoncer les habitudes coloniales, ce qui rend la lecture de ce texte nécessaire. Par conséquent, la langue (blessée) qui s’exprime à travers le texte derridien est aussi digne d’être écoutée que les autres langues blessées que nous écouterons à sa suite et qui s’écri(v)ent à travers des œuvres définies d’emblée comme littéraires.

Le texte du philosophe franco-maghrébin sera donc appréhendé de deux façons. Tout d’abord, en tant que texte littéraire. Nous analyserons, alors, la langue blessée de Jacques Derrida et son travail d’écrivain, souvent laissé pour compte dans les analyses “purement” philosophiques, mais auquel certains savent aussi rendre hommage, le définissant comme “l’événement d’une nouvelle parole, entre le silence et l’inouï. L’affirmation d’un idiome” (Khatibi 11). Parce qu’elle transmet une morale aux accents plus graves pour ceux qui s’intéressent au corpus textuel relevant le défi de se définir en s’exprimant à travers la langue française, la “petite fable” (Le Monolinguisme 31) du Juif-Français d’Algérie, une fois analysée, sera considérée(au-delà du pré-texte, du jeu littéraire, de la performance) en tant que clef interprétative et il nous faudra, alors, l’éprouver.

     Or, afin de mettre à l’épreuve la thèse derridienne qui sera présentée et commentée dans notre premier chapitre [“La langue blessée de Jacques Derrida ou la nécessité de brisure performative pour (se) figurer l’infigurable dans Le Monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine”], nous nous proposons de lire deux œuvres écrites à un moment agité de l’histoire franco-algérienne. La première a été écrite par un autre Français né en Algérie, Albert Camus (1913-1960).  La seconde par un Algérien s’exprimant dans la langue coloniale, à savoir Kateb Yacine (1929-1989). Afin de tester jusqu’au bout la validité de la fable derridienne, il nous fallait avoir l’audace de confronter la langue de ‘l’hôte’ avec celle de ‘l’otage’ (pour reprendre les catégories que nous interrogerons au cours de notre lecture). Le rapprochement se trouve justifié par la proximité des dates de publication : “Le Renégat ou un esprit confus,” fut publié au sein du recueil de nouvelles camusiennes de 1957, L’Exil et le royaume.  Nedjma, roman algérien de langue française, fut publié en 1956.  Notre second chapitre [“De jeu de porte(s) en jeu de miroir(s), La L/langue bifide à l’œuvre dans ‘Le Renégat ou un esprit confus’”] nous permettra de prolonger la discussion philosophique amorcée par le texte de Derrida.  En effet, “Le Renégat” met en scène la langue d’un missionnaire français arrachée par le chef d’une tribu dans le désert algérien. Or, la blessure de cette langue-corps bien loin de contrecarrer la production de la langue-discours est, en fait, la condition même de l’articulation de la nouvelle.  C’est ce qui demeure troublant et provoque notre réflexion sur la langue blessée et la littérature dite “d’expression française.”  Nous la poursuivrons au chapitre 3 [“ ‘Un train peut en cacher un autre:’ Nedjma, palimpseste katebien”] en relisant le monument francophone de la littérature algérienne. Nous y étudierons la façon dont Kateb opère une greffe scripturale en pleine ère coloniale et sous le nez de ses censeurs.


 

 

 

Chapitre 1

 

La langue blessée de Jacques Derrida

ou la nécessité de brisure performative pour (se) figurer l’infigurable

dans Le Monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine  (1996)

 

Il n’y aura pas de nom unique fût-il le nom de l’être.  Et il faut le penser sans nostalgie, c’est-à-dire hors du mythe de la langue purement maternelle ou purement paternelle, de la patrie perdue de la pensée.  Il faut au contraire l’affirmer, au sens où Nietzsche met l’affirmation en jeu, dans un certain rire et un certain pas de la danse.  (Derrida, “La différance” 29)

 

Je n’ai qu’une langue et ce n’est pas la mienne, ma langue “propre” m’est une langue inassimilable.  Ma langue, la seule que je m’entende parler et m’entende à parler, c’est la langue de l’autre.  (Derrida, Le Monolinguisme 47, je souligne)

 

Si nous était donnée la possibilité d’écouter la parole donnée de Jacques Derrida,[12] de recevoir et de croire d’entrée de jeu[13] un témoignage publiquement rendu comme

 

(re)marque extérieure d’une expérience particulière[14] et comme preuve reconnue d’emblée[15] d’une structure universelle,[16] alors se donnerait à voir la nécessité de “contradiction logique augmentée d’une contradiction pragmatique ou performarive

 (Derrida, Le Monolinguisme 15) afin de (se) figurer l’infigurable:  “le phantasme de la “langue maternelle”” (Derrida, Le Monolinguisme 2).  Au sein de cette situation d’écoute pleine de bonne volonté demeure toujours en puissance le risque d’une (in)compréhension partielle, celui donc d’une résistance à  la communication. Or, comment (se) jouer de cette résistance dans la langue et de la langue?  Résistance au moins double en effet.  Puisque le vocable, duquel et sur lequel Derrida s’exprime, transporte deux sens, désignant à la fois la langue (soit l’organe qui intervient dans la déglutition et la parole) et la langue (soit le système de signes verbaux  emprunté par un individu ou une communauté).

      Cette division sémantique intrinsèque, ce dédoublement entre la langue-corps et la langue-discours, Derrida en dit la souffrance:  “[...] ma langue “propre” m’est une langue inassimilable”!  L’adjectif possessif tente d’emblée d’identifier et de s’approprier la  langue qu’il annonce et énonce, tandis que les guillemets que porte l'adjectif qualificatif

 

“propre” rendent immédiatement les notions d’identité et d’appartenance liées à cette “même” langue suspectes.  Cet effet bifide affecte l’énonciation des caractères de la langue posés comme essentiels.  Le trouble est ainsi jeté sur la définition recherchée et il se trouve augmenté par l’aveu de l’énonciateur d’“avoir” une langue “inassimilable” soit une langue dans l’incapacité d’être une, de devenir une substance propre, un principe unique.  Le caractère à jamais hétérogène de cette langue (organe qui ne fait pas un avec le reste du corps; système de signes qui ne fait pas un avec le sujet qui le pratique) déstabilise ainsi toujours tout énoncé et toute énonciation.  Hétérogénéité qui déstabilise de façon plus accrue celui et celle qui parlent de la langue.  D’où le doppelgänger honnête mais déroutant que Derrida rend non pas visible mais néanmoins brusquement lisible à travers la contradiction logique suivante:  “Ma langue [...], c’est la langue de l’autre.”  Insistons ici sur le phénomène de la lisibilité et non celui de la visibilité, car ce caractère dis-semblable ne fait son apparition à la surface de la langue que de façon sporadique.  La brisure performative force son émergence.

     Cette brisure du performatif, Derrida en fait le sujet d’un texte à double titre. D’une part, comme lésion à la surface de la langue révélant un trouble plus profond de l’organe de la parole et des signes qu’il dissémine et, d’autre part, comme moyen unique de révéler l’imposture[17] (camouflée dans et par la langue), cette blessure-brisure de la langue apparaît dans le geste déconstructif à travers le processus d’une démonstration

 

 

analytique, toujours différée, toujours promise,[18] toujours annoncée sur le ton de la récrimination.  Le monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine nous livre—à coups de griffe/grief/grief/greffe—[19] une réflexion sur la langue comme Loi folle, c’est-à-dire dépossédée d’elle-même:  idiome non propre au sujet qui tente d’y inscrire, d’y greffer, en vain et inexorablement son je, sa marque, sa griffe, sa signature.  La question à la fois philosophique et linguistique demeure: “Comment le dire?”  (Derrida, Le Monolinguisme 16).  Question posée en introduction, elle devient la problématique du texte.  En effet, comment montrer, exhiber, dire la folie de la Loi dans les termes de la Loi?  Comment exprimer la folie de la langue à travers la langue?  Au-delà et en deçà de la “petite fable”  (Derrida, Le Monolinguisme 31)  du Juif-Français-d’Algérie, ce sont les questions de l’écriture et de la relation à la langue dans l’articulation de celle-ci qui sont adressées ici au fil de la thèse défendue (dans la langue et par la langue)  (Derrida, Le Monolinguisme 60) et des multiples genres littéraires imaginés et imaginaires mentionnés qui la véhiculent tout au long de cette “écriture déconstructive  (Derrida, Le Monolinguisme 115).

    

   Dans un premier temps, il nous faudra reconstituer pas à pas la structure éclatée[20] dans laquelle s’annonce et s’énonce l’hypothèse de Jacques Derrida, pour dégager progressivement les définitions de syntagmes tels que “le monolinguisme de l’autre” et “la prothèse d’origine.”  Il nous restera, alors, non seulement à interpeller le sens de la promesse et de la menace d’une politique comme politique, droit et éthique universels, mais aussi à souligner les implications de ce discours philosophique greffées sur un discours plus littéraire.  En effet, cette opération de transfert, ce glissement discursif, fait apparaître la possibilité d’un nouveau cadre exégétique pour les littératures d’expression française.

     Comment accédons-nous au texte de Derrida?  Le titre double posé comme énigme entraîne déjà un jeu entre le titre et le sous-titre.  Le binôme s’impose, en nous refusant déjà, encore et toujours le nom unique.  Une dédicace suit désignant [au moins une prosthesis d’origine et] au moins un destinataire.  Au moins, puisque “ce destinataire, on ne peut jamais que le présumer, certes, dans toutes les situations du monde”  (Derrida, Le Monolinguisme 96).  Une petite note à la page suivante nous permet d’identifier David Wills, auteur de Prosthetics (1995), comme l’un des organisateurs d’un colloque (“Echoes from Elsewhere/Renvois d’ailleurs”, Baton Rouge, 23-25 avril 1992) où une des versions orales du texte écrit que nous avons sous les yeux (publié en 1996) fut présentée.  Cette remarque brouille de nouveau l’origine du texte.  Protéiforme et s’adressant à un public varié (destinataire(s) de la dédicace; audience/lecteurs;

 

écrivains/philosophes; Français/Américains/Francophones...) dans des lieux variés (la Sorbonne; l’université d'État de Louisiane; l’espace de la lecture), cette communication au genre pluriel se donne autour d’un débat sur la francophonie.  Ce sont d’ailleurs les voix de deux écrivains francophones, Édouard Glissant et Abdelkébir Khatibi, que Jacques Derrida a mises en exergue. Rappelons-les:

   Le “manque” n’est pas dans la méconnaissance d’une langue (le français), mais dans la non-maîtrise d’un langage approprié (en créole ou en français).  L’intervention autoritaire et prestigieuse de la langue française ne fait que renforcer les processus du manque.

   La revendication de ce langage approprié passe donc par une révision critique de la langue française  [...]

   Cette révision pourrait participer de ce qu’on appellerait un anti-humanisme, dans la mesure où le domesticage par la langue française s’exerce à travers une mécanique de l’“humanisme”  (Derrida, Le Monolinguisme ; citant Glissant, Le Discours antillais 334).

   Là, une naissance à la langue, par enchevêtrement de noms et d’identités s’enroulant sur eux-mêmes:  cercle nostalgique.  [...]  Je crois profondément que, dans ce récit, la langue elle-même était jalouse  (Derrida, Le Monolinguisme ; citant Khatibi, Amour bilingue 77).

 

 

La présence, au seuil du texte, de ces deux sensibilités critiques et littéraires antillaise et marocaine (qui étaient présentes au colloque susmentionné) annonce la plurivocité de l’analyse en cours.  Nous sommes déjà dans un travail de déconstruction:  “plus de langue, plus d’une langue”  (Derrida, Le Monolinguisme 3); plus d’une parole, plus d’une voix, tons pluriels déstabilisant l’ipséité assignée à la langue.  Ici, Édouard Glissant réitère cette construction de l’essence perdue (“le manque . . . les processus du manque”) d’une langue (“un langage approprié . . . ce langage approprié”) en tant que systèmes de signes verbaux  propre à une communauté, à un groupe, à un individu.  Or, Derrida revient sur cette définition du “propre”[21]  et crie à l’imposture:

1.  On ne parle jamais qu’une seule langue — ou plutôt un seul idiome.

2.  On ne parle jamais une seule langue — ou plutôt il n’y a pas d’idiome pur. (Derrida, Le Monolinguisme 23)

Cette proposition sera (re)présentée et débattue au sein d’une structure dialogique; plus d’une langue  (Derrida, Le Monolinguisme 2)  encore (dé)livrent la parole ainsi mise en scène comme le précise l’annonce:

 

Ainsi commence ce livre:  à la fois intime, entre soi et soi, et pourtant “hors de soi”, c’est une sorte de causerie, le murmure d’une confession animée, mais aussi une apostrophe jouée, la fiction d’un entretien dramatique, un débat politique enfin—dans une langue au sujet de la dite langue.” (Derrida, Le Monolinguisme 2, je souligne)

La pluralité des genres dans lesquels s’énoncent les prémisses de l’argument, sans cesse posées, jamais démontrées, permet de remettre en question le “cercle nostalgique de l’unique” dont parle Khatibi comme bien d’autres praticiens et théoriciens de l’écriture dite postcoloniale.  Dans le contexte post-colonial, l’origine perdue ou défendue ou revendiquée de la langue dite maternelle peut perpétuer le mythe de la possession ou de l’expropriation de sa propre langue.  Ce mythe, Derrida l’expose ultérieurement dans sa situation politique, historique et linguistique particulière afin de révéler la vérité générale masquée dont il est issu:

La libération, l’émancipation, la révolution, ce sera nécessairement le second tour.  Il affranchira du premier en confirmant un héritage, en l’intériorisant, en se le réappropriant—mais seulement jusqu’à un certain point, car c’est mon hypothèse, il n’y a jamais d’appropriation ou de réappropriation absolue.  Parce qu’il n’y a pas de propriété naturelle de la langue, celle-ci ne donne lieu qu’à de la rage appropriatrice, à de la jalousie sans appropriation.  La langue parle cette jalousie, la langue n’est que la jalousie déliée. (Derrida, Le Monolinguisme 46)

La jalousie est le sentiment auquel réfère aussi Khatibi.  Dans un geste anthropomorphique, l’écrivain francophone assigne ce trait de caractère au système

 

linguistique à travers lequel il s’exprime:  “Je crois profondément que, dans ce récit, la langue elle-même était jalouse.” Derrida ‘diagnostique’ au sein de cette projection sentimentale sur la langue, une inquiétude douloureuse du sujet qui éprouve un désir de possession exclusive envers la langue de l’écriture et qui craint son éventuelle infidélité (Derrida, Le Monolinguisme 2). Son analyse tend à (dé)montrer que tout travail de la langue (qu’elle soit la langue de la mère ou la langue du colonisateur) porterait donc les stigmates de cette névrose obsessionnelle: posséder sa langue.

La relecture attentive du texte derridien tout entier permet ainsi d’observer non seulement un processus de renvois entre le corps du texte et son seuil, presque son hors-texte, mais aussi un jeu subtil entre le dire et le vouloir dire pour encore affirmer une fois de plus l’écart inexorable, soit la blessure-brisure performative comme condition fondamentale du fonctionnement du système linguistique.  Ce point se trouve toujours, déjà, encore illustré en bordure de texte, alors que nous nous heurtons à une formule d’édition (“prière d’insérer”) qui tend à permettre, avant la publication, la greffe de l’“annonce”  (Derrida, Le Monolinguisme 1).  Cependant, cette annonce n’est qu’un effet d’annonce puisqu’elle souligne seulement, en les répétant, les premiers mots du premier chapitre (Derrida, Le Monolinguisme 13-14).  La marque de départ, l’annonce comme origine du texte, n’est en fait  que re-marque, réitération.  Toutefois, le texte cité en annonce est lui-même sectionné, amputé.  Par conséquent, l’action “d’insérer,” d’intégrer, d’assimiler, n’est pas complète et ne peut que demeurer un souhait, une “prière.”  La blessure de cette amputation à demeure dans la langue rejaillit dans le (pré)texte présent:

 

 

Tu perçois du coup l’origine de mes souffrances, puisque cette langue les traverse de part en part, et le lieu de mes passions, de mes désirs, de mes prières, la vocation de mes espérances...”  (Derrida, Le Monolinguisme 1, 14, je souligne)[22]

et encore dans le corps de l’argumentation:

Une structure immanente de promesse ou de désir, une attente sans horizon d’attente informe toute parole.  Dès que je parle, avant même de formuler une promesse, une attente, ou un désir  comme tels, et là où je ne sais pas encore ce qui m’arrivera ou ce qui m’attend au bout d’une phrase, ni qui, ni ce qui attend qui ou quoi, je suis dans cette promesse ou dans cette menace—qui rassemble dès lors la langue, la langue promise ou menacée, prometteuse jusque dans la menace et vice versa, ainsi rassemblée dans sa dissémination même.  (Derrida, Le Monolinguisme 43)

     Une autre contradiction performative apparaît dans l’annonce entre sa fausse première partie (la citation) simulant le ton de l’adresse familière (“imagine-toi […] figure-toi […] tu perçois”  [Derrida, Le Monolinguisme 1]) et sa partie conclusive qui présente la forme adoptée de l’exposé et les sujets qui y seront traités tout en annonçant la littérature

 

 

 

comme “l’infigurable langue de l’autre”[23] (je souligne). Ainsi c’est la question de la métaphore, du transport de signification au moyen de la figure rhétorique qui est encore ici posée:  comment (se) figurer l’absence, l’absence d’origine essentielle, l’absence de filiation entre le sujet et la langue dans laquelle il s’exprime?  Derrida y revient au chapitre 4:

Comme le “manque,” cette aliénation à demeure paraît constitutive.  Mais elle n’est ni un manque ni une aliénation, elle ne manque de rien qui la précède ou la suive, elle n’aliène aucune ipséité, aucune propriété, aucun soi qui ait jamais pu représenter sa veille.  Bien que cette injonction mette en demeure à demeure, rien d’autre n’“est là,” jamais, pour veiller sur son passé ou sur son avenir.  (47-48, je souligne)

Est mise en présence ici la nécessité de la figure de style pour dire l’infigurable:  non pas le manque, non pas la perte, mais l’absence essentielle de re-lation.  Même la langue qui commente la langue ne peut résister aux effets de (la) langue.  La brisure du performatif (figurer l’infigurable) est la preuve que nous sommes toujours dans un phénomène de traduction, de trans-lation, de trans-positions, d’écarts, de dis-cours, comme condition

 

de la langue:  “la loi elle-même comme traduction”  (Derrida, Le Monolinguisme 25).  De ce fait, ce que l’on appelle le métalangage n’est encore que le phantasme de posséder une langue qui puisse maîtriser la langue, l’assujettir:

Monolinguisme et tautologie, impossibilité absolue de métalangage.  Impossibilité d’un métalangage absolu, du moins, car des effets de métalangage, des effets ou des phénomènes relatifs, à savoir des relais de métalangage “dans” une langue y introduisent déjà de la traduction, de l’objectivation en cours.  Ils laissent trembler à l’horizon, visible et miraculeux, spectral mais infiniment désirable, le mirage d’une autre langue. (Derrida, Le Monolinguisme 44)

     Le (pré)texte derridien s’achève sur un rappel  (Derrida, Le Monolinguisme 3-4) qui suit l’annonce  (Derrida, Le Monolinguisme 1-2) et précède le texte (soit les huit chapitres et l’épilogue).  Sa première fonction en tant qu’adresse (de l’auteur ou de l’éditeur) au lecteur est de lui offrir quelques repères intertextuels  (situant le texte au coeur des préoccupations du philosophe et de son oeuvre) ainsi que des indications sur le(s) genre(s) que l’exposé derridien emprunte.[24]  Il en a, cependant, une seconde, moins visible, celle de faire revenir en mémoire, de rappeler et de rendre présent, quelque chose qui semble oublié, comme réprimé (un interdit fondamental, une loi, une nécessité à peine perceptible qui oeuvre et qui opère):

 

 

Ce que je voudrais me rappeler moi-même, ce à quoi je voudrais me rappeler, ce sont les traits intraitables d’une impossibilité, et si impossible et si intraitable qu’elle n’est pas loin d’évoquer une interdiction.  Il y aurait là une nécessité, mais la nécessité de ce qui se donne comme impossible-interdit  [...] et une nécessité qui oeuvre pourtant:  la traduction, une autre traduction que celle dont parlent la convention, le sens commun et certains doctrinaires de la traduction. (Derrida, Le Monolinguisme 25, je souligne)

Ce rappel annonce l’écriture puisque “l’écriture se destine comme d’elle-même à l’anamnèse” du sujet.  “Même si elle l’oublie, elle appelle encore cette mémoire, elle s’appelle ainsi, l’écriture, elle s’appelle de mémoire”  (Derrida, Le Monolinguisme 22).

     Ces quelques remarques sur le hors-texte pourraient apparaître superficielles voire déplacées selon le principes de l’analyse littéraire classique, mais nous envisageons ici la parole d’un philosophe et d’un linguiste pour lequel “il n’y a pas de hors-texte”[25] et qui situe sa recherche “au bord du français”:

Mais j’ai tort, j’ai tort à parler de traversée et de lieu.  Car c’est au bord du français, uniquement, ni en lui ni hors de lui, sur la ligne introuvable de sa côte que, depuis toujours, à demeure, je me demande si on peut aimer, jouir, prier, crever de douleur ou crever tout court dans une autre langue ou sans rien

 

 

en dire à personne, sans parler même. (Derrida, Le Monolinguisme 14, je souligne).[26]

Notre commentaire du pré-texte doit donc être conçu comme une préparation au texte derridien.  Il nous aura permis d’aborder une façon d’écrire, de (dé)composer un argument, et surtout de présenter le contexte dans lequel apparaîtront les références directes du texte.  Nous voici prêts maintenant à confronter, chapitre par chapitre, la défense de l’hypothèse de départ:  “Oui, je n’ai qu’une langue, or ce n’est pas la mienne”  (Derrida, Le Monolinguisme 15).  C’est dans la force de cette affirmation en tant qu’évocation d’une situation particulière dans son contexte historique, politique et sentimental que Jacques Derrida passe à une (autre) affirmation en tant que vérité générale:  “le monolinguisme de l’autre, cela veut dire encore autre chose, qui se découvrira peu à peu:  que de toute façon on ne parle qu’une langue — et on ne l’a pas”  (Derrida, Le Monolinguisme 70).  Cette manière de procéder, cette méthode d’exposition nous est révélée, en milieu de parcours, au chapitre 4:

Ce serait plutôt l’exemplarité—remarquable et remarquante—qui donne à lire de façon fulgurante, intense voire traumatique, la vérité d’une nécessité universelle.  La structure apparaît dans l’expérience de la blessure, de l’offense, de la vengeance et de la lésion.  De la terreur.  Événement traumatique parce qu’il y va ici de coups et de blessures, de cicatrices, souvent de meurtres, parfois d’assassinats collectifs.  C’est la réalité même, la portée

 

de toute férance, de toute référance comme différance. (Derrida, Le Monolinguisme 48-49)

Ainsi en deçà de cette référence à la réalité algérienne actuelle, en deçà de la  violence exemplaire même, demeurerait un principe de non-identité, la trace d’une blessure cette fois-ci universelle:  notre rapport sans rapport à la langue.  Or, pour être en mesure d’exprimer (à travers un système de représentation) cette trace (lui échappant et y échappant), s’imposerait un détour (comme “temporalisation et espacement” à la fois des signifiants et des signifiés) sous la forme d’une brisure performative.[27]  Derrida, comme nous allons le voir, (se) joue de la langue pour évoquer, au cours de multiples contradictions pragmatiques, cette trace.

     Le premier chapitre présente la proposition de départ, celle qui sera discutée sous la forme d’un entretien entre amis dans lequel un “sujet de culture française” (Derrida, Le Monolinguisme 13) confie qu’il ne parle qu’une seule langue mais qu’il ne la possède pas.  L’affirmation linguistiquement maîtrisée d’ une non-maîtrise de la langue utilisée

 

pour cette affirmation est immédiatement relevée par l’interlocuteur qui la définit, avec véhémence, comme une “absurdité”: “un mensonge dès lors incroyable qui ruine le crédit de ta rhétorique”  (Derrida, Le Monolinguisme 16). Cette réponse ne sous-entendrait-elle pas que posséder une langue est un mensonge crédible qui enrichit le crédit de la rhétorique (colonialiste, ethnocentriste, occidentale)?  L’affirmative ferait du phantasme de la langue maternelle l’alibi d’un système politique et économique donné.  Or, sans cette prothèse d’origine, le système hégémonique, en tant que garant de l’identité nationale, perdrait son apparente légitimité. “La provocation de cette prétendue ‘contradiction performative’ ” (Derrida, Le Monolinguisme 19) est lancée pour justement remettre en cause des théories et des pratiques acceptées.  Si elle était si absurde, intriguerait-elle autant? soulèverait-elle sur son passage les tempêtes de conjurations que remarque notre provocateur?[28]  En effet, le débat s’échauffe, à travers une prosopopée qui donne voix à des protestations issues des milieux intellectuels (allemands, anglo-américains, français) criant à la manipulation discursive d’une remarque démagogique:  “Et voilà maintenant que pour nous émouvoir et nous gagner à votre cause, vous jouer la carte de l’exilé ou du travailleur émigré, voilà que vous alléguez, en français, que le français vous a toujours été langue étrangère!”  (Derrida, Le Monolinguisme 18).  L’esclandre peut certes se justifier si l’on place le débat à un niveau plus pragmatique que théorique.  En fait, Derrida n’eut pas à apprendre une autre

 

langue que sa langue maternelle comme doit le faire toute personne subissant une pression économique, politique et/ou historique de par laquelle l’apprentissage d’une langue dite hégémonique s’impose à elle de par le texte législatif ou la loi de la nécessité.  De plus, Derrida est pied-noir.  Avec toutes les implications sociales et historiques que ce terme comporte et que nul n’ignore, de qui se moque-t-il?  Mais cet esclandre, ne l’oublions pas, est feint.  On reconnaît sous cette figure de style le jeu de Jacques Derrida qui se dépeint comme la cible préférée de la critique actuelle.  Celle-ci lui permet de rétorquer avec grandeur que le français ne lui est pas langue étrangère mais que cela ne l’empêche pas “de répéter [...] et de signer cette déclaration publique”  (Derrida, Le Monolinguisme 19).  Son interlocuteur fictif lui demande donc de démontrer l’hypothèse avancée.

     Le deuxième chapitre s’annonce dans cette promesse de démonstration, tandis que la conclusion du premier chapitre fait signe vers un jeu de traduction:  “ ‘démontrer’ ” voudra dire autre chose, et c’est cette autre chose, cet autre sens, cette autre scène de la démonstration qui m’importe”  (Derrida, Le Monolinguisme 19).  La démonstration, en tant que raisonnement logique établissant la vérité d’une proposition à partir des axiomes que l’on a posés, se fera demonstration soit, selon une des définitions de ce morphème du lexique anglais, une protestation, une manifestation à but politique ou moral.[29]  Le

 

travail de la traduction entraîne déjà un glissement sémantique du message en lui conférant une valeur internationale:

Car les phénomènes qui m’intéressent sont justement ceux qui viennent à brouiller ces frontières, à les passer et donc à faire apparaître leur artifice historique, leur violence aussi, c’est-à-dire les rapports de force qui s’y concentrent en vérité et s’y capitalisent à perte de vue. (Derrida, Le Monolinguisme 24)

Ce chapitre, relativement court, permet de souligner la façon dont cette démonstration-demonstration se déroulera.  Elle empruntera la forme d’un témoignage.  Cette “convention proposée”, une fois acceptée  (Derrida, Le Monolinguisme 24), implique l’écoute d’une révélation, la reconnaissance d’un signe ou d’une marque extérieurs comme preuve immédiate d’une expérience vécue.  La vérité comme valeur universelle est acceptée d’emblée au sein de la structure du témoignage qui transcende toute démonstration logique.  Derrida évoque alors le souvenir du colloque sur la francophonie pour y désigner l’être le plus franco-maghrébin.

     Nous passons ainsi au troisième chapitre sans qu’aucune démonstration logique n’ait été amorcée.  Apparaît seulement une proposition résultant d’une observation des membres invités au colloque, faite par un de ses membres—une supposition par induction qui reste à être vérifiée par une démonstration aristotélicienne:  “Mon hypothèse, c’est donc que je suis ici, peut-être, seul, le seul à pouvoir me dire à la fois maghrébin (ce qui n’est pas une citoyenneté) et citoyen français. A la fois l’un et l’autre de naissance  (Derrida, Le Monolinguisme 30). Puisque, au sein de ce colloque sur la construction identitaire, seront étudiés les rapports entre la naissance, la langue, la

 

culture, la nationalité et la citoyenneté; Derrida propose de philosopher sur la notion de citoyenneté à partir de sa propre expérience.  “L’outrecuidance” (Derrida, Le Monolinguisme 83) du caractère exceptionnel de son hypothèse vise à provoquer.  Pourtant, cette supposition, “n’était-ce pas aussi la seule justification de [s]a présence, s’il en fut une, à ce colloque?” (Derrida, Le Monolinguisme 31). Ainsi feindrait-on une réaction outragée vis-à-vis de cet énoncé comme si l’on ne reconnaissait pas sa validité, comme si l’on ne s’attachait qu’à son allure mégalomane, tandis que l’énonciateur a été lui-même invité de par la duplicité de son identité culturelle!  En projetant l’impact, préalablement mesuré, de sa provocation, Derrida s’est assuré l’écoute d’une audience à laquelle il peut, maintenant, expliquer la valeur à la fois rhétorique et philosophique de son projet:

Ce que tu veux bien écouter en ce moment, c’est au moins l’histoire que je me raconte, celle que je voudrais me raconter ou que peut-être au titre du signe, de l’écriture et de l’anamnèse, en réponse aussi au titre de cette rencontre, au titre des Renvois d’ailleurs ou des Echoes from elsewhere, je réduis sans doute à une petite fable. (Derrida, Le Monolinguisme 31)

     Afin d’évoquer un “trouble de l’identité  (Derrida, Le Monolinguisme 32) lié à une situation politique, Derrida rappelle le décret Crémieux accordant [ou prêtant plutôt, pour rester plus près du texte (Derrida, Le Monolinguisme 36)] la citoyenneté française aux Juifs d’Algérie en 1870 et la suspension de ce statut, sans aucune substitution, à un point donné de l’Histoire:  de 1940 à 1943, de par la décision du Maréchal Pétain, il y eut perte de cette citoyenneté française pour les Juifs-Français d’Algérie; et dans ce laps de temps demeura l’absence de tout espace légal de citoyenneté dans lequel se réinscrire. 

 

Derrida parle de l’“ablation de la citoyenneté”  (Derrida, Le Monolinguisme 36), de l’amputation à vif, sans prothèse, d’une identité.  Cette identité, on la pense et on l’imagine toujours comme une structure “naturelle,” “essentielle,” “permanente,” tandis que sa disparition accidentelle au fil d’un événement historique la dénonce avec plus d’évidence comme une construction, comme une addition artificielle (prothesis) qui dépendrait d’un certain discours politique, émis d’un certain sol:

Je ne doute pas non plus que de telles “exclusions” viennent laisser leur marque sur cette appartenance ou non-appartenance de la langue, sur cette affiliation à la langue, sur cette assignation à ce qu’on appelle tranquillement une langue. (Derrida, Le Monolinguisme 35)

Cette expérience traumatisante, cette blessure-brisure de la structure identitaire—tout en étant accidentelle, fortuite, exceptionnelle—elle est aussi un atout, une “chance,” “la chance obscure” [comme Derrida s’en explique plus tard  (Derrida, Le Monolinguisme 122)].  Puisqu’elle a aiguisé l’esprit critique qui permet aujourd’hui, au philosophe, d’analyser la douleur ressentie à la perte d’une citoyenneté donc d’une culture et d’une langue telle une douleur provoquée par un membre fantôme.[30]  Or, Derrida vient de nous expliquer que, malgré l’intensité de la douleur ressentie (par lui et tous les Juifs-Français d’Algérie par rapport à la perte de leur citoyenneté ou par les générations qui ont vécu une violence imposée à leur langue maternelle à travers le processus de la colonisation), ce membre, cette structure, cette origine identitaire n’auraient jamais existé, n’auraient

 

jamais été présents ou encore, que la filiation aurait toujours été une manipulation discursive au profit d’un certain pouvoir:

Ce “trouble de l’identité,” est-ce qu’il favorise ou est-ce qu’il inhibe l’anamnèse?  Est-ce qu’il aiguise le désir de mémoire ou désespère le phantasme généalogique?  Tout à la fois sans doute et ce serait là une autre version, l’autre versant de la contradiction qui nous mit en mouvement  (Derrida, Le Monolinguisme 37).

Cette blessure-brisure de la structure identitaire dans sa totalité—qui n’est pourtant, rappelons-le, que discursive—laisserait donc des traces, des cicatrices—vécues comme telles—sur le corps de la langue.  On voit ici apparaître la contradiction de l’argument, comme si malgré le raisonnement logique quelque chose venait le troubler, le mettre en doute, en question.  Si l’origine, la totalité, n’ont jamais existé, qu’essaie-t-on de se rappeler? de quoi se rappelle-t-on réellement? que ressent-on réellement? quel est le statut de la blessure ressentie?

     Après ces questions qui restent en suspens, le quatrième chapitre se concentrera davantage sur l’analyse du glissement du particulier à l’universel. Nous avons déjà fait plusieurs fois référence à ce chapitre car il contient des passages cruciaux à la compréhension du texte derridien dans son ensemble qui semble profiler, envisager, la possibilité d’une nouvelle méthode d’interprétation littéraire.  En effet, c’est dans ce chapitre que Derrida définit plus précisément le tour rhétorique qu’il emploie pour

 

mener une réflexion sur la condition de la langue.  Se désigner “comme le franco-maghrébin exemplaire”  (Derrida, Le Monolinguisme 39) tenait, il nous l’avoue, de la “parodie”  (Derrida, Le Monolinguisme 39).  Cette contrefaçon de caractère ironique ou satirique permet, au-delà de la provocation, de présenter [“esquissons une figure”  (Derrida, Le Monolinguisme 39)] le lieu d’où s’écrit “la passion d’un martyre franco-maghrébin”  (Derrida, Le Monolinguisme 51), le lieu de la blessure; et ce serait de ce lieu que le glissement du particulier au général se produirait:

Comment cette fois décrire alors, comment désigner cette unique fois?  Comment déterminer ceci, un ceci singulier dont l’unicité justement tient au seul témoignage, au fait que certains individus, dans certaines situations, attestent les traits d’une structure néanmoins universelle, la révèlent, l’indiquent, la donne à lire “plus à vif,” plus à vif comme on le dit et parce qu’on le dit surtout d’une blessure, plus à vif et mieux que d’autres, et parfois seuls dans leur genre?  Seuls dans un genre qui, ce qui ajoute encore à l’incroyable, devient à son tour un exemple universel, croisant et cumulant ainsi les deux, celle de l’exemplarité et celle de l’hôte comme otage? (Derrida, Le Monolinguisme 40-41)

Autrement dit, les troubles qui résultent d’un traumatisme varient selon les sujets.  Cependant la structure qui porte ces souffrances particulières (celles d’un Derrida ou d’un Khatibi, celles d’un philosophe juif-français d’Algérie ou celles d’un écrivain francophone de l’ère post-coloniale) est, elle, universelle.  Derrida nous le rappellera au

 

septième chapitre:  “Le traumatisme aura eu lieu, avec ses effets indéfinis, déstructurants et structurants à la fois”  (Derrida, Le Monolinguisme 92).  On comprend mieux maintenant l’énoncé suivant qui nous avait pourtant semblé des plus excessifs ou encore hyperboliques:  “Ce qui vaut pour moi, irremplaçablement, cela vaut pour tous.  La substitution est en cours, elle a déjà opéré, chacun peut dire, pour soi et de soi, la même chose.  Il suffit de m’entendre, je suis l’otage universel” (Derrida, Le Monolinguisme 40).  A travers l’opération de cette substitution, nous commençons à entrevoir à la fois des différences irremplaçables et des points communs irremplaçables dans les rapports particuliers à la langue comme Loi.  Par exemple, on peut comprendre, plus facilement, que le sujet (post)colonial parle de la langue colonisatrice comme de la langue de l’autre; les phénomènes du bilinguisme et du plurilinguisme nous venant immédiatement à l’esprit.  Or, Derrida (dé)montre que même pour un monolingue, le phénomène d’exclusion en tant qu’expropriation de sa seule langue se (re)trouve:

Du côté de qui parle ou écrit la dite langue, cette expérience de solipsisme monolingue n’est jamais d’appartenance, de propriété, de pouvoir, de maîtrise, de pure “ipséité” (hospitalité ou hostilité) de quelque type que ce soit.  Si la “non-maîtrise d’un langage approprié” dont parle Édouard Glissant qualifie en premier lieu, plus littéralement, plus sensiblement, des situations d’aliénation “coloniale” ou d’asservissement historique, cette définition porte aussi, pourvu qu’on y imprime les inflexions requises, bien au-delà de ces conditions déterminées.  Elle vaut aussi pour ce qu’on appellerait la langue du maître, de l’hospes ou du colon.

  

 

Bien loin de dissoudre la spécificité toujours relative, si cruelle soit-elle, des situations d’oppressions linguistiques ou d’expropriation coloniale, cette universalisation prudente et différenciée doit rendre compte, je dirais même qu’elle est la seule à pouvoir le faire, de la possibilité déterminable d’un asservissement et d’une hégémonie. (Derrida, Le Monolinguisme 44-45, je souligne)

C’est alors que Derrida entreprend une dénonciation de “la terreur dans les langues”  (Derrida, Le Monolinguisme 45) et explicite la façon dont fonctionne la “rage appropriatrice”  (Derrida, Le Monolinguisme 46) du monolingue qui construit les conditions socio-politiques nécessaires, non seulement, à l’usurpation du titre désiré de “maître”  (Derrida, Le Monolinguisme 45) de sa langue mais aussi au masquage de l’imposture.  Né de cette mauvaise foi et maintenu à l’aide d’appareils idéologiques (“la rhétorique, l’école ou l’armée”  (Derrida, Le Monolinguisme 45)), le processus de colonisation est le moyen le plus “efficace” de construire le mirage d’une attache naturelle, essentielle, à la langue  (“la prothèse d’origine”).  La métaphore du viol de la langue  (Derrida, Le Monolinguisme 45) évoque avec puissance ce désir irrationnel de marquer, de laisser sa marque.  Le processus de décolonisation, étant vu comme un processus de dés-aliénation pour celui qui a vécu l’imposition de la langue de l’autre (ici celle du colonisateur), ré-itère le discours de la relation, naturelle, essentielle d’un peuple à sa langue dite maternelle.  Cette remarque a pour effet de légitimer, une marque originelle pourtant non-existante, qui demeure discursive.  Ce déplacement et cette substitution, réitérés au moment de “la libération, l’émancipation, la révolution,” achèvent de rendre réel, constitutif, effectif et affectif le discours nationaliste

 

essentialiste qui émerge au premier comme au “second tour”  (Derrida, Le Monolinguisme 46).

     L’argument présenté dans ce chapitre appelle à un débat sur la littérature postcoloniale et, simultanément, sur les conditions de son exégèse.  Derrida diagnostique en effet, dans cette littérature, très en vogue en cette époque aimant à se dire pluriculturaliste, non pas exactement le même symptôme de névrose obsessionnelle, non pas exactement la même folie d’appropriation, mais plutôt un symptôme de névrose obsessionnelle et une folie d’appropriation qui semblent être communs à toute situation relative à la Loi de la Langue.  L’examen approfondi de cas particuliers (mais s’exprimant à travers le même idiome) laisserait donc, à voir, un trait commun, le phénomène d’une loi qui nous gouverne tous:  monolingues, bilingues et plurilingues face à la langue dans laquelle (pour différentes raisons, non négligeables, liées préalablement à une certaine compétence linguistique et à un certain choix) nous nous exprimons:  “Cette structure d’aliénation sans aliénation, cette aliénation inaliénable n’est pas seulement l’origine de notre responsabilité, elle structure le propre et la propriété de la langue” (Derrida, Le Monolinguisme 48). Le critique aurait alors la responsabilité de comparer plutôt que d’isoler les cicatrices et les (re)marques particulières qui empruntent pour s’exprimer la même structure linguistique. Mais l’analyse de chacune de ces langues blessées devra se surveiller afin de devenir “cette universalisation prudente et différenciée” qui, d’après Derrida, non seulement “doit rendre compte” de chaque blessure mais aussi “rendre compte [...] de la possibilité déterminable d’un asservissement et d’une hégémonie”  (Derrida, Le Monolinguisme 45). Or, ce qui pourrait nous apparaître comme un autre défi et une autre provocation de

 

Derrida se trouve plus sérieusement décrit comme une nécessité méthodologique et éthique:  “je dirais même qu’elle est la seule à pouvoir le faire”  (Derrida, Le Monolinguisme 45).

      Il ne s’agit donc ici que d’exhiber la névrose obsessionnelle de tout je parlant ou écrivant.  Pour ce faire, il s’agit de s’intéresser aux symptômes différenciés qui la révèlent. Pourquoi donc?  Parce que sans ce symptôme, en tant que phénomène subjectif révélant un trouble fonctionnel ou une lésion, pourrait-on écrire?  L’acte d’écriture pourrait-il se faire sans le phantasme d’une origine d'appartenance à la structure linguistique qui porte, qui signifie, le sujet de l’énonciation.  Derrida achève le chapitre sur cette double interrogation:

Car l’expérience de la langue (ou plutôt, avant tout discours, l’expérience de la marque, de la re-marque ou de la marge), n’est-ce pas justement ce qui rend possible et nécessaire cette articulation?  N’est-ce pas ce qui donne lieu à cette articulation entre l’universalité transcendantale ou ontologique et la singularité exemplaire ou témoignante de l’existence martyrisée?  (Derrida, Le Monolinguisme 50)

Nous assistons ici à trois glissements sémantiques:  l’articulation comme partie anatomique où se fait la liaison de deux os; l’articulation comme action et manière d’émettre et de prononcer les sons d’une langue; l’articulation comme organisation et liaison entre les parties d’un discours.  Ces glissements permettent de filer la métaphore corporelle:  “Et quand nous disons le corps de la langue, nous nommons aussi bien le corps de langue et de l’écriture que de ce qui en fait une chose du corps”  (Derrida, Le Monolinguisme 50).  C’est la force de cette analogie, inscrite dans le morphème lexical

 

(langue), qui rend la blessure discursive aussi sensible.  C’est donc de façon psychosomatique que nous ressentirions dans notre chair, les douleurs de l’articulation fantôme.  Encore une fois c’est bien du lieu de la blessure (aussi fantomatique soit-elle) que l’écriture s’articulerait donc.  Malgré cette exposition réfléchie, la démonstration n’a toujours pas été réalisée et le chapitre se clôt en l’admettant:  “Voilà désormais ce qu’il faut démontrer dans la scène ainsi faite”  (Derrida, Le Monolinguisme 51).  Cependant un problème éthique se manifeste déjà:

Quel statut dès lors assigner à cette exemplarité de remarque?  Comment interpréter l’histoire d’un exemple qui permet de ré-inscrire, à même le corps d’une singularité irremplaçable, pour la donner ainsi à remarquer, la structure universelle d’une loi?  (Derrida, Le Monolinguisme 49)

     Le cinquième chapitre prolonge la réflexion sur le paradoxe de l’inscription du je comme identité dans la langue qui est toujours de l’autre, qui “est dissymétriquement, lui revenant, toujours, à l’autre, de l’autre, gardée par l’autre.  Venue de l’autre, restée à l’autre, à l’autre revenue” comme nous le confirmera le chapitre six  (Derrida, Le Monolinguisme 70).  Or, Derrida le précise, il ne s’agit jamais dans l’écriture d’un processus d’identité mais toujours du “processus interminable, indéfiniment phantasmatique, de l’identification”  (Derrida, Le Monolinguisme 53).  Selon Derrida, qui joue de nouveau sur “l’affinité sémantique et étymologique qui associe le phantasme au phainesthai, à la phénoménalité, mais aussi à la spectralité du phénomène”  (Derrida, Le Monolinguisme 48), le phénomène de l’identification tiendrait donc encore d’un phantasme, du phantasme d’une origine identitaire:  “on se figure toujours que celui ou celle qui écrit doit savoir dire je  (Derrida, Le Monolinguisme 53).  Cette

 

présupposition transforme toute écriture (de genre autobiographique) en une affabulation d’une constitution du soi  (Derrida, Le Monolinguisme 53).  Si le je dépend  (Derrida, Le Monolinguisme 54) de la langue dans laquelle il s’exprime, mais que cette langue est la langue de l’autre, comment l’inscription identitaire peut-elle avoir lieu et où a-t-elle lieu?

Le je en question s’est sans doute formé, on peut le croire, si du moins il a pu le faire et si le trouble de l’identité dont nous parlions à l’instant n’affecte pas précisément la constitution même du je, la formation du dire-je, du moi-je, ou l’apparition, comme telle, d’une ipséité pré-égologique.  Il se serait alors formé, ce je, dans le site d’une situation introuvable, renvoyant toujours ailleurs, à une autre chose, à une autre langue, à l’autre en général.  Il se serait situé dans une expérience insituable de la langue, de la langue au sens large, donc de ce mot.

   Cette expérience ne fut ni monolingue, ni bilingue, ni plurilingue.  Elle ne fut ni une, ni deux, ni deux + n.  En tout cas, il n’y avait pas de je pensable ou pensant avant cette situation étrangement familière et proprement impropre (uncanny, unheimlich) d’une langue innombrable. (Derrida, Le Monolinguisme 55)

     Ce passage appelle de nombreuses remarques.  Relisons-le.  De quoi est-il question ici?  “En question”: le je; la constitution même du je; la formation du dire-je, du moi-je. Le choix des italiques indique, marque, la défiance de l’énonciateur à l’endroit de ce pronom personnel de la première personne. Cependant celui-ci déclare:  “Le je en question s’est sans doute formé, on peut le croire.”  Toutefois, restons prudents.  La

 

locution adverbiale “sans doute” répand, dissémine, le doute dans cette affirmation et si l’énonciateur nous pousse à la croire, c’est encore avec une formule de forte probabilité plutôt que de certitude. Puis, apparaissent des conditions:  “si du moins il a pu le faire et si le trouble de l’identité [...] n’affecte pas précisément la constitution même du je.  Le mode conditionnel rentre en jeu plus clairement avec la double occurrence de “il se serait.”  Nous sommes donc en présence d’une hypothèse, mais une hypothèse non vérifiable.  Non démontrable, parce que la démonstration est un discours (avec tous les effets de (la) langue que cela implique) et qu’ on ne peut compter/conter sans elle pour exprimer cette formation du je:[31]  “En tout cas, il n’y avait pas de je pensable ou pensant avant cette situation [de langue].”  Dès lors, apparaît ce “trouble de l’identité”, inexorable, dû à cette division sémantique intrinsèque de la langue  “au sens large de ce mot”: la langue-corps et la langue-discours.  L’impossibilité de “la constitution même” voire du phantasme (“l’apparition”) “d’une ipséité pré-égologique” demeure à demeure.  D’où les nombreux exemples de contradictions performatives qui saturent ce passage.  Voici les plus flagrantes:  “dans le site d’une situation introuvable; situé dans une expérience insituable; cette situation étrangement familière et proprement impropre; une langue innombrable.”  Elles sont posées afin de communiquer ce dédoublement, afin de le signaler (presque) de façon subversive (comme ces italiques que Derrida fait porter à certains mots pour dénoncer leur duplicité et y attirer notre attention) et afin de

 

manoeuvrer (presque comme si cela était possible) en-deçà de la langue. On  comprend la nécessité de ces antinomies pour figurer, dans la langue qui fait l’analyse de la langue, l’infigurable caractère spectral de l’identification du sujet de l’énonciation dans la structure linguistique qui porte l’inscription du je.  Ces contradictions logiques paradoxalement génèrent le sens, elles transmettent le sens:  le “speech act” marche, il est “efficace, productif, efficient, générateur de l’événement escompté”  (Derrida, Le Monolinguisme 45).  Le ton de “l’équivoque indécidable”  (Derrida, Le Monolinguisme 46) est ici bien rendu et c’est le seul qui puisse promettre de traduire le “trouble de l’identité” de la langue et dans la langue.  L’équivoque (aequus, égal; vox, voix) re-marque, en en témoignant, l’ambiguïté comme impossibilité de trouver ou d’atteindre l’ipséité absolue dans une structure double.  Or, cette duplicité ou plus exactement l’altérité (étrangement familière-uncanny-unheimlich) de la langue dans la langue (une langue innombrable) empêche un solipsisme absolu; et c’est ce solipsisme ouvert qui conditionne l’adresse à l’autre comme récepteur.  Si le caractère narcissique de la langue n’est pas absolu, alors la communication rentre en jeu dans une promesse et dans une possibilité de la réussite du “speech act.” Cependant cette promesse est aussi une menace ou une possibilité de l’échec de la transmission du sens.

     La première partie de ce chapitre théorisait en quelque sorte; la seconde s’appuie sur l’expérience de la langue vécue par Jacques Derrida.  Il expose en effet un double interdit:  un accès à toute langue non française (arabe dialectal ou littéraire, berbère, etc.) interdit de par la structure sociale et le système éducatif auxquels il appartenait; un accès au français interdit de par l’éloignement géographique de la métropole et de par l’imposition d’un acte parlementaire par cette métropole sur la communauté juive

 

française d’Algérie.  “Par un interdit interdisant du coup l’accès aux identifications qui permettent l’autobiographie apaisée, les ‘mémoires’ au sens classique”  (Derrida, Le Monolinguisme 57), Derrida fit “l’expérience d’un passage de la limite  (Derrida, Le Monolinguisme 59) organisé depuis un traumatisme et une amnésie:

Ce passage de la limite, j’y verrais aussi, en un certain sens de ce mot, une écriture, en un sens de ce mot auprès duquel je rôde depuis des décennies.  L’“écriture,” oui, on désignerait ainsi, entre autres choses, un certain mode d’appropriation aimante et désespérée de la langue, et à travers elle d’une parole interdictrice autant qu’interdite (la française fut les deux pour moi), et à travers elle de tout idiome interdit, la vengeance amoureuse et jalouse d’un nouveau dressage qui tente de restaurer la langue, et croit à la fois la réinventer, lui donner enfin une forme (d’abord la déformer, réformer, transformer), lui faisant ainsi payer le tribut de l’interdit ou, ce qui revient sans doute au même, s’acquittant auprès d’elle du prix de l’interdit.  (Derrida, Le Monolinguisme 59-60)

Derrida expose ici la relation ambiguë qu’il entretient avec la langue en tant qu’écriture.  Un rapport sentimental, entre l’amour (pour la seule langue accessible comme langue maternelle) et la haine (pour la langue retirée et inaccessible comme langue maternelle).  Le philosophe y reviendra au dernier chapitre alors qu’il définira le geste de l’écriture “comme un mouvement d’amour ou d’agression envers le corps ainsi exposé de toute langue donnée”  (Derrida, Le Monolinguisme 124).  Ainsi, à la suite de toute une réflexion philosophique sur l’expropriation de la langue pour tout sujet pensant et écrivant, et malgré celle-ci, revient toujours le désir de s’approprier la langue et d’y

 

laisser sa marque, sa signature.  Cette appropriation maladive passerait par l’invention de son je dans la langue, par la création de sa propre langue, malgré l’impossibilité objective d’y parvenir, malgré l’interdit “à la fois exceptionnel et fondamental  (Derrida, Le Monolinguisme 58) à demeure.  L’énigme de l’écriture tiendrait donc d’une transgression toujours irréalisable, d’un désir jamais assouvi et toujours inquiet de gagner la reconnaissance de la langue, d’une mémoire incomplète voire amputée (s’) interrogeant et (se) cherchant dans l’obscurité[32] :  “Dans quelle langue écrire des mémoires dès lors qu’il n’y a pas eu de langue maternelle autorisée?  Comment dire un “je me rappelle” qui vaille quand il faut inventer et sa langue et son je, les inventer en même temps, par-delà ce déferlement d’amnésie qu’a enchaîné le double interdit?”  (Derrida, Le Monolinguisme 57).

     En fin de chapitre, Derrida s’érige en prophète[33] et il termine avec un avertissement sur le danger de tout discours proclamé au nom d’une identité nationale (au nom des frères) ou d’une identité linguistique (au nom de la langue maternelle), puisque celui-ci ne fait que perpétuer non seulement une erreur intellectuelle (déniée et légitimée par le discours nationaliste lui-même) et surtout une violence linguistique (contenue et portée dans ce discours) et sociale (reproduite dans le contexte extra-linguistique).  Cependant pour prévenir ce discours sans le reproduire, il faut encore, toujours au risque de ne pas

 

se faire comprendre, faire appel à une contradiction performative:  “écoutez, attention [...]  Écoutez...  ne croyez pas si vite, croyez-moi, que vous êtes un peuple, cessez d’écouter sans protester ce qui vous disent  ‘écoutez’...”  (Derrida, Le Monolinguisme 61).  Cette transgression rêvée,[34] espérée, cet appel à la protestation-demonstration, c’est ce que Derrida tente de réaliser tout au long de son dis-cours, Le monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine.

     Le chapitre six reprend les informations du chapitre cinq en nous offrant d’abord un parallèle avec la situation post-coloniale puis avec d’autres situations au sein de la métropole:  “Pour le petit Provençal ou le petit Breton, il y a bien sûr un phénomène analogue”  (Derrida, Le Monolinguisme 74).  Nous sommes toujours dans cette structure de la démonstration promise cherchant l’insaisissable espace-temps où a lieu le glissement de l’inoubliable au généralisable  (66) à travers cet interdit “à la fois exceptionnel et fondamental  (Derrida, Le Monolinguisme 58) qui conditionne notre rapport à la langue.  Jacques Derrida commence par comparer son expérience, celle du Juif-Français d’Algérie[35] à celle du Marocain Abdelkébir Khatibi.[36]  Il en vient à comparer leur mère respective:  la sienne, frappée par l’interdit politico-historique, ne parlait pas “une langue qu’on pût dire ‘pleinement’ maternelle” (Derrida, Le

 

Monolinguisme 65); celle de Khatibi, frappée par l’interdit social qui ne lui autorisa pas l’accès à l’arabe littéraire, parlait néanmoins une langue, l’arabe dialectal, qu’elle considérait comme sa langue maternelle.  Cette différence de situation linguistique permet à l’écrivain post-colonial de nous livrer une hypothèse généalogique:  “Et la bi-langue, n’était-elle pas ma chance d’exorcisme?  [...]  Diglossie natale qui m’avait voué peut-être à l’écriture, entre le livre de mon dieu et ma langue étrangère, par de secondes douleurs obstétricales, au-delà de toute mère, une et unique”  (Derrida, Le Monolinguisme 65).  Cette naissance, acte prométhéen de création littéraire, est une mise au monde de sa langue, du moi-je dans la langue.  Les attaches corps-langue-discours sont mises en évidence à travers la métaphore de l’accouchement qui finit d’établir un rapport de filiation qui masque l’absence de la mère légitime au profit d’une mère fictive, fantomatique, celle par laquelle on veut se faire adopter et se faire reconnaître.  Ainsi Khatibi tente-t-il de retrouver et donc de traduire les accents de la langue maternelle dans la langue à laquelle il a eu accès à travers le dispositif colonialiste.  Il laisse sa marque, sa signature, à travers son invention littéraire.  Derrida et Khatibi s’expriment donc dans la même langue, celle qui fut à un moment de l’Histoire et de leur histoire personnelle, la langue de la Métropole (mêtêr, mère; polis, ville) imposée comme celle de la langue maternelle.  A travers cette comparaison, Derrida philosophe sur une imposition consciemment vécue pour tenter de faire apparaître une imposition inconsciemment vécue.  Cette réflexion le mène à la déclaration suivante:  “la cruauté coloniale, certains, dont je suis, en ont fait l’expérience des deux côtés, si on peut dire.  Mais toujours elle révèle exemplairement, là encore, la structure coloniale de toute culture.  Elle en témoigne en martyr, et “à vif” (Derrida, Le Monolinguisme 69).  Le

 

philosophe peut ainsi conclure sur la langue dite maternelle comme étant inexorablement la langue de l’autre.  Cette langue ne serait, alors, qu’une “prothèse d’origine” (pour reprendre le syntagme exposé en sous-titre):  “[…] en vérité le substitut d’une langue maternelle (y-a-t-il jamais autre chose?) comme langue de l’autre” (Derrida, Le Monolinguisme 74).

      Mais revenons un instant sur la figure (spectrale) de la prothèse.  Car elle “essa[ie] de désigner plus directement les choses, au risque de les mal nommer” (Derrida, Le Monolinguisme 65).  En effet, la prothèse désigne la pièce ou l’appareil de remplacement de l’articulation originale perdue.  Or, selon la réflexion de Derrida, il n’y aurait pas de langue maternelle, on ne pourrait donc la perdre; l’articulation originale n’existant pas, elle ne pourrait donc pas être remplacée.  Dans ce cas, pourquoi utiliser une telle image?  Et que nous révèle-t-elle sinon la trace d’une technique (discursive) d’endoctrinement (culturel) cherchant à essentialiser, à rendre naturelle, notre relation à la langue tandis que celle-ci demeure contingente à la situation politique dans laquelle nous voyons le jour?  Dans ce cas comment interpréter le sens d’une blessure dite “à vif”  (Derrida, Le Monolinguisme 69)?  Si la technique de substitution est jouée (linguistiquement), comment la douleur liée à l’amputation précédant l’implantation de la prothèse peut-elle être si vivement ressentie?  Mais sans la sensation de cette blessure (et le ressentiment qui y est lié), comment pourrait se réaliser le phénomène de la parole ou de l’écriture à travers la langue en tant que (ré)appropriation de la langue comme articulation à (re)faire fonctionner?  C’est dans ce jeu que se tient l’enjeu, la promesse, que constitue toute parole prononcée ou écrite.  C’est dans ce même jeu que le trouble de

 

 

l’identité de la langue menace le transport de sens que doit constituer toute parole prononcée ou écrite.

     Au niveau de la création littéraire, ces dernières réflexions n’appellent-elles pas un commentaire qui laisserait à voir la littérature postcoloniale comme une littérature plus consciente de cette menace, donc plus consciente d’elle-même que ne l’est sans doute la littérature dite canonique?  De par sa position excentrée, de par l’acuité particulière des blessures de la langue vécue depuis la situation coloniale dont témoigne cette littérature, n’exprimerait-elle pas, ne ferait-elle pas apparaître, de façon plus prononcée, la blessure universelle?  Cette hypothèse reste à interroger et demanderait, pour être défendue, non seulement des analyses textuelles mais aussi et surtout “cette universalisation prudente et différenciée” dont Derrida nous rappelle la nécessité  (Derrida, Le Monolinguisme 45).

Pour le moment, on peut déjà remarquer des différences.  En effet, un écrivain francophone travaille la langue française comme la langue de l’autre à travers laquelle il se traduit.  Tandis qu’un sujet de culture française travaille la langue française qu’il appelle sa langue maternelle, refoulant qu’il se traduit aussi dans la langue de l’autre.  L’acte de création du premier écrivain paraît alors plus proche de la vérité exposée dans le texte derridien; et l’acte de création du second écrivain en paraît alors plus éloignée ou plus artificiel (ne prenant pas conscience de son artifice) ou plus aliéné (ne prenant pas conscience de son aliénation) en prenant l’artifice du processus d’identification pour la réalisation d’une inscription identitaire. 

Nous sommes, déjà peut-être, en mesure de mieux comprendre la première définition directe que Derrida nous donne du syntagme qui forme le titre de son texte:

 

 

Le monolinguisme de l’autre, ce serait d’abord cette souveraineté, cette loi venue d’ailleurs, sans doute, mais aussi la langue même de la Loi comme Langue.  Son expérience serait apparemment autonome, puisque je dois la parler, cette loi, et me l’approprier pour l’entendre comme si je me la donnais à moi-même; mais elle demeure nécessairement, ainsi le veut au fond l’essence de toute loi, hétéronome.  La folie de la loi loge sa possibilité à demeure dans le foyer de son auto-hétéronomie.

   C’est en faisant fond sur ce fond qu’opère le monolinguisme imposé par l’autre, ici par une souveraineté d’essence toujours coloniale et qui tend, répressiblement et irrépressiblement à réduire les langues à l’Un, c’est-à-dire à l’hégémonie de l’homogène.  On le vérifie partout, partout où dans la culture cette homo-hégémonie reste à l’oeuvre, effaçant les plis et mettant le texte à plat.  La puissance colonisatrice elle-même, au fond de son fond, n’a pas besoin pour cela d’organiser de spectaculaires initiatives:  missions religieuses, bonnes oeuvres philanthropiques ou humanitaires, conquêtes de marché, expéditions militaires ou génocides.  (Derrida, Le Monolinguisme 69-70)

     Le chapitre sept s’ouvre donc alors qu’“un premier cercle de généralité”  (Derrida, Le Monolinguisme 75) se referme avec le chapitre six.  Reprenant le style de l’anamnèse autobiographique, Derrida décrit pourtant un autre cercle de généralité en y inscrivant l’H/histoire de la communauté juive et de sa “mémoire handicapée”  (Derrida, Le Monolinguisme 89).  Le concept de blessure à l’âme s’inscrit à travers la figure du handicap comme obstacle et infirmité.  Cette figure de style tend, de nouveau, à

 

essentialiser, à rendre naturelle, plus concrète, plus physique, une infirmité qui n’est que discursive (puisque historique, politique et législative).  Liée à la mémoire, cette métaphore permet le passage subtil de l’exemplarité à l’universalité et vice versa.  Le texte derridien tout entier traduit, dans le fond comme dans la forme, cette situation liminale entre le grand H et le petit h du mot histoire, “cette remarque empirico-transcendantale ou ontico-ontologique, cette pliure qui s’exprime à même l’articulation énigmatique entre une structure universelle et son témoin idiomatique” (Derrida, Le Monolinguisme 116).  Dans ce chapitre, le corps de l'argumentation se dédouble sur l’espace de 23 pages  (Derrida, Le Monolinguisme 91-114)  où apparaît sous forme d’une note de bas de page une typo-topologie de la poétique de la langue à travers l’analyse de cas particuliers représentant le “cas”  ashkénaze.[37]  Dans leur expérience particulière à la langue, chaque exemple donné et analysé a pour but de déterminer la même loi universelle:  le monolinguisme de l’autre comme prothèse d’origine.  “Depuis la côte de cette longue note”  (Derrida, Le Monolinguisme 91), la mémoire fragmentée et fragmentaire du peuple errant travaille, (se) fouille, (se) cherche; tandis que dans le reste du chapitre, Derrida parle plus précisément du “quasi sous-ensemble” dont il fait partie, à savoir celui des Juifs-Français d’Algérie dits “Juifs indigènes”  (Derrida, Le Monolinguisme 87), pour y faire remarquer l’aliénation commune ou “triple dissociation”  (Derrida, Le Monolinguisme 95) (linguistique, culturelle et spirituelle) 

 

 

(Derrida, Le Monolinguisme 93-94) comme cause autant qu’effet d’un difficile processus d’identification:

Citoyens français depuis 1870 et jusqu’aux lois d’exception de 1940, ils ne pouvaient s’identifier proprement, au double sens du “s’identifier soi-même” et “s’identifier à” l’autre.  Ils ne pouvaient s’identifier selon des modèles, normes ou valeurs dont la formation leur était étrangère, parce que française, métropolitaine, chrétienne, catholique. (Derrida, Le Monolinguisme 87)

Cette réflexion le mène vers la définition suivante des Juifs-Français d’Algérie:

En un mot, voilà une “communauté” désintégrée, tranchée ou retranchée.  On imagine le désir d’effacer un tel événement, ou à tout le moins de l’atténuer, de le compenser, de le dénier aussi.  Mais que ce désir s’accomplisse ou non, le traumatisme aura eu lieu, avec ses effets indéfinis, déstructurants et structurants à la fois.  (Derrida, Le Monolinguisme 92)

On notera l’hésitation sur le terme de “communauté” qui (r)appelle une identité, unité impossible à atteindre après la “triple dissociation” diagnostiquée plus haut, et concept que l’inventeur de la “déconstruction” remet toujours en cause.  D’où l'ambiguïté d’un tel détour-retour aux sources:  “J’ai toutefois besoin de me reporter à cette antiquité pré-scolaire”  (Derrida, Le Monolinguisme 82); “une généalogie judéo-franco-maghrébine n’éclaire pas tout, loin de là.  Mais pourrais-je rien expliquer sans elle, jamais?”  (Derrida, Le Monolinguisme 133).  De plus, alors que la communauté implique un ensemble, une unité, un corps, l’image de l’amputation rejaillit de nouveau:  “une

 

‘communauté’ désintégrée, tranchée ou retranchée.”  Face à l’événement traumatique, face à la blessure, comment réagir?  Ici Derrida suggère un phénomène de refoulement (“effacer. . . atténuer. . .dénier”), d’oubli de la marge, qui s’accompagne d’un phantasme d’intégration à la culture qui porte la langue hégémonique :[38]  “Mon attachement au français à des formes que parfois je juge “névrotiques.”  Je me sens perdu hors du français”  (Derrida, Le Monolinguisme 97-98).  Ce “désir” d’appartenance traduit un besoin excessif de “compenser”:

Surtout, la même hyperbole aura précipité un petit Juif français d’Algérie à se sentir, et parfois à oser se dire en public, jusqu’à la racine de la racine, avant la racine et dans l’ultra-radicalité, plus et moins français mais aussi plus et moins juif que tous les Français, tous les Juifs et tous les Juifs de France.  Et ici encore, que tous les Maghrébins francophones.  (Derrida, Le Monolinguisme 82-83)

Arrêtons-nous ici un instant sur “cette maladie contractée à l’école, en Algérie française, un mal du timbre et de la voix, une folie du rythme ou de la prosodie — mais d’abord une sorte d’hyperbolite généralisée”  (Derrida, Le Monolinguisme 2).  La phobie de l’accent non parisien, comme peur incontrôlable d’un manquement au canon qui marquerait encore l’exclusion, en est un autre symptôme.  Cette trace, “murmure impérieux d’un ordre”  (Derrida, Le Monolinguisme 79), témoigne de la réussite d’un

 

endoctrinement certain.  Cette “intolérance”  (Derrida, Le Monolinguisme 78), le philosophe un peu honteux la reconnaît, l’admet, et pourtant ne peut s’en guérir:  “Car bien sûr, je ne l’ignore pas et c’est ce qu’il fallait démontrer, je l’ai aussi contracté à l’école ce goût hyperbolique pour la pureté de la langue” (Derrida, Le Monolinguisme 81).  “Intraitable”  (Derrida, Le Monolinguisme 78), même le geste déconstructif ne semble pas en mesure de la déjouer complètement:

Comme dans tous les domaines sous toutes ses formes, je n’ai jamais cessé de remettre en question le motif de la “pureté” (le premier mouvement de ce qu’on appelle la “déconstruction” la porte vers cette “critique” du phantasme ou de l’axiome de la pureté ou vers la décomposition analytique d’une purification qui reconduirait à la simplicité indécomposable de l’origine), je n’ose avouer encore cette exigence compulsive d’une pureté de la langue que dans les limites dont je suis sûr:  cette exigence n’est ni éthique, ni politique, ni sociale.  (Derrida, Le Monolinguisme 78-79)

Nous voici devant le paradoxe qui explique une fois de plus la contradiction performative comme condition du sujet face à la culture et face à la langue.  Derrida exprime le désir d’être “plus français que le français”  (Derrida, Le Monolinguisme 82); la figure de l’hyperbole re-marquant pourtant inexorablement l’expropriation originelle.  Cette contradiction se retrouve dans le rapport à la langue.  Derrida y exprime en effet le même désir de compensation.  Dans l’acte d’écriture, le sujet d’énonciation cherche sans cesse la reconnaissance de la langue; cette quête impossible de l’union absolue re-marque inexorablement l’écart comme abysse, la jalousie “de” la langue.  La logorrhée  (Derrida, Le Monolinguisme 84-85) comme folie du discours décrit le mieux ce désir

 

“de lui faire arriver quelque chose à la langue” (en jouant sur les connotations sexuelles du lexème anglais come qui signifie arriver en français), de mener la langue à l’orgasme, à la jouissance, à la réalisation de sa structure ouverte au-delà de sa mauvaise foi jusqu’à ce qu’elle vienne à l’exclu, jusqu’à ce que la structure canonique reconnaisse la présence de la marge.  Malgré ce désir de devenir le maître de la langue, on finit toujours par “se rendre à la langue”  (Derrida, Le Monolinguisme 80).  Et c’est dans ce déséquilibre permanent, toujours refoulé et qu’on ne peut transcender que se tient le secret de toute écriture.  Cette énigme à demeure, Derrida nous la livre à travers la question suivante:  “Comment est-il possible que, reçue ou apprise, cette langue soit ressentie, explorée, travaillée, à réinventer sans itinéraire et sans carte, comme la langue de l’autre?” (Derrida, Le Monolinguisme 110).

     La transposition de cette dernière question en affirmation serait:  “Rien n’est intraduisible en un sens, mais en un autre sens tout est intraduisible, la traduction est un autre nom de l’impossible”  (Derrida, Le Monolinguisme 103).  La définition de tout acte de parole ou d’écriture tient donc dans cette hyperbolique brisure du performatif, seule capable de figurer l’infigurable condition de la langue comme inexorable monolinguisme de l’autre:

   Si j’ai bien décrit ces prémisses, le monolinguisme alors, mon “propre” monolinguisme, qu’est-ce que c’est? [...]

   Non que je cultive l’intraduisible.  Rien n’est intraduisible pour peu qu’on se donne le temps de la dépense ou l’expansion d’un discours compétent qui se mesure à la puissance de l’original.  Mais “intraduisible” demeure — doit rester, me dit ma loi—l’économie poétique de l’idiome [...], là où une

 

“quantité” formelle échoue toujours à restituer l’événement singulier de l’original, c’est-à-dire à le faire oublier, une fois enregistré, à emporter son nombre, l’ombre prosodique de son quantum.  (Derrida, Le Monolinguisme 97, 100-101, je souligne)

Derrida traduit ici avec puissance l’origine de sa souffrance et de sa passion, tout acte de parole ou d’écriture (sup)portant sans pouvoir la libérer une articulation fantomatique particulière inassimilable et qui hante à jamais la monolangue donnée à une culture, à un individu comme idiome commun avec lequel, à travers lequel, il faut se traduire, il faut se faire entendre.  Malgré l’annonce de cet échec intraitable, le prophète enfile le costume de l’internationaliste pour nous engager à laisser notre marque sur cette langue de l’autre.  La fin de ce chapitre prend alors le ton du manifeste:

“Invente donc ta langue. . . invente si tu peux ou veux la donner à entendre. . .  Compatriotes de tous les pays, poètes-traducteurs, révoltez-vous contre le patriotisme!  Chaque fois que j’écris un mot, tu entends, un mot que j’aime et que j’aime à écrire, le temps de ce mot, l’instant d’une seule syllabe, le chant de cette nouvelle internationale se lève alors en moi.” (Derrida, Le Monolinguisme 106-7)

Une fois de plus la brisure du performatif a lieu, arrive, hyperbolique dans la langue de Derrida qui dit la langue ou plutôt les langues et donc la blessure de la langue.  Depuis la langue, à demeure, notre prophète provoque la langue, l’appelle au sens de l’étymon:

Comment croire qu’elle reste encore muette pour lui qui l’habite et qu’elle habite au plus proche, qu’elle demeure lointaine, hétérogène, inhabitable et déserte?  Déserte comme un désert dans lequel il faut pousser, faire pousser,

 

construire, projeter jusqu’à l’idée d’une route et la trace d’un retour, une autre langue encore?  (Derrida, Le Monolinguisme 109)

     Après l’écho de cette vox clamantis in deserto comme références simultanées à d’autres langues, d’autres écritures, d’autres (re)marques,[39] le huitième chapitre nous offre une sorte de résumé du sujet abordé dans Le Monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine et une justification de la façon dont ce sujet est et doit être traité:

Tous ces mots:  vérité, aliénation, appropriation, habitation, “chez-soi”, ipséité, place du sujet, loi, etc., demeurent à mes yeux problématiques.  Sans exception.  Ils portent le sceau de cette métaphysique qui  s’est imposée à travers, justement, cette langue de l’autre, ce monolinguisme de l’autre.  Si bien que ce débat avec le monolinguisme n’aura pas été autre chose qu’une écriture déconstructive.  Celle-ci toujours s’en prend au corps de cette langue, ma seule langue, et de ce qu’elle porte le plus ou le mieux, à savoir cette tradition philosophique qui nous fournit la réserve des concepts dont je dois bien me servir, et que je dois bien servir depuis tout à l’heure pour décrire cette situation, jusque dans la distinction entre universalité transcendantale ou ontologique et empiricité phénoménale. (Derrida, Le Monolinguisme 115)

Cet énoncé nous apparaît dans toute sa provocation puisque, une fois de plus, il suggère la violence colonisatrice de la langue comme expérience universelle et non plus

 

seulement particulière à des contingences historiques.  Commentons-le plus en détail.  En annonce et dans le premier chapitre, Derrida nous faisait le portrait de “quelqu’un qui cultiverait le français [...] et que le français cultiverait” (Derrida, Le Monolinguisme 113); ici il nous parle de la langue dont il se sert et qu’il doit servir.  Il est à la fois sujet de cette monolangue dans laquelle il essaie de s’exprimer, de s’inventer, et objet de cette monolangue dont la structure linguistique et les concepts métaphysiques qu’elle portent l’emprisonnent en y façonnant sa manière d’écrire et de raisonner.  Il y a donc toujours inexorablement un rapport double à la langue.  De par cette structure toujours ouverte de la langue, la re-lation du sujet d’énonciation à la langue à travers laquelle il s’inscrit se définit donc comme une “aliénation sans aliénation” (Derrida, Le Monolinguisme 48) puisque la porte de cette prison n’est pas close.  En effet, comme Derrida nous le rappelle:

Pour le linguiste classique, chaque langue est un système dont l’unité se reconstitue toujours.  Mais, cette unité ne se compare à aucune autre.  Elle est accessible à la greffe la plus radicale, aux déformations, à l’expropriation, à une certaine a-nomie, à l’anomie, à la dérégulation. (Derrida, Le Monolinguisme 123-124)

Nous l’avons vu précédemment, ce solipsisme ouvert conditionne l’ouverture à l’autre comme destinataire mais il conditionne aussi l’ouverture à l’autre comme destinateur depuis la langue.  L’inscription du sujet d’énonciation, même si elle demeure limitée, est toujours possible “d’une certaine manière et jusqu’à un certain point, comme on doit le dire de toute pratique de la langue” (Derrida, Le Monolinguisme 42).  Ainsi malgré le système d’endoctrinement qui et que constitue la langue, “cela ne veut pas dire que la

 

langue est monologique et tautologique mais qu’il revient toujours à une langue d’appeler l’ouverture hétérologique qui lui permet de parler d’autre chose et de s’adresser à l’autre” (Derrida, Le Monolinguisme 129).  Autrement dit et ce chapitre le confirme, l’invention du je, l’apposition de sa marque, peut arriver, peut émerger, peut apparaître, peut faire signe, peut se faire remarquer, à partir de cette ouverture, de cette béance, “dehors absolu,” “zone hors la loi,” “enclave clivée” (Derrida, Le Monolinguisme 123) ressentie comme plaie béante par le sujet d’énonciation.  Or, “dans le site de [cette] situation introuvable” (Derrida, Le Monolinguisme 55) le je peut dire sa souffrance avouée ou déniée du manque, de l’écart, de l’absence de filiation, afin de dénoncer ou de compenser cet état:  “Comme l’avant-premier temps de la langue pré-originaire n’existe pas, il faut l’inventer [...].  Mais surtout il faut l’écrire à l’intérieur, si on peut dire, des langues.  Il faut appeler l’écriture au-dedans de la langue donnée”  (Derrida, Le Monolinguisme 122).  Chez Derrida, la marque déposée s’appelle et il l’appelle “écriture déconstructive.” Au sein de cette écriture, il débat de la langue en (se) débattant avec la langue.  On comprend finalement la nécessité donc d’une brisure-blessure du performatif dans une énonciation qui veut dire la résistance à cette énonciation:  “plutôt que l’exposition de moi, ce serait l’exposé de ce qui aura fait obstacle, pour moi, à cette exposition” (Derrida, Le Monolinguisme 131).

     Alors que le parcours de la démonstration-demonstration derridienne semble s’achever, notre conscience de lecteur s’aiguise et nous permet de voir que ce discours ne peut s’achever:  inexorablement il re-marque l’inadéquation entre le sujet et sa langue.  Ce discours, comme préparation permanente d’un discours, “promet l’impossible mais aussi la possibilité de toute parole” (Derrida, Le Monolinguisme 128):

 

Le performatif de cette promesse n’est pas un speech act parmi d’autres.  Il est impliqué par tout autre performatif; et cette promesse annonce l’unicité d’une langue à venir.  C’est le “il faut qu’il y ait une langue” [qui sous-entend nécessairement:  “car elle n’existe pas” ou “puisqu’elle fait défaut”], “je promets une langue,” “une langue est promise” qui à la fois précède toute langue, appelle toute parole et appartient déjà à chaque langue comme à toute parole.” (Derrida, Le Monolinguisme 126-127)

C’est pourquoi, une fois de plus, un glissement de l’exemplaire à l’universel peut avoir lieu:  “l’idiome messianique de telle ou telle religion singulière y trouverait son empreinte” (Derrida, Le Monolinguisme 129).  Pour se dire Le Monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine aura donc dû adopter la structure d’une contradiction performative qui seule peut nous promettre de nous faire entendre “une langue encore inouïe” (Derrida, Le Monolinguisme 126), “une référence à peine audible […] à ce degré zéro-moins-un de l’écriture qui laisse sa marque fantomatique “dans” ladite monolangue” (Derrida, Le Monolinguisme 123).  Un peu comme si Narcisse, incapable de voir Écho, était néanmoins hanté par sa présence au fond et au-delà de lui-même.  Qu’il (comme le canon) avoue ou dénie cette présence marquée comme absence, invisibilité ou illisibilité dans le rapport à soi de la langue, elle (comme la marge) conditionne, déstabilise, toujours, à demeure, la moindre de ses paroles. 

     Au fil de son histoire de Juif-Français d’Algérie (comme témoin idiomatique), Derrida aura donc inscrit l’Histoire de notre rapport à la langue (comme structure universelle), l’histoire d’une souffrance-passion-patience amoureuse qui vacillent entre trois folies:  1) “une amnésie sans recours”:  l’aliénation mentale; 2) une internalisation

 

des concepts de la culture hégémonique, “une autre amnésie sous la forme intégrative”:  l’intégration socioculturelle; 3) “une hypermnésie”:  l’écriture (Derrida, Le Monolinguisme 116-117).  Le premier type de folie laisse à voir un sujet incapable de se situer dans la langue et dans la culture, qui s’y perd et se perd.  Le second type de folie laisse à voir un sujet apparemment stable, qui croit se trouver dans une langue qu’il appelle sa langue et croit se trouver dans une culture qu’il appelle sa culture.  Le troisième type de folie laisse à voir un homme ou une femme de lettres engagés “à la limite des deux autres possibilités” (Derrida, Le Monolinguisme 116), qui débattent avec la langue et la culture qui la porte pour en dénoncer la violence dans une langue qu’ils tentent de s’approprier en (se) promettant de laisser leur marque dans une langue qu’ils appellent leur monolangue mais qui reste à demeure la langue de l’autre.  Derrida définit de la façon suivante l’énigme de ce pléonasme qui et que constitue cette écriture folle, “le monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine”:

[…] traduire la mémoire de ce qui précisément n’a pas eu lieu, de ce qui, ayant été (l’) interdit, a dû néanmoins laisser une trace, un spectre, le corps fantomatique, le membre-fantôme—sensible, douloureux, mais à peine lisible—de traces, de marques, de cicatrices.  Comme s’il s’agissait de produire, en l’avouant, la vérité de ce qui n’a jamais eu lieu.  Qu’est-ce alors que cet aveu?  et la faute immémoriale ou le défaut originaire depuis lesquels il faut écrire?

   Inventée pour la généalogie de ce qui n’est pas arrivé et dont l’événement aura été absent, ne laissant que des traces négatives de lui-même dans ce qui fait l’histoire, telle avant-première langue n’existe pas.  Ce n’est même pas

 

une préface, un “foreword,” une langue d’origine perdue.  Elle ne peut être qu’une langue d’arrivée ou plutôt d’avenir, une phrase promise, une langue de l’autre encore […] (Derrida, Le Monolinguisme 118)     

     A la suite de ce développement en huit chapitres, Derrida poursuit son dis-cours au sein d’un épilogue.  La contradiction performative resurgit donc.  En effet, un épilogue a pour fonction d’achever une aventure ou une histoire; or ses derniers mots reproduisent “une équivoque indécidable” (Derrida, Le Monolinguisme 46), interminable:  “Là où tendu vers ce qui se donne à venir, je sais enfin ne plus pouvoir discerner entre la promesse et la terreur” (Derrida, Le Monolinguisme 136).  Cette impossibilité de finir traduit l’incertitude quant à la réussite ou l’échec de la parole donnée:  “Quelles sont les chances de lisibilité d’un tel discours sur l’illisible?” (Derrida, Le Monolinguisme 134).  En effet, quelles sont les chances de réussite de ce désir de dénoncer la pulsion coloniale de la langue quand on la dénonce au coeur de cette même langue?  Parce que chaque mot prononcé et chaque phrase écrite menacent de reconstituer le phallogocentrisme ethnocentrique de la culture occidentale dans la langue française, il faut savoir le déjouer en (se) jouant de cette même langue.  Dans l’espoir de relever ce défi, Derrida nous explique sa façon de procéder comme auto-surveillance dans l’acte d’écriture:

Les voies et les stratégies que j’ai dû suivre dans ce travail ou dans cette passion obéissent aussi à des structures et donc à des assignations intérieures à la culture gréco-latino-christiano-gallique dans laquelle mon monolinguisme m’enferme à jamais; il fallait compter avec cette “culture” pour y traduire, attirer, séduire cela même, l’“ailleurs,” vers lequel j'étais moi-même d’avance exporté; à savoir l’“ailleurs” de ce tout autre avec lequel j’ai dû garder, pour

 

me garder mais aussi pour m’en garder, comme d’une redoutable promesse, une sorte de rapport sans rapport, l’un se gardant de l’autre, dans l’attente sans horizon d’une langue qui sait seulement se faire attendre. (Derrida, Le Monolinguisme 133)

Mais dans cet horizon d’attente se profile le risque de reproduire un autre discours homo-hégémonique monoculturaliste:  “Ce monolinguisme de l’autre a certes le visage et les traits menaçants de l’hégémonie coloniale” (Derrida, Le Monolinguisme 129, je souligne).  Un peu comme si Écho, la voix appelée au sein de la langue pouvait elle-même devenir aussi intransigeante, aussi agressive, aussi aveugle que celle de Narcisse:  “une langue de l’autre encore, mais tout autre que la langue de l’autre comme langue de maître ou du colon, encore que les deux, puissent parfois annoncer entre elles, les entretenant en secret ou les gardant en réserve, tant de ressemblances troublantes” (Derrida, Le Monolinguisme 119, je souligne).

 

 

     Au coeur de cette situation de lecture du texte derridien, nous a été donnée la possibilité d’écouter la parole donnée de Jacques Derrida.  Pour le destinataire, croisé au hasard de cette écoute, la possibilité de compréhension ou d’incompréhension de l’adresse du destinateur oscille toujours entre une promesse et une menace, entre une chance et un risque.  On voit ici la mise en abyme inexorable dans laquelle ce commentaire sur une langue au sujet de ladite langue l’enferme.  Il faut pourtant que ce destinataire assume les responsabilités qui lui incombent, qu’il ou elle témoigne de la voix promise ou menacée, de la voix entendue ou mal entendue, ou tout simplement des

 

échos de celle-ci qui atteignent son oreille.  Une vue peut se brouiller; on peut même fermer les yeux sur certaines vérités.  Mais une oreille exercée ou non ne peut se boucher volontairement.  C’est en réponse à l’appel de l’autre (et toujours dû à l’autre), qui ici se profile dans l’adresse de Jacques Derrida, que ce commentaire sur la condition de la langue s’est fait, s’est inventé.

     La condition de toute parole ou de toute écriture transcende les différences structurelles des langues.  Le Monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine traduit la condition universelle de la langue:  le solipsisme monolingue n’est pas absolu et son ouverture, tout en permettant la possibilité d’une adresse à l’autre, re-marque inexorablement la division, l’abîme, entre le sujet de l’énonciation et l’énoncé.  Ce rapport double provoque un désir d’appropriation pour que la langue à travers laquelle on s’exprime devienne sa langue.  Pour traduire cette condition ressentie comme blessure (avouée ou déniée), Derrida doit renverser l'ordre établi du (et dans le) dis-cours à travers une brisure performative qui se devine à l’intersection d’un témoignage individuel et de la vérité universelle.  C’est de ce lieu liminal que l’écriture déconstructive (comme invention derridienne, comme subversion) se donne.  Ses remarques tentent de dé-montrer que seul le geste déconstructif peut interpeller la Loi folle en lui tendant le miroir d’une folie (masquer l’auto-hétéronomie de la langue pour affirmer une hégémonie de l’homogène) qu’elle dénie.

     Le Monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine “s’avance dans un sillage” (“Rappel” in Le Monolinguisme 3) que tracent les travaux du philosophe franco-maghrébin.  Le néologisme derridien de 1968 (“la différance”) visait déjà à figurer, dans le glissement lisible mais inaudible du “e” au “a,” l’insituable opération de la langue. 

 

L’apparente suffisance de la provocation derridienne 1996 (“Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne”) vise à figurer l’infigurable condition de la langue et à dénoncer du même coup de griffe/grief/grief/greffe le phantasme de la “langue maternelle.”  “Pourvu qu’on y imprime les inflexions requises” (Derrida, Le Monolinguisme 44) pour le dire, le double syntagme “le monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine” s’annonce et s’énonce comme une mise en garde contre le terrorisme menaçant de la Langue.  Des inflexions particulières sont requises comme auto-surveillance de l’énonciation.  En effet, sans elles, la valeur éthique universelle que porte cet avertissement risquerait de devenir elle-même, valeur absolue, donc dictatoriale.

     La pensée derridienne exprimée au fil de ces 136 pages appelle le critique littéraire à remettre en question ses outils, sa méthode, son cadre analytique.  La “petite fable” (Derrida, Le Monolinguisme 31) du Juif-Français d’Algérie, au-delà du pré-texte, du jeu littéraire, de la performance, transmet une morale aux accents plus graves pour ceux qui s’intéressent à un certain corpus textuel:  celui qui relève le défi de se définir en s’exprimant à travers la langue française.  Or, dans le texte philosophique que nous venons de lire avec une attention scrupuleuse apparaît en filigrane une protestation et donc une mise en garde contre une isolation des textes d’expression française.  Cette exclusion, exécutée et légitimée au sein des départements universitaires de littérature française mais reproduite également à l’intérieur d’un domaine d’études littéraires qui cherche ses frontières,[40] (se) joue sur le site liminal marges-canon.  Le travail de Derrida

 

interroge le liminal et cet intérêt du philosophe pour les phénomènes qui brouillent les frontières (Derrida, Le Monolinguisme 24) semble proposer une méthode d’interprétation plus ouverte et plus “prudente” (Derrida, Le Monolinguisme 45) pour les littératures empruntant un idiome commun:  le français.  Si l’on s’approchait au cours d’analyses textuelles de cette universalisation “différenciée” (Derrida, Le Monolinguisme 45), les échos de la marge se retrouveraient mis en observation non seulement isolément (comme langues blessées particulières) et comparativement (comme blessures inhérentes à la langue comme Loi).  On ne peut se passer de cet

 

 

“interface,”[41] peut-être seul garant d’une auto-surveillance autant dans l’acte de lecture que dans celui de l’écriture critique.  Un tel cadre interprétatif promettrait d’allier une nécessité méthodologique et une nécessité éthique.  Derrida nous laisse avec ce risque à prendre, cette chance à provoquer:  un défi à relever.


 

 

 

Chapitre 2

 

Il faut révolutionner la révolution [...].  Il y a la transformation, l’évolution constante, perpétuelle. Rien n’est immuable (Kateb Yacine)[42]

 

De jeu de porte(s) en jeu de miroir(s), la L/langue bifide à l’œuvre

dans “Le Renégat ou un esprit confus”  (1957)

 

 

Albert Camus (1913-1960) et la critique postcoloniale :  le refoulement anxieux d’une figure littéraire ambiguë

     Le cadre de référence sur lequel s’appuie John Erickson dans son essai, “Albert

Camus and North Africa:  A Discourse of Exteriority” [ultérieurement “A Discourse of Exteriority”], est avant tout politique.  Comme pour la plupart des critiques littéraires qui ne sont pas tendres envers Camus (Conor Cruise O’Brien,[43] Jean-Paul Sartre,[44] Edward

 

Said[45]), il semble qu’il faille une fois de plus définir le profil psycho-politique camusien au plus vite et trouver dans l’œuvre littéraire les preuves de l’esprit essentiellement ‘orientaliste’ de son auteur:

If the reader, seeking further learns that Camus pointedly supported the colonialist position in the Algerian struggle for independence, that he refused to sign a petition favoring Algerian independence circulated by French intellectuals in the late 50s, he might well ponder.  Did Camus, for all his strident antitotalitarianism, hold the prejudices of many of his fellow French-Algerians?  From his outspoken defense of the rights of the victims of extremist terrorism, whether Spanish Republicans, Jews, Czechs, or

 

Hungarians, did he exclude the Berbers and Arabs in his own homeland?  (Erickson, “A Discourse of Exteriority” 73)

Ainsi l’apport extra-linguistique serait-il susceptible de nous aider, lecteurs, à ne pas nous laisser impressionner par l’humanisme de surface d’un Camus, incapable hors d’une situation universelle de voir la souffrance particulière sur le sol natal adulé, celle des minorités berbères et arabes.  Il est ci-dessous défini, sans ambiguité aucune, comme le colonialiste narcissique, concrètement incapable d’empathie:

Camus, an individual intensely sensitive to the human situation, who assiduously fought totalitarianism whether of fascist or communist origin, could not find it within himself to rise above his heritage as a Frenchman born in Algeria nor above his personal attachments to Algeria.  These factors led him to see in the Algerian revolution not a national liberation movement with socialist leanings but a society duped by outside (Communist) forces.  The dichotomy that we find in Camus, between his beliefs in the context of Western thought and his attitude towards the Third-World, well illustrates a dichotomy common among contemporary left-wing or liberal intellectuals, who objected to the conditions of colonialism while, largely unconsciously, sharing its basic premises, “the colonizer who refuses.”[46]  (Erickson, “A Discourse of Exteriority” 86)

    

 

   Le penseur aurait donc été pris dans les mêmes filets idéologiques que ses contemporains, ni plus ni moins:  “a common dichotomy.”  Cependant, si le philosophe fut capable de prévoir une Algérie communiste, n’est-ce pas la preuve qu’il fut finalement sensible à la perméabilité des frontières que celles-ci soient géographiques ou politiques?  L’analyse de Erickson nous laisse, pourtant, avec un Camus aux oeillères inflexibles:

To be sure all along we have been bothered by the special diction allied with the figure of the Arab in Camus’s work, which effectively builds into a metaphor of exclusion (words denoting silence, forms of the verb “regarder”–“to see”–that convey a sense of separation and alterity).  Everywhere in Camus’s work up to now we have encountered an exteriorization and hence a depersonalization of the Arab.  He is an alien being and we come to feel an insurmontable difference between races living side by side.”  (Erickson, “A Discourse of Exteriority” 84-85, je souligne)

A mon tour d’être gênée, pour reprendre les mots de Erickson, par la façon dont on peut voir Camus derrière ses personnages ou les situations coloniales ou colonialistes qu’il présente. Ne dépeignait-il pas alors la violence d’une situation dont il fut témoin?  L’offrant à ses lecteurs et lectrices, il les laissait libres du degré de responsabilité avec lequel ils ou elles voulaient bien la recevoir. Or, les questions d’interprétation textuelle ne peuvent être résolues par des données biographiques.  Il en va de cette liberté de l’oeuve autant que celle de son auteur.  Si Camus est responsable du meurtre commis par Meursault, alors Gide devient responsable de la mort de Marceline?  “C’est amorcer un principe de traduction qui croit pouvoir ultérieurement se permettre un jugement sur

 

l’auteur par l’intermédiaire de la fiction” (Noetinger 207).  Ce serait, alors, imaginer un lien entre la réalité linguistique et extra-linguistique que Erickson nous refuse en nous imposant un système binaire dont l’intransigence paraît difficile à démonter.  Dans L’imaginaire de la blessure, Elise Noetinger revient précisément sur “les dangers d’une recherche du référent” au sein du rapport oeuvre/créateur :

Il semble que la question n’est pas de savoir si l’auteur est derrière le texte, mais de savoir comment l’auteur, techniquement, efface ou affirme les traces de sa présence dans le texte.  Par ailleurs, parler d’auteur présent dans le personnage, derrière le texte, c’est envisager une topique de l’oeuvre qui essouffle assez rapidement les enjeux de la problématique.  À une topique spatiale du texte, il peut être préférable de substituer une poétique corporelle du texte, que R. Barthes ou J. Kristeva adopteront assez rapidement, au sein de laquelle les rapports entre l’oeuvre et l’auteur ne se définissent plus en termes statiques et positionnels l’un par rapport à l’autre, mais en termes d’influences dynamiques et réciproques jouant sur les déplacements, les tensions et les détentes textuelles.  (Noetinger 208) 

     Pourtant, si l’on souhaitait, pour un instant, rester au niveau extra-linguistique, je doute fort qu’un pied-noir issu de la classe ouvrière qui n’a pu avoir accès à l’échelle sociale qu’en passant par la porte de l’instruction, puisse avoir les mêmes stigmates ou réflexes que les pied-noirs issus d’un milieu plus favorisé et qui avaient donc, eux, les moyens de “regarder” les Algériens différemment.  Nous rejoignons ici André Abbou sur le concept de culture:

 

 

Cette culture, loin d’être dispensée uniquement par l’Ecole, s’acquiert par un processus de socialisation […] De sorte que la dénonciation d’une culture de classe bourgeoise, en ce qui concerne Camus, n’est rien moins que fondée; par son origine, par son milieu familial, par son mode d’acquisition, par les choix qui s’imposent à lui, il ne pouvait en être question.  (Abbou 283)

Finalement, je pense qu’il serait peut-être sage de reconnaître tout simplement l’ambiguité de la figure camusienne plutôt que de la refouler comme on peut le voir ci-après:

As a scion of the French Algerian working class and later a member of the French intelligentsia, Camus inhabited a defined realm, which, in relation to North Africa, can be described as a realm of superimposition:  that of the French social and political system superimposed on the traditional ethnic systems, Arab and Berber, of the Maghreb. (Erickson, “A Discourse of Exteriority” 74, je souligne)

Ce point de vue parallèle à Edward Said, tel qu’il l’exprime dans Orientalism, d’ailleurs cité dans l’article, tend à créer une certaine anxiété quant à l’analyse littéraire de son œuvre.  Le terrain sur lequel se construit l’analyse n’est donc jamais neutre.  Or, il ne faut pas non plus passer sous silence des articles tels que “Misère de la Kabylie” ou d’autres faits qui montrent aussi un Camus s’intéressant à des blessures particulières :

Philosophically opposed to all forms of absolutism – precisely  because they tend to disregard human rights – Camus conceived his primary role as an author to be that of a witness, a voice for the voiceless, a defender of the underclasses.  This is clearly how he looked at himself when reporting on the

 

Kabylian  famine in 1938 for the left-leaning Alger Républicain.  Here, as in subsequent work, Camus drew attention to abuse of power and privilege by focusing upon the figure of the scapegoat.  That is, a person or group whom society sacrifices through ritual violence.  (Hayes 4)   

     Ainsi, Camus débordait-il et continue-t-il à déborder du cadre critique dans lequel chacun cherche à l’enfermer.  Tout semble dépendre, en effet, de quel côté on l’observe et avec quelle intention:

Most Western critics insist on looking at Camus’s work only from a European angle, claiming that it is a perfect representative of Western culture and ideals and that Camus is, beyond doubt, a pure European writer.  Paradoxically, these critics do not deny Camus’s Algerian origin.  Yet, while they mention that he was born and raised in Algeria, they insist that he is “intensely” European because he belongs to a European-Algerian community that represents the French colonial power.  A closer look at Camus’s European-Algerian community shows that its members are as emotionally attached to the Algerian land as are members of the oppressed, indigeneous population.  Both the French oppressor and the Arab/Berber oppressed share the same space with which they naturally develop strong ties.  (Yedes 7-8)

Longtemps considéré comme une figure canonique de la littérature française, Albert Camus tend depuis l’explosion de la critique postcoloniale à être davantage lié à son sol natal:  l’Algérie.  Français né en Algérie, il est souvent vu du côté des colons, même si son origine modeste rend difficile une telle définition suggérant un pouvoir certain que Camus ne possédait pas.  La thèse de Wayne R. Hayes, After Albert Camus’s Fall: 

 

Reframing Post-Colonial Criticism (1999), est probablement une des rares critiques à partager ce dernier point de vue:

Never really free of the judgements of their predecessors, early postcolonial critics conspired with the past to subject Camus to yet another Kangaroo Court designed to expose and shame him for ties to all the “wrong” (i.e. great white western) causes.  Preoccupied with discrediting the western tradition and its advocates, then, not one but two generations of post-colonial critics have fallen prey to the dated conclusion of another era.  Worse, by feverishly lending themselves to the fight, they have helped perpetuate myths now easy to dispel, if only one is willing to look beyond the equally villainous and surreal (death) masks Camus has been made to wear over years. (Hayes 9-10)

Assez troublante, cette recherche tend à prouver que Jean-Paul Sartre aurait lancé lui-même la cabale contre une figure qui lui faisait de l’ombre.  C’est dans cet esprit que les mots ou le silence de Camus face à certaines situations politiques contemporaines (l’idéologie communiste, l’indépendance de l’Algérie) furent probablement récupérés:

It will be maintained that as the target of a theory and its practitioners, Camus has been the object of a protracted campaign of victimization set in motion by Jean-Paul Sartre and readily approved of by his followers.  This is not to say that Camus’s work is free of error, but that it has greatly suffered at the hands of partisan detractors and their ideological offspring.  This consideration done should inspire critics to reexamine their understanding of a figure all too often made to play the unenviable parts of the victim and the villain. (Hayes 14-15)

 

 

Remise en question et choix d’un texte

     Faut-il donc choisir son camp, avant de lire le texte camusien?  Oui, selon Jean Grenier dans sa préface aux oeuvres complètes intégrales [OCI] de Camus (Théâtre, récits, nouvelles), car “cette œuvre est aussi un appel et l’on ne peut s’empêcher d’y répondre.  Elle force à prendre parti, elle embarrasse et peut même entraîner à une disculpation.  Elle a donc atteint son but, en interdisant toute dérobade”  (ix). Or, si l’on suit l’opinion de John Erickson, Camus étant pied-noir, son discours sur l’Algérie et les Algériens ne peut que demeurer extérieur:

Despite what several critics have argued, I view Camus’s writings on North Africa as belonging to an extended discourse of one culture on another, more specifically, as joining the tradition of French Orientalism and as such conveying not the insider’s “truth” of another culture but a representation of it from a position of exteriority.  (Erickson, “A Discourse of Exteriority” 73)

Cependant, tout écrivain, qu’il soit français ou francophone n’est-il pas, d’une certaine façon mais ni plus ni moins, condamné à cette extériorité, soit à cette représentation qu’il se fait (poiêsis) de son univers ou d’un autre?  C’est, en effet, ce qu’il produit depuis l’intérieur de son medium:  la langue française. Vivre ce rapport intérieur/extérieur n’est-ce pas cela le travail de l’écriture ?

   L’analyse littéraire de Erickson portait sur trois moments textuels, les plus “algériens” comme le critique aime à les nommer:  L’Etranger (1942), La Peste (1947) et L’Exil et le Royaume (1957).  Erickson semble décréter que ces œuvres sont ou sans Arabes (La

 

 

 

Peste)[47] ou que seuls les Arabes qui semblent surgir y meurent  rapidement (L’Etranger)[48] ou y demeurent phantasmatiques (“La Femme adultère,”[49] “L’Hôte”).  Camus serait donc incapable de transcrire une autre réalité que la sienne et, à travers cette représentation, ferait violence aux Algériens:

The object of this essay is to examine in what measure his North African writing was one of exclusion, superimposition, excision, in short, rewriting of the Maghreb in the language of the Other. (Erickson, “A Discourse of Exteriority” 74, je souligne)

Afin de remettre en question cette prise de position, il faudrait pouvoir déplacer le débat politique passionné qui entoure et entourera toujours l’œuvre d’Albert Camus sur le terrain de l’analyse littéraire et observer la trace d’une ouverture sur l’autre dans l’écriture camusienne.  L’ambiguité de notre figure littéraire franco-algérienne devrait s’y retrouver.  Mais quel texte choisir?  Sans doute, le texte qui mettrait en œuvre cette

 

blessure de la langue comme condition d’articulation du discours; sans doute, le texte qui permettrait de revenir sur les propos de Said dans Orientalism:

The principal product of this exteriority is of course representation:  as early as Aeschylus’s play The Persians, the Orient is transformed from a very far distant and often threatening Otherness into figures that are relatively familiar.  (Said, Orientalism 20-21)

Est-ce, effectivement, ce qui se produit dans “Le Renégat”?  Au premier abord, ce n’est pas l’impression que l’on garde après avoir lu le second récit de L’Exil et le Royaume (1957), souvent qualifiée d’hermétique (Suther in Essays on Camus’s Exile and the Kingdom) ou de mystérieux (Quilliot in OCI 2043).  Pourtant, les frontières intérieures si chères à Erickson sont-elles si imperméables qu’il y paraît? 

     Afin de dévoiler, en suivant le modèle derridien analysé au chapitre précédant, l’imposture colonialiste (du colon et de la L/langue), afin d’avouer et de dénoncer le phantasme d’une langue maternelle (que le colon croit avoir et que le colonisé croit avoir perdue), nous nous proposons de relire la nouvelle camusienne depuis la tradition européenne-orientaliste dont on accable l’auteur et d’y étudier la façon dont la langue blessée camusienne s’écrit/s’écrie.  En effet, ce texte “étrange” (Peyre 171), aux ambiguités littéraire et historique multiples met en scène la langue d’un missionnaire français (du Massif Central) qui se trouve violemment coupée par le chef d’une tribu dans le désert algérien.  Or, la blessure de cette langue-corps bien loin de contrecarrer la production de la langue-discours est en fait la condition même de l’articulation de la nouvelle.  C’est ce qui demeure troublant et provoque notre réflexion sur la langue blessée et la littérature dite “d’expression française.” Pourrait-on, en effet, imaginer la

 

même blessure dans le texte colonial que dans le texte post-colonial ?  C’est justement sur cette problématique que repose le choix de cette nouvelle, émanant du canon français, où se trouve traité un thème postcolonial: le rapport à un discours hégémonique.

 Repères critiques et contexte historique

     Au sein du laboratoire[50] que constitue L’Exil et le Royaume (1957),[51] le monologue intitulé, tout d’abord, “Un esprit confus…” était au brouillon en janvier 1954  (Quilliot in OCI 2038).  Dans sa forme finale, il se trouve entre un texte mi-symbolique (“La Femme adultère”) et un texte réaliste (“Les Muets”).  Les évolutions du texte de 1956 et les ajouts de 1957 font dire à Valérie Howells que la seconde nouvelle du recueil peut se lire comme la réponse torturée de Camus face à la guerre d’Algérie :

Indeed, in my view, the key to “Le Renégat” lies in the close relation of forme to fond, that is, in the expression of conflict and confusion experienced by the priest and its relation to autobiographical elements embedded in a fictional situation reflecting Camus’s own moral and political dilemma during the

 

Algerian war.  That war led him seriously to question his moral and political standpoint, in a process of self-examination which caused him great torment.  He knew that his support for the Arabs could make him indirectly responsible for the deaths of civilians, and possibly for harming his own family.  This consideration made it impossible for him to endorse the actions of the FLN.  The text “Le Renégat,” on the contrary, pursues ‘jusqu’au bout’ the consequences of adopting a position which goes beyond desirable limits. (Howells 216)

Une note éclairante de Elise Noetinger va également dans ce sens:

L’homme révolté fut publié en octobre 1951.  Par ailleurs, Camus se rendit régulièrement en Algérie à partir de 1945, année des massacres de Sétif au sujet desquels il était parti enquêter.  Il écrivait à René Char en 1953:  “Il y a aussi les autres et j’ai trop de choses à régler avec eux, depuis quelques temps, pour garder la vraie possibilité de revenir à moi.  Tant que je n’aurai pas trouvé un ordre acceptable ma vie continuera d’être une exténuante tension  (13 mai 1953).  La même année, après les émeutes de Berlin-Est, il affirme que “quand un travailleur, quelque part au monde, dresse ses poings nus devant un tank, et crie qu’il n’est pas un esclave, que sommes-nous si nous restons indifférents?  (Allocution à la Mutualité. Cf.  “Biographie” établie par Roger Quilliot pour l’édition complète des œuvres de Camus : OCI, respectivement p. xxxiv et xxxvi )  (Noetinger 236, je souligne)

Pour sa part, comme le remarque Noetinger, Isabelle Cielens ne situe la nouvelle que “dans le cadre de la réflexion sur l’Union Soviétique à laquelle se livrait Camus”:

 

L’expression  “un seul peuple” peut bien se référer à la notion, si inadéquate en soi, de peuple soviétique.  La redondance de l’adjectif “seul” marquerait alors la profonde rupture qui existe entre “les seigneurs”, les dirigeants et toute forme d’opinion divergeante. 

   Une des significations allégoriques de la cité de sel étant ainsi établie, il s’ensuit que la métaphore de la langue coupée qui désigne la censure en général, se rapporte aussi, plus spécifiquement, à la censure soviétique. (Cielens citée par Noetinger 150)

D’autres critiques, tels Hal Blythe and Charlie Sweet dans “Speaking in ‘Tongues’:  Psychoses in The Renegade,” lisent cette nouvelle à l’intérieur d’un cadre psychanalytique où est dressée la liste des névroses de notre sujet d’énonciation.  Par contre, dans la très minutieuse étude de Roger Barny, c’est tout simplement le côté inauthentique (authentikos, qui agit de sa propre autorité) du personnage renégat qui est envisagé pour finir:

“Esclave bavard,” plutôt que vrai Renégat.  Même son reniement est, en ce sens, imposture:  il reste manipulé par “l’autre langue” par des déterminations extérieures qu’il ne sait ni percevoir, ni comprendre, ni donc maîtriser.  Ce qui serait pourtant la clé du “Royaume,” c’est-à-dire la condition de la liberté.  (Barny 156, je souligne)

Cette manipulation langagière dont il est question ici, Jean-Baptiste Clamence en était le maître ; le Renégat semble au contraire être le jouet de cette “autre langue” qui l’habite.  Il est vrai, La Chute comptait initialement parmi les nouvelles de l’Exil et le royaume.

 

 

Elise Noetinger nous rappelle, cependant, le rapprochement excessif établi entre le récit de 1956 et la nouvelle de 1957:

On a cru pouvoir éclairer le texte en le rapprochant de celui de La Chute, démarche justifiée si l’on se réfère à la thématique commune de la culpabilité, de l’emploi de la première personne, du sentiment d’hypocrisie générale ou encore d’une innocente culpabilité du Christ.[52] (Noetinger 20)

 Mais, la différence subtile entre ces deux personnages qui ont quitté la robe (respectivement de la Magistrature et de l’Eglise), c’est bien cette capacité du retour sur soi que nous offre l’éloquent Jean-Baptiste Clamence mais dont le Renégat semble complètement dépourvu tant il est grisé par les discours qu’on lui a fait boire et qui désorientent sa pensée et dédoublent son dis-cours de fou comme la métaphore de la langue coupée le suggère. 

 

 

     Notre approche, dans le cadre de la problématique de la langue blessée, rejoint davantage, dans une certaine mesure, le travail comparatiste de Elise Noetinger dans L’imaginaire de la blessure:  étude comparée du Renégat ou un esprit confus d’Albert Camus, de Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline, de Light in August de William Faulkner, et The Snow of Kilimanjaro d’Ernest Hemingway (2000).  Le thème du corps meurtri y est étudié dans deux œuvres françaises et deux œuvres américaines afin de pousser une réflexion herméneutique, au sein de laquelle Paul Ricoeur se trouve

 

fréquemment cité.  En début de parcours, le rapport entre la lecture et le corps du texte semble caractériser l’imaginaire de la blessure exploré :

Le corps blessé fascine et répugne, touchant à l’humaine part de violence.  Cette dernière articule agressivité et agression, et sollicite toute la sphère de réflexion sur le rapport à soi et aux autres.  Selon que le personnage se mutile ou subit l’agression d’autrui, on voit se mettre en place les jalons d’une méditation sur la manière dont s’articulent identité, plaisir et souffrance.

   Dans le jeu des relations mises en scène par les personnages, les blessures des uns et des autres racontent les fondements de ces relations placées sous le signe de la violence, de l’incompréhension, de la rupture, et certainement d’une prise de conscience de la finitude.  L’expression de la blessure conduit à envisager la dichotomie séculaire de l’âme blâmante et du corps blâmé.  Un être blessé a quelque chose de contagieux, ébranlant l’antithèse marquée du sang purifiant et de la chair en décomposition, comme en témoigne la tradition qui fait des femmes, au moment de leurs menstrues, les médiatrices de la souillure.  La question du mal semble alors se poser :  ce sang qui coule de la plaie écrie-t-il le texte d’une nature vouée à répéter une faute originelle ?  Mais de quelle faute est-il question ? (Noetinger 29, je souligne)

Cette dernière question posée par Elise Noetinger rappelle finalement les deux axes de lecture les plus fréquemment utilisés pour “Le Renégat.”  L’un s’approche du malaise politique ressenti par Camus face à l’indépendance de l’Algérie (comme nous l’avions vu précédemment avec l’édude de Valérie Howells).  L’autre en appelle à la réflexion politique camusienne sur l’idéologie communiste des années 50 (Isabelle Cielens

 

soulignait plus haut cette perspective).  Mais en conclusion de son étude comparatiste (entre deux langues), Elise Noetinger évolue plutôt vers la pensée que la quête des protagonistes étudiés “racontent en un certain sens, ‘la blessure’ de l’écriture:

Quand bien même tout est toujours “à recommencer,” pour paraphraser Bardamu, quand bien même l’ultime perspective est celle du silence de l’oeuvre, des conséquences imprévisibles et toujours douloureuses de l’action, l’auteur, tout comme le personnage de l’histoire de la blessure, s’accroche au terrible espoir du faire dont l’issue est improbable.  La quête du Renégat, de Bardamu, celle de Christmas, de Joanna ou de Hightower racontent, en un certain sens, ‘la blessure’ de l’écriture, toute de tension entre le désir de créer et la crainte des forces alors mises en jeu.  Pour cette raison, et contrairement à ce que R. Barthes a pu écrire, l’auteur n’est pas irréductiblement un scripteur, qui “n’a plus en lui passions, humeurs, sentiments, impressions, mais cet immense dictionnaire où il puise une écriture qui ne peut connaître aucun arrêt”  (Le Bruissement de la langue, p. 65). L’auteur n’est pas absent de l’oeuvre :  il se place non pas derrière elle, mais se dessine involontairement en avant de l’oeuvre, dans le monde que celle-ci déploie en un champ de référence seconde.  C’est à cette condition que l’histoire de la blessure raconte sa propre histoire, manière médiane de “donner à penser” le risque de l’écriture, de l’engagement dans le mouvement créateur, dans le monde de l’oeuvre et dans le monde extérieur sur lequel l’oeuvre s’inscrit.  (Noetinger 215, je souligne)

 

 

Notre analyse littéraire est beaucoup plus modeste.  Mais, dans un certain sens, elle prolonge la conclusion de Noetinger en se proposant de comparer les langues blessées de trois écrivains d’horizons différents (un philosophe juif-français [chapitre 1], un écrivain pied-noir d’origine modeste [chapitre 2] et un écrivain algérien d’origine berbère s’exprimant en pleine période coloniale [chapitre 3]), mais tous nés sur la terre d’Algérie et travaillant, d’un côté ou de l’autre de la Méditerrannée, le même idiome: la langue française.  Ce sont davantage les coulisses textuelles qui nous intéressent et la façon particulière dont nos textes révèlent la folie de la L/langue, soit sa forme bifide comme condition universelle d’articulation.

Mais illustrons notre propos, sans plus attendre, en prenant le cas de Camus et de sa langue blessée dans “Le Renégat.

 

 

A la recherche du fil d’Ariane ou les mouvements d’une conscience troublée

     Dans “‘Le Renégat’: an Ironic Re-enactement of Camus’ Djihad?,” Valerie Howells résume les faits de la nouvelle camusienne de la façon suivante :

The plot of “Le Renégat” is fairly straightforward.  A Catholic priest, driven by missionary zeal, sets out to convert a barbaric tribe living in the African desert, but he becomes their captive, and they beat him and cut out his tongue.  Imprisonment, deprivation and torture lead him to deny his own faith and espouse their religion, worshipping the fetish, the guardian of evil.  Overhearing plans to bring a replacement missionary to the settlement, the renegade priest escapes, steals a gun, and waits in ambush.  After murdering

 

the missionary, he is punished and left to die.  In his agony, he reverts once more to his original beliefs.  (Howells 216, je souligne)

Si cette nouvelle était si simple, si direct (“straightforward”), le garde-fou qui nous est proposé ne serait probablement pas utile.  Or, il nous rassure.  Mais reste tout de même la nécessité de se confronter à  ce texte dont la folie rend l’approche difficile :   “Cette terre rend fou”  (Camus, “Le Renégat” 37) ;  “ce jour où la folie m’a pris à la langue”  (“Le Renégat” 50) ;  “Oh! cette chaleur me rend fou”  (“Le Renégat” 53) ;  “Ils étaient fous; ils étaient fous”  (“Le Renégat” 54).

     Au niveau structurel, nous ferons face à une structure particulière (en apparence un récit auto-diégétique à la première personne) ou le titre double annonce lui-même un texte qui se divise en deux.  Une première partie est composée de 21 paragraphes; la deuxième de deux longs paragraphes qui remettent en cause la véracité de la première partie:

Après un blanc (évanouissement? suggéré par une ligne de points de suspension, et le décrochage brutal du temps de l’histoire), le héros revient à lui, pour ébaucher, peut-être, une nouvelle conversion (retour à la religion de l’amour, c’est-à-dire au christianisme:  il est donc doublement “renégat,” à moins que l’épithète de nature ne soit rejetée, non sans ironie, par cette aboutissement?  (Barny  142)

Le tout se conclut sur une phrase énigmatique à la troisième personne (“voix off” pour reprendre Barny) : “Une poignée de sel emplit la bouche de l’esclave bavard.”  Elise Noetinger la commente de la façon suivante:

 

Dans l’ultime étape, si sibylline, de la nouvelle, nous retrouvons le paradigme imaginal du corps qui cherche à se rebeller malgré l’entrave et l’agression: “Une poignée de sel emplit la bouche de l’esclave bavard” (Le Renégat, 1593).  Que cette folle narration soit ou non celle d’une hallucination masochiste proférée à haute voix, la tendance matérielle reste la même:  la bouche est agressée par le sel corrosif dans une tentative de révolte verbale.  (Noetinger 52-53)

Jusqu’à l’arrivée de ce qui semble être un narrateur omniscient, nous suivions les mouvements d’un monologue intérieur, troublé et troublant, certes puisque deux voix semblent ici et là se côtoyer.  Mais écoutons-les au fil des cinq premiers paragraphes pour ensuite étudier le texte dans son ensemble.

     In medias res, une parole nous est offerte comme nous le suggère l’ouverture des guillemets qui ne se refermeront pas, d’ailleurs, avec la fin de la nouvelle : “Quelle bouillie, quelle bouillie!  Il faut mettre de l’ordre dans ma tête  (Camus, R 37).[53]  Le binôme syntagmatique  qui forme le titre de la nouvelle nous annonçait cette parole chaotique:  “Le Renégat ou un esprit confus”  (je souligne).  La reconnaissance de l’identité ou de la propriété de cette parole nous est niée au profit d’un dis-cours embrouillé et indistinct.  On apprend rapidement l’origine (“depuis”) ou du moins la cause de cette logorrhée:  un traumatisme:

 

 

Depuis qu’ils m’ont coupé la langue, une autre langue, je ne sais pas, marche, sans arrêt dans mon crâne, quelque chose parle, ou quelqu’un, qui se tait soudain et puis tout recommence ô j’entends trop de choses que je ne dis pourtant pas, quelle bouillie, et si j’ouvre la bouche, c’est comme un bruit de cailloux remués.  (Camus, R 37)

Se dessinent ainsi des oppositions binaires (ils/moi; la langue/une autre langue; parle/se tait; bouillie/ordre; entendre/(ne pas) dire; le statique/le déplacement) qui soulignent l’écart entre le sujet d’énonciation (celui qui parle) et son dis-cours:  “Trop de choses que je ne dis pourtant pas” (Camus, R 37), et pour cause, puisque l’organe qui joue un rôle clé au niveau de l’articulation de la parole a été sectionné.  “D’où une logique plus affective qu’intellectuelle”  (Barny 141) marquant le rapport à la langue-corps ici mutilée et affectant la langue-discours au plus profond d’elle-même.  D’où peu à peu la (con)fusion entre la parole du missionnaire émanant d’une bouche “sans langue” (Camus, R 48) et le discours que la nouvelle nous promet d’être:  “De l’ordre, un ordre, dit la langue, et elle parle d’autre chose en même temps, oui j’ai toujours désiré l’ordre” (37, je souligne).  En effet, il est difficile ici de savoir avec certitude de quel désir il s’agit:  celui du sujet d’énonciation avant le traumatisme? celui du discours né de cette blessure?  Ou “quelque chose [...] ou quelqu’un” d’autre, entre deux? 

“Du moins, une chose est sûre,” un système de substitution s’est mis en place :  “quelque chose […] ou quelqu’un” se déplace:  “[J]’attends le missionnaire qui doit venir me remplacer  (Camus, R 37, je souligne).  Quelqu’un d’autre doit venir pour prendre la place de notre sujet d’énonciation dont la mission, la propagation de la foi catholique, est contrecarrée par cette impossibilité d’articuler le discours religieux que

 

requiert cette mission.  L’hostilité que manifeste notre missionnaire envers son homologue en chemin pour Taghâsa (“Je suis là sur la piste, à une heure de Taghâsa, caché dans un éboulis de rochers, assis sur le vieux fusil”  (Camus, R 37) présage d’un passage de témoin violemment refusé.  Le titre laisse supposer que “le renégat,” qui n’est autre que notre sujet d’énonciation sans nom et “sans langue”  (Camus, R 48), a finalement  renié sa foi à la suite du traumatisme auquel il est fait allusion plus haut et va ainsi au devant de celui qui traverse le désert algérien pour l’empêcher d’annoncer la bonne parole: “Voici l’agneau de Dieu qui ôte le péché du monde!  (“L’Evangile selon Saint Jean” 1:29).  La référence biblique à Saint Jean-Baptiste est ici évidente.  L’intervention de notre protagoniste viserait donc a coupé la langue de celui “qui crie dans le désert”  (1:23).  L’annonce de cette nouvelle blessure discursive (ici, le discours de l’Evangile) fait écho à la structure de toute la nouvelle.  Lucien Dällenbach y aurait souligné ce “fait étrange” du récit spéculaire: “ L’idée bifurquée, l’idée se faisant écho à elle-même, un drame moindre copiant et coudoyant le drame principal, l’action traînant sa lune, une action plus petite que sa pareille; l’unité coupée” (Dällenbach 16). 

Ainsi, la surface du texte qu’on nous donne à lire (l’intrigue) serait-elle en contact avec l’intérieur du texte qu’on nous donne à entendre (le matériau linguistique lui-même soit la langue blessée d’Echo).  La mise en abyme constituerait donc cet “opérateur d’échanges: aux confins du dedans et du dehors, elle constitue[rait], pour une surface à deux dimensions, une manière de passage à la limite”  (Dällenbach 22).  Dans “le Renégat”, c’est, en effet, la blessure (comme topos) jouée au début de l’intrigue qui permet de comprendre la blessure comme condition d’articulation (la production

 

littéraire) de la langue comme discours (la nouvelle).  C’est la nouvelle (événement) que transporte la nouvelle (genre littéraire).  Nous sommes donc bel et bien face à ce que Dällenbach nomme une “mise en abyme transcendentale”:

En raison de son aptitude à révéler ce qui transcende, semble-t-il, le texte à l’intérieur de lui-même et de réfléchir, au principe du récit, ce qui tout à la fois l’origine, le finalise, le fonde, l’unifie et en fixe les conditions a priori de possibilité, cette nouvelle mise en abyme nous a paru devoir figurer à notre répertoire sous le nom de mise en abyme transcendentale. (Dällenbach 131)

Reste à voir si la blessure de notre (premier) missionnaire qui est non seulement le pré-texte à cette exposition de la langue blessée est aussi la condition d’articulation de tout fait linguistique (de façon universelle), soit la condition bifide de la L/langue.

     Reprenons donc le fil de notre monologue intérieur.  Nous sommes inscrits dans l’espace de l’attente.  Nous y sommes installés et le temps semble s’être sclérosé en un présent de plus en plus lourd qui semble faire fondre le futur:  “J’attends . . . j’attendrai, j’attends […]”  (Camus, R 37-38).  Il y aurait-il ici une référence hors texte faisant signe vers l’Algérie communiste à venir ou l’URSS des années 50 ?  Toujours est-il que nous subissons un phénomène de désorientation. Le soleil fait son apparition et le désert algérien va peu à peu devenir le sablier de Dürer marquant le passage inexorable du temps dans son Melencolia (1514):  Le jour se lève sur le désert, il fait encore très froid, tout à l’heure il fera trop chaud, cette terre rend fou et moi, depuis tant d’années que je n’en sais plus le compte  (Camus, R 37, je souligne)  Les points de suspension tels les grains de sable à l’infini de l’immensité désertique marquent l’impossibilité de se remémorer même jusqu’à la première rencontre avec la terre algérienne–comme si le

 

Temps s’était suspendu et qu’il ne restait plus que cette durée à n’en plus finir comme le désert, comme l’arrivée du missionnaire:  “encore un effort! […]  Patiente encore […] il y a si lontemps que je patiente […]”  (Camus, R 37-38).  Ce qui rend cette attente interminable, c’est aussi l’incertitude de l’arrivée ou tout au moins la difficulté à la prévoir:  “Le missionnaire doit arriver ce matin ou ce soir.”  Nous voici plongés dans l’atmosphère beckettienne de En Attendant Godot (1953), quelques degrés centigrades en plus comme le souligne l’allitération exclamative qui ouvre le quatrième paragraphe [“Soleil Sauvage!  (Camus, R 39)],  mais aussi les multiples références au soleil de plomb qui truffent la nouvelle.

     A cette confusion temporelle entre le présent et le futur marquant la perte du temps conventionnel (occidental) (“J’attendrai, j’attends”) et la perte de mémoire immédiate (“ce matin ou ce soir”) vient s’ajouter un trouble de la mémoire à long terme (“depuis tant d’années que je n’en sais plus le compte”).  Cette perte de repères plonge bientôt notre protagoniste anonyme un mode rétrospectif.  En position d’attente face à l’immensité désertique, il se retrouve dans un entre-deux spatio-temporel que sa sensibilité aux changements de températures nous permet de projeter:  “il fait encore froid, tout à l’heure il fera trop chaud.”  Ces repères sensoriels permettent au lecteur tout au long de la nouvelle de suivre et de situer les mouvements de conscience troublée de notre sujet d’énonciation.

     Le second paragraphe, lié au premier par la notion de patience qui évoque la souffrance à laquelle elle est liée étymologiquement (patientia, de patior, je subis), ­­est de nature autobiographique.  Une fois de plus, ce sont les sensations qui reviennent en

 

mémoire au cours de ce cheminement rétrospectif qui nous permettent de connaître l’origine de cette conscience souffrante: 

Quand j’étais chez moi, dans ce haut plateau du Massif Central, mon père grossier, ma mère brute, le vin, la soupe au lard tous les jours, le vin surtout aigre et froid, et le long hiver, la burle glacée, les congères, les fougères dégoûtantes, oh! je voulais partir, les quitter d’un seul coup et commencer enfin à vivre, dans le soleil, avec de l’eau claire.  (Camus, R 38)

Ce stream of consciousness nous livre la dureté du lieu natal et la brutalité des géniteurs faisant écho à la sévérité du climat.  Il est clair que cette vie antérieure à la conversion au catholicisme est associée au froid et que toute évocation de cette période traumatique est suggérée par l’arrivée du froid ou sa sensation dans la nouvelle:  “le froid seul me fait trembler” (Camus, R 38).  La violence de “ce pays protestant” au caractère funeste était à fuir.  La suspension temporelle que nous offre ce mouvement rétrospectif nous permet de nous situer pour un moment entre la France et l’Algérie, sur la Méditerrannée comme zone liminale que le protagoniste a saisi l’opportunité de traverser, s’exilant afin que “la burle,” vent du nord sec et froid du Massif Central hivernal devienne l’harmattan, que “le vin aigre” devienne “l’eau claire,” que “le long hiver” soit oublié “dans le soleil”.  On apprend  plus loin que le substitut familial furent “le curé” et le “séminaire”:

J’ai cru au curé, il me parlait du séminaire, il s’occupait tous les jours de moi, il avait le temps […] Il me parlait d’un avenir et du soleil, le catholicisme c’est le soleil, disait-il, et il me faisait lire, il a fait rentrer le latin dans ma tête

 

 

dure […] Au séminaire, ils étaient tout fiers, une recrue du pays protestant c’était une victoire.  (Camus, R 38, je souligne)

On peut ici clairement sentir la fascination dont fait l’expérience le jeune protestant issu d’un milieu défavorisé.  Après l’alcoolisme et les injures quotidiennes (“tête de vache […] mon père ce porc”), comment ne pas être séduit par l’attention des pères catholiques qui lui offraient les louanges et les discours ensoleillés en latin (autre langue de greffe) dont il avait besoin pour panser sa blessure narcissique:  “Ils m’ont vu arriver comme le soleil d’Austerlitz.”  La victime devenait soudain le victorieux, l’espace d’une parole, le temps d’un discours, du moins l’avait-il “cru” au moment de ce passage d’une foi à l’autre. 

Le décalage critique entre le souvenir et le bilan que le narrateur en fait nous ramène, alors, en Algérie dans son immensité désertique:

Pâlichon le soleil, il est vrai, à cause de l’alcool, ils ont bu le vin aigre et leurs enfants ont des dents cariées, râ râ tuer son père, voilà ce qu’il faudrait, mais pas de danger, au fait, qu’il se lance dans la mission puisqu’il est mort depuis longtemps, le vin acide a fini par lui trouer l’estomac, alors il ne reste qu’à tuer le missionnaire. (Camus, R 38,je souligne)

Avec le recul, le narrateur se rend compte de l’impossibilité atavique de devenir ce soleil qu’il croyait devenir en devenant missionnaire.  D’où la violence qu’il exprime envers son père biologique comme s’il voulait cracher ce “vin aigre” qui lui a gâché la bouche:

 

 

 

 

“ râ râ tuer son père, voilà ce qu’il faudrait.”[54]  Mais une autre voix autre que celle du premier narrateur se mêle soudain à la narration pour nous annoncer l’impossibilité devant laquelle se trouve notre protagoniste de “se lance[r] dans la mission,” puisque son père est “depuis lontemps” décédé.  Difficile de savoir, ici, si l’on parle du père biologique, de Dieu le Père, du Fils de Dieu “depuis longtemps” crucifíé ou de tout autre missionnaire continuant à disséminer la parole divine qu’on lui a transmise.  L’idéologie religieuse est comparée ici à l’alcool, ce qui permet le glissement métonymique entre le père biologique et le père missionnaire.  Difficile, dans cette ivresse discursive, de définir avec précision l’origine de la langue.  Est-elle freudienne, biblique, nietzscheénne, communiste ?  Pris dans une mise en abyme enchâssée, nous sommes étourdis par la similutude des discours et de ses effets sur le protagonisme : alcoolisme ?  intégrisme ? athéisme ?  Nous entendons, ici, plus d’une langue articuler le discours ; d’où l’instabilité textuelle et  les interprétations multiples.  En effet, ne nous attendions-nous pas à entendre un “pas de danger que je me lance dans la mission”?  De quelle voix

 

s’agit-il donc?  Ne serait-ce pas la même voix que la voix insultant plus haut notre protagoniste:  “Patiente encore, sale esclave?” (Camus, R 38) S’agit-il d’un surmoi culpabilisateur?  Il y a en tout cas plurivocité narrative certaine, ce qui rend difficile à dire avec précision à qui incombe la décision de tuer le père, mais, (par glissements métonymiques successifs), un autre père que le géniteur, un autre père de substitution que le curé du Massif Central, un autre père catholique, cependant, partageant la même mission, offrant le même discours religieux que celui dont s’était ennivré avec zèle la nouvelle “recrue” du séminaire.  La figure paternelle alcoolique fut tuée par l’alcool, le père religieux sera tué par le discours religieux que notre protagoniste cherche à cracher avec le plomb dont il a chargé son fusil. 

     Le troisième paragraphe rend la chaîne de substitution plus explicite:

J’ai un compte à régler avec lui et avec ses maîtres, avec mes maîtres qui m’ont trompé, avec la sale Europe, tout le monde m’a trompé.  (Camus, R 38)

“Lui” (le missionaire en route pour Taghâsa) =  les maîtres qui l’ont formé = les maîtres qui ont converti notre protagoniste = Le discours occidental = tout le monde (ceux dont le pouvoir s’inscrit dans un discours hégémonique universel [capitaliste] ou particulier [tribal, communiste]).  La haine qui ronge notre pauvre âme (dés)abusée par tous les discours qu’il a bus (ou qu’on lui a fait boire) se lit dans cette substitution à l’infini.  Or, si la substitution devient possible, cela prouve que les discours monothéistes, monolinguistes, monolithiques, offerts comme absolus et crûs pour la certitude sur laquelle ils prétendent reposer demeurent à jamais ouverts.  Notre converti se sent donc trahi dans sa confiance envers la mission civilisatrice européenne cachant d’autres intérêts plus mercantiles comme nous l’apprenons au paragraphe 18: “[…] ce serait

 

l’aumônier, après on s’occuperait du territoire” (Camus, R 54, je souligne).  L’ombre colonialiste accompagne ce geste charitable.  D’où la double injure qui se profile.  D’une part, en allégorisant l’Europe sous les traits d’une femme facile en la traitant de créature infidèle (“sale Europe”= salope) et, d’autre part, en châtiant le discours de la modernité comme discours corrosif (“sale Europe”= sel (d’) Europe) venu ronger la terre vierge à peine conquise.  Ainsi l’homologue de notre protagoniste, l’aumônier Beffort (le bœuf fort venu remplacer “le mulet intelligent” [Camus, R 39]), est celui qui doit disparaître dans un acte de vengeance contre les pères qui l’ont formé comme ils ont formé notre protagoniste.  Cet attentat vise symboliquement “la sale Europe” et son idéal humaniste que l’Eglise a su mettre en pratique à travers sa fameuse mission:  “La mission, ils n’avaient que ce mot à la bouche, aller aux sauvages et leur dire” la bonté et la grandeur du Sauveur (Camus, R 38-39).  On comprend ainsi que cette bouche ait été meurtrie par ‘les sauvages’ de Taghâsa.  Ils voulaient faire violence à la langue transportant le discours occidental et venue l’importer.  Telle la créature de Victor Frankenstein réalisant son origine (non naturelle) et cherchant vengeance près de son créateur, notre protagoniste réalise qu’il est le produit d’une construction discursive.  Il en veut à “tout le monde” qui l’a empoisonné d’un discours religieux dont il fut le fervent disciple: 

J’ai cru râ râ et je me sentais meilleur […] Je n’avais même compris que cela, une seule idée et mulet intelligent j’allais jusqu’au bout, j’allais au-devant des pénitences, je rognais sur l’ordinaire, enfin je voulais être un exemple, moi aussi, pour qu’on me voie, et qu’en me voyant on rende hommage à ce qui

 

 

m’avait fait meilleur, à travers moi saluez mon Seigneur. (Camus, R 39, je souligne)

Comme dans un état de transe où peu à peu le contrôle du sujet s’éloigne, le contrôle de ces phrases par la ponctuation (parataxe) a tendance à diminuer jusqu’à disparaître:  “à travers moi saluez mon Seigneur.”  Ceci permet un plus grand parallèle entre notre sujet d’énonciation et Jésus et l’impératif de les reconnaître et de les admirer  (“saluez”).  On sent ici le désir narcissique d’imiter jusqu’à la Passion christique afin de devenir aussi grandiose que l’objet adulé:  “Qu’elles me frappent et me crachent au visage, mais leur rire, c’était tout comme, hérissé de dents et de pointes qui me déchiraient, l’offense et la souffrance étaient douce”  (Camus, R 39). Mais on peut aussi suivre une évolution vers la duplicité que force l’enseignement reçu au séminaire: 

Mon directeur ne comprenait pas quand je m’accablais:  “Mais non, il y a du bon en vous!  Du bon! il y avait en moi du vin aigre, voilà tout, et c’était tant mieux, comment devenir meilleur si l’on n’est pas mauvais, je l’avais bien compris dans tout ce qu’ils m’enseignaient.  Je n’avais même compris que cela […]  (Camus, R 39)

     Le quatrième paragraphe nous rend conscients du temps qui passe malgré l’effet de stase que produisaient l’attente et les effets rétrospectifs.  Le soleil se lève sur le désert.  Non pas la métaphore de la lumière divine évoquée au paragraphe précédant mais bien l’astre solaire lui-même qui, au fur et à mesure de son ascension, transforme (“change”) la couleur du désert  jusqu’à “l’éblouissement”  (Camus, R 39).  La nostalgie de l’exilé, exilé du Massif Central et exilé du royaume de Dieu, apparaît à ce moment de

 

changement de luminosité et de température où le rapprochement métonymique entre les dunes désertiques et ses montagnes natales ne devient plus possible.  D’où l’amertume à revivre la perte de cette douceur (“douce. . . molle . . . tendres”) qui de nouveau lui échappe comme l’hypallage le souligne:  l’heure ingrate avant le grand éblouissement”  (je souligne).  Par opposition à cette douceur rêvée ou promise mais, à coup sûr, perdue, retentit le nom de “la ville fermée” et donc fascinante, le nom de “la ville de sel”:  “Taghasâ dont le nom de fer bat dans ma tête depuis tant d’années”  (Camus, R 40). 

Le sel[55] s’oppose sans doute à “l’eau claire” et le fer tend à symboliser l’inflexibilité.  Ce sont ces qualités qui sont associées à cette ville au cœur du désert qui “ont frappé” notre protagoniste dans le récit du “vieux prêtre à demi aveugle,” “sorte de ‘mise en abyme’ de l’histoire principale, en tout cas programmation narrative qui met en place l’enchaînement implacable d’un destin, en même temps qu’elle confirme une vocation missionnaire” (Barny 149).  Très lyrique, ce paragraphe commence comme un poème romantique:  “Soleil sauvage!  il se lève, le désert change, il n’a plus la couleur du cyclamen des montagnes, ô ma montagne, et la neige […].”  Les connotations négatives

 

associées à Taghâsa sont soutenues par un système allitératif jouant sur les premières consonnes des mots sel,[56] fer[57] et Taghâsa.[58]]  La fascination exprimée envers ce peuple, connu pour avoir torturé les missionnaires qui ont transgressé les limites de sa cité “fermée à tous les étrangers,” est grandie par la vanité de notre narrateur : 

[…] Depuis, je rêvais sur son récit, au feu du sel et du ciel, à la maison du fétiche et à ses esclaves, pouvait-on trouver plus barbare, plus excitant, oui là était ma mission, et je devais aller leur montrer mon Seigneur.  (Camus, R 40, je souligne)

Ne reconnaît-on pas, dans le jeu allitératif en /s/ qui met en valeur “sel…ciel…Seigneur”, les foudres de souffre et de feu que Dieu fit pleuvoir sur Sodome et Gommorrhe (Genèse 19 : 23-25)?   Enfin un lieu à la hauteur de la ferveur évangélique de notre zélé converti !  L’allitération en /m/ donne encore de l’ampleur à la mission en la faisant résonner.

Le cinquième paragraphe définit à lui seul la pulsion coloniale comme ce désir d’assujettir l’autre en lui imposant (chez lui, à l’intérieur de ses frontières) un discours

 

tenu pour la vérité éclairante:  le discours de la modernité qui se fonde sur les Lumières de la Raison.  Or, ici le discours de la foi qui se fonde sur la Révélation, métaphorisée ici par la lumière du Christ, se trouve lui-même rationalisé.  Ainsi, les deux discours semblent-ils s’entrecroiser:  “[…] leur montrer chez eux, et jusque dans la maison du fétiche, par l’exemple, que la vérité de mon Seigneur était la plus forte […] j’étais certain de bien raisonner là-dessus” (Camus, R 41).  Rappelons-nous du curé du Massif Central qui parlait “d’un avenir et du soleil”  (Camus, R38).  La notion de progrès est ici inscrite dans la portée eschatologique du discours.  Après en avoir été convaincu, notre protagoniste pousse le zèle à vouloir dé-montrer (soit prouver par l’expérience) la vérité du discours qu’il cherche à imposer (en l’exhibant):  “montrer mon Seigneur . . . montrez chez eux . . . nécessaire à la démonstration . . .”  Le paragraphe s’achève sur la reconnaissance de l’endoctrinement  réussi de cette recrue du pays protestant:  “jamais très sûr de moi autrement, mais mon idée quand je l’ai, je ne la lâche plus, c’est ma force, oui, ma force à moi dont ils avaient tous pitié!  (Camus, R 41).  Ce paragraphe établit un rapport net entre la pulsion coloniale et le refoulement de la blessure narcissique à travers un discours impérialiste:

[…] je subjuguerais ces sauvages, comme un soleil puissant.  Puissant, oui, c’était le mot que, sans cesse, je roulais sur ma langue, je rêvais du pouvoir absolu, celui qui fait mettre genoux à terre, qui force l’adversaire à capituler, le convertit enfin, et plus l’adversaire est aveugle, cruel, sûr de lui, enseveli dans

 

sa conviction, et plus son aveu proclame la royauté de celui qui a provoqué sa défaite.”  (Camus, R. 41)

En changeant de vêtement (discursif), la voix de notre ancien protestant-nouveau catholique a gagné en assurance.  La comparaison (“comme un soleil puissant”) renforce l’amalgame entre le discours (“le mot”) et la langue qui permet de l’ex-primer (“que, sans cesse,  je roulais sur ma langue”).  Notre protagoniste rêve de posséder ce discours hégémonique soutenu par une langue puissante et de l’imposer aux autres tout en savourant “[sa] victoire.”  Le second tour[59] (la conversion) finit d’achever le mécanisme d’appropriation, et ce à travers une certaine mauvaise foi, essentialisant ce qui à la base n’est que construction discursive.  En effet, si les “sauvages” sont convertis par le discours que “je” leur impose, c’est la preuve (le phantasme) que “je” possède cette langue puissante qui les assujettit, c’est la preuve (dénégation) que “je” suis aussi puissant que ce dis-cours qui m’appartient.  L’intégrisme de notre missionaire révèle son phantasme d’appropriation discursive et identitaire (“régner par la seule parole”, “savoir qui j’étais”).  Il avait enfin trouvé une mission à la hauteur de son orgueil (hybris):

Convertir des braves gens égarés, c‘était l’idéal minable de nos prêtres, je les méprisais de tant pouvoir et d’oser si peu, ils n’avaient pas la foi et je l’avais, je voulais être reconnu par les bourreaux eux-mêmes, les jeter à genoux et leur faire dire:  “Seigneur, voici ta victoire” […] (Camus, R 41)

    

 

   Ces cinq premiers paragraphes nous offrent déjà beaucoup d’éléments perturbateurs:  “Cette [lecture linéaire] rend fou”  (Camus, R 37).  Pourquoi?  Parce que nous sommes pris dans un mouvement oscillatoire du point de vue, des repères spatio-temporels, de la température, du discours hégémonique et même du genre littéraire.  Notre nouvelle ressemble, en effet, si étrangement à une tragédie avec ses trois unités de Temps (les dernières 24 heures d’un héros), de Lieu (le désert algérien) et d’Intrigue (les mésaventures d’un missionnaire).  Comme nous le rappelle Elise Noetinger:

Si […] le Renégat n’[a] rien du grand et fort héros cornélien, [il] n’en [est] pas moins aux prises avec une tension éprouvée au plus profond de [sa] chair, une tension qui n’est pas loin de faire écho à celle qui anime le héros tragique.  L’angoisse de mourir, la solitude obsédante force à une action, qui, dans l’imaginaire qui nous intéresse, prend la forme de l’agression réalisée ou subie.  (Noetinger 246)

Il est temps à présent de prendre du recul et de considérer les mécanismes à la fois discursifs et thématiques du texte.  Parcourons, de cette manière, les paragraphes à venir.

     Au paragraphe six, nous oscillons entre la chaleur présente et la fraîcheur du Massif Central.  Le caractère nostalgique du souvenir met en question le tableau familial plus sordide du second paragraphe:  “[…] seul le canon du fusil est frais, frais comme les prés, comme la pluie du soir autrefois, quand la soupe cuisait doucement, ils m’attendaient, mon père et ma mère, qui parfois me souriaient, je les aimais peut-être  (Camus, R 41, je souligne).  Le doute suspend tout à coup  la rêverie (“Mais c’est fini”) et nous permet de saisir dans son ensemble les successives crises mystiques qui ont eu lieu au cours de la nouvelle et qui font aller et venir le protagoniste entre la haine

 

absolue et l’amour absolue:  “[…] mes nouveaux maîtres m’ont donné la leçon, et je sais qu’ils ont raison, il faut régler son compte à l’amour”  (Camus, R 41-42).  La conversion au catholicisme le fait quitter son dur milieu protestant, mais la torture des habitants de Taghâsa le fait se soumettre à un pouvoir qui lui semble plus absolue que celui du bien.  Mais après avoir tué l’aumonier Beffort et après avoir subi le châtiment corporel qui a suivi, le doute de nouveau surgit  au vingt-troisième paragraphe [“Ah! Si je m’étais trompé à nouveau!  (Camus, R 57)] et la nouvelle s’ouvre sur un nouveau discours miséricordieux. 

Il faut peut-être ouvrir une parenthèse afin de revenir sur la similarité entre le bien et le mal.  Comment comprendre que notre “esprit confus” confonde finalement ces deux pôles opposés, si ce n’est en remarquant que chaque discours (celui du missionnaire comme celui du sorcier) repose sur la même violence à l’autre et sur la même mauvaise foi.  Camus revient sur ces deux conditions de la construction idéologique dans un essai de 1946, “Ni victimes ni bourreaux” où nous est offert un parallèle entre les deux idéologies de l’époque :

Le long dialogue des hommes vient de s’arrêter.  Et bien entendu, un homme qu’on ne peut pas persuader est un homme qui fait peur.  C’est ainsi qu’à côté des gens qui ne parlaient pas parce qu’ils le jugeaient inutile s’étalait et s’étale toujours une immense conspiration du silence, acceptée par ceux qui tremblent et qui se donnent de bonnes raisons pour se cacher à eux-mêmes ce tremblement, et suscitée par ceux qui ont intérêt à le faire.   “Vous ne devez pas parler de l’épuration des artistes en Russie, parce que cela profiterait à la

 

réaction.”  “Vous  devez vous taire sur le maintien de Franco par les Anglo-Saxons, parce que cela profiterait au communisme.”  (Camus, “Ni victimes ni bourreaux”  332).

Notre protagoniste en quête d’absolu aura visité, dans son contexte, les deux royaumes et les aura servis sans jamais, pourtant, atteindre cette certitude rassurante qu’on lui avait promise d’un côté comme de l’autre.  La menace rejaillit donc à la fin de son parcours sous la forme du doute.

     Ce qui demeure remarquable dans ce sixième paragraphe, c’est la façon dont le récit de l’exil (du Massif Central à Taghâsa, en passant par Grenoble puis Alger, d’où le protagoniste s’en fuit avec l’argent du séminaire afin de réaliser son phantasme transsaharien) se trouve particulièrement riche en reduplications (“frais, frais”; “comme. . .  comme”; “naïf. . . naïf”; “va. . . va” ; “fort. . . fort”; “abri. . . abri”) et en dérivations (“hurlant. . . brûlant”; “frappé. . . frapper. . . frappé”; “apprendront . . . appris”).  Comment expliquer ce phénomène sans prendre en considération la porte que l’exil ouvre sur d’autres royaumes et la difficile quête identitaire qu’elle représente comme l’image plurielle du miroir nous le suggère:  “mille miroirs hérissés de feu”  (Camus, R 42)?  La réflexion explique ici le phénomène du dédoublement.  Une zone liminale (comme la surface d’un miroir) nous est également indiquée:  “[…] à la frontière de la terre des noirs et du pays blanc, où s’élève la ville de sel”  (Camus, R 42).  La projection de cette traversée rappelle un Jean Marais-Orphée traversant le miroir pour visiter l’Au-delà  (Cocteau, 1950).  C’est un peu comme si une épreuve positive nous était offerte et, puis, en passant de l’autre côté on découvre le négatif (en noir et blanc).  La symétrie du pouvoir aliénant se trouve ainsi illustrée.  Mais, bientôt, “tout s’embrouille” (Camus, R

 

42) ou plutôt tout peut s’inverser dans cet échange qui a lieu entre les deux dis-cours.  Ainsi ne sommes-nous plus au sommet de “la montagne” (paragraphe six) mais bientôt “au creux de cette cuvette pleine de chaleur blanche.” (paragraphe sept).  C’est sur cet échange (transfert) que reposent des tropes (tropos, tour, manière) telles que la métaphore, la métonymie ou la synecdoque qui tiennent du phénomène de substitution.  Dans notre paragraphe, la métaphore la plus remarquable et la plus étendue (puisqu’elle finit par être filée) concerne le désert qui se trouve rapproché de la mer:  “les vagues de sables” et “la mer de cailloux bruns” (Camus, R 42).  La métaphore continue son chemin au paragraphe suivant (septième) où les “écailles éblouissantes”  (Camus, R 42-43) font écho aux “arêtes coupantes”  (Camus, R 42) et évoquent le milieu marin  [“coquillages de gemme” (Camus, R43)] en pleine immensité désertique!

     Camus pousse si bien le jeu de porte(s) et de miroir(s) que le septième paragraphe nous emmène du côté du négatif (en noir et blanc).  La couleur blanche est la couleur qui évoque dans cette description la chaleur infernale: “enfer blanc et brûlant”  (Camus, R 43).  Elle devient bientôt la couleur principale du tableau surréaliste qui se peint devant nos yeux à travers  un glissement métaphorique.  La chaleur blanche du désert est rapprochée de l’immensité “polaire” et ce, malgré la différence de température entre les deux univers.  Ceux-ci sont violemment rapprochés par la froidure nocture du désert:  “sans transition le froid de la nuit les fige”  (Camus, R 43).  Les registres lexicaux du chaud désert et de la froide “banquise” se mêlent aussitôt jusqu’à filer la métaphore en produisant des images à la qualité d’oxymorons:  “habitants nocturnes d’une banquise

 

 

sèche, esquimaux noirs grelottant tout d’un coup dans leurs igloos cubiques  (Camus, R 43, je souligne).

     Le paragraphe huit invoque la pluie divine est fait ainsi le lien avec la merveilleuse image métaphorique des “escargots”  (Camus, R 43) à la fin du paragraphe précédent.  C’est ainsi qu’on progresse de paragraphe en paragraphe comme de porte en porte en important et exportant d’autres registres lexicaux, d’autres figures et d’autres tropes glanés au passage–comme les “traces” de sel sur les “robes sombres” des habitants de Taghâsa  (Camus, R 43).  Ceci nous permet de revenir sur la description de cet “enfer blanc” et de la contester:  “[…] dans ce creux au milieux du désert, où la chaleur du plein jour interdit tout contact entre les êtres”  (Camus, R 43, je souligne).  En effet, au niveau discursif, ce contact a bien lieu comme le prouve le commentaire des métaphores dont nous avons suivi le développement à la trace.  Ce contact a lieu et illustre l’effet de l’ablation de la langue-corps de notre protagoniste sur la langue-discours:  le sel qui envahit jusqu’aux ongles, qu’on remâche amèrement dans le sommeil polaire des nuits, le sel qu’on boit dans l’eau qui vient à l’unique source au creux d’une entaille brillante, laisse parfois sur leurs robes sombres des traces semblables aux traînées des escargots après la pluie”  (Camus, 43, je souligne).  Ce sel corrosif qu’on retrouve à la dernière ligne de la nouvelle, ce sel qu’on ingère (“remâche” et “boit”) représente la matière verbale qui provient et sort d’une bouche blessée (“qui vient à l’unique source au creux d’une entaille brillante”).  C’est de cette bouche que jaillissent les dis-cours dont on peut s’empoisonner, s’ennivrer, s’ils sont trop saturés.  On pense ici à la bave noire aux lèvres de l’immobile Emma Bovary:  “Il fallut soulever un peu la tête, et alors un flot de liquides noirs sortit, comme un vomissement, de sa bouche”  (Flaubert  409).  Elle

 

recracha, finalement, l’encre noire des romans à l’eau de rose qui causèrent sa perte.  C’est un autre exemple littéraire où la langue-corps et la langue-discours sont intimement liées et difficiles à distinguer à travers l’image d’un corps meurtri.  A ceci près que chez Emma, c’était le résultat clinique du poison tandis qu’ici ce serait celui d’un poison plus abstrait, comme l’idéologie (catholique ou communiste).  Ainsi, dans la nouvelle camusienne, le corps du renégat, amputé, ouvert, est forcément en “contact” avec ce qui lui était extérieur avant le traumatisme:

Le corps blessé est un corps sujet à la métamorphose, passé d’un état homogène à une béance qui laisse s’écouler le sang, qui s’ouvre sur l’obscurité d’une bouche sans langue […] Sous le coup de la blessure le monde bascule, devient un univers de la gesticulation et de la pétrification, de la stérilité et de la profusion foisonnante, de la nausée et de l’ascèse.  L’imaginaire de la blessure déploie bien cette perméabilité des contraires, laissant libre court à la démesure ainsi qu’à la plus extême tension et explorant les confins de la violence du choc entre les corps.  (Noetinger 245, je souligne)

     Cette exploration projette une menace et une promesse. C’est ce qui fait dire également à Isabelle Daunais, dans “L’expérience de l’espace dans les nouvelles d’Albert Camus,” que “l’espace des […] récits [camusiens] oscille toujours entre une série de pôles:  ouverture et cloisonement, indétermination et netteté, ombre et lumière, mouvement et immobilité” et que “tout excès transforme l’espace en un lieu d’exil,” que “tout équilibre devient une porte ouverte vers le royaume” (Daunais 48).  La blessure a ouvert la langue de notre protagoniste et la force à sentir son incapacité à être une.  C’est cette impossibilité de cicatrisation, de fermeture, qui angoisse notre protagoniste.   D’où

 

le dédoublement même de l’être transcendental que le soleil symbolise:  “Le catholicisme, c’est le soleil”  (Camus, R 38) ; “ Soleil sauvage”  (Camus, R 39).  D’où la confusion du protagoniste appelant une pluie divine:  “Une seule pluie, Seigneur!  Mais quoi, quel seigneur, ce sont eux les seigneurs!  (Camus, R 44, je souligne).  La chute de la capitale marquant le nom propre fait bientôt surgir le doute et alors le pluriel suit.  Mais notre sujet impressionnable [comme le suggère la force ironique de l’oxymoron “mulet intelligent”  (Camus, R 39)] désire l’absolu.  C’était cet absolu que le discours catholique représentait et qui l’avait séduit.  Or, la possibilité de perdre “sa” langue de missionnaire le force à (re)nier le caratère hégémonique du discours catholique qu’elle portait.  La blessure, au niveau thématique et discursif, le met en contact avec une autre langue qui se dit, elle aussi, unique:

[…] ils disent qu’ils ne sont qu’un seul peuple, que leur dieu est vrai, et qu’il faut obéir.  Ce sont mes seigneurs, ils ignorent la pitié et, comme des seigneurs, ils veulent être seuls, avancer seuls régner seuls, puisque seuls ils ont eu l’audace de bâtir dans le sel et les sables.  (Camus, R 44)

La répétition de l’adjectif “seul” et son écho allitératif en /s/ renforcent l’unicité et l’exclusion de ce discours nationaliste qui repose sur une une cité,  un seul peuple, un vrai dieu, et n’est pas sans faire écho au slogan hitlérien, “Ein Reich, ein Volk, ein Führer” ou encore à la figure de Staline et du régime soviétique.  Le Renégat, en (re)niant sa foi catholique, passe tout simplement d’une langue à une autre.  Il en perd une mais en gagne une autre, tout en (dé)niant le passage permettant la greffe; car cette

 

 

ouverture menace déjà la possibilité de jamais atteindre à une ipséité dis-cursive (“prothèse d’origine” dirait Derrida) qui le rassurerait:

Je ne suis pas mort, une jeune haine s’est mise debout un jour, en même temps que moi, a marché vers la porte du fond, l’a ouverte, l’a fermée derrière moi, je haissais les miens, le fétiche était là, et du fond du trou où je me trouvais, j’ai fait mieux que de prier, j’ai cru en lui et j’ai nié tout ce que j’avais cru jusque-là.  Salut, il était la force et la puissance, on pouvait le détruire, mais non le convertir.  (Camus, R 52, je souligne)

On voit ici le jeu de porte et la rencontre spirituelle.  Cette image projette la promesse que représente la blessure.  La menace a été, en effet, dépassée (“Je ne suis pas mort”) et par la porte de la langue-corps blessée est entrée et a été reçue la langue-discours de la haine.  Malgré sa conversion du protestantisme au catholicisme et sa conversion du catholicisme au fétichisme, notre nouveau converti s’accroche à l’idée fixe qu’il a enfin trouvé une foi définitive, absolue [“le soleil cruel de la vraie foi” (Camus, R 57)], fermée en elle-même et qui n’est donc plus accessible à la greffe:  “on pouvait le détruire, mais non le convertir.”

     Les paragraphes neuf à quatorze font le récit de l’arrivée du protagoniste parmi les habitants de Taghâsa.  Il est, finalement, rapidement isolé du groupe puisqu’il est enfermé dans la maison du fétiche [“un peu plus haute que les autres […] mais sans fenêtre”  (Camus, R 45)].  La fermeture et l’ouverture de la porte de la maison de culte est le leitmotiv qui permet le lien entre ces paragraphes.  Le paragraphe douze en particulier s’attarde sur le rite de passage, sorte de communion à “l’eau noire” ou sacrement d’un nouvel ordre auquel on soumet notre protagoniste:  “[…] on m’a fait

 

boire une eau noire, amère, amère, et aussitôt, ma tête s’est mise à brûler, voilà l’offense, je suis offensé”  (Camus, R 47).  Il est intéressant ici de rappeler l’étymologie latine de ‘offenser’, offendere, qui signifie ‘blesser.’ Ceci nous permet, en passant, de faire référence à la “grammaire symbolique” mentionnée par Elise Noetinger:

Le phénomène de la blessure, relevant de la sphère de l’agir, s’organise en une structure verbale qui articule un scenario minimal, pouvant s’exprimer soit sous la forme syntagmatique:

Sujet +  verbe +  complément d’objet (quelqu’un/quelque chose + blesse + quelqu’un).

Soit sous son doublet passif:

Sujet +  verbe +  complément d’agent (quelqu’un  + est blessé + par quelqu’un ou quelque chose).

Cette combinaison recèle un pouvoir de concentration imaginaire remarquable au sein de ce que nous qualifierons de “grammaire symbolique” […] La violence fait partie intégrante de ce microsénario essentiel, constituant l’énergie nécessaire à sa verbalité.  Elle participe simultanément d’une forme particulière de l’expérience de l’altérité, corrollaire nodal du geste de blesser.  (Noetinger 85-86, je souligne)

La force structurante de l’offense est ici jouée.  En ingérant cette “eau noire” commence une autre ivresse que celle du vin aigre de la famille protestante, une autre ivresse que celle de l’eau claire et bénite des catholiques, une autre ivresse et un autre oubli, presque un désir de dissolution:  “[…] la bouillie commençait déjà dans ma tête […] la mémoire exténuée, oui, j’ai essayé de prier le fétiche, il n’y avait que lui, et même son visage était

 

moins horrible que le reste du monde  (Camus, R 47, je souligne).  On apprend que le protagoniste renie sa foi par angoisse, avant même le traumatisme de l’ablation (que nous revivons au paragraphe seize).  Ainsi la nouvelle langue-discours symbolisée par ‘l’eau noire’ l’a-t-il déjà influencé avant que l’amputation de la langue-corps ne permette l’expulsion du discours symbolisé par ‘l’eau claire.’ C’est un peu comme si la métaphore divine catholique s’était écoulée par la plaie jusqu’à disparaître totalement [“j’ai voulu me lever, je suis retombé, désespéremement heureux de mourir enfin, la mort aussi est fraîche et son ombre n’habite aucun dieu”  (Camus, R 51)], laissant le champ libre à la greffe discursive [“le jour où l’on m’a coupé la langue, j’ai appris à adorer l’âme immortelle de la haine” (Camus, R 50); “j’ai changé alors” (Camus, R 53)].  La blessure a ici presque la force d’une circoncision.  La marque de l’alliance divine, inscription du principe supérieur dans la chair, rappelle l’union éternelle recherchée: “la nuit à laquelle je rêvais, enfermé avec le dieu” (Camus, R 50, je souligne).

 

“Limite à la violence, limite à l’omniscience” (Birnbaum) ou le dis-cours camusien contre les langues terroristes

     Avec le survol des derniers paragraphes, surgit maintenant la double nécessité de revenir sur le mécanisme textuel et de répondre à l’accusation ericksonnienne que notre analyse souhaitait interroger.  Nous espérons avoir démontré qu’un texte qui choisit la conversion (soit le passage d’une conviction à une autre) comme thème, leitmotiv et fonctionnement discursif, suggère plus d’une fois l’ouverture sur l’Autre.  La nouvelle camusienne se joue sur la blessure de la langue du missionnaire.  Ceci permet de présenter le thème de l’aliénation (de alienus, étranger; de alius, autre) de notre sujet

 

d’énonciation (“exilé, “confus”, sans nom et “sans langue”), en quête d’un  royaume.  Au niveau discursif, cela nous empêche d’identifier la voix qui parle.  Le lecteur éprouve ainsi le même doute que le protagoniste:

 “Qui parle, personne, le ciel ne s’entrouve pas, non, non, Dieu ne parle pas au désert, d’où vient cette voix pourtant qui dit: “Si tu consens à mourir pour la haine et la puissance, qui nous pardonnera?”  Est-ce une autre langue en moi ou celui-ci toujours qui ne veut pas mourir, à mes pieds, et qui répète:  “courage, courage, courage”?  (Camus, R 57)

On pourrait dire que les jeux de portes et de miroirs filant la métaphore de la blessure de la L/langue illustrent au mieux les effets de cette blessure sur la langue-corps et la langue-discours du missionnaire.  La langue blessée est ainsi à la fois sujet d’énonciation, topos de la nouvelle et son principe de fonctionnement (soit la condition de son articulation).  C’est dans ce sens que nous nous sommes permis plus haut de parler de “mise en abyme transcendentale”  (Dällenbach 131). 

     Erickson définissait les écrits de Camus sur l’Afrique du Nord comme “une réécriture du Maghreb dans la langue de l’Autre,” c’est-à-dire une (ré)appropriation­—de type sinon colonialiste du moins ethnocentriste—d’un espace culturel autre à travers une “imposition” de ses propres valeurs culturelles occidentales.  Erickson parle, dans ce sens, d’une écriture camusienne d’ “exclusion” et d’ “excision.”  Or, “Le Renégat ou un esprit confus,” qui reste somme toute très peu commenté (voir les remarques préliminaires sur ce chapitre) et qui ne l’a pas été par John D. Erickson, nous montre également les dangers de cette (ré)écriture excessive en mettant en scène non seulement la langue occidentale (transportant les discours de la modernité et de la mission

 

civilisatrice) mais aussi une autre langue (transportant un discours nationaliste et soutenant un autre régime totalitaire où le viol et la censure font loi) qui lui répond de façon tout aussi exclusive, tout aussi dictatoriale, en l’excisant:

[…] à bas l’Europe, la raison, et l’honneur et la croix.  Oui, je devais me convertir à la religion de mes maîtres, oui oui j’étais esclave, mais si moi aussi je suis méchant je ne suis plus esclave, malgré mes pieds entravés et ma bouche muette.”  (Camus, R 52-53, je souligne)

L’image ericksonienne de l’excision  est intéressante car si elle évoque “l’ablation rituelle du clitoris et parfois des petites lèvres”  (“excision” Petit Larousse illustré), elle rejoint donc à la fois la castration qu’illustre la scène traumatique[60] et aussi la bouche blessée que la nouvelle toute entière représente.  Ainsi Camus met-il en scène la violence colonisatrice de tout discours hégémonique (c’est-à-dire de toute langue terroriste, une langue qui dénie sa condition bifide en déniant son incapacité à être unique):

Ce qu’il [Camus] n’accepte à aucun prix, c’est le passage de la résistance au terrorisme, car à ses yeux la fin ne justifie jamais les moyens (au contraire, elle les détermine!) et rien ne peut légitimer l’agression contre les civils.  Si les

 

 

clercs ont trahi, pour lui c’est justement qu’ils ont abandonné la morale au profit du réalisme et du cynisme. (Jean Daniel cité dans Birnbaum)

Afin de nous mettre en garde contre tout système de pensée totalitaire, Camus nous offre un héros héliotrope prêt à se tourner vers le soleil discursif le plus abrutissant pour oublier son angoisse existentielle:

Prisonnier de son royaume […], je m’en fis librement le citoyen haineux et torturé, je reniai la longue histoire qu’on m’avait enseignée.  On m’avait trompé, seul le règne de la méchanceté était sans fissures, on m’avait trompé, la vérité est carrée, lourde, dense, elle ne supporte pas la nuance, le bien est une rêverie, un projet sans cesse remis et poursuivi d’un effort exténuant, une limite qu’on n’atteint jamais, son règne est impossible.  Seul le mal peut aller jusqu’à ses limites et régner absolument. (Camus, R 52, je souligne)

C’est par critique de ce discours absolu que l’auteur choisit de ne pas conclure la nouvelle.  Comme nous le rappelle Elise Noetinger:  “Reconnaître la tension signifie que l’on admet l’existence de ce qui est entre les deux termes de la tension.  C’est dans cet interstice que se glisse l’énigme […]”  (Noetinger 247).  C’est dans cet esprit que Camus nous offrait une voie médiane dans “Ni victimes ni bourreaux” :

Après avoir un peu réfléchi à cette question, il me semble que les hommes qui désirent aujourd’hui changer efficacement le monde ont à choisir entre les charniers qui s’annoncent, le rêve impossible d’une histoire tout d’un coup stoppée, et l’acceptation d’une utopie relative qui laisse une chance à la fois à l’action et aux hommes.  Mais, il n’est pas difficile de voir qu’au contraire, cette utopie relative est la seule possible et qu’elle est seule inspirée de l’esprit

 

de réalité. Quelle est la chance fragile qui pourrait nous sauver des charniers […].  (Camus, “Ni victimes Ni bourreaux” 34, je souligne). 

Ainsi, la voix omnisciente de “Le Renégat,” nous livre-t-elle non pas la morale de l’histoire mais nous “donne”  (Camus, R 58) une énigme à résoudre:  “Une poignée de sel emplit la bouche de l’esclave bavard”  (Camus, R 58).  La nouvelle s’achève ainsi comme elle avait commencé avec une langue folle et une absence d’identité.  La stabilité textuelle est attaquée par le corrosif sel verbal et laisse deviner une série incalculable, indéterminable de conversions (de conversio, de convertere, retourner) ou mutations discursives.

L’intelligence du texte camusien réside dans ce “ni ni” final qui nous rappelle l’appel de Camus à “sauver les corps” à tout prix “pour que l’avenir demeure possible” (Camus, “Ni victimes Ni bourreaux” 335).  Or, pour notre propos sur la L/langue blessée, la nouvelle nous aura, d’abord, montré que sans la blessure de la L/langue (c’est-à-dire sa condition bifide), passer d’une porte discursive à une autre serait impossible, mais également que s’inscrire dans un discours “sans fissures” (Camus, R 52) pour éviter le doute, pire encore que de condamner une porte revient véritablement à refuser de voir en face l’ existence de celle-ci.  C’est peut-être pour cette raison que Camus nous tend  “mille miroirs”  (Camus, R 42) tout au long de la nouvelle:  “[…] Et toujours encore des millions d’hommes entre le mal et le bien, déchirés, ô fétiche pourquoi, m’as-tu abandonné?”  (Camus, R 57, je souligne).  Cette parodie du doute du Christ mourant sur sa croix pour sauver les hommes fait écho à d’autres moments du texte où notre

 

 

 

protagoniste parodie la crucifixion[61] ou le paternoster.[62]  Ces parodies nous montrent combien les discours extrémistes se ressemblent dans leur apparât rhétorique, combien ‘le faux’ prophète peut fasciner autant que ‘le vrai,’ combien, donc, il nous faut rester prudents.  “Pétri de culture grecque, Camus est porteur d’un refus indéfectible de l’hybris, de la démesure, de cette évidence illimitée qui engendre un mimétisme dévastateur  (Denis Salas cité dans Birnbaum, je souligne).  L’écrivain ne nous offre donc pas le confort d’une solution. Il nous offre plutôt une réflexion philosophique sous la forme d’une nouvelle (une parole) qui n’est ni bonne ni mauvaise, mais qui parle à

 

chacun d’entre nous d’Europe ou d’Afrique, Juifs, catholiques ou protestants de France ou d’Algérie, Berbères ou Arabes … de notre blessure commune, de notre désir commun de la refouler, de notre volonté d’imposer notre langue aux autres alors que nous ne la possédons pas.


 

 

 

 

Chapitre 3

 

N’appartenir à aucun lieu, aucun temps, aucun amour. L’origine perdue, l’enracinement impossible, la mémoire plongeante, le présent en suspens. L’espace de l’étranger est un train en marche, un avion en vol, la transition même qui exclut l’arrêt. De repères, point. Son temps ? Celui d’une résurrection qui se souvient de la mort et d’avant, mais manque la gloire d’être au-delà : juste l’impression d’un sursis, d’avoir échappé. (Kristeva, Étrangers à nous-mêmes 17-18)

 

 “Un train peut en cacher un autre”:  Nedjma, palimpseste katebien  (1956)

 

 

A la rencontre du texte étoile: genèse et remarques

 

Comment commencer à parcourir une œuvre aussi exigeante que Nedjma sans se préparer à une rencontre qui sorte de l’ordinaire? Ce monument littéraire de 1956 est effectivement déroutant et le demeure encore quelques 40 ans après l’indépendance de l’Algérie.  Notre lecture ne prétend en aucun cas remédier au difficile accès du texte ni même pallier (palliare, couvrir d’un manteau) le sentiment d’une résistance (politique, linguistique, culturelle) intrinsèque de l’œuvre.  Est-ce d’ailleurs le rôle d’un lecteur d’être médecin ou policier?  Selon nous, sa tâche consiste plutôt à écouter et demeurer à l’écoute, ici, d’une voix poétique qui se fait entendre à un moment donné de l’histoire franco-algérienne.  Rappelons-la brièvement à travers la genèse du roman katebien:

Un poème est publié en 1948, dans le Mercure de France, “Nedjma ou le Poème ou le Couteau.”  Kateb, alors reporter à Alger Républicain, va ensuite exercer les métiers les plus divers tout en travaillant à ce roman qui s’intitulera “Nedjma.”  Le manuscrit, refusé par maints éditeurs, sera repris et remanié avant que des extraits n’en paraissent en 1955, dans Esprit, et qu’une sorte de fragment détaché, Le Cadavre encerclé, ne soit présenté sous la forme d’une pièce de théâtre  (Moura, “Un imaginaire romanesque de la rupture” 150).

On voit ici la multiplicité de genres littéraires que Nedjma côtoie voire transcende.  On voit aussi la tension importante qu’elle exprimait déjà à travers son premier titre: “Nedjma ou le Poème ou le Couteau.”  Tripartite, celui-ci met en question l’identité de l’œuvre poétique, mais surtout l’associe à une arme blanche.  On ne peut ignorer la menace que cette analogie profile à l’horizon.  Nous y reviendrons tout au long de ce chapitre.  Il est nécessaire, ici, de mettre en relief la fusion des catégories spatio-temporelles et d’interroger, déjà, la remarque, en préface de l’édition de 1956, quant à “cette confusion des temps [verbaux qui] correspond[rait] à un trait si constant du caractère [arabe]”  (Editeurs in Nedjma 6).  C’est aussi dans une (con)fusion des genres littéraires que Kateb semble affirmer sa voix:

Je suppose que, par exemple, voulant raconter ma vie, j’en fasse un récit linéaire, classique réaliste.  C’est comme ça que j’ai commencé [...] et ça a donné des tronçons; mais je sentais que je n’arrivais pas au cœur de ce que j’avais à dire [...]  Par la suite, c’est vraiment en travaillant et aussi en lisant des écrivains modernes, que je me suis rendu compte que cette façon d’écrire ne pouvait pas servir à dégager ce qu’il y a de propre à mon œuvre; elle ne pouvait pas me faire toucher le fond de ce que j’avais à dire.   (Gontard cité in Moura, “Un imaginaire romanesque de la rupture” 160, je souligne)

On voit ici affirmée la preuve d’un échange culturel et littéraire, soit d’un processus de greffe “au cœur” des idiosyncraties katebiennes.  On sait effectivement, la profonde admiration que l’écrivain algérien vouait à des écrivains tels que Faulkner ou Joyce:

Kateb recherche dans la littérature du monde entier, sans frontières, des personnalités fraternelles, inspiratrices de procédés susceptibles de l’aider à se débrouiller de son propre chaos.  Trois écrivains ont eu pour lui une exceptionnelle importance, parce qu’il s’est raconté avec eux sur des thèmes essentiels, mais aussi parce qu’ils lui ont suggéré des façons de s’exprimer:  il doit à Eschyle le moule de la tragédie, à Faulkner maint procédé de Nedjma, et à Joyce un encouragement à se lancer dans l’entreprise prométhéenne du Polygone étoilé.   (Arnaud, vol.II, 553, je souligne)

Ainsi, la citation de l’auteur lui-même tendrait-elle à démolir l’argument des “Editeurs” qui se fait “Avertissement” au “lecteur européen”:  “Conçu et écrit en français, Nedjma reste une œuvre profondément arabe, et sur laquelle on ne peut porter un jugement valable si on la sépare de la tradition à laquelle, jusque dans ses reniements, elle ne cesse d’appartenir”  (Editeurs in Nedjma 6).  Bien au contraire. La spécificité de l’objet littéraire que signe Kateb, ce qui lui est “propre” justement, c’est peut-être cette capacité à embrasser toutes les données politiques, linguistiques et culturelles—qui forment autant un parcours personnel qu’une destinée nationale.  C’est à travers la création littéraire que l’auteur est amené, en effet, à appréhender et à articuler la question identitaire dans toute sa complexité. 

     Il en est ainsi de la réception de cette œuvre qui, parce que difficile à définir, produit une anxiété certaine chez ses critiques.  Ou bien Nedjma s’est vue, et à tort, assimilée au Nouveau Roman,[63] devenant ainsi  débitrice[64] ou bien elle est demeurée “profondément” exotique (exôtikos, étranger).  La préface à Nedjma est symptomatique de cette attitude orientaliste à renforcer un système d’oppositions binaires.[65]  C’est le caractère tranché de telles interprétations à l’occidentale qu’il faut dénoncer car il rappelle une fois de plus le couteau colonial de l’édition française:

Comme le rappelle Arnaud, la géométrie structurale du roman, jeu de symétries où la critique retrouve les signes précis de la volonté créatrice de Kateb, est, pour une large part, une apparence.  La structure résulte en effet aussi de la réduction d’un manuscrit de quatre cents pages à deux cent cinquante-six, sur la demande de l’éditeur  (Moura, “Un imaginaire romanesque de la rupture” 156, je souligne)

 Notons, en passant, que ce sont les mêmes éditeurs qui se permettent de “voir d’abord le signe d’un génie de la synthèse”  (Editeurs in Nedjma 6) dans la  structure de Nedjma.  Ainsi réduite par les éditeurs français, l’œuvre katebienne est devenue cette ‘création’ francophone qu’il devient alors plus facile d’interpréter.  Pourtant, cette amputation de moitié d’un roman maghrébin de langue française reste à interroger.  Cette blessure formerait-elle la “spécificité” de Nedjma ou de tout autre roman maghrébin d’expression française?  C’est ce que semble argumenter Thérèse Michel-Mansour: “Car si nous avançons que le roman maghrébin détient une spécificité autre que tout autre roman d’expression française, cette spécificité revient sans aucun doute à sa ‘maghrébinité’ et non pas à sa langue d’expression, ni à son genre romanesque” (Michel-Mansour 13). Faudrait-il alors deviner la “maghrébinité” de Nedjma et la sentir hanter la langue française?  Serait-ce cette présence que les éditeurs auraient cherché à supprimer?  Kateb ne déjoue-t-il pas encore une fois cette dialectique?  C’est ce que ce chapitre compte démontrer.  Il nous faut dès lors revenir en arrière et situer la création et le créateur dans leur contexte.

     En effet, le prénom féminin arabe que porte cette œuvre de langue française qui signifie étoile, le contexte colonial de sa création et de sa publication, ainsi que le choix de Yacine Kateb de la signer en apposant son nom de famille (Kateb, nom arabe signifiant:  écrivain) avant son prénom (Yacine), rappelant ainsi la pratique administrative dans les écoles françaises  (Déjeux  209), chacun de ces éléments nous empêche d’ignorer l’aspect engagé de cette œuvre romanesque.  Jean Déjeux, dans son introduction à la Littérature maghrébine de langue française, place en effet les écrits de Kateb au sein d’une “littérature de refus et de contestation, écrite en général en fonction du lecteur européen, non plus pour lui faire plaisir mais pour témoigner et contester” mais également au sein d’une “littérature de combat orientée contre la présence européenne”  (Déjeux 38).   De plus, si Nedjma fut, il est vrai, publié en 1956, “ des passages importants sont déjà publiés en 1953” comme nous le rappelle Jacqueline Arnaud  (vol. II, 671).  Ainsi, composé par fragment entre 1946 et 1955, ce “roman d’avant le 1er novembre 1954”  (Arnaud vol. II, 671), se fait-il, à la fois, roman d’anamnèse et roman de prophétie.  Il évoque, d’une part,  la violence de la répression qui suivit l’insurrection populaire du 8 mai 1945 (moment référentiel d’importance dans le roman) ainsi que l’expérience de l’incarcération par Kateb lui-même et ses personnages; d’autre part, il annonce, également et déjà, le fort courant qui mènera vers l’indépendance du 5 juillet 1962.  Il est donc fascinant, dans un premier temps, de pouvoir lire Nedjma comme prédiction de la guerre d’indépendance.  Toute rebellion contre le colonisateur étant somme toute inévitable—l’Histoire coloniale universelle dont Kateb nous montre les dessous nous le prouve—lors d’une deuxième lecture, ce qui reste plus fascinant encore, c’est bien d’abord la capacité de Kateb à interroger l’identité nationale algérienne avant la guerre d’indépendance.  Or, l’identification de l’ennemi commun n’aurait pas dû encore déclencher la nécessité de mettre en doute une telle identité.  Mais Kateb décida—en suivant sa vision du rôle de l’écrivain “dans les pays en voie de développement”—de “remettre en cause” (Déjeux  202) cette articulation identitaire, et ce, à travers la création d’un mythe.

     Après avoir ouvert quelques portes d’entrées et avant d’emprunter tranquillement l’allée de la critique postcoloniale pour y situer Nedjma, il faut tout de même faire remarquer, déjà, l’impression d’un jeu de mouvement constant, un va-et-vient:  entre un titre arabe et un roman de langue française; entre le nom d’une héroïne et le titre d’une œuvre; entre une signature arabe et un traitement de ce nom par l’école colonisatrice; entre un travail de mémoire et le don d’une prémonition; entre témoignage personnel et roman historique; entre trauma (blessure, en grec) et catharsis puisque se remémorant sa période de captivité, Kateb dira:

C’est alors [. . .], qu’on assume la plénitude tragique de ce qu’on est et qu’on découvre les êtres.  C’est à ce moment-là aussi que j’ai accumulé ma première réserve poétique.  Je me souviens de certaines illuminations que j’ai eues...  Rétrospectivement, ce sont les plus beaux moments de ma vie.  J’ai découvert alors les deux choses qui me sont les plus chères:  la poésie et la révolution.  (Y. Romi, Le Nouvel Observateur, numéro 114, 18 janvier 1967, cité in Déjeux 212)

 

De la problématique postcoloniale

Produire et signer un discours dans la langue de l’autre

     Ne peut être oublié, cependant, que cette (re)mise en cause—dont Kateb fait son cheval de bataille et sa responsabilité—se fait dans la langue du colonisateur et ce choix linguistique tend à la rendre suspecte des deux côtés de la Méditerranée.   Jacqueline Arnaud revient sur ce “malaise” linguistique à travers l’anecdote suivante:

Chaque fois que revient, dans les discussions, la question de la langue, un premier temps se passe en général à opposer le français à l’arabe.  Mes étudiants tunisiens commençaient, inévitablement, lorsque j’abordais mon cours sur la littérature maghrébine de langue française, par déplorer que ces ouvrages fussent écrits en français, dans une langue qui ne pouvait exprimer tout ce qui était senti, pensé en arabe.  Eux-mêmes, il est vrai, étaient des “francisants,” parfois incapables de lire un roman égyptien ou libanais, et même s’ils le pouvaient, ne le faisaient guère:  d’où leur malaise, qu’ils retournaient contre les écrivains de langue française, et plus généralement contre la francophonie, instrument du néo-colonialisme.  (Arnaud vol. I, 48-49, je souligne)

En effet, la suspicion qui entoure le roman algérien de langue française ou, du moins, son ambiguité certaine provient de cet encadrement d’un adjectif de nationalité qui cherche à s’affirmer dans un genre littéraire et une langue issus de la conquête française de 1830.  Par conséquent, pour un écrivain algérien, “parler [français], c’est être à même d’employer une certaine syntaxe, posséder la morphologie de [cette] langue, mais c’est surtout assumer une culture, supporter le poids d’une civilisation” autre que celle dont il est issu et qui par conséquent l’aliène (Fanon 13).[66] 

     C’est pourquoi, une lecture postcoloniale traditionnelle viserait à interprêter Nedjma comme l’écriture de cette aliénation, de cette résistance douloureuse et impossible à la production d’une identité nationale dans “la langue du Maître.”  Rachid tendrait à nous le faire croire, en effet, ou encore l’écrivain public venu entendre de lui l’histoire de Mourad et de son crime:  “C’est assez pour ce soir, dit Rachid en se levant.  Tout cela est une pure malédiction de Dieu ou du vieux brigand...  Je ne puis remonter aux causes”  (Kateb, Nedjma184); “L’écrivain somnolait, son calepin fermé à la main; il venait de barrer l’unique page écrite.  Se taire ou dire l’indicible.  Il somnolait”  (Kateb, Nedjma 189-190).  Or, se laisser tromper par le sens littéral de ces quelques phrases, ne pas voir que cette résistance est feinte, ce serait omettre que le discours colonial n’est pas monolithique.  David Spurr nous le rappelle dans The Rhetoric of Empire  (1993):

[. . .] what we call colonial discourse is neither a monolithic system nor a finite set of texts; it may more accurately be described as the name for a series of colonizing discourses, each adapted to a specific historical situation, yet having in common certain elements with the others.  This series is marked by internal repetition, but not by all-encompassing totality; it is a series that continues, in some forms, through what we call the postcolonial world of today.  (Spurr 2)

Et Frantz Fanon d’enchaîner:  “Mais quand on a rendu compte de cette situation, quand on l’a comprise, on tient que la tâche est terminée...  Comment ne pas réentendre alors, dégringolant les marches de l’Histoire, cette voix:  “Il ne s’agit plus de connaître le monde, mais de le transformer”  (Fanon13).  Ces deux commentaires permettent de penser que l’on puisse donc s’introduire dans le dis-cours magistral, s’y faire transporter, et, par là, le transformer.  Ce type de subversion repose sur la possibilité non seulement de pouvoir traverser la langue française mais également de pouvoir s’y exprimer.  N’est-ce pas ce que Kateb semble affirmer, lorsqu’il déclarait en 1958:  “Le vrai poète [. . .],  même dans un courant progressiste, doit manifester ses désaccords.  S’il ne s’exprime pas réellement, il étouffe.  Telle est sa fonction.  Il fait la révolution à l’intérieur de la révolution politique.  Il est au sein de la perturbation, l’éternel perturbateur”  (Kateb cité in Déjeux 220, je souligne).

     Il faudra d’ailleurs préciser plus avant ce concept de perturbation à la Kateb.   Mais, déjà peut-on sans doute songer au trouble dans lequel nous jette la structure romanesque.  Le roman, en effet, est divisé en six parties:  les parties I, II et V incluent 12 chapitres tandis que les parties III, IV et VI incluent deux fois 12 chapitres sans raison apparente.  En plus de la blessure de certains chapitres, la chronologie de l’intrigue n’est ni linéaire ni circulaire; malgré la répétition de fragments en début et fin de roman, nous ne pouvons utiliser la figure du cercle pour nous référer à Nedjma, car elle impliquerait une clôture du texte que Nedjma n’atteint jamais, que la Langue n’atteint jamais.  “On ne pourra donc suivre ici le déroulement de l’histoire, mais son enroulement”  (“Avertissement” des Editeurs in Nedjma 6) plutôt, et ce, à travers l’interpolation ou la dissémination de témoignages.  Ceux-ci, fragmentés et fragmentaires, nous sont livrés au fil des pérégrinations physiques ou mentales des personnages.  Une quête identitaire obsédante se poursuit (et les poursuit) sans relâche, que celle-ci se produise à l’extérieur (lorsqu’ils sont en route) ou à l’intérieur (lorsqu’ils sont en prison).  Ainsi en est-il de ce roman algérien de langue française qui dans sa structure, comme dans son rythme, file les métaphores de la “perverse”  (Kateb, Nedjma 247) articulation identitaire et des jeux de forces existant au sein d’une telle quête.  Nedjma aurait pu (en) ressortir comme le nom unique, comme la source pure et immaculée d’une nation indivisible.  Mais ce serait oublier autant l’ambiguité de forme et de fond du roman katebien que la réalité linguistique complexe de l’Algérie tout au long de son histoire (officielle comme fictionnelle).  En effet, si la langue arabe devient la langue nationale de l’Algérie indépendante, cette loi ne suffit pas à homogénéiser une nation qui demeure hybride.  Avant et après 1962, la mosaique culturelle de l’Algérie (arabe, berbère, espagnole, juive...)  n’est-elle donc pas un fait démographique à exclure de tout discours à visée nationaliste?  Mais Nedjma, l’étoile, offre-t-elle plusieurs côtés, sa forme polygonale fait ressortir sa condition plurielle.

     Alors, si Nedjma peut nous sembler souffrir (tels ses personnages) de paludisme (tel Rachid) ou de mythomanie (tel Si Mokhtar), il faut nous rappeler, à chacun de nos pas, que Nedjma est objet linguistique avant tout et que si trace de folie il y a, c’est celle de la Langue comme Loi souveraine qui nous gouverne tous de façon universelle (sujets monolingues, bilingues, plurilingues) et non pas uniquement celle du romancier algérien francophone.  C’est sans doute dans cette mise en garde contre un geste ethnocentrique visant à insinuer la condition névrosée du ‘sujet (post)colonial’ (s’exprimant dans une langue autre que ‘la sienne’) et le caractère aliéné de son oeuvre par extension que notre lecture voudrait  s’annoncer.  Il semble, dès lors, nécessaire de positionner notre réflexion sur le texte katebien par rapport à un cadre théorique déjà en place.  Nous nous souvenons tous du modèle général que nous proposait Frederic Jameson dans son célèbre article “Third World Literature in the Era of Multinational Capitalism”  (1986).  Selon cette théorie, notre roman algérien francophone devrait se lire comme “allégorie nationale.”[67] Il faudrait pour cela réduire l'oeuvre katebienne à l'écriture d'un (double) phantasme:  phantasme érotique lié à Nedjma, le personnage féminin, et phantasme généalogique à portée nationaliste allégorisée par le roman Nedjma.  Nous privilégierons plutôt un aspect de l’interprétation de John D. Erickson selon lequel la toile arachnéenne serait subversive de façon plus spécifique parce qu’elle préserverait son altérité intérieure.  Nous relirons cet argument tel qu’il s’énonce dans “Kateb Yacine’s Nedjma:  A Dialogue of Difference”  (1992).  C’est ainsi “Juché[s] sur des épaules de géants”[68] que nous serons prêts à esquisser les gestes d’une nouvelle interprétation se fondant uniquement sur une autre lecture précise du texte—à partir d’un motif qui traverse et peu à peu transforme sous nos yeux l’œuvre katebienne, à savoir l’Express Constantine-Bône.

 

L’interprétation ericksonienne:  l’altérité préservée de Nedjma.

     Dans “Kateb Yacine’s Nedjma:  A Dialogue Of Difference” [ultérieurement “A Dialogue of Difference”], l’argument de John D. Erickson prend la forme d’une remarque, celle d’une omission commise par “Les Editeurs” de la préface de 1957.  Simple observation, tout d’abord —qui témoigne d’un regard attentif— la remarque du critique tend à déstabiliser, en la mettant en question, la vérité du jugement orientaliste, émis avec assurance au fil des rééditions de Nedjma:

So certain of the premises are the Editors, that 35 years later these views still circulate in the pocketbook edition, in the series “Point Roman.”  In fact, the reprinted edition is an exact reproduction, using the original photographic plates, down to a missing accent on the word .  In short, these reprinted premises are an image, a simulacrum.  But while the exact replication carries the weight of certitude in regard to the premises involved, that significant detail, a missing accent, signifies an inadvertent modicum of doubt, for it replaces the precision of the complément circonstanciel or adverb (“where”) with the equivocal play of the conjunction ou (“or”).  (Erickson, “A Dialogue of Difference” 30-31, je souligne)

En effet, tandis que la signature collective de cet “Avertissement” et sa iteration au sein de l’édition française lui conférait une autorité certaine, l’oubli répété d’un accent transforme la vérité de la parole des Editeurs en “ce qui n’a que l’apparence d’être ce qu’il prétend”  (“simulacre” Petit Larousse Illustré), soit une représentation figurée.  Par un glissement qui tient de la synecdoque, Erickson en vient donc à définir  la préface toute entière de simulacre, nous dévoilant ainsi la trame du metadiscours, un dis-cours qui se trahit (‘betrayed itself”)[69] jusque dans le déni de son auto-hétéronomie ou de sa blessure intrinsèque (pour reprendre la terminologie derridienne dans Le Monolinguisme 69-70).  La remarque de Erickson fait resurgir une menace (que l’arrogance de la préface visait à refouler [70]) quant aux “frontières intérieures”[71] françaises face à une “arabité” qui se trouvait, dans la préface de 1957, dialectiquement (op)posée.  L’équivoque offre à Erickson le prétexte d’une relecture de Nedjma en particulier mais également celui d’une prise de position quant à la forme nec plus ultra de subversion du “discours du maître” (Lyotard):

I feel compelled to examine more closely in what way Kateb, a Maghrebian Arab, using the discourse of the Other, manipulates that discourse in Nedjma, turning it to his own uses.  Only then can we understand how radical his own discourse truly is, and in what sense it is “profoundly Arabic.”  (Erickson, “A Dialogue of Difference” 31)

     C’est à cette fin que le critique nous rappelle le dilemme des “écrivains du tiers-monde”  (32)[72] qui pour s’exprimer (“articulate their ideas”) doivent le faire dans la toile logocentrique, le discours de l’Ouest: [...] the Third-World writer at first glance appears restricted to a choice between accepting European linguistic hegemony through complete acquiescence or blindness to the ideological implications of that discourse, or opposing it through radical exteriority (Erickson, “A Dialogue of Difference” 32).

Erickson revient alors sur cette dialectique traditionnelle du texte postcolonial pour nous en faire sortir ou plus exactement pour nous y faire rentrer:

The first choice is untenable, but the latter falls in the trap set up by the magisterial discourse itself, for exteriority becomes “the necessary complement”  (Lyotard 207).  A third choice does exist, a strategy whereby the speaker remains within the boundaries, within its rules, but turns those rules against themselves.  (Erickson, “A Dialogue of Difference” 32, je souligne)

Ainsi s’appuyant sur Lyotard et la possibilité de faire éclater le métadiscours de l’intérieur en remettant en question les conditions de vérité qui le soutiennent, Erickson envisage Nedjma comme l’épigone du texte subversif:  “[...] as the model for a discourse within a discourse—an idiosyncratic discourse and refusal at the very heart of socio-political discourse of power” (Erickson, “A Dialogue of Difference” 32, je souligne).  Ce modèle a été suivi, selon notre critique, par l’écrivain marocain Tahar Ben Jelloun et l’écrivain tunisien Abdelwahab Meddeb.  La suite de l’article s’emploie à analyser le texte algérien et à dévoiler la manière dont fonctionne ce “texte à l’intérieur d’un texte” en s’intéressant particulièrement à la brisure de la temporalité linéaire, au mythe comme moyen de subversion, à la libération de la Différence, à la Nouvelle Généalogie et finalement à un entre-deux entre identité et différence (pour reprendre le titre des sections de l’article).

     Un problème demeure:  l’analyse de Erickson ne s’ingénie-t-elle pas finalement à remplacer le mot “arabe” par le mot “maghrébin”?  Poussons notre réflexion.  “L’Arabe” se voit ainsi, en effet, accepté au sein du discours du maître (place que lui refusaient les éditeurs) mais se trouve décrit (de façon préférentielle) comme la qualité de ce qui peut être enfermé (mis en garde à vue) à l’intérieur de la langue française sans s’y perdre (et sans la perdre).  Cette nouvelle étiquette, plus politiquement correcte, ne masque-t-elle pas la même problématique:  la volonté de maîtriser l’Autre?  Avec la notion foucauldienne d’ “événement pur” avancée par Erickson (“A Dialogue of Difference” 37), nous sommes en effet loin d’un discours (multi)culturaliste.  Or, Nedjma ne s’écrie-t-elle pas entre deux cultures au moins, ne s’écrit-elle pas entre deux langues au moins?  Il nous reste à rentrer de nouveau dans le texte pour s’en persuader et comprendre alors qu’on y traverse les frontières (raciales, culturelles, linguistiques) censées préserver l’idée d’une identité algérienne absolue.

 

L'expérience d'une nouvelle lecture:  accepter le “pacte obscur”

“Un autre chemin ?  (Kateb, Nedjma VI, xii, 255)

     “Couché sur mon lit de papier, je résous une question dont je rends finalement la solution impossible”  (Kateb, Nedjma 81).  Cet indice jeté sur le “Carnet de Mustapha,” dont quelques fragments nous sont offerts ici et là au fil des chapitres, n’aurait-il pas dû  nous mettre la puce à l'oreille?  Ne faudrait-il pas mieux écouter avec attention Nedjma se dire plutôt que de tenter, comme maints critiques occidentaux à la suite des éditeurs, de reconstituer l'intrigue éclatée de cet inquiétant roman algérien qui se joue de ses lecteurs français, qui se joue de leur sens du temps historique et de leur tradition littéraire—et ce, en s'exprimant dans leur langue?  Le jour où Mustapha, Lakhdar, Rachid et Mourad se rendent sur le chantier de M. Ernest, la tension entre le chef d'équipe français et ses manœuvres algériens est exposée de la façon suivante:

Les ouvriers et le contremaître semblent avoir conclu ce pacte obscur, fait de détails multiples et précis, par lesquels ils communiquent constamment, tout en gardant les distances, ainsi que deux camps qui se connaissent depuis longtemps, se permettant parfois une trêve injustifiée, quitte à se prendre en faute à la première occasion.  (Kateb, Nedjma 46)

Est-ce ce même “pacte obscur” qui lie le lecteur français de l'oeuvre katebienne publiée en 1956, en pleine ère coloniale (cent vingt-six ans après l'établissement des Français sur le sol algérien; onze ans après l'insurrection du 8 mai 1945 à Sétif qui fut violemment réprimée; deux ans après le début de la guerre d'indépendance qui ne s'achèvera que huit ans plus tard)?  Probablement.  C'est donc sur ce pacte que nous revenons quarante-huit ans après la première édition de Nedjma et plus de quarante ans après l'indépendance de l'Algérie—afin de rendre hommage à la déroutante toile arachnéenne que Kateb Yacine a su tisser, donnant ainsi naissance au texte étoile de la littérature algérienne de langue française.

     La lecture de Nedjma est une expérience toute particulière qui s'incrit dans l'espace-temps d'une re-lecture qui nous amène à modifier nos habitudes occidentales de lecteurs français.  Relire Nedjma nécessite, en effet, de commencer par la fin du texte, comme si Kateb nous invitait à une lecture de droite à gauche, ou encore comme si nous étions invités à bord d’un train allant de l’est à l’ouest, invitation qui, une fois acceptée, promet de nous offrir le fil d'Ariane pour confronter de nouveau le texte étoilé.  Avant de découvrir progressivement les causes du Big Bang, le lecteur doit patiemment repartir dans ce texte qui a aussi bien la forme d’une étoile à six branches que celle de l’hexagone métropolitain:  “Il est vrai que Nedjma est née d’une française, et plus précisément d’une juive” (Kateb, Nedjma 103). 

     Or au sixième et dernier chapitre  (Kateb, Nedjma 255) du roman, nous relisons (semble-t-il) un fragment de l'incipit  (11).  C'est sur cette apparence de répétition que les éditeurs ont fondé leur hâtif jugement de l'oeuvre katebienne:  “La pensée européenne se meut dans une durée linéaire; la pensée arabe évolue dans une durée circulaire ou chaque détour est un retour, confondant l'avenir et le passé dans l'éternité de l'instant”  (Editeurs in Nedjma 6).  Une telle déclaration marque un manque d'attention non seulement au changement de temps (remarqué par Erickson, “A Dialogue of Difference”  37) qui s'est produit mais également à la nouvelle disposition d'une des phrases du premier extrait qui commence un paragraphe dans le second.  Nous passons, en effet, du présent au passé composé:  “[…] sa silhouette apparaît/est apparue sur le palier; chacun relève/a relevé la tête sans grande émotion”  (Kateb, Nedjma 11; 255).  Mais comment expliquer ce mouvement du texte?  Il reflète sans aucun doute celui des personnages, “les quatre manœuvres récemment embauchés par M. Ernest”  (Kateb, Nedjma 25) qui doivent bientôt quitter (I, ix) à jamais le chantier, situé “aux portes de Bône”  (Kateb, Nedjma 14).  Au niveau de l'intrigue, cette fuite est justifiée par la récente évasion de Lakhdar et la nécessité pour les deux autres manœuvres, Rachid et Mustapha, de quitter le chantier de M. Ernest après le meurtre de l’entrepreneur M. Ricard commis par Mourad.  Mais Kateb nous donne aussi la cause non seulement des modifications de temps verbal entre les deux extraits mais encore celle de la structure fragmentaire de son roman.  En effet, la scène d'adieu entre les trois manœuvres nous offre, à nous lecteurs, un moment  auto-référentiel essentiel:  “[…] l'absence d'itinéraire abolit la notion du temps”  (Kateb, Nedjma I, ix, 34).   Il est vrai qu'à partir de ce chapitre l'intrigue katebienne éclate.  Les trois amis se séparent et les lecteurs “piétinent”  et “s'enfoncent dans la brume”   (Kateb, Nedjma 33).  Nous croyons alors suivre les pas de nos trois personnages dans l'inconnu:

C’est le moment de se séparer.

Ils ne se regardent pas.

Si Mourad était là, ils pourraient prendre les points cardinaux; ils pourraient s'en tenir chacun à une direction précise.

   Mais Mourad n'est pas là.  Ils songent à Mourad.

– Le Barbu m'a donné de l'argent, tranche Lakhdar.  Partageons-le.

– Je vais à Constantine, dit Rachid.

– Allons, dit Lakhdar.  Je t'accompagne jusqu'à Bône.  Et toi, Mustapha?

– Je prends un autre chemin.

Les deux ombres se dissipent sur la route.  (Kateb, Nedjma 34)

Cependant cette interprétation ne tient pas la route puisque les expériences d'autres personnages viennent brouiller plus tard cette piste de lecture.  Il fallait prendre “un autre chemin”  (Kateb, Nedjma VI, xii, 255), au bout duquel on se rend finalement compte que ce que nous avons progressivement suivis ce sont les pas que les quatre jeunes Algériens ont laissés sur les chemins respectifs qu'ils ont empruntés jusqu’à ce qu'ils se retrouvent et se séparent au chantier.  C'est ainsi que l'on peut comprendre que Nedjma se termine sur cette scène de séparation  (Kateb, Nedjma 256) mais également sur un chapitre duodénaire dont le caractère bifide reflète aussi le dédoublement (à la fois spatial et temporel) du texte tout entier qui nous aura présenté des moments à la fois introspectifs et rétrospectifs émanant de la conscience des personnages fugitifs (médersien [Rachid] ou collégiens [Lakhdar et Mustapha] en rupture de ban; déserteur et paludéen en crise proche de la transe [Rachid] émeutiers; chômeurs; manœuvres insoumis [Lakhdar et Mourad]...)

     Ce sont ces possibilités de brouiller les pistes du lecteur, de rendre perméables les rapports binaires et de traverser aussi facilement le seuil saussurien[73] entre concept et image acoustique que Kateb Yacine initie une critique du signe ‘dans la langue du maître’ en s’y insinuant secrètement.  Telle l’araignée, “prisonnière, elle aussi” dans la cellule de Rachid  (Kateb, Nedjma 37).  Car comme nous le rappelle Nedjma dans la villa qui porte aussi son nom:  “[…] Puisqu’ils m’aiment, je les garde dans ma prison […] A la longue, c’est la prisonnière qui décide”  (Kateb, Nedjma 67).  Mais cette instabilité des maillons de la chaîne du discours est à “double tranchant”  (Kateb, Nedjma 14), projetant tout à la fois promesse d’indépendance et risque de trahison.  D’où le motif du couteau ici et tout au long de l’œuvre katebienne.  Motif, il est vrai, ambigu puiqu’il peut aussi bien signifier la défense que l’attaque.  Au premier chapitre, Mourad vendait son couteau moitié prix afin d’acheter du vin pour fêter, avec Rachid et Mustapha, le retour de Lakhdar.  Rachid en reprenait possession au chapitre VIII, le jour du crime de Mourad  (Kateb, Nedjma 31).  Parce que cet objet volé passe de main en main, il devient difficilie de le localiser et donc d’identifier son propriétaire.  D’où la confusion du lecteur au chapitre XI:  Mourad a-t-il tenté de se suicider ou Rachid a-t-il voulu le blesser à mort?  (Kateb, Nedjma 40)  Chacun affirme en être l’authentique détenteur.  Ainsi se trouvent remises en cause la sincérité des deux prisonniers, leur relation amicale et surtout la vraisemblance de l’épisode lui-même.  Comment Rachid et Mourad pourraient-ils se (re)trouver “dans le même bagne”?  Finalement, la première partie de Nedjma s’achève sur la remise en cause de la logique du récit katebien et sur l’impossibilité d’être rassuré dans notre parcours de lecture.

 

Sur de nouvelles pistes de lecture:  valeur(s) et fonction du train

     Si nous nous sommes trompés de piste de lecture, nous ne devons nous en prendre qu'à notre mauvaise oreille.  Après tout Kateb nous avait bien précisé les fondements de notre pacte de lecture; “il est fait de détails multiples et précis”   (Kateb, Nedjma 46) auxquels nous devons êtres sensibles. C’est ainsi que nous porterons, désormais, une attention toute particulière au motif du train—auquel on ne prend pas facilement garde dans ce texte labyrinthique.  La fonction de l’Express Constantine-Bône n’en demeure pas moins essentielle au sein du roman.  En tant que véhicule qui transporte, traverse et peu à peu transforme, ce motif se révèle fondamental au niveau métalittéraire de l’œuvre katebienne, mais déjà peut-on souligner que sa présence garantit la logique narrative.  En effet, c’est parce qu’ils empruntent ce moyen de transport que nos quatre personnages—Rachid, Mourad, Lakhdar et Mustapha—se rencontrent à Bône.  Nedjma y vit avec sa mère adoptive, son époux Kamel et son cousin Mourad:  “Lorsque Rachid et Si Mokhtar arrivèrent ensemble à Bône, [Mourad] étai[t]  lycéen”  (92).  “[Ce dernier] appri[t], un mois plus tard, que Rachid et Si Mokhtar s’étaient trouvés au mariage de Nedjma.  C’était la fille unique de [s]a tante paternelle, Lella Fatma, chez laquelle [il] n’habitai[t] plus depuis qu’[il] avai[t] quitté le lycée...  Chose curieuse [Mourad apprend que Si Mokthar et Rachid se trouvaient au mariage de Nedjma]  (Kateb, Nedjma 94).  “Puis ils disparurent [...]  Vers la même période, [Mourad] avai[t] lié connaissance avec un jeune étudiant exclu qui se nommait Mustapha; ce fut par lui qu[’il] appri[t] le retour de Rachid.  Cette fois-ci, il était seul.  [En effet, Si Mokhtar meurt et est inhumé au Nadhor]”  (Kateb, Nedjma 95).  Lakhdar est arrivé un peu plus tard:  “On évoque à Bône le voyageur “vêtu comme un fou”:  c’est l’expression d’un jeune homme nommé Mourad, s’adressant à ses amis Rachid et Mustapha  (Kateb, Nedjma 71).  Ainsi le passage ci-dessous évoque-t-il les retrouvailles de Lakhdar Boudjène et de Mustapha Gharib qui ne s’étaient pas vus depuis l’insurrection à laquelle ils ont participé à Sétif:

Café de l’avenir.

Lakhdar allait tranquillement vers la table de Mustapha.

— Tu es arrivé par le train...

— Comme toi.  (Kateb, Nedjma 237)

Il est intéressant de souligner, en passant, que parmi nos quatre personnages principaux, seuls Lakhdar et Mustapha ont un nom de famille, ont une identité complète.  Or, paradoxalement Lakhdar a perdu sa “carte d’identité”  (11) et Mustapha attendait, écolier, que son institutrice française lui “donne[] un nom”  (205).  C’est donc au cours du soulèvement de Sétif qu’ils ont (re)gagné ou (re)trouvé cette identité algérienne, et ce en deça de la répression française qui s’en suivit.  Nos deux frères de combat se retrouvent ainsi au symbolique “café de l’avenir,” avenir d’une Algérie indépendante dont ils sont eux-mêmes porteurs.

     Ajoutons que c’est ce même véhicule qui transporte la star du roman: “la fille de la Française” qui voyage en train “de Constantine à Bône, de Bône à Constantine” (Kateb, Nedjma 178).  En effet, Rachid, notre personnage constantinois, ne rencontre pas Nedjma à Bône comme Mustapha et Lakhdar, mais bien avant “dans une clinique où Si Mokhtar avait ses entrées”:   “Elle [Nedjma] vint à Constantine sans que Rachid sût comment”  (Kateb, Nedjma 104).  Nedjma, ne devient-elle pas, dans ce va-et-vient perpétuel, un signifiant auquel il est difficile de donner un sens stable—représentation allégorique tantôt d’une nation, tantôt de l’aimée, Nedjma demeure à jamais ce signe de reconnaissance coupé en deux (sumbolon), soit un symbole énigmatique c’est-à-dire irréductible.  Selon Mustapha, Nedjma peut ainsi prendre la forme d'un sphinx issu des légendes grecques:  “inévitable consomption du zénith; elle se retourne, les jambes repliées le long du mur, et donne la folle impression de dormir sur ses seins…”  (Kateb, Nedjma 67).  En effet, comme on le verra “la femme aux cheveux fauves”  (Kateb, Nedjma 67) se fait protéiforme et reste insaisissable au fil du roman qui porte son nom. 

 

 

Nedjma “comme un palimpseste [qui] boit les signes anciens”  (Kateb, Nedjma 70)

 

     Face à cette entité fuyante dont les pouvoirs de séduction semblent illimités, il paraît plus sage de nous interroger, à la manière de Erickson sur l'économie textuelle permettant ces jeux de substitution ou permutations qui se manifestent à un rythme impressionnant tout au long du monument littéraire francophone.  C'est pourquoi, nous le relirons  “comme un palimpseste [qui] boit les signes anciens”  (Kateb, Nedjma 70), suivant finalement l’allusion textuelle plutôt que tout autre apport critique extérieure.  L'image du palimpseste implique un mouvement d'écriture et de réécriture qui rappelle le double mouvement que désignent le chantier et le train, motifs d’importance dans la trame katebienne.   Ainsi, nous permettrons-nous d’ajouter un motif à l’analyse de Erickson.  Car, le train, motif ambigu, nous semble essentiel à la subversion de l’espace colonial dont effectivement le chantier et la prison forment les deux piliers:

Kateb traces the perimeters of the principles of power of the oppressor.  In chapter One the Western reader becomes aware of two dominant loci by which he can “orient” himself physically and spatially—the chantier or workyard, and the prison.  The chapter opens with the first and closes with the second.  The Algerian’s life in colonial Algeria is closed in, literally and narratively, by hard labor, poverty, repression and imprisonment.  Images of closure haunt the text.  (Erickson, “A Dialogue of Difference” 33)

 Or, “l’espace [comme nous le rappelle Michel-Mansour] définit le rôle et le statut de l’individu dans la société en général et dans la société maghrébine en particulier”  (Mansour 15, note 4).  Il devient donc nécessaire de revisiter l’espace marqué par l’inscription katebienne.  Mais combien de textes ont-ils été écrits sur ce parchemin intemporel, combien grattés au couteau—motif qui traverse tout le roman—pour “tout recommencer”—comme nous le suggère le personnage féminin qui séduit tous les hommes qui croisent sa route (Kateb, Nedjma 67)?  A nous, d’une part, de découvrir les traces de ce palimpseste katebien (Kateb, Nedjma 70) et, d’autre part, de “remonter aux causes” du Big-Bang—à l’événement traumatique donnant lieu à l’écriture fragmentaire (Kateb, Nedjma 184).

En effet, si l’on suit l’image qui nous est offerte à un moment précis du texte où Lakhdar, alors qu’il débarque à la gare de Bône, se transforme en palimpseste sous nos yeux, alors notre lecture trouve son origine:

[. . .] sous les boucles, les sourcils en accents circonflexes ont quelque chose de cabotin; des lignes profondes, parallèles ainsi que des rails intérieurs, absorbés dans un séisme, se dessinent sur le front haut et large, dont la blancheur boit les rides, comme un palimpseste boit les signes anciens; le reste du visage apparaît mal, car le voyageur baisse la tête, emporté par la foule, puis se laisse distancer, bien qu’il n’ait pour tout bagage qu’un cahier d’écolier roulé autour d’un couteau à cran d’arrêt; des observateurs ont déjà vu que le jeune homme, en sautant du wagon, a fait tomber sur le quai ce couteau d’une taille intolérable pour la Loi, a rapidement ramassé l’arme prohibée, puis, dans sa confusion, l’a entourée de son cahier au lieu de le remettre en poche.  (Kateb, Nedjma 70-71, je souligne)

Cette révélation met une fois de plus, le train et le couteau en présence.  L’effet allitératif créé par les occlusives dentales /t/ et vélaires /k/ rapprochent encore les deux motifs.  En effet, le train français a transporté de Constantine à Bône le jeune étudiant algérien qui lui-même transportait une “arme prohibée” en pleine ère coloniale.  La mise en abyme trahit une langue francaise véhiculant un élément subversif, un signifiant capable de lui faire violence à elle, la langue de la maîtresse d’école (“cahier d’école”).  Le geste hâtif de l’étudiant algérien en fuite, sorte de Prométhée délivré, lie à demeure l’écriture et le couteau.  N’est-ce pas avec ce même couteau qu’il a écrit Indépendence de l’Algérie “sur les pupitres [et] sur les portes”  (Kateb, Nedjma 227) de son collège, il y a quelques mois de cela?  D’où l’impression qu’une menace plane, comme le souligne le syntagme qui s’étale sous nos yeux et fait résonner les occlusives qu’il contient:  “ce couteau d’une taille intolérable pour la Loi.”  De plus, les fricatives dentales /s/ qui truffent notre extrait évoquent à la fois les suées de la machine de fer (à peine entrée en gare) mais aussi les chuchotements des “observateurs,” témoins d’un geste qui dérègle (“absorbés dans un séisme. . . apparaît. . .emporté. . .distancer. . .en sautant. . .fait tomber. . .confusion. . .au lieu de. . .”) soudain (“rapidement”) l’ordre colonial.  Ce couteau qui tombe (trois fois désigné en l’espace de quelques lignes) coupe le souffle de la foule qui, “en l’espace de quelques secondes”  (Kateb, Nedjma 19), assiste à une métamorphose.

     Il est vrai que quelque chose se déplace, se transforme, à travers une série de glissements de nature métonymique:  les mèches de cheveux prennent la forme d’une lettre, les sourcils deviennent accents, le front est maintenant page blanche; puisque que le corps se fait discours.  Puis tout-à-coup la façon dont fonctionne le texte nous “apparaît” à travers une comparaison qui explose d’occlusives (cette fois-ci bilabiales /b/ et /p/):  “la blancheur boit les rides, comme un palimpseste boit les signes anciens.”  Lakhdar, le jeune écolier a gagné ses premières rides à Sétif où l’H/histoire (nationale et individuelle) s’est inscrite en lui.  Mais finalement, deux images nous livrent le procédé du palimpseste katebien:  “un cahier d’écolier roulé autour d’un couteau à cran d’arrêt”; “a entourée [l’arme prohibée] de son cahier.”  Lakhdar—Kateb gratte ainsi au couteau les signes appris à l’école française.  Une page (qui semble) virginale va en naître, prête à recevoir l’inscription de signes nouveaux—donnant naissance à un roman algérien de langue française.

Relire Nedjma en gardant à l'esprit cette image katebienne permet au lecteur d'entrevoir progressivement—les fragments d'une histoire coloniale vécue de façon particulière et collective:

[…] Abd el-Kader (seule ombre qui pût couvrir pareille étendue, homme de plume et d’épée, seul chef capable d’unifier les tribus pour s’élever au stade de la nation, si les Français n’étaient venus briser net son effort d’abord dirigé contre les Turcs; mais la conquête était un mal nécessaire, une greffe douloureuse apportant une promesse de progrès à l’arbre de la nation entâmé par la hache:  comme les Turcs, les Romains et les Arabes, les Français ne pouvaient que s’enraciner, otages de la patrie en gestation dont ils se disputaient les faveurs).  (Kateb, Nedjma 102, je souligne)

De nouveau l’écriture (“la plume”) et l’arme blanche (“l’épée”) se trouvent ici associées.  Ici encore l’axe vertical (“l’arbre de la nation”) est amputé par un objet coupant, “la hache” coloniale et rappelle l’échec de l’émir arabe à bouter les Français hors de l’Algérie ottomane.  Néanmoins, de cette ouverture naît “une promesse de progrès.”  Les racines s’étalent sous le sol et l’arbre gagne—inexorablement—des branches au fil des conquêtes.  On change de conquérants, mais la patrie en (trans)formation s’en nourrit et en profite.  Kateb a donc trouvé le moyen de transcender la situation particulière de son pays.  En prenant ce recul sur l’histoire de son pays, l’écrivain algérien fait appararaître devant nous ‘la réalité’ d’une histoire magistrale qui nous est cachée car lorsque l’on se trouve à l’intérieur, lorsqu’on en fait partie intégrante, lorsque nous en devenons ses “otages” (Kateb, Nedjma 102), on ne peut en discerner les failles.  Kateb s’est ainsi emparé du couteau colonial et nous offre une coupe quasi-histologique du dis-cours d’où “surgissent”  (Kateb, Nedjma 19) des fragments d’histoires.  Son texte s’affirme, pour reprendre ses termes, en tant que “tronçons”  (Gontard cité in Moura, “Un imaginaire romanesque de la rupture” 160) d’une Histoire coloniale universelle.  C’est en nous rappelant la façon dont cette H/histoire se fait, s’écrit, se perpétue que le geste katebien est subversif.  Non pas en s’enfermant à l’intérieur du texte mais justement en soulignant l’impossibilité de s’enfermer à l’intérieur de frontières solides.  Les frontières (chez Kateb aussi) sont perméables; c’est ce que les analyses textuelles à venir viseront à démontrer.

 

Une lecture “à double tranchant” (Kateb, Nedjma 14)

      Or, en regardant uniquement le train qui vient de la métropole tel que Lakhdar dans la citation suivante, on risque fort bien de ne pas entendre arriver celui qui arrive dans l'autre sens, celui que représente Nedjma:

“… Le 8 mai a montré que la gentillesse de ce marin peut faire place à la cruauté; ça commence toujours par la condescendance...  Que fait-il dans un train algérien, ce marin, avec son accent marseillais?  Evidemment le train est fourni par la France...  Ah! si nous avions nos propres trains...  D'abord les paysans seraient à l'aise.  Ils n'auraient pas besoin de se trémousser à chaque station, de crainte d'être arrivés.  Ils sauraient lire.  Et en arabe encore!  Moi aussi j'aurais à me rééduquer dans notre langue.  Je serais le camarade de grand-père…  (Kateb, Nedjma 63)

La mise en abyme est ici déclarée et traduit le dilemme d'un romancier maghrébin empruntant à regret un véhicule linguistique qui ne lui appartient pas, puisqu'il est arabe, mais qu'il ne peut qu'utiliser puisqu'il ne maîtrise pas “sa langue maternelle.  Cependant, rappelons-nous Frantz Fanon déclarer, en 1952, dans Peaux noires, masques blancs:  “La situation n’étant pas à sens unique, l’exposé doit [donc] s’en ressentir”  (Fanon 13).   N’est-ce pas précisément ce que Rachid nous démontre lorsqu’il conte à Mourad l’arrivée de la mère de Nedjma lors de la conquête française? 

Les héritiers des preux se vengeaient dans les bras des demi-mondaines; ce furent des agapes, des fredaines de vaincus, des tables de jeu et des passages en première classe à destination de la métropole; l’Orient asservi devenait le clou des cabarets; les femmes de notaires traversaient la mer dans l’autre sens, et se donnaient au fond des jardins à vendre… (Kateb, Nedjma 103, je souligne)

La parataxe met en évidence l’échange culturel inexorablement en marche.  Si la conquête laisse sa marque sur la terre colonisée, la culture colonisée envahit également les phantasmes (des) métropolitains.

       C'est dans ce va-et-vient que Nedjma se dévoile et s’affirme comme palimpseste.  Dévoilement il y a et il a lieu au moment où Lakhdar arrive en gare de Bône et “fait tomber sur le quai ce couteau d’une taille intolérable pour la Loi”  (Kateb, Nedjma 70).  Après ce faux pas en pleine ère coloniale, le lecteur, devenu plus attentif, remarquera que le mouvement du texte nous est donné à travers deux motifs récurrents:  le chantier et l'express Constantine-Bône.  Le premier implique un déplacement vertical, une oscillation entre la construction et la destruction.  Ameziane, le manœuvre berbère, présente le chantier de la façon suivante aux nouveaux arrivés:

Le patron de M. Ernest ne fait que fournir le matériel.  Le contremaître donne les ordres; nous, la main-d'œuvre, on y est pour rien.  Y en a qui sont morts sans être sûrs d'avoir vraiment travaillé à quelque chose; à supposer que le projet soit réel, qui sait si le marché couvert ne se transformera pas en commissariat de police?  (Kateb, Nedjma 46, je souligne)

Comme on peut le voir ce mouvement d'édification projette (dans le temps et dans l'espace de la construction) à la fois une promesse et une menace:  la promesse d'un lieu de négoce et donc d'échanges; la menace de voir ressurgir finalement un tout autre lieu, celui de l'oppression coloniale.  De son côté, le second motif implique un déplacement horizontal.  Ce moyen de transport français permet une plus grande autonomie aux personnages algériens mais du même coup les personnes déplacées  (Kateb, Nedjma 92) deviennent difficilement maîtrisables tels des signifiants fuyants qui déstabiliseraient une structure textuelle du fait de leur caractère duplice (à la fois arabe et français).  On voit donc ici deux plans en oppositions.  Un plan ascensionnel (le chantier ou la prison) qui se voit soudainement arrêté, ébranlé, perforé par une horizontalité en mouvement (le train et le couteau) qui traverse et tranche bientôt le texte que le lecteur à sous les yeux. 

     C’est donc cette déchirure du texte qui révèle (ou trahit) d’autres textes, d’autres histoires sur ce parchemin intemporel.  D'où le motif de la porte entrouverte qui traverse Nedjma.  En effet, demeure manifeste dans l’œuvre l’impossibilité de penser séparément l’incarcération et la libération.  Ces notions circulent toujours en couple à travers un motif dont la duplicité permet le glissement d’une notion à l’autre, indiquant ainsi la possibilité de s’évader de la prison française.  D'où l'incipit du roman: Lakhdar s'est échappé de sa cellule.  Il devient alors difficile de prendre pour argent comptant l'explication jamesonienne suivante:

[…] none of these [third-world] cultures can be conceived as anthropologically independent or autonomous, rather, they are all in various distinct ways locked in a life-and-death struggle with first world cultural imperialism–a cultural struggle that is itself a reflexion of the economic situation of such areas in their penetration by various stages of capital, or as it is sometimes euphemistically termed, of modernization.  (Jameson 68, je souligne)

Ainsi les rapports de forces économiques rejailliraient-ils sur la forme littéraire qui ne serait donc que son miroir.  Une certaine lecture du texte francophone abonde, en effet, dans ce sens; puisque traditionnellement le texte (post)colonial est identifié comme témoignage toujours particulier d’une relation conflictuelle à la langue du colonisateur.  Cependant si on respecte la qualité polyphonique du roman katebien, on ne peut en toute honnêteté privilégier l’interprétation univoque de Nedjma comme l’écriture d’un discours nationaliste algérien.  Lakhdar nous en donne la preuve au chapitre x, où chemin faisant dans le train du colonisateur, l’étudiant “en rupture de ban,” se met à  décrire la machine de fer qui le transporte. 

 

La métamorphose du cheval de fer

     Rattrapons Lakhdar et écoutons-le évoquer la pénétration de l'espace algérien par un signe de la modernité, dont Jameson parlait toute à l'heure, à savoir le train, et plus précisément l'Express Constantine-Bône—le train qui relie aussi l’ancienne Constantine et l’ancienne Bône, soient Cirta et Hyppone, “les deux citées qui dominaient” jadis le royaume berbère:

[. . .] les faiseurs de route et de trains, entrevus de très loin dans la tranquille rapidité du convoi, derrière les moteurs maîtres de la route augmentant leur vitesse d'un poids humain sinistrement abdiqué, à la merci d'une rencontre machinale avec la mort, flèches ronflantes se succédant au flanc du convoi, suggérant l'une après l'autre un horaire de plus en plus serré, rapprochant pour le voyageur du rail l'heure de la ville exigeante et nue qui laisse tout mouvement se briser en elle comme à ses pieds s'amadoue la mer, complique ses nœuds de voies jusqu'au débarcadère, où aboutit parallèlement toute la convergence des rails issus du sud et de l'ouest, et déjà l'express Constantine-Bône a le sursaut du centaure, le sanglot de la sirène, la grâce poussive de la machine à bout d'énergie, rampant et se tordant au genou de la cité toujours fuyante en sa lascivité, tardant à se pâmer, prise aux cheveux et confondue dans l'ascension solaire, pour accueillir de haut ces effusions de locomotives […]   (Kateb, Nedjma 69-70, je souligne)

À travers ce stream of consciousness apparaissent trois moments:  celui du train, celui de la ville et celui de la “rencontre machinale” avec la ville d’arrivée, Bône, où tout “aboutit,” tout converge.   “Les moteurs maîtres de la route”—dont la puissance coloniale est soulignée par l'allitération et dont le sens du contrôle est renforcé par l'oxymoron “tranquille rapidité”— semblent s'imposer dans toute la première partie de ce texte.  Tant et si bien que l'humain se trouve dominé, écrasé par la puissante machine.  Puis le temps du train entrecroise “l'heure de la ville ;” l'économie textuelle se trouve alors “déjà” modifiée:  le “centaure,” être hybride au corps de cheval et au visage d'homme—dont le train ici est rapproché de façon métonymique—gagne alors une qualité féminine puisque son timbre de voix devient celui d'une “sirène” en “sanglot[s].”  Ainsi passons-nous du “sursaut du centaure” au “sanglot de la sirène.”  La récurrence de la consonne spirante /s/ tend à nous faire entendre le sifflet du convoi ferrovière qui pénètre la ville.  Prêtons attention à cette allitération qui en évoquant une certaine réalité référentielle nous fait “déjà” oublier le sensible processus de mutation que subit le signe que l'on croyait stable, le train français, “l'express Constantine-Bône.”  Or, la deuxième partie du texte souligne la féminité de la ville maritime, “exigeante et nue,” qui, parce qu'elle est par essence ouverte, “laisse tout mouvement se briser en elle” en  déposant son genre sur ce qui la traverse sans pour autant réussir à l'abîmer.  Son caractère spongieux (qui tient de l'amadou) empêche également de ressentir le choc des genres trop violemment.  Mais dans la troisième partie du texte, le caractère androgyne du train français qui est entré en ville algérienne s'étale devant nos yeux à travers une métaphore filée de nature érotique.  Il ne reste plus au train (français) qu'à “ramp[er] et se tord[re] au genou de la cité (algérienne).”

 

La blessure trans-linguistique

N’est-ce pas là une des plus belles preuves du rapport ambigu de l’auteur maghrébin à la langue française?  Kateb amadoue ainsi la langue coloniale, la langue de la “maîtresse” d’école de Mustapha, mademoiselle Dubac, et ce, au-delà de toute portée nationaliste comme nous le rappelle Arnaud:  “Lié à son peuple du lien de participation le plus intime, il [Kateb] l’empêche de s’assoupir dans la béatitude des discours nationalistes et lui propose, lui, le fervent de Jugurtha et d’Abdelkader, l’ouverture universelle  (Arnaud, vol. II, 403).   C’est depuis cette blessure trans-linguistique que le romancier algérien de langue française peut trouver le moyen de s’exprimer.  En songeant davantage au rapport suggéré par Lakhdar entre le train français qui traverse l'espace algérien et le roman algérien de langue française, nous pouvons mieux comprendre, il me semble, la valeur de la remarque émise par Mustapha:  “Il faut bien dire que le vocabulaire français comprend 251 mots d'origine arabe […] Nous aussi, nous influençons leur civilisation […]”   (Kateb, Nedjma 80).  C’est ce phénomène que Thérèse Michel-Mansour nomme “adstrat” soit “une langue qui se trouve à côté d’une autre et qui influe sur elle.  Ici c’est l’arabe qui influe sur le français sans que ni l’un ni l’autre ne disparaisse”  (Mansour 16, note 6).  Ces “échanges d’influences” offrent des possibilités de contact et de permutations tout au long de l’œuvre.  C’est ainsi que de provocants glissements métonymiques transforment les tenancières en madones (Kateb, Nedjma 35), les manifestants en fourmis  (Kateb, Nedjma 55), les voiles en cagoules (Kateb, Nedjma 65), les chantiers en décors de théâtre (Kateb, Nedjma 51), que les mariages se transforment en veillées funèbres  (Kateb, Nedjma 28), le hashish en confiture (Kateb, Nedjma 22), la Métrople en Nécropole  (Kateb, Nedjma 55)… pour ne citer que quelques exemples.  Ainsi de l’évasion de Lakhdar  (Kateb, Nedjma 11)  à son refus “de reprendre sa place au chantier”  (Kateb, Nedjma 28), Nedjma se construit aux rythmes des déplacements multiples (de personnages, de valeurs, de signifiants).

Comme le rire amer de Lakhdar le prouve ci-dessous, Kateb se joue de la langue française tout en (y) dénonçant l’ostracisme à la base de toute construction identitaire  En voici un exemple criant:

        De pro…  De quoi?

        De prolétaires, d’ouvriers, quoi!

Mal soulagé, Lakhdar hurla dans l’oreille du militaire.

        Chleuh!  Encore un mot comme bicot!  Bien sûr, nous combattons ensemble les Boches en première ligne, et les Français nous confondent avec l’ennemi.

Il regrettait d’avoir prononcé le mot Boche.  “Il m’a collé sa maladie des races.”

        Y a pas de quoi faire cette tête de turc!

Lakhdar éclata de rire.”  (Kateb, Nedjma 62)

Il est intéressant ici d’apercevoir la troncation de l’expression argotique “(Al)boches” pour Allemands, mais aussi l’expression idiomatique “tête de Turc,” associant de façon arbitraire, donc violente, une nationalité à une figure de bouc émissaire, “personne qui est sans cesse en butte aux critiques, aux railleries”  (“turc” Petit Larousse Illustré), et surtout le glissement entre le nom propre de “tribus berbères du Maroc”  (“Boche” Petit Larousse Illustré) et le terme désignant péjorativement les Allemands.  D’où la confusion possible à laquelle Lakhdar fait allusion: “Bien sûr, nous [les nord-Africains des protectotats ou départements français] combattons ensemble les Boches en première ligne, et les Français nous confondent avec l’ennemi.”  A travers la prolifération des injures [“maladie des races”  (Kateb, Nedjma 62); “être contaminés par ceux-d’ici”  (Kateb, Nedjma 63)] nous est (dé)montré combien la langue peut devenir intolérante voire intolérable et qu’il faut donc la surveiller dans sa tendance à définir, à emprisonner, l’Autre dans les catégories qu’elle crée pour se rassurer croyant ainsi assurer son caractère hégémonique.  Lakhdar découvre aussi un autre discours raciste pour les prolétaires (proletarius, de proles, race, lignée) et prend peu à peu conscience qu’une “maladie” linguistique peut être aussi contagieuse que la peste.  C’est son caractère insidieux qui nous est ici dévoilé.  Or, cette “maladie” qui habite un Hitler, un Staline, un Si Mokhtar, tout colonialiste, autant que ce militaire du Nord de la France, habite avant tout leurs langues.  Chacune d’entre elles (allemande, russe, arabe, française) articule son identité (raciale, linguistique, culturelle, nationale) de façon compulsive.[74]  Bien que dans des accents différents, les mêmes symptômes expriment l’aliénation de la L/langue:  une langue folle (dépossédée d’elle-même) comme Loi qui cherche à envahir et posséder d’autres langues pour assurer souveraineté et hégémonie.  Mais Lakhdar—Kateb observe l’ouverture que cette blessure de la L/langue représente et c’est de façon subversive qu’il y entre et qu’il en sort en s’y frayant son chemin d’écriture.

 

Une œuvre inexorablement hybride ou sur les traces du palimpseste

     C’est la position entre les langues (maternelle et coloniale) qui permet à Kateb d’opérer à l’extérieur et à l’intérieur de la langue française dans laquelle il s’exprime, réalisant ainsi le rêve de Mustapha:

Moi je suis un Arabe.  Mon père est instruit.  Il a une canne.  Ma mère s’appelle Ouarda.  Rose en français.  Elle sort pas.  Elle lit pas.  Elle a des souliers en bois.  Rose.  France.  Y a les paroles qui changent.  Et les habits.  Et les maisons.  Et les places dans l’autocar.  Quand je serai grand, je monterai devant.  Avec la maîtresse.  (Kateb, Nedjma 205, je souligne)

On notera ici une autre métaphore de la langue avec un autre moyen de transport, cette fois-ci, mais toujours lié à la langue de la maîtresse d’école.  C’est en cela que nous prenons la liberté de penser que Kateb va plus loin que ne le décrit Erickson:

That circularity of thought mentioned by the Seuil Editors, in which detour becomes return, which freezes time in “the eternity of the instant,” is precisely not characteristic of Kateb disourse, which through its difference, preserves its Otherness within.  (Erickson, “A Dialogue of Difference” 43, je souligne)

Or, Kateb traverse les frontières.  En effet, si Nedjma doit être lue comme allégorie, alors ce serait l’allégorie de la L/langue blessée qui par son pouvoir de s’altérer, de se diviser, nous rend tous (sujets monolingues, bilingues, plurilingues) égaux devant sa Loi.  Ainsi tout écrivain “d’expression française”—que celui-ci soit du “centre” (français) ou “de la marge” (francophone)—n’en resterait-il pas moins (pas plus) sujet de l’idiome dans lequel il tente de s’exprimer:  la langue française.  Le processus de l’expression de soi à travers la L/langue demeure donc un défi constant, et ce, des deux côtés de la Méditerranée.  C’est l’ouverture de la langue (sa blessure) qui promet (autant qu’elle la menace) la greffe identitaire, la griffe, la signature d’un Derrida, d’un Camus ou d’un Kateb.  Aucun d’entre eux ne possède plus ou moins que l’autre la L/langue bifide qu’il travaille.

     L’étude de Nedjma en tant qu’exemple littéraire du concept de langue blessée ou “entr’ouverte”  (Kateb, Nedjma 20) ne peut que réfuter l’hypothèse d’un événement discursif pur:

The freeing of the event from historical succession as well as from representation, which for the colonialist reflects that very historical succession he uses to rationalize his domination, results in a type of ‘pure event.’  This conceptualization of an event as non referential, as non-reducible to a unified consciousness or a historical progression, has important implications […] Difference in that case would cease being complemental and constitutive of a more general concept of order, and would become a pure event.  Repetition would cease being succession of the identical and become displaced difference.  (Erickson, “A Dialogue of Difference”  37, je souligne)

Le concept de greffe (graphium, poinçon) est à l’opposé du concept de pureté qui signifierait refus de contact, refus du corps étranger et/ou rejet du greffon.  Il faut donc raisonner à partir du concept d’hybridité–qui peut expliquer la première ligne du roman algérien de langue française:  “Lakdhar s’est échappé de sa cellule.”  Comment expliquer une telle évasion sans possibilité de médiation à travers la langue française?  C’est cette blessure de la langue qui permet de transcender des oppositions binaires telles que présent/passé, près/loin, veille/sommeil, réalité/mythe, incarcération/libération, français/arabe, Suzy/Mourad.  C’est cette négotiation ou greffe qui permet de passer (l’espace d’un charme) de l’autre côté d’une “réalité” violente, “cauchemar,” dont Suzy semble prisonnière  (Kateb, Nedjma 19) comme nous le décrit Mourad, découragé face à la vision monoculaire de la fille du chef de chantier, une fois “le charme. . .passé”  (Kateb, Nedjma 19): 

“[…]jusqu’à ce qu’elle se réveille, somnanbule tombée de haut, avec toutes ses superstitions, quitte à mourir sans avoir reconnu qu’il y a un monde, ni le sien, ni le mien, ni même le nôtre, mais simplement le monde qui n’en est pas à sa première femme, à son premier homme, et qui ne garde pas longtemps nos faibles traces, nos pâles souvenir, un point c’est tout.”  (Kateb, Nedjma 19-20)

On ne peut ici manquer le clin d’œil au Ulysses (1922) de James Joyce, lorsque Stephen Dedalus déclare:  “History [...] is a nightmare from which I am trying to wake up”  (Joyce 377).  Le réveil a lieu lorsque se trouve révéler le simulacre métahistorique (pour reprendre ici l’analyse de Erickson). 

     La meilleure illustration de cette méthode à la griffe katebienne serait sans doute le dernier chapitre de la première partie de Nedjma où nous retrouvons Mourad qui—pour avoir tué l’entrepreneur M. Ricard, le soir de ses noces avec Suzy—doit purger au bagne de Lambèse [Tazoult] une peine de vingt ans.  Ecoutons sa complainte, qui n’est pas sans rappeler quelque peu celle de Rutebeuf non seulement dans la disposition et la structure poétiques du texte mais surtout dans le topos de l’infidélité des amis en fin de passage.  Il y aurait-il parodie?  Nous y reviendrons en fin d’analyse:

   Mère le mur est haut! 

   Me voilà dans une ville en ruine ce printemps.

   Me voilà dans les murs de Lambèse, mais les Romains sont remplacés par les Corses; tous Corses, tous gardiens de prison, et nous prenons la succession des esclaves, dans le même bagne, près de la fosse aux lions, et les fils des Romains patrouillent l’arme à la bretelle; le mauvais sort nous attendait en marge des ruines, le pénitencier qui faisait l’orgueil de Napoléon III, et les Corses patrouillent l’arme à la bretelle, en parfait équilibre sur le mur, et le soleil ne luit pour nous qu’à la visière des gardes, sur les canons de leurs fusils, jusqu’à la fin des vingt ans de peine...

[...]

   Il faut être enchaîné pour dévisager son rival.  Je sais maintenant qui est Rachid.  L’ami qui me rejoint au bagne, pour me blesser avec mon propre couteau, Rachid qui fut mon ami celui de mon frère, et devint aussitôt notre adversaire sans cesser d’occuper ma chambre, lui qui nous suivit Lakdhar et moi, au chantier...  (Kateb, Nedjma 41-42, je souligne)

A un premier niveau d’analyse, nous suivons également les pas de Erickson (“A Dialogue of Difference” 35) en soulignant l’établissement par Kateb du “discours magistral de la servitude” à travers la représentation d’une continuité historique où les catégories “oppresseurs” et “opprimés” semblent atemporelles, comme figées dans leur signification essentielle.  Le système de répétition (de mots, de sons, de constructions à travers les procédés d’anaphore, d’allitération, de paronomase, de dérivation ou polyptote) permet en effet de créer l’effet d’une chaîne et d’un enchaînement historique.  Les glissements du particulier à l’universel (“le mur/les murs”; “les Corses/tous Corses”) transforment le bagne de Lambèse en “symbole de la répression à travers les âges”  (Arnaud  vol. II, 506) tout en renforçant le sentiment d’un processus inexorable qui broie l’individu pour l’assujettir à une catégorie, celle du bourreau ou de la victime, celle du colon ou du colonisé.  Ici, le “nous” n’a pas de visage, il n’existe que par opposition aux maîtres du temps.  Et pourtant, la dialectique est encore une fois déjouée par Kateb, à travers le jeu de substitution lui-même.  Car, si “les Romains sont remplacés par les Corses,” c’est qu’il y a événement, donc possibilité de passer d’une catégorie dis-cursive à l’autre.  Les “ruines” romaines témoignent d’ailleurs d’un pouvoir révolu.  D’autre part, choisir “les Corses” pour représenter les oppresseurs contemporains (les Français) est à souligner.  En effet, la Corse devient, non sans tensions, française à la fin du XVIIIème siècle:  “Elle est proclamée partie intégrante de la France” en 1789! (je souligne).  En 1982, “dans le cadre de loi sur  la décentralisatrion, un nouveau statut érige la Corse en Région.”  En 1991, “l’île devient une collectivité territoriale à statut particulier”  (“Corse” Petit Larousse illustré) et plus récemment nous attendions les résultats du référendum du 6 juillet 2003.  Ainsi selon le moment historique donné, “Les Corses” changent de catégories.  Ils sont aliénés par la France où ils y sont “intégrés” voire “assimilés.” N’est-il pas d’ailleurs meilleur exemple que celui d’un Bonaparte, né à Ajaccio exactement vingt ans avant la “greffe” de la Corse à la France, et qui deviendra Napoléon Ier, l’empereur des Français au début du XIXème siècle (1804-1814 et 1815)?  Mais, c’est une autre figure autoritaire, celle de “Napoléon le petit” (1852-1870), autre briseur de rêve révolutionnaire que Kateb mentionne ici au sein de cette chronologie.

Ainsi, la langue katebienne est-elle plaie béante où se négocie dans la langue française l’inscription d’une généalogie algérienne avec toutes les ambiguités que ce travail de parturition (trans)porte—puisqu’il traverse différentes époques, déréglant ainsi toute notion de souveraineté à demeure:  [...] comme les Turcs, les Romains et les Arabes, les Français ne pouvaient que s’enraciner, otages de la patrie en gestation dont ils se disputaient les faveurs”  (Kateb, Nedjma 102).  Un jeu polyphonique et polysémique déstabilise la position du colonisateur qui se trouve bientôt absorbé par la terre qu’il croyait avoir prise.  Finalement l’ost (du latin hostis, ennemi, troupe armée) devient autant l’hôte (du latin hospes, invité) que l’otage (de l’ancien français hostage, logement).  Tel est pris qui croyait prendre.

 

 

Autres textes et “signes anciens”  (Kateb, Nedjma 70)

La personnification féminine de l'espace algérien est d’ailleurs intéressante ici car elle nous rappelle Nedjma—dont Mourad, Lakhdar, Rachid et Mustapha se disputent les faveurs—mais elle nous rappelle également la mère de Nedjma (la femme d'un notaire marseillais venu s'installer à Bône au cours de la conquête française) qui séduisit à la fois Sidi Ahmed (le père de Mourad et de Lakhdar), mais aussi le père légitime de Kamel et encore le père de Rachid et enfin Si Mokhtar (à qui revient finalement la paternité gardée secrète de Nedjma).  Le caractère spéculaire du roman katebien nous est ainsi dévoilé et c'est ce jeu de miroirs qui nous permet d'entrevoir progressivement l'enchaînement des textes antérieurs et postérieurs à l'invasion française.  Ainsi évoluons-nous, d’une part, entre le texte des pères-“félons” [“qui avaient vendu leurs parts de terre et contribué à la ruine de l’œuvre ancestrale”  (Kateb, Nedjma 19146)] et le texte de la génération suivante, celle de nos quatre personnages:  “Les quatre héros ont une origine:  tous descendants de Keblout, comme l’auteur; Mourad et Lakhdar sont frères, cousins de Rachid et Mustapha à un moindre degré.  L’amitié vient renforcer les liens tribaux”  (Arnaud, vol. II.  696).

L’indice qu’une superposition de textes est à l’œuvre nous est offert par Rachid, et ce par deux fois.  Ainsi à la fin de son voyage, alors qu’il raconte ses souvenirs à un écrivain venu le trouver à la fumerie:

[…] Pas les restes des Romains.  Pas ce genre de ruine où l’âme des multitudes n’a eu que le temps de se morfondre, en gravant leur adieu dans le roc, mais les ruines en filigrane de tous les temps, celle que baigne le sang dans nos  veines, celles que nous portons en secret sans jamais trouver le lieu ni l’instant qui conviendrait pour les voir:  les inestimables décombres du présent…  (Kateb, Nedjma 174, je souligne)

Les paroles de Rachid suggèrent un enchaînement de textes qui évoqueraient respectivement une période de l’histoire algérienne.  Chaque texte évoque une situation coloniale—depuis l’Algérie antique des Berbères influencée par les Phéniciens (fin du IIième millénaire) ou les Carthaginois (VII-IIIième siècle av. J.C.) à la conquête française de 1830 en passant par l’invasion romaine (105 av. J.C.) ou la conquête arabe (681-682).  Ainsi Nedjma peut-elle se lire non seulement comme le récit particulier (“le temps”) de la colonisation française mais encore comme le récit de l’histoire coloniale universelle (“[l’histoire] de tous les temps”).  Au fil des conquêtes, l’espace algérien se trouve marqué par la civilisation de la culture colonisatrice.  Les colonisateurs changent de noms et de visages mais l’histoire coloniale se répète et chaque période historique s’inscrit à jamais sur la terre colonisé sous forme de constructions architecturales:  “en gravant leur adieu dans le roc.”  Bien que le conquérant suivant s’acharne à détruire les manifestations culturelles de celui qui le précède pour en imposer de nouvelles, “les ruines” demeurent, “restes” ineffaçables, comme autant de cicatrices sur l’espace conquis.  Ce sont ces vestiges qui dévoilent les couches du passé et dénonce la puissance hégémonique du présent en déstabilisant sa souveraineté qui ne se fonde que sur les débris d’une civilisation antérieure et qui fait signe déjà vers sa propre chute:  “les inestimables décombres du présent.”  Au cours de son voyage vers La Mecque aux côtés de Si Mokhtar, Rachid voit ainsi apparaître les signes blessés d’une autre époque:

Une brise légère rafraîchissant l’après-midi de septembre, mais le soleil pesait toujours sur la rade apparemment déserte, et la ville au loin se réduisait à des pans de murs bas dans la terre ocre, ardente, toute en relief, cruelle nudité qui ne supportait pas le regard; le soleil rouge était plus proche que la terre; l’embarcation, après avoir franchi les brisants, les récifs de corail environnés d’épaves, toucha au poste de douane, et Rachid, en tournant la tête, découvrit des rangées de voiles chavirant au vent du soir, comme si un autre port, surgi d’un autre temps, s’était évanoui dans le soleil à bout d’espace, et Djeddah n’était plus qu’un désert trahi.  (Kateb, Nedjma 118, je souligne)

Ici encore, il y a déchirure de l’espace (“brise. . .pans de murs. . .brisants. . . épaves. . . “) par le moyen de transport (naval) emprunté (ici) par notre personnage qui semble ainsi victime d’un mirage.

D’autre part, au niveau métalittéraire nous évoluons entre les vestiges tenaces d’une littérature française et le texte fraîchement inscrit au poinçon katebien?  Comme si Kateb se taillait une place parmi les auteurs de langue française, tout à coup “ressurgissent” des morceaux de bravoure connus de tout lecteur passé sur les bancs de l’école française.  L’exemple le plus frappant reste sûrement celui de la Salammbô de Flaubert (1862) qui se trouve évoquée maintes fois par Rachid  (Kateb, Nedjma 176-177).  Encore une fois le rêve oriental qui a inspiré l’auteur français à écrire ce roman historique prend sa source dans le tumultueux passé carthaginois peu après la première guerre punique (241-237 av. J.C.).  Kateb nous le fait remarquer ici.  Plus légèrement, son personnage de “vieux bouffon”   (Kateb, Nedjma 112), Si Mokhtar, nous rappelle en “filigrane”  (Kateb, Nedjma 174), Harpagon et sa célèbre tirade:  “Je vais mourir.  Ma cassette a été volée” (Kateb, Nedjma 122).  Mais L’Avare (1668) de Molière, c’est aussi L’Euclion de L’Aulularia, pièce écrite par le poète comique latin Plaute (254-184 av. J.C.) et Kateb se joue de chacune de ces traditions qu’il fait siennes.  L’altercation de Rachid avec un automobiliste sur “le boulevard de l’Abîme” ne fait-elle pas écho au Clamence camusien en automobiliste irrascible dans La Chute?  Ou serait-ce avec Meursault qu’il y aurait règlement de comptes par œuvres interposées?

Je préfère [la] violence créatrice de Faulkner au moralisme de Camus.  Dans les romans de Camus, il n’y a pas d’Algérien.  Dans Lumière d’août, le héros, Christmas est un nègre.  Pourtant Camus et Faulkner étaient tous deux dans une situation fausse vis-à-vis du pays où ils vivaient.  Mais Faulkner a crié.  Il s’est débattu.  Il a fait vivre le peuple de son pays.  Tel est son génie.  Et sa haine des Noirs n’était pas si loin de l’amour.  Rien de tel chez Camus, et c’est bien dommage […].”  Dans sa manière de se débattre avec les Noirs, Faulkner a créé des personnages beaucoup plus vrais, il n’a pas escamoté le problème, il n’a pas voulu le noyer dans les bons sentiments […][Dans] Lumière d’août [. . .] on voit Faulkner aux prises avec son ombre noire.  (Kateb cité in Arnaud  vol. II, 667-668)

Cette fois-ci “le coup est parti” dans l’autre sens.  Mais ce sont également des traditions ou topoi littéraires que nous découvrons parodiés au fil de Nedjma:  la farce,[75] la pastourelle, la complainte,[76] la geste [kebloutienne  (Kateb, Nedjma 124)], la pièce de théâtre, le journal intime [celui de Mustapha], le poème en prose [ceux de de Lakhdar], le conte de fée,[77] le roman historique, le roman policier,[78] le roman-à-clef,[79] tout autant que le topos de l’enlèvement “médité, d’après les pires traditions romanesques”  (Kateb, Nedjma 84) ou celui de la blessure d’amour dans la plus pure tradition médiévale  (Kateb, Nedjma 146)...

     Cette liste n’est bien sûr pas exhaustive car le roman katebien reste à jamais ouvert.  Chaque nouvelle lecture peut nous faire buter sur d’autres fragments.  Mais cette inter-textualité justifiera peut-être la lecture de l’œuvre katebienne comme palimpseste.  Rappelons-nous l’image du train français abordant la ville algérienne.  Kateb nous montre la négotiation sémiologique en train de se produire.  La force de Nedjma réside dans la vérité de cette négotiation que s’emploient souvent à nier la langue arabe comme la langue française comme le colon comme le colonisé comme les éditeurs français de 1956 comme le critique orientaliste comme le critique postcolonial…   Pourtant, Nedjma illustre parfaitement ce qu’un slogan publicitaire pour la sécurité routière essaya—en France, dans les années 80—de transmettre:  “Un train peut en cacher un autre!”

 

Nedjma: d’un roman nouveau à une théorie littéraire

 

Maintenant que nous avons pris du recul sur l’œuvre et aperçu la façon dont fonctionne le palimpseste katebien, il s’agit de s’en approcher de nouveau afin de “remonter aux causes”  (Kateb, Nedjma 184) de cette “gestation”  (Kateb, Nedjma 102) de l’œuvre d’art?  Quelle est l’origine de cette dissémination sans fin semblable au phénomène de “contagion”  (Kateb, Nedjma 97)?  En ce qui concerne le paludisme de Rachid, on sait que cette maladie parasitaire des régions chaudes est transmise par la femelle de l’anophèle.  Il a probablement dû contracter la maladie lors de son séjour au Nadhor, “entre [sa] maîtresse [virtuelle, Nedjma] et [le] père [de celle-ci]”  (Kateb, Nedjma 143)  La phrase suivante nous pousse à privilégier cette hypothèse:  “J’entendis les insectes se frayer un chemin dans la forêt, et je crus même entendre circuler la sève à la faveur de la nuit”  (Kateb, Nedjma 143, je souligne)  Le glissement métonymique fait facilement songer à Nedjma, “la chimère” bifide (Kateb, Nedjma 117) dont nos quatre personnages sont les cousins amoureux.  Le lien entre le registre de la maladie tropicale et celui de l’obscure généalogie est celui du sang.  Or, du sang, il en coule dans Nedjma  à croire que c’est l’encre dans laquelle Kateb trempe son poinçon pour inscrire sa griffe.

     Mais quelle sorte de sang représente cette encre qu’il semble impossible de faire sécher?  Le sang du “désastre”  (Kateb, Nedjma 102, 176, 183), c’est l’encre de Nedjma.  La blessure est à jamais ouverte, la bouche béante crie la violence répétée de l’Histoire.  D’où les substitutions dans l’enchaînement historique dont nous parlions plus haut.  D’où le retour des traumatismes de génération en génération.  D’où les mutiples figures du dédoublement dans l’œuvre katebienne avec Nedjma, villa et œuvre littéraire, mais aussi Nedjma, protagoniste:  “[…] la réplique de l’insatiable Française, trois fois enlevée, maintenant morte ou folle ou repentie, trois fois enlevée, la fugitive n’a d’autre châtiment que sa fille, car Nedjma n’est pas la fille de Lella Fatma[…]”  (Kateb, Nedjma 103).  Cathy Caruth précise la raison de ces dédoublements dans Unclaimed Experience:  Trauma, Narrative, and History:

Repetition, in other words, is not simply the attempt to grasp that one has almost died but, more fundamentally and enigmatically, the very attempt to claim one’s own survival. If history is to be understood as the history of a trauma, it is a history that is experienced as the endless attempt to assume one’s survival as one’s own. [...]  The origin of the drive is thus precisely the experience of having passed beyond death without knowing it.  And it is in the attempt to master this awakening to life that the drive ultimately defines its historical structure:  failing to return to the moment of its own act of living, the drive departs into the future of human history.  (Caruth 64-65)

N’est-ce pas ce que nous apprend Rachid dans son délire paludéen [“coupé de transes”  (Kateb, Nedjma 96)] recueilli par Mourad:

– Comprends-tu?  Des hommes comme ton père et le mien...  Des hommes dont le sang déborde et menace de nous emporter dans leur existence révolue, ainsi que des esquifs désemparés, tout juste capables de flotter sur les lieux de la noyade, sans pouvoir couler avec leurs occupants:  ce sont des âmes d’ancêtres qui nous occupent, substituant leur drame éternisé à notre juvénile attente, à notre patience d’orphelins ligotés à leur ombre de plus en plus pâle, cette ombre impossible à boire ou à déraciner, —l’ombre des père, des juges, des guides que nous suivons à la trace, en dépit de notre chemin, sans jamais savoir où ils sont, et s’ils ne vont pas brusquement déplacer la lumière, nous prendre par les flancs, ressusciter sans sortir de la terre ni revêtir leurs silhouettes oubliées, ressusciter rien qu’en soufflant sur les cendres chaudes, les vents de sable qui nous imposeront la marche et la soif, jusqu’à l’hécatombe où gît leur vieil échec chargé de gloire, celui qu’il faudra reprendre à notre compte, alors que nous étions faits pour l’inconscience, la légèreté, la vie tout court...  Ce sont nos pères, certes; des oueds mis à sec au profit de moindres ruisseaux, jusqu’à la confluence, la mer où nulle source ne reconnaît son murmure:  l’horreur, la mêlée, le vide—l’océan—et qui d’entre nous n’a vu se brouiller son origine comme un cours d’eau ensablé, n’a fermé l’oreille au galop souterrain des ancêtres, n’a couru et folâtré sur le tombeau de son père.[...]. (Kateb, Nedjma 97, je souligne)

On voit ici comment le rapport au sang et au sol national se trouve traduit par des images fluviales.  A travers l’image du Rhummel, fleuve bifide, l’image du dédoublement est reprise plus loin pour décrire Rachid à la fin de sa course :

De même que le Rhummel trahi dans sa violence de torrent, délivré selon un autre cours que le sien, de même que le Rhummel trahi se jette dans la mer par l’Oued El Kebir, souvenir du fleuve perdu en Espagne, pseudo-Rhummel évadé de son destin et de son lit desséché, de même le père de Rachid, assassiné dans la grotte nuptiale, fut arraché au corps chaud de sa maîtresse, par le rival et le proche parent de Si Mokhtar qui l’épousa en secret, et c’est alors que Nedjma fut conçue, étoile de sang jaillie du meurtre pour empêcher la vengeance, Nedjma qu’aucun époux ne pouvait apprivoiser, Nedjma l’ogresse au sang obscur. [...] [de même] pseudo-Rachid [fut] issu trop tard de la mort paternelle, comme l’Oued El Kebir ne prolongeant que l’ombre et la sécheresse du Rhummel, sans lui restituer sa violence vaincue, non loin de la grotte nuptiale où la Française confondit ses amants. (Kateb, Nedjma 179-80)

 La violente “attaque de paludisme” dont est victime Rachid (Kateb, Nedjma 96) nous révèle finalement une série d’événements funestes, une série de textes:  le massacre des Keblouti en est un, gratté au couteau colonial manié dans un geste de représailles;[80] s’en suit le texte de la conquête française ou du “désastre inespéré”  (Kateb, Nedjma 102) où les fils des “pères tués dans les chevauchées d’Abd el-Kader”  (102) furent achetés par les colons et oublièrent leur ennui autant que leur honte dans la débauche, puis, tout recommence avec l’échec révolutionnaire du 8 mai 1945 et la poursuite de “la fille  de la Française”  (Kateb, Nedjma 178).

     Paradoxalement, la répression du 8 mai n’est pas décrite autant que la violence de la conquête française.  C’est justement ce silence autour des représailles françaises qui en font un événement traumatique.  L’euphémisme, la répétition (série de crimes) et le silence (représenté par les points de suspension) le définissent comme tel: “Tant pis si de mortelles échauffourées...”  (Kateb, Nedjma 30).  Mais le refoulement cesse à un moment précis du texte qui marque le retour à l’événement traumatique.  En effet, nous voyons peu à peu la mémoire du corps s’éveiller chez Lakhdar peu après son altercation avec le chef de chantier.  C’est la vue du sang qui (r)éveille lentement la conscience paralysée[81] de Lakdhar:  “[il] lui ouvre l’arcade sourcillière”  (Kateb, Nedjma 50, je souligne).  Le processus de l’anamnèse une fois déclenché, Lakhdar semble retrouver ses facultés sensorielles:  “Le sang ruisselle sur la cravate jaune, et la brouette de Rachid a piqué du nez, les bras en l’air; le soleil éclaire à présent le chantier ainsi qu’un décor de théâtre surgi de la plus navrante banalité”  (Kateb, Nedjma 51, je souligne).  Ne sommes-nous pas mis ici en présence d’une véritabe révélation épiphanique?  L’acuité visuelle (“sang. . .jaune. . .soleil. . .éclaire. . .”) stimulée (“piqué”) par le sang du colon réveille bientôt les sens de l’odorat (“nez”) et du toucher (“les bras. . .l’air. . .le soleil”) chez l’ancien manifestant.  A cet instant “présent” lui est révélé “le chantier” comme ce lieu de l’oppression coloniale soutenu par des jeux de force.  Cette révélation lui permet de le transformer déjà en “un décor de théâtre surgi de la plus navrante banalité.”  Le verbe “surgir” définit l’opération de l’anamnèse en cours.  Le processus continue alors que Lakhdar sent (de nouveau) les menottes que les gendarmes lui passent aux poignets:

Les gendarmes.

 

Lakhdar les a vus.

Il reste immobile.

Il se laisse passer les menottes.  C’est pas la première fois,” se dit Lakhdar, comme s’il cherchait d’anciennes traces sur son poignet décharné.  (Kateb, Nedjma 51, je souligne)

Au chapitre suivant, le monologue de la conscience qui se fouille continue:  “Ce n’est pas la première fois,” songe Lakhdar, en baissant les menottes vers son genou pour se gratter  (Kateb, Nedjma 52, je souligne).  Lakhdar gratte la cicatrice pour (r)ouvrir la mémoire douloureuse: 

“Ça fait un peu plus d’un an”...  Lakhdar se voit dans la prison, avant même d’y arriver, il est en cellule, avec une impression de déjà vécu; le dernier faisceau de lumière, disparu au soleil couchant, fait sentir son absence sur la route devenue grise, étroite; Lakhdar y retrouve l’atmosphère, perdue dans sa mémoire, de la première arrestation.  “Le printemps était avancé, il y a un peu plus d’un an, mais c’était la même lumière; le jour même, le 8 mai, je suis parti à pied.  Quel besoin de partir?  J’étais d’abord revenu au collège, après la manifestation; les trois cours étaient vides.  Je ne voulais pas le croire; j’avais les oreilles semblables à des tamis, engorgés de détonations; je ne voulais pas le croire.  Je ne croyais pas qu’il s’était passé tant et tant de choses.  (Kateb, Nedjma 52, je souligne)

On découvre finalement que l’altercation avec M. Ernest qui mènera Lakhdar (de nouveau) en prison près de Bône a lieu exactement un an après l’insurrection du 8 mai 1945 à Sétif.  Le souvenir se précise:  “Mais je ne fus arrêté que le lendemain.  Il y a un an.”  Puis au chapitre suivant, c’est une prose poétique—fruit du travail d’anamnèse qui nous ramène aux instants précédents l’insurrection  (Kateb, Nedjma 53-54).  Ce travail  libère intérieurement Lakdhar: “mis par lui-même en liberté provisoire.”  Ainsi a-t-il recouvré sa mémoire au cours du déplacement qui le ramène en prison.  Nedjma en témoigne.

     C’est donc le 8 mai 1945 et la violence des représailles françaises qui se trouvent réitérés au fil de Nedjma.  C’est cet événement qui est à l’origine de la fragmentation du récit:  “Scène de la signification où ce qui s’accomplit est toujours en train d’être”  (Kristeva cité par Ducrot et Todorov  446), le 8 mai 1945 est l’explosion, l’origine du dés-astre, la blessure déjà vécue et toujours à venir.  D’où cette figure de l’éclat et de l’éclatement dans l’oeuvre katebienne.  Elle ne peut être niée.  On la retrouve au niveau de la structure duodécimale du roman comme au niveau de l’intrigue (la tension entre les personnages, le meurtre, l’exogamie...), le titre lui-même qui rappelle nedjma ou l’étoile, soit l’idée d’un Big Bang originel qui aurait laissé des traces sur la mémoire traumatisée de nos personnages.  En 1952, Fanon disait: “L’explosion n’aura pas lieu aujourd’hui.  Il est trop tôt ou trop tard” (Fanon 5).  Mais Nedjma entre le 8 mai 1945 et le 1er juillet 1962 [date du référendum sur la question de l’indépendance], entre une menace et une promesse, a réalisé cette explosion, ce Big-Bang irréversible et annonciateur d’une transformation  comme prise de conscience:  véritable “mis[e] [...] en liberté provisoire”  (Kateb, Nedjma 53) en pleine ère coloniale:

                                                IX

                        Journal de Mustapha (suite)

J’ai revu Lakdhar au café.  Comme si nous nous étions retrouvés au cercle de la jeunesse, comme s’il n’y avait pas eu le 8 mai, la conversation fut gaie; notre séparation avait pu dissoudre le passé, lui donner un sens désormais divergent ... (Kateb, Nedjma 240, je souligne)

Par conséquent,  les blessures ou les traumatismes, nés des sanglantes représailles françaises qui auraient pu se lirent comme échec—à jamais refoulé—de la révolution algérienne, font signe vers l’ouverture de la prison française, font signe vers la possibilité d’emprunter la langue française pour s’y exprimer à son insu, font signe vers le succès de l’indépendance et la possibilité d’écrire un roman algérien d’expression française.  Rappelons-nous Lakhdar, huché sur le train français, son cahier et son couteau au poing  (Kateb, Nedjma 70-71).  Ainsi, Nedjma,—mot arabe à la consonnance kabyle, étoile formée de six rayons divergents—porte-t-elle l’espoir, la promesse de l’indépendance.  Comme Charles Bonn nous le fait remarquer:  “[...] l’Histoire génère Nedjma [...] et Nedjma à son tour génère l’Histoire” (Bonn 51).  En effet, malgré les menaces multiples—malgré le couteau colonial, malgré le couteau de l’édition française, malgré l’hégémonie (colonialiste) des langues—Kateb (Lakhdar) a trouvé le moyen d’inscrire avec son arme blanche sa signature (sa langue blessée), de graver la blessure de son pays occupé dans la langue de l’occupant—en s’y glissant, en s’y greffant, car la L/langue est accessible à la greffe.  Parce qu’elle s’écrit/s’écrie entre deux langues, Nedjma témoigne encore plus à vif, “plus littéralement, plus sensiblement” [dirait Derrida (Le Monolinguisme 40-45)] de notre blessure universelle:  Nous ne possédons pas notre langue.  Nedjma personnife la L/langue bifide: une étoile-sirène qui fait rêver les hommes, qui les rent fous d’amour ; une étoile-chimère qui en demeurant insaisissable exacerbe leur pulsion d’appropriation, leur pulsion colonialiste.  Mais, c’est par son hybridité que Nedjma demeure à jamais subversive:  “adversité faite femme” (Kateb, Nedjma 178), éternelle perturbatrice qui annonce des possibilités de greffe(s) à l’infini que la blessure—ouverture de la L/langue promet toujours…  Ce sont sur ces possibilités que l’esthétique katebienne prend forme(s).  La puissante mise en abyme en fait un (méta)roman sur l’inexorable trauma à l’origine de toute greffe scripturale.


 

 

 

 

En guise de conclusion[82]

 

 

Trois lectures sur le thème de l’Algérie viennent ainsi de vous être offertes à travers les textes de Jacques Derrida, Albert Camus et Kateb Yacine. Un parcours sinueux (lat. sinuosus, pli) s’est dessiné entre les deux rives de la Méditerrannée et entre deux époques de l’Histoire algérienne. Qu’est-ce que cet “interface”[83] de consciences écrivantes aux genres et aux sensibilités particulières aura pu produire ?  Entre la promesse d’une écoute volontaire et scrupuleuse mais aussi le risque d’un malentendu, le rapprochement—décidé au sein d’une analyse littéraire—d’un commentaire philosophique contemporain (1996), d’une nouvelle française (1957) et d’un roman algérien (1956) produits en pleine ère coloniale (1830-1962) et en pleine guerre d’indépendance (1954-1962) aura permis, nous l’espérons, d’élucider le sous-titre de la réflexion qui nous mit en mouvement.

“La L/langue blessée (ou les cris/l’écrit) d’Écho : de la (pro)thèse derridienne à la greffe littéraire d’expression française” cherchait à nous (r)appeler constamment cette division intrinsèque de la langue-corps et de la langue-discours, cette béance entre la Langue comme Loi (qui nous gouverne tous, que cette langue d’expression soit vécue

 

comme une langue maternelle ou comme une langue coloniale) et la langue comme témoin idiomatique, comme la langue d’un Juif-Français d’Algérie, comme la langue d’un autre pied-noir mais d’extraction ouvrière, comme la langue d’un autre écrivain d’expression française (car nos trois auteurs le sont) mais un écrivain algérien s’exprimant en pleine violence coloniale.  Au risque de paraître énigmatique, j’ai souhaité projeter ce dédoublement d’entrée de jeu afin que l’on s’habitue progressivement de lecture en lecture, en passant de Le Monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine à Nedjma, à prendre garde à cette langue française et à en comprendre sa structure ouverte à demeure.  Ainsi, de par la condition bifide de l’appareil linguistique que chacun d’entre nous doit emprunter (telle une prothèse) pour prendre la parole (à l’oral comme à l’écrit), nous sommes pris malgré nous dans le jeu d’une oscillation entre l’intérieur et l’extérieur de cette structure-blessure, entre la promesse d’évasion de la prison française (quand cette langue est celle que l’on doit choisir pour écrire car c’est la seule que l’on parle ou bien la langue hégémonique qu’il faut utiliser) et la menace de ne pouvoir s’y faire entendre (quand la langue nous persuade sur les bancs de l’école maternelle et/ou coloniale de son ipséité exclusive).

 Cette blessure-ouverture de la langue crie la folie de la langue qui n’est en fait que la langue de l’autre (“le monolinguisme de l’autre”).  D’où le désir de refouler cette condition structurelle qui résiste à jamais à la propriété. Le phantasme de la langue maternelle et la violence de la pulsion coloniale (imposer sa langue à l’autre) sont deux pathologies liées entre elles par ce désir de posséder la langue dans laquelle le “je” s’exprime.  Jacques Derrida les situerait au sein de cette “autre amnésie sous la forme intégrative” (Le Monolinguisme 116-17).  Le phénomène de la décolonisation et le

 

phantasme de l’appropriation d’un discours nationaliste prolonge cette amnésie en se chargeant d’attribuer au premier phantasme (celui du colon) un caractère essentiel qui justifie la lutte pour la langue (perdue ou dévalorisée) du colonisé.  Que ce soit la L/langue qui oublie ou le colon à travers la conquête ou le terroriste à travers la lutte pour l’indépendance, c’est toujours le visage de Narcisse (défendant ou son canon ou sa métropole ou ses frontières nationales) qui ressort au fil de ces discours politiques (la politique de la langue, la politique d’expansion, la politique nationaliste).  Écho est ignorée dans ces trois formes de discours. Ignorée, c’est à dire que l’altérité, comme trace au cœur de tout dis-cours, se voit non reconnue. Claire Nouvet, revenant sur l’apparition subite de Écho devant Narcisse dans le texte de Ovide, nous l’expliquait de la façon suivante dans “An Impossible Response : The Disaster of Narcissus” (1991):

It “embodies” the echo in Narcissus’s voice, that is, the otherness, the distance, the alien quality inherent in his speech.  It brings to visibility, or, rather, to readability, that which one is prevented from hearing, one’s own speech as an “outside” body of signifiers. What approaches under the subjective and corporal guise of Echo is then the embodiment of the distance which constitutes one’s “own” speech as precisely anything but one’s “own” speech.  We can now begin to understand why the approach of this Other is so threatening, why Echo’s visibility triggers Narcissus’s violent refusal and withdrawal. When she approaches, when her body becomes visible, it is the embodiment of the alteration which inhabits language which appears.  (Nouvet 111)

 

 

Parce qu’elle déstabilise le discours du Centre (que celui-ci soit colonial ou post-colonial), Écho—la Marge—devient menaçante. Je tenais ici à souligner la figure d’Écho non pas seulement comme figure marxiste de la victime du pouvoir colonial mais aussi comme la victime du discours marxiste qui rejette tout accent qui viendrait mettre en doute la certitude, la vérité, l’origine de son discours. Choisissons d’autres exemples repérés au fil de notre lecture qui (re)marqueraient ce refus d’Écho. On peut penser ici à l’accent pied-noir ou “non parisien” que le père de la déconstruction, un peu gêné, avoue ne pas supporter. On peut penser également au renégat camusien cherchant à aduler un pouvoir quel qu’il soit (légitimé ou terroriste) pourvu qu’il soit “sans fissures.” 

C’est pour  dénoncer ces multiples rejets d’Écho par Narcisse que John D. Erickson aura mis en avant l’omission d’un accent (ou/où) par les éditeurs du texte katebien dans leur “Avertissement” de 1956.  Celle-ci sème, au-delà de la confusion entre une conjonction de coordination et un complément circonstanciel, un doute quant aux fondements de l’argument orientaliste tout entier et le trans-forme en simulacre. Cette absence, loin de faire oublier l’accent, le marque finalement comme présence à l’intérieur du discours qui devient alors un dis-cours. 

Voici donc exposée la menace discursive que comporte cette blessure de la L/langue.  N’oublions pas pour autant la promesse dont elle est pleine. En effet, l’ouverture à demeure de la structure linguistique permet de s’y introduire, permet de s’y greffer, de s’y faire ici et entendre.  Que l’on écrive dans sa langue maternelle ou dans la langue du Maître, cette promesse de greffe se profile à l’horizon.  Le premier écrivain n’est pas moins subalterne que l’autre face à la Langue comme Loi ; le dernier n’est pas plus subversif que l’autre face à la L/langue qu’ils tentent tous deux, mais en vain, de

 

s’approprier.  Les deux écrivains se trouvent être autant les hôtes que les otages de cette langue-outil qu’ils manient. Lorsque la voix que le “je” du discours porte réussit à faire son apparition, réussit à s’appeler (“hypermnésie,” Le Monolinguisme 116-17) depuis l’intérieur de la structure linguistique, la trans-lation est en cours, l’écriture se fait. Une autre folie sur le mode de la création littéraire que tout écrivain vit avec/dans la langue qu’il utilise pour s’exprimer.  Abdelkébir Khatibi, dans sa “Lettre ouverte (à Jacques Derrida)” (1999), revient sur cette notion d’un écrivain-traducteur. Il nous en convainc en prenant comme exemples des figures que nous associons tous au canon littéraire français :

   “Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère.” Oui, oui, c’est là un idéal, un rêve, peut-être de tout écrivain inventif. Ton texte [Le Monolinguisme] confirme, je le pense, cette parole de Proust et lui donne une assise théorique.  Écrire à l’intérieur des langues, traduire le français en français, c’est une proposition difficile à faire comprendre.  Mais Mallarmé, mais Rimbaud, Proust, et bien d’autres, ont affirmé explicitement la nécessité, pour l’écrivain, d’inventer des idiomes “à l’intérieur” du français. (Khatibi 28)

L’utilisation des italiques, ici et là, dans ce parcours de lecture qui fut le nôtre, cherchait aussi à (dé)montrer cette emergence subite d’Écho : soit un Derrida se traduisant au sein de la tradition philosophique occidentale, soit un Camus se traduisant au cœur d’une réflexion politique torturée sur l’URSS contemporaine et l’Algérie à venir, soit un Kateb se traduisant au sein d’un roman algérien d’expression française en pleine guerre d’indépendance.

    

 

   Les trois textes présentés au cours de cette réflexion sur la langue auront constitué un itinéraire de la langue de la blessure (topos littéraire) à la blessure de la langue (théorie post-structuraliste). La mise en abyme fut inévitable dans ce commentaire sur la (méta)langue. J’aimerais revenir, cependant, sur les blessures de chacun de ces écrits au  niveau formel comme au niveau thématique. En effet, les trois titres sont doubles refusant ainsi de remonter à une origine pure, à un nom unique, à une identité.  Tandis que Derrida et Camus ont adopté des binômes (“Le Monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine,” “Le Rénégat ou un esprit confus”), Kateb a choisi un nom arabe comme titre d’un roman de langue française, un nom qui signifie étoile et qui permet à la fois de renvoyer à la structure de ce roman en six parties (rappelant autant l’étoile de David que l’hexagone français) et de désigner à la fois l’œuvre, son héroïne, et le lieu de sa demeure. 

Au-delà de la forme adoptée par les auteurs pour se dire (réflexion philosophique, nouvelle, roman) et pour nous livrer leur “prothèse d’origine” respective, ce sont les cicatrices à même le corps textuel qui rappellent la condition du texte, qui rappellent la blessure particulière dont elles témoignent, dont elles sont la trace.  Pour Derrida, il s’agit de la mémoire du peuple juif, “handicapée” comme conséquence de la diaspora.  Cette blessure profonde, il la donne à voir lorsqu’une note de bas de page finit par diviser le corps textuel sur plusieurs pages.  Dans la nouvelle camusienne (où figure le geste terroriste à travers la scène de torture : l’ablation de la langue), la division (marquée par des points de suspension) entre le témoignage du renégat et la morale énigmatique donnée par un narrateur omniscient brise la logique narrative et empêche la cristallisation du discours en idéologie : “Une poignée de sel emplit la bouche de

 

l’esclave bavard.” Chez Kateb (dont la mémoire est marquée par la violence du 8 mai 1945) la figure du couteau traverse le roman fragmentaire caché dans le cahier d’écolier de Lakhdar, l’étudiant algérien “en rupture de ban” trans-porté par le train français. Or, cette figure n’est-elle pas le reflet inversé d’une situation extra-linguistique rappelant le couteau colonial de l’édition française qui saigna le manuscrit de Nedjma en le réduisant de moitié en 1956 ? 

     Ces blessures que les trois textes (re)jouent dans leurs plis textuels tendent à déstabiliser le genre même dans lequel ils s’annonçaient.  Ainsi le texte philosophique qui se définit comme “écriture déconstructive” oscille-t-il rapidement entre une autobiographie et une fable (soit une affabulation d’une constitution du soi) : “une généalogie judéo-franco-maghrébine n’éclaire pas du tout, loin de là.  Mais pourrais-je rien expliquer sans elle, jamais”  (Le Monolinguisme 133).  Dans la nouvelle camusienne, c’est le traumatisme vécu par le missionnaire qui semble au fil de la narration “avoir des effets déstructurants et structurants à la fois.”  Tant et si bien que l’on se retrouve un moment donné spectateurs d’une tragédie au sujet biblique représentant les dernières 24 heures d’une vox clamentis in deserto algérien!  En ce qui concerne le palimpseste katebien, pour se (dé)construire, il tangue entre le roman d’anamnèse et la prophétie d’une Algérie libre pour finalement se métamorphoser en une théorie (méta)littéraire.  Bien qu’une résonance énigmatique se retrouve dans nos trois textes, il est à remarquer que seule Nedjma s’affirme en tant que Sphinx :  “inévitable consomption du zénith; elle se retourne, les jambes repliées le long du mur, et donne la folle impression de dormir sur ses seins...”  (Nedjma 67).

 

 

Au cœur de ces quelques commentaires conclusifs, je tiens à ouvrir une parenthèse assez large sur Nedjma afin de souligner l’intelligence d’un texte postcolonial qui va jusqu’à feindre d’être une “allégorie nationale” pour finalement dépasser la théorie jamesonnienne exposée dans “Third World Literature in the Era of Multinational Capitalism”  (1986).  Parmi nos trois textes, Nedjma aurait pu être, vu le contexte colonial dans lequel le roman voit le jour, le plus empreint de cette nostalgie généalogique qui nourrit tout discours nationaliste.  Paradoxalement, c’est le texte derridien qui semble le plus nostalgique des trois.  La Nedjma katebienne évite cet écueil ; ce sont plutôt Rachid et Si Mokthar, ses personnages nostalgiques, qui s’y brisent. 

A travers “les révélations passionnées de Si Mokhtar” en route vers La Mecque, nous entendions effectivement la pulsion du phantasme généalogique se déclarer :

Tu dois songer à la destinée de ce pays d'où nous venons, qui n'est pas une province française, et qui n'a ni bey ni sultan; tu penses peut-être à l'Algérie toujours envahie, à son inextricable passé, car nous ne sommes pas une nation, pas encore, sache-le:  nous ne sommes que des tribus décimées.  Ce n'est pas revenir en arrière que d'honorer notre tribu, le seul lien qui nous reste pour nous réunir et nous retrouver, même si nous espérons mieux que cela...  (Nedjma 128-29, je souligne)

Pourtant, malgré la puissance de cette pulsion généalogique (“Tu dois songer à la destinée de ce pays d'où nous venons”), malgré le processus de dénégation mis en place pour qu’elle suive son cours (“Ce n'est pas revenir en arrière que d'honorer notre tribu, le seul lien qui nous reste pour nous réunir et nous retrouver”), malgré le refoulement de sa

 

condition phantasmatique (“même si nous espérons mieux que cela”) et malgré l’oubli que peut  procurer la consommation de haschich et d'alcool, leitmotiv d 'importance dans Nedjma, la réalité rejaillit dans toute sa violence:  “nous ne sommes que des tribus décimées.”  Ainsi la voie qui se tourne vers le passé pour le ressusciter s'avérera sans issue.  Le faux pélerinage—puisque la Terre sacrée ne sera jamais atteinte—se fait l'écho de cette impossibilité de revenir à l'origine.  Si Mokhtar aura d'ailleurs perdu la vie au Nadhor où il désirait tant réanimer la légende de l'ancêtre Keblout.  De son côté,  Rachid, le fils spirituel du “vieux brigand,” s'en retournera, désabusé, au “Rocher natal” constantinois pour finir ses jours dans un fondouk, fumerie de haschich où il tentera d'oublier—mais en vain—l'impossibilité de revenir vers la Numidie:

[...] ainsi la gloire et la déchéance auront fondé l'éternité des ruines sur les bonds des villes nouvelles, plus vivantes mais coupées de leur histoire, privées du charme de l'enfance au profit de leur spectre ennobli […]; ce qui a disparu fleurit au détriment de tout ce qui va naître...  Constantine[84] et Bône,[85] les deux citées qui dominaient l'ancienne Numidie[86] aujourd'hui réduite en département

 

français...  Deux âmes en lutte pour la puissance abdiquées des Numides.[87]  (Nedjma 175, je souligne)

Le danger du discours nationaliste n’était-il pas également illustré de façon métaphorique à travers  les maladies dont furent respectivement victimes Si Mokhtar et Rachid, à savoir la cataracte qui fait du jeune homme ce “type aux lunettes noires” et la mythomanie qui  “réduit  [la figure paternelle] à cracher la vérité par la matérialisation imprévue de ses mensonges” (Nedjma 98) ?

     Kateb nous livre, finalement, la raison pour laquelle cette pulsion généalogique ne peut que demeurer phantasmatique, à savoir l’impossibilité de retrouver avec certitude le nom unique qui désignerait l’origine de la tribu :

Prends le mot corde, et traduis :  tu auras Hbel en Arabe.  Il n’y a que le K au lieu du H initial, et l’altération de la syllabe finale qui différencient le mot turc du mot arabe, à supposer que ce soit un nom turc...  Il n’est resté aucune trace de Keblout.  Il fut le chef de notre tribu à une date reculée qui peut difficilement être fixée dans le déroulement des treize siècles qui suivent la mort du Prophète.  Tout ce que je [Si Mokhtar] sais, je le tiens de mon père, qui le tient de son père, et ainsi de suite.  (Nedjma 124, je souligne)

 

 

L'origine du nom de l'ancêtre est elle-même hybride et sa signification évoque une blesssure à jamais ouverte, compromettant le discours nationaliste monolithique tant désiré par les héritiers de ce nom:  “ […] sans doute un nom turc:  ‘corde cassée’, Keblout” (Nedjma 124, je souligne).  L’amputation demeure et provoque, du même coup, une rêverie nostalgique sur l’unité révolue. Mais comment (ré)concilier, dans la langue française, un passé berbère, un nom turc, une langue maternelle arabe?  Fasciné par le passé prestigieux de l’Algérie, Si Mokhtar s’y était employé, à travers le “vaste chaudron de cuivre qui serv[ant] de baignoire”  (Nedjma136) à Nedjma au mont Nadhor faisait facilement figure de berceau de la nation ou “symbole d’obtuse éprouvette” (Nedjma 139) pour être plus technique.  La clinique toute particulière, où circulent les pseudo-infirmières, “filles de vieilles familles arabes, turques ou kabyles”  (Nedjma107), rappelait, d’ailleurs, étrangement[88] le concept de Lebensborn que l’idéologie fasciste avait créé pour préserver la race aryenne.  Cet étrange harem-clinique devient dans le roman katebien une Atlandide algérienne, où un Si Mokhtar-Poséidon, aurait rassemblé ses enfants:

“Pas une seule n’est Européenne, m’avait-il [Si Mokhtar à Rachid] dit un autre jour, et toutes seraient voilées si le docteur et moi-même ne les avions cueillies au sortir de l’école ou arrachées à leurs parents...”  Il [Si Mokhtar] fut toute la matinée entouré par elles, jeunes filles de pas plus de vingt ans,

 

timides et empressées, qu’il appelait ostensiblement “mes filles.”  (Nedjma 105)

L'évocation ci-dessous de ces effroyables images qui tapissent l’inconscient collectif ne peut que nous persuader que Kateb Yacine, à sa façon et dans son contexte, s’est livré à la même dénonciation du discours intégriste que Jacques Derrida (“Compatriotes de tous les pays, poètes-traducteurs, révoltez-vous contre le patriotisme !”) ou Camus (“ […]ils disent qu’ils ne sont qu’un seul peuple, que leur dieu est vrai, et qu’il faut obéir”). 

Cette longue parenthèse katebienne doit maintenant nous appeler à interroger cette opération de transfert entre une situation particulière et une situation universelle.  On l’a vu, au niveau littéraire, ce glissement discursif s’offre à nous, lecteurs, comme la promesse de la venue d’Écho, comme l’impossibilité de (re)coloniser le sujet d’énonciation puisque celui-ci peut se déplacer entre les mailles du filet de Narcisse.  Dans le cadre de la critique postcoloniale, ce raisonnement philosophique (en refusant le second tour) permet non seulement de dépasser le topos de l’aliénation du sujet (post)colonial s’exprimant dans la langue du Maître mais aussi d’ouvrir une réflexion comparative sur les stratégies de greffe scripturale entre un sujet d’énonciation de langue maternelle française et un sujet d’énonciation post-colonial.

Qu’en est-il de cette “universalisation prudente et différenciée” au niveau de la philosophie politique? Reprenons nos analyses littéraires pour ré-examiner cette question. La possibilité de glissement discursif aura permis à chacun des textes présentés de remettre en cause des concepts tels que ceux de la citoyenneté, de la religion et de la souveraineté nationale. Or, les blessures historiques dont se rappellent un Derrida, un Camus, un Kateb (le décret Crémieux de 1870, les lois d’exception de 1940-1943, la

 

répression soviétique, la conquête coloniale de l’Algérie, l’insurrection du 8 mai 1945, le 1er novembre 1954), semblent leur avoir offert “la chance obscure” de démonter le système tyrannique dont ils furent victimes et/ou témoins.  En saisissant l’opportunité de tourner le dis-cours répressif contre lui-même, ils ont su (dé)montrer la condition universelle de la L/langue comme Loi avec sa menace (la terreur) et sa promesse (la libération) :  “Ce serait plutôt l’exemplarité — remarquable et remarquante — qui donne à lire de façon fulgurante, intense voire traumatique, la vérité d’une nécessité universelle” (Le Monolinguisme 48-49).

Revenons sur “la chance obscure” dont nous parlions tout à l’heure.  Revenons plus particulièrement sur celle de Jacques Derrida :  “La cruauté coloniale, certains, dont je suis, en ont fait l’expérience des deux côtés, si on peut dire.  Mais toujours elle révèle exemplairement, là encore, la structure coloniale de toute culture. Elle en témoigne en martyr, et ‘à vif’ (Le Monolinguisme 122, je souligne).  Il devient évident qu’être ou ne plus exactement être un Juif-Français d’Algérie selon le discours politique en vigueur aura permis de dé-placer le débat sur la francophonie et de mettre en mouvement une réflexion sur la structure identitaire en général. C’est l’oscillation entre l’identité d’oppressseur et l’identité d’opprimé qui déstabilise le concept même d’identité.  Étrangement, Derrida put occuper les deux places à des moments précis de l’Histoire française. Le philosophe se souvient, en effet, des lois d’exception du Maréchal Pétain qui lui retirèrent sa citoyenneté française et le définirent comme un Juif (apatride) né en Algérie.  Il est indéniable que, dans ce contexte, la Métropole souhaitait l’emprisonner dans une identité religieuse.  La terreur est ici flagrante et Derrida, comme tous les autres Juifs-Français d’Algérie, en fit les frais. Trois années s’écoulent et Derrida re-devient,

 

sur le même sol algérien, français. Or, malgré la distance géographique de la Métropole, cette citoyenneté française lui procurait de nouveau un privilège sur tout Algérien.  En pleine ère coloniale, son statut de pied-noir d’Algérie l’emprisonne dans son identité nationale et en fait purement et simplement un colon, représentant d’une oppression contre laquelle le FLN se soulevera pour bouter l’occupant hors de son sol. 

On voit ici comment au grès de l’Histoire, un seul homme peut porter à la fois les masques de Narcisse et Écho et ainsi mieux comprendre que d’autres l’ambiguité de toute catégorie socio-politique.  Albert Memmi reviendra plus clairement sur cet ambivalent rapport à la Métropole.  Écoutons-le en 1965, dans sa préface à l’édition américaine de son Portrait du colonisé précédé du portrait du colonisateur (1957) :

Here is a confession I have never made before:  I know the colonizer from the inside almost as well as I know the colonized.  But I must explain: I said that I was a Tunisian national.  Like all other Tunisians I was treated as a second-class citizen, deprived of political rights, refused admission to most civil service departments, etc.  But I was not a Moslem.  In a country where so many groups, each jealous of its own physiognomy, lived side by side, this was of considerable importance.  The Jewish population identified as much with the colonizers as with the colonized.  They were undeniably “natives,” as they were then called, as near as possible to the Moslems in poverty, language, sensibilities, customs, taste in music, odors and cooking.  However, unlike the Moslems, they passionately endeavored to identify themselves with the French. To them the West was the paragon of all civilization, all culture.  The Jew turned his back happily on the East.  He chose the French language,

 

dressed in the Italian style and joyfully adopted every idiosyncrasy of the Europeans.  (This, by the way, is what all colonized try to do before they pass on to the stage of revolt).  (Memmi, Xiii-xiv, je souligne)

Le mot “confession” est intéressant ici, car il avoue—tout en le répétant—le phantasme de l’intégration à la culture hégémonique.  En effet, la confession dans le judaïsme se fait dans l’intimité d’un rapport avec Dieu et ne souffre aucun intermédiaire comme c’est le cas dans le catholicisme.  De plus, le mot confession ajoute une solennité à cet aveu (“a confession I have never made before”), comme s’il était difficile de parler de sa religion.  Cette gêne est-elle liée uniquement à un respect de la laïcité, valeur que la république française chérit avec férocité depuis 1905 ? Ou s’explique-t-elle par le caractère équivoque que la figure juive dissémine, troublant ainsi les frontières nettes (“side by side”) entre colons, entre colonisés, entre Français et/ou entre Maghrébins? 

C’est cette dernière question, sans aucun doute, qui unit d’une autre façon nos trois textes.  En effet, relire Le Monolinguisme de l’Autre, “le Renégat”et Nedjma dans cette perspective n’est pas si difficile.  La figure juive y apparaît, telle Écho déstabilisant à demeure le texte et son principe.  Le commentaire derridien interrogeait la question identitaire et son rapport à la citoyenneté à travers le cas des Juifs-Français d’Algérie et dans toute la violence que représente ce trait d’union.  La nouvelle camusienne que le thème de la conversion met en mouvement se (dé)construit autour de l’ablation de la langue du missionnaire qui n’est pas sans évoquer la puissance d’une circoncision.  Quant à Nedjma, “il est vrai que [son personnage éponyme] est née d’une française, et plus précisément d’une juive.”  Encore une fois, c’est la figure juive qui trouble à jamais la généalogie Keblout et frustre la quête identitaire à portée nationaliste. Tandis que la

 

critique postcoloniale ne peut que s’enrichir de cette hybridité, [89] elle reste une présence menaçante dans certains contextes politico-historiques.  Le philosophe Jacques Derrida en a fait lui-même l’expérience.  Est-ce le désir de refouler la blessure de l’ablation de la citoyenneté française qui expliquerait que le philosophe franco-maghrébin ait proclamé son judaisme si tardivement? Le rapprochement de nos trois textes nous engage à interroger plus avant cette figure du Juif, si difficile à définir, si difficile à retenir et si

 

 

 

difficile à exclure (un-heimlich). C’est dans son errance que cette autre figure d’Écho séduit Narcisse autant qu’elle l’effraie.[90]


 

 

 

 

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[1] Ce titre cache la réflexion initiale qui nous mis en mouvement, à savoir “La L/langue blessée (ou les cris/l’écrit) d’Écho : de la (pro)thèse derridienne à la greffe littéraire d’expression française.”  Nous reviendrons sur ce sous-titre au terme de notre parcours de lecture.

[2] “The field of Postcolonial Francophone Studies has grown enormously since the late 1970s.  We have wonderful theoretical tools to work with now, including those of Homi Bhabha, Chris Bongie, Édouard Glissant, Françoise Lionnet, Christopher Miller, Mireille Rosello, Edward Said, Helen Tiffen, and others.  The literary corpus, too, keeps growing, and that, despite the pessimistic predictions of Memmi and Fanon, who prophesied the demise of French as a language of writing once independence became a reality for the (ex)colonies.  French remains a lingua franca for many of those who, like the Moroccan Francophone writer Abdelkébir Khatibi, considers himself a ‘colonized-decolonized intellectual.’  And the issue in the academy is no longer ‘if’ but rather ‘how’ to integrate both the literature and the theory in our courses” (Scharfman 16) [2003].

[3] “Today I see clearly that what we now call ‘Francophone literature’ had been, back then, and for each and everyone of us, the object of a veritable scotomization process, a primordial interdict even: we knew that this literature existed, but we behaved officially as if it did not. I said that there was ‘no demand.’ But neither was there any administrative or pedagogical infrastructure supported by ‘political’ decision. In the 1970s and 1980s, there were almost no positions for the teaching of Francophone literature, and the conditions for its ‘inscription’ in the [American] university curriculum were lacking” (Bensmaïa 17) [2003].

[4] “Ni la francophonie littéraire ni la théorie postcoloniale ne sont des notions claires en France. L’une parce qu’elle a été engagée dans trop de débats idéologiques, la seconde en raison d’une orientation anglo-saxonne assez récente qui ne lui a pas permis de s’acclimater dans notre recherche universitaire” (Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale  1) [1999].

[5] Moura citant ici J. Lambert (114) [1990].

[6] Pour plus de précision, se reporter à l’introduction de P. Williams et L. Chrisman sur “Theorising Post-Coloniality : Discourse and Identity” (373-75) [1994].

[7] “Those of us who have inherited the English language may not be in a position to appreciate the value of the inheritance. Or, we may go on resenting it because it came as part of a package deal which included many other items of doubtful value and the positive atrocity of racial arrogance and prejudice which may yet set the world on fire. But let us not in rejecting the evil throw out the good with it” (Achebe 78).

[8] “In fact when the peasantry and the working class were compelled by necessity or history to adopt the language of the master, they africanised it without any of the respect for its ancestry shown by Senghor and Achebe, so totally as to have created new African languages, like Krio in Sierra Leone or Pidgin in Nigeria, that owed their identities to the syntax and rhythms of African languages” (Ngũgĩ 23).

[9] “ ‘Post-colonial’ désigne donc ici le simple fait d’arriver après l’époque coloniale, tandis que ‘postcolonial’ se réfère à toutes les stratégies d’écriture déjouant la vision coloniale, y compris durant la période de colonisation.  Tenir ‘postcolonial’ pour seulement chronologique consiste à prendre pour référence un ensemble de phénomènes internationaux d’ordre géopolitique, sur la base (le plus souvent) d’une communauté linguistique. Le danger en a été souligné : l’opposition binaire colonial/postcolonial fait du colonialisme le marqueur déterminant de l’histoire. Elle fait retomber l’analyse dans le schéma littéraire du temps propre à l’Europe, marqué par la téléologie du ‘progrès’ et de la ‘civilisation.’ Il y aurait là tous les symptômes d’une histoire monolithique qui accorde à toutes les autres littératures un statut prépositionnel et qui déplace la problématique de l’axe du pouvoir (véritable axe de ces études avec l’opposition Centre/Périphérie) à celui du temps  (Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale 4).

[10] Dans son essai de 1952, Fanon consacre un chapitre, “L’expérience vécue par le noir,” à “la nausée” provoquée par le regard blanc : “mon corps me revenait étalé, disjoint, rétamé, tout endeuillé dans ce jour blanc d’hiver” (Fanon 90-91).

[11] “The language in which we are speaking is his before it’s mine. How different are the words home, Christ, ale, master, on his lips and on mine! I cannot speak or write these words without unrest of spirit. His language so familiar and so foreign, will always be for me acquired speech. I have not made or accepted its words. My voice holds them at bay. My soul frets in the shadow of his language” (Joyce, A Portrait of the Young Man as an Artist 205).

[12] “Il suffit de m’entendre […]”  (Derrida, Le Monolinguisme 40).

[13] “Il s’agit toujours de ce qui est offert à la foi, appelant la foi […]”  (Derrida, Le Monolinguisme 41).

[14] “[…] la passion d’un martyre franco-maghrébin […]”  (Derrida, Le Monolinguisme 51).

[15] “Telle est la vérité à laquelle j’en appelle et à laquelle il faut croire, même et surtout, quand je mens ou parjure”  (Derrida, Le Monolinguisme 41).

[16] “N’importe qui doit pouvoir dire […]”  (Derrida, Le Monolinguisme 42); “Quiconque doit pouvoir déclarer sous serment, dès lors”  (Derrida, Le Monolinguisme 47);  “Mais on me dira, non sans raison, qu’il en est toujours ainsi a priori — et pour quiconque”  (Derrida, Le Monolinguisme 112).

[17] “[…] ce discours sur l’ex-appropriation de la langue [...] est même, osons le dire, seul à pouvoir le faire”  (Derrida, Le Monolinguisme 46).

[18] “[…] et c’est ce que je voudrais démontrer, ou plutôt que démontrer “logiquement”, remettre en scène et rappeler par la “raison des effets”  (Derrida, Le Monolinguisme 24).

[19] griffe/grief/grief/greffe [grif]/[grijÎf]/[gri:f]/[grÎf]:  ces morphèmes lexicaux quasi homophones — en faisant tous résonner en début d’énonciation la combinaison de deux consonnes vélaires (une occlusive [g] et une vibrante [r] et s’achevant sur une fricative prédentale [f] — permettent une fois assemblés de traduire dans son caractère universel la violence de la langue (qui s’impose à un individu ou à une communauté, qui assujettit) et la violence à la langue (que le sujet parlant ou écrivant désire et veut s’approprier, marquer, violer).

[20] “Je dis route et trace de route, car ce qui distingue une route d’un frayage ou d’une via rupta (son étymon), comme methodos de odos, c’est la répétition, le retour, la réversibilité, l’itérabilité, l’itération possible de l’itinéraire” (Derrida, Le Monolinguisme 110).

[21] propre:  qui appartient spécialement à; qui est de la personne même; exactement semblable, identique; qui n’est point souillé ou taché; honnête, moral.

mot propre, expression propre:  nom qui ne peut s’appliquer qu’à un seul être ou objet ou à une seule catégorie (par opp. à nom commun).

propre à:  apte à, approprié à.

sens propre d’un mot:  son sens premier, sans valeur stylistique particulière (par opp. à sens figuré)  (“Propre” Petit Larousse Illustré).

[22] Notons le jeu polysémique à partir de l’étymon latin et l’emphase de la connotation religieuse que celui-ci développera:  patior - 1) souffrir, supporter, endurer; 2) supporter patiemment; 3) subir, être victime; 4) se tenir avec persévérance dans tel ou tel état, durer;

 5) souffrir, admettre, permettre  (“patior” Gaffiot).

[23] “Au passage, une discussion serrée entrelace d’autre thèmes:  le phantasme de la “langue maternelle,” l’homo-hégémonie comme “politique de la langue,” le colonialisme de l’école et de la culture, la poétique de la traduction, l’interdit quant à ce que parler veut dire, l’histoire ancienne, récente et unique des Juifs-Français-d’Algérie, les prémisses et les lendemains de la guerre du même nom, les écarts, dans la langue de l’hôte, entre les sépharades et les ashkénazes, la “littérature française” quand elle devient pour un adolescent l’exemple, sans doute, mais aussi le modèle impossible, l’infigurable langue de l’autre”  (Derrida, Le Monolinguisme 2).

[24] “Sur un mode à la fois fictionnel et théorique, mais au cours d’une exposition plus exposée, plus directe et presque didactique, cet ouvrage de Jacques Derrida s’avance dans un sillage”  (“Rappel”  in Le Monolinguisme 3).

[25] Derrida, De la Grammatologie  (Première partie).

[26] La langue blessée de Derrida s’exhibe ici à travers le dilemme exprimé:  avoir la langue bien pendue (par amour des mots, par passion de l’éloquence) ou la langue trop longue (par excès de confiance et de confidence) et à la fois désirer tenir  sa langue (par révérence) voire avaler sa langue (par vengance). 

[27] “Différer en ce sens, c’est temporiser, c’est recourir, consciemment ou inconsciemment, à la médiation temporelle et temporisatrice d’un détour suspendant l’accomplissement ou le remplissement du “désir” ou de la volonté, l’effectuant aussi bien sur un mode qui en annule ou en tempère l’effet.  Et nous verrons— plus tard—en quoi cette temporisation est aussi temporalisation et espacement, devenir-temps de l’espace et devenir-espace du temps, “constitution originaire” du temps et de l’espace, diraient la métaphysique ou la phénoménologie transcendantale dans le langage qui est ici critiqué et déplacé”  (Derrida, “La différance” 8).

[28] “Toi-même, tu sembles ne pas arriver à te convaincre, et tu multiplies ton objection, toujours la même, tu t’épuises dans la redondance” (Derrida, Le Monolinguisme 16):  phrase qui (re)marque la tendance à la ré-itération des mêmes excuses, des mêmes prétextes, des mêmes raisons, des mêmes histoires, tous présentés comme des faits, des événements soutenant une cause honorable.

[29] Derrida nous l’avoue encore en fin de parcours:  “Je viens peut-être de faire une “demonstration”, ce n’est pas sûr, mais je ne sais plus dans quelle langue entendre ce mot.  Sans accent, la demonstration n’est pas une argumentation logique imposant une conclusion, c’est d’abord un événement politique, une manifestation dans la rue [...], une marche, un acte, un appel, une exigence (Derrida, Le Monolinguisme 134).

[30] membre fantôme:  membre que certains amputés ont la sensation de posséder encore  (“fantôme”  Petit Larousse Illustré).  Cette sensation traduit ainsi la persistance de la conscience du corps dans sa totalité, totalité qui n’a pourtant plus alors qu’un statut fictionnel.

[31] “De tous les points de vue, qui ne sont pas seulement grammaticaux, logiques, philosophiques, on sait bien que le je de l’anamnèse dite autobiographique, le je-me du je me rappelle se produit et se profère différemment selon les langues.  Il ne les précède jamais, il n’est donc pas indépendant de la langue” (Derrida, Le Monolinguisme 54).

[32] “[…] celui qui écrit, toujours à la main, même quand il se sert de machines, tend la main comme un aveugle pour chercher à toucher celui ou celle qu’il pourrait remercier pour le don d’une langue, pour les mots même dans lesquels il se dit prêt à rendre grâce”  (Derrida, Le Monolinguisme 122).

[33] “Voilà ma culture, elle m’a appris les désastres vers lesquels une invocation incantatoire de la langue maternelle aura précipité les hommes”  (Derrida, Le Monolinguisme 61).

[34] “C’est un peu comme si je rêvais de les réveiller pour leur dire […]”  (Derrida, Le Monolinguisme 61).

[35] “Car jamais je n’ai pu appeler le français, cette langue que je te parle, “ma langue maternelle”  (Derrida, Le Monolinguisme 61).

[36] “Abdelkébir Khatibi, lui, parle de sa “langue maternelle.” Sans doute n’est-ce pas le français, mais il en parle.  Il en parle dans une autre langue.  Le français, justement  (63) [...]  Il peut alors dire “ma langue maternelle” sans laisser paraître, en surface, le moindre doute”  (Derrida, Le Monolinguisme 64).

[37] 1) Rozenweig; Scholem;

    2) Arendt; Benjamin; Adorno;

    3) Lévinas; Kafka; Célan; Cixous.

[38] En 1882, Ernest Renan rappela la nécessité de cet oubli dans la construction du principe de nationalité:  “Forgetting, I would even go so far as to say historical error, is a crucial factor in the creation of a nation, which is why progress in historical studies often constitutes a danger for [the principle of] nationality”  (Renan, “What is a nation?” 11).

[39] 1) l’Évangile selon saint Matthieu  (III, 3).

     2) la tradition populaire qui fait de ce texte celui de ceux qui parlent et ne sont pas entendus.

     3) le texte d’un compatriote, Albert Camus et de son personnage Jean-Baptiste Clamence dans La Chute (1956).

[40] La difficulté semble provenir du vouloir-pouvoir définir un certain corpus textuel autour duquel se constituerait un domaine de recherches bien précis.  Or, les avis divergent. Que ou qui faut-il inclure (et donc exclure)? L’auteur francophone? l’auteur francographe (tel que le/se définit Assia Djebar)? l’auteur post-colonial? etc.  Toutes ces questions furent posées les 5 et 6 novembre 1999, à Yale University, au cours d’une rencontre intitulée:  “French and Francophone: the Challenge of Expanding Horizons.”  Or, plutôt que de souligner une pratique littéraire commune ou l’emploi d’un idiome commun, le désir de définition du champ d’études s’est exprimé plutôt à travers une volonté farouche de (re)dessiner la carte des frontières géographiques, raciales, socio-culturelles, post-coloniales du corpus textuel.

[41] Clin d’oeil ici au titre d’une des parties du dernier livre d’Abdelkébir Khatibi, La Langue de l’autre. C’est dans “Interface” que se situe la réponse de l’écrivain marocain à son ami philosophe:  “Lettre ouverte (à Jacques Derrida).” 

[42] Interview, Témoignage chrétien, 14 décembre 1967 (cité dans Déjeux 220)

[43] “When a brilliantly intelligent and well-educated man, who has lived all his life surrounded by an Arabic-speaking population, affirms [in a lecture delivered at the Maison de la Culture in February 1937, […] about rehabilitating a Mediterranean culture] the existence of a form of unity including the Arabs and based on the Romance languages, it is not excessive to speak of hallucination.  It is important for the better understanding both of Camus’s work and of his political development–and the two are intertwined–to try to grasp this situation from the outset.  Camus is a stranger on the African shore, and surrounded by people who are strangers in that France of which they are legally supposed to be a part.  The splendidly rationalist system of education which molded Camus was propagating, in relation to his own social context was a myth: that of French Algeria”  (O’Brien 8-11).

[44] “Today, one of Sartre’s swipes at Camus suffices to convince the reader of the former’s intent to destroy his opponent’s intellectual credibility:  ‘Je n’ose vous conseiller de vous reporter à L’Etre et le Néant, la lecture vous paraîtrait inutilement ardue:  vous détestez les difficultés de pensée et décrétez en hâte qu’il n’y a rien à comprendre pour éviter d’avance le reproche de n’avoir pas compris’ [Sartre, Situations IV 108)]. All this made larger than life in the pages of Les Temps modernes conspired to make Camus a very questionable, marginal figure to the French who found him so appealing and ‘raisonnable’ during the war”  (Hayes 27).

[45] “Conrad and Camus are not merely representative of so relatively weightless a thing as “Western consciousness” but rather of Western dominance in the non-European world”  (Said, Culture and Imperialism 173).

        [46] Erickson fait ici référence à une des catégories de Albert Memmi dans son “Portrait of the Colonizer” [1957].

[47]Oran is a city turned away from the Mediterranean, turned inward on itself.  Given the fact that in Camus’s Mediterranean cosmos the sea offers sanctuary and freedom, one is led to conclude that by turning away from the sea the fictional Oran symbolizes confrontation with misfortune and servitude”  (Erickson, “A Discourse of Exteriority” 78, je souligne).

[48] “For it is precisely through such means, through the merging of the Arabs with the landscape, that Camus makes them, like the landscape, interpretable in terms of the metaphysical notion of strangeness and estrangement”  (Erickson, “A Discourse of Exteriority” 77, je souligne).

[49]The portrait of the Arab has changed as Jeanine moves from the coast-exterior into the desert-interior.  It is an infinitely richer portrait that in Camus’s novels, though we observe that it replaces one Western stereotype with another—the myth of the servile Arab gives way to an idealized Arab nomad” (Erickson, “A Discourse of Exteriority” 83, je souligne).

[50] “C’était une façon de maintenir une certaine cadence de travail et aussi, si j’ose dire, de se faire la main.  Toutes ces nouvelles, dont il a varié la technique (un monologue:  Le Renégat, un récit ironique:  Jonas, un texte réaliste:  Les Muets et trois nouvelles mi-réalistes, mi-symboliques:  La Femme adultère, l’Hôte et la Pierre qui pousse), sont pour l’auteur autant de gammes, dans le renouvellement des formes.  Autant d’approches de son œuvre future aussi”  (Quilliot in OCI 2039).

[51] “Ce recueil comprend six nouvelles […]   Un seul thème, pourtant, celui de l’exil, y est traité de six façons différentes, depuis le monologue intérieur jusqu’au récit réaliste.  Les six récits ont d’ailleurs été écrits à la suite, bien qu’ils aient été repris et travaillés séparément”  (Camus, “Prière d’insérer,” ibid.).

[52] Roger Quilliot, notes sur La Chute. In  OCI 2013.

[53] Nous adopterons désormais la convention suivante.  R désignera les citations de “Le Renégat ou un esprit confus” aux éditions Gallimard, 1957. 

[54] En effet, je vois dans cette onomatopée qui revient dans la nouvelle le bruit émis par la “bouche sans langue” de notre protagoniste se raclant la gorge plutôt que “la formule familière signifiant ‘sans discuter’” selon la note de Henri Peyre  (Peyre 74).  Roger Barny y voit “toujours la tension vers l’acte proche, le cri rauque et inarticulé “râ, râ”, le leitmotiv de la mutilation, de l’impuissance, “cette langue qui parle en moi et depuis qu’ils m’ont mutilé.  La longue souffrance, plate et déserte,” avec la métaphore filée du paysage brûlant et de la douleur, qui s’interpénètrent, et s’expriment réciproquement en un cercle infernal:  le paradoxe de la maîtrise de l’écrivain  et de la dérive du héros”  (Barny 145); “[…] le cri inarticulé de l’infirme, qui va devenir le principal leit-motiv, râ râ (homophonie avec barbare, avec Taghâza, et surtout sans doute, signifiant à la fois du soleil, et de la “religion du fétiche”:  Râ, le Dieu-soleil égyptien)”  (Barny 149).

[55] “Le sel peut avoir un tout autre sens symbolique [que celui de “nourriture spirituelle” ou d’incorruptibilité] et s’opposer à la fertilité.  Ici, la terre salée signifie la terre aride, dure.  Les Romains répandaient du sel sur la terre des villes qu’ils avaient rasées, pour rendre le sol à jamais stérile.  Les mystiques comparent parfois l’âme à une terre salée ou, au contraire, à une terre fertilisée par la rosé de la grâce; que se retire la salure de l’antique condamnation écrit Guillaume de Saint-Thierry, en s’inspirant du Psaume 106-34.  La terre est infertile parce que salée, dira encore Guillaume, en citant un texte de Jérémie, 17, 6.  Tout ce qui est salé est amer, l’eau salée est donc une eau d’amertume, elle s’oppose à l’eau claire fertilisante”  (“sel” Dictionnaire des Symboles).

[56]soleil (x2) . . .  sauvage (sauvages) . . . [se (x2) ce (x2) (ceux)]. . . cyclamen . . . douce . . . c’est (ses x2) . . . éblouissement . . . disparaît . . . cercle . . . piste . . . seul (x3) . . .. . . sel(x3) . . . son(x2) . . . récit(x2) . . . sa(x2) . . . connaissance. . . chassé. . .  sur (x2). . . compatissants . . . chance . . . ciel . . . esclaves . . . excitant. . . mission. . . Seigneur. . .”

[57]fer . . . faisait . . . frappé . . . fermée. . . fouetté . . .  fois . . . feu . . . fétiche . . .”

[58] “montagnes, ô ma montagne . . . ingrate. . . plateau . . . tendres . . . piste . . . Taghâsa . . . tête . . . tant . . .   té (était x2)]. . . prêtre . . . retraite . . . torride . . . cruauté . . . habitants . . . tous . . . étrangers . . . tenté . . . entrer . . . raconter . . . fouetté . . . rencontré . . . compatissants . . . . fétiche. . . .pouvait-on trouver . . . excitant . . . montrer. . .”

[59] Pour reprendre ici la terminologie derridienne (Derrida, Le Monolinguime 46) commentée au sein de notre premier chapitre.

[60] La scène de castration a lieu, en effet, parce que le missionnaire a voulu s’approprier par le viol l’idole réservée au sorcier:  “Mais, tout de suite après râ, râ, le sorcier me guettait, ils sont tous entrés et m’ont arraché à la femme, battu terriblement à l’endroit du péché, le péché! quel péché, je ris, où est-il, où la vertu, ils m’ont plaqué contre un mur, une main d’acier a serré mes mâchoires, une autre a ouvert ma bouche tiré ma langue jusqu’à ce qu’elle saigne, était-ce moi qui hurlait de ce cri de bête, une caresse coupante et fraîche enfin, a passé sur ma langue”  (Camus, R 51).

[61] “j’aime ce cloue qui me crucifie”  (Camus R 57); “Il rêvait et il voulait mentir, on lui a coupé la langue pour que sa parole ne vienne plus tromper le monde, on l’a percé de clous jusque dans la tête, sa pauvre tête, comme la mienne maintenant, quelle bouillie, que je suis fatigué, et la terre n’a pas tremblé, j’en suis sûr, ce n’était pas un juste qu’on avait tué, je refuse de le croire, il n’y a pas de justes mais des maîtres méchants qui font régner la vérité implacable”  (Camus, R 53).

[62] “O fétiche, mon dieu là-bas, que ta puissance soit maintenue, que l’offense soit multipliée, que la haine règne sans pardon sur un monde de damnés, que le méchant soit à jamais le maître, que le royaume enfin arrive […]”  (Camus, R 55).

[63] “Par contre, Kateb ne manifeste aucun intérêt pour les recherches formelles du genre “nouveau roman.”  Lorsque Olivier de Magny, dans Esprit, en juillet-août 1958, classe Nedjma parmi les œuvres du “nouveau roman,” il est victime d’un mirage”  (Arnaud  552).

[64] “Le rythme et la construction du récit, s’ils doivent quelque chose à certaines expériences romanesques occidentales […]”  (“Avertissemement” in Nedjma 6, je souligne)

[65] Comme le démontre le père des études postcoloniales, Edward Said, à travers le jeu des pronoms personnels “nous/eux” qu’il donne à remarquer dans son analyse du fameux discours, prononcé par Arthur James Balfour à la chambre des Communs le 13 juin 1910, quant à la nécessité de la présence britannique en Égypte  (Orientalism  34).

[66] Selon Arnaud, Kateb a lu l’essai de 1952 (vol. II, 587, note 20); ce qui légitimerait ici notre clin d’œil à la réflexion de Frantz Fanon sur la langue.

[67] “All third-world texts are necessarily, I want to argue, allegorical, and in a very specific way:  they are to be read as what I will call national allegories, even when, or perhaps I would say, particularly when their forms develop out of predominantly western machineries of representation, such as the novel”  (Jameson 69).

[68] Pour reprendre Bernard de Chartres qui nous permet ici de marquer notre déférence quant aux piliers qui soutiennent notre lecture.

[69] Trahir:  “révéler, volontairement ou non, ce qui devait rester caché” ou “donner une idée fausse de, dénaturer, altérer”  (“trahir” Petit Larousse Illustré).

[70] “This metadiscourse inaugurates a truth-functional operation that determines the conditions of “truth” upon which Western discourse is founded—“truth” that does not derive from an immutable, absolute moral verity, but from the need of the ruling class to legislate the ideas that justify its rule”  (Erickson [sur Lyotard], “A Dialogue of Difference” 32).

[71] “The concept of an interior frontier is compelling precisely because of its contradictory connotations.  As Etienne Balibar has noted, a frontier locates a side both of enclosure and contact and of observed passage and exchange.  When coupled with the word interior, frontier carries the sense of internal distinctions within a territory (or empire); at the level of the individual, frontier marks the moral predicates by which a subject retains his or her national identity despite location outside the national frontier and despite heterogeneity within the nation-state.  As Fichte deployed it, an interior frontier entails two dilemmas:  the purity of the community is prone to penetration on its interior and exterior borders, and the essence of the community is an intangible “moral attitude,” “a multiplicity of invisible ties” (Stoler 199, je souligne).

[72] Mais que l’on soit écrivain “du centre” ou écrivain “de la marge,” le processus de l’expression de soi à travers la L/langue ne demeure-t-il pas un défi constant?

[73] Pour revenir ici sur l’algèbre saussurienne:  “Nous nous proposons de conserver le mot signe pour désigner le total, et de remplacer concept et image acoustique par signifié et signifiant; ces derniers termes ont l’avantage de marquer l’opposition qui les sépare soient entre eux, soit du total dont il font partie  (Saussure 99, je souligne).

[74] En effet, l’articulation discursive du préjugé tient du même principe de réitération d’une information non vérifiée et non vérifiable qui dans son aspect compulsif semble gagner une certaine vérité:  “An important feature of colonial discourse is its dependence on the concept of ‘fixity’ in the ideological construction of otherness.  Fixity, as the sign of cultural/historical/racial difference in the discourse of colonialism, is a paradoxical mode of representation:  it connotes rigidity and an unchanging order as well as disorder, degeneracy and daemonic repetition.  Likewise the stereotype, which is its major discursive strategy, is a form of knowledge and identification that vacillates between what is always ‘in place’, already known, and something that must be anxiously repeated […]”  (Bhabha 66, je souligne).  Kateb remet en cause cette forme de connaissance ou d’identifications coloniales; il s’en joue dans la langue du maître à travers les changements de sens (significations comme orientations) et autres déplacements métaphoriques ou métonymiques réalisés dans son texte, et dont nous avons donné quelques exemples plus haut. 

[75] Le meilleur exemple nous vient probablement de ce personnage nommé Le Barbu qui se cache parce qu’il est poursuivi par les maris qu’il a cocufiés et ses anciennes “amantes […] [qui] arment leurs muffles contre [lui]”  (Kateb, Nedjma 30).

[76] Rappelons-nous l’écho de la Complainte de Rutebeuf à travers la complainte de Mourad au bagne: “Mère le mur est haut!  (Kateb, Nedjma 40-42).  Comparons:  “Que sont mi ami devenu/ Que j’avoie si pres tenu/ Et tant amé?/Je cui qu’il sont trop cler semé;/ Il ne furent pas bien fermé,/ Si son failli [...]/ L’amor est morte/ Ce sont ami que vens enporte” (La Complainte Rutebeuf  v.39-46; 50-51) (c. 1261-1262).

[77] On pense surtout à Cendrillon:  “Je [Rachid] sortis avec elle.  Mais vers minuit, comme je l’avais prévu, elle me quitta au coin d’une rue, d’un pas rapide et sûr, sans une parole d’adieu—et depuis pas un signe d’elle […]”  (Kateb, Nedjma 109).

[78] “Ainsi pensaient les limiers de Constantine, la ville où l’on dévore le plus de romans policiers, sans comparaison avec une autre ville du monde”  (Kateb, Nedjma 170).

[79] En effet, on peut reconnaître sous la decription du “vieux messager” de la tribu Keblout les traits de celui qui deviendra “président du gouvernement provisoire de la République algérienne”  (1958-1961)  (“Abbas, Ferhat” Petit Larousse Illustré):  Ferhat Abbas “sera le grand porte-parole de ces revendications [le courant assimilationniste].  Ancien président de l’Association des Etudiants musulmans d’Afrique du Nord, il s’est lancé très tôt en politique.  Etabli à Sétif, il parvient à être élu conseiller général, conseiller municipal, délégué financier.  Son ambition le conduit à briguer à la députation.  Fils d’un caïd commandeur de la Légion d’honneur, homme de culture française, marié à une Française, ne s’exprimant que dans la langue des salons parisiens, il voit son avenir et celui de ses coreligionnaires dans le giron de la France.  Cette vision ne l’empêche pas de plaider en faveur de son peuple.  Il dénonce avec virulence sa condition”  (Montagnon 223-224).  Maintenant comparons avec la description d’un des personnages katebiens: “On dit que l’un de vous, un Keblouti de la branche des magistrats, était devenu colonel.  Celui-là était dangereux.  Il servait dans l’artillerie.  Les Français l’ont envoyé au Maroc et en Syrie.  Il s’est battu pour eux, a épousé une Française, gagné de l’argent.  Celui-là pouvait venir en traître, avec sa nouvelle puissance, racheter nos terres tout en déshonorant la tribu.  Il faut croire qu’il avait oublié le serment de ses pères  (Kateb, Nedjma 147-148).

[80] “Tout se passa en quelques jours, après qu’on eut découvert, lardés de coups de couteau, les corps d’un homme et de sa femme déposés dans la mosquée de Keblout.  Les cadavres gisaient ensanglantés, dans un paquet de hardes.  L’identité des victimes prêtes encore, de nos jous, à confusion.  Pour les uns, l’homme était un officier du corps expéditionnaire; pour d’autres, ce n’était qu’un cantonnier européen surpris dans une roulotte avec sa compagne...  Le Nadhor fut mis à feu et à sang, des juges militaires furent désignés; peu après, les six principaux mâles de la tribu eurent la tête tranchée, le même jour, l’un après l’autre...  (Kateb, Nedjma 126, je souligne).

[81]Post-traumatic stress disorder is the name given [...] to what had previously been called shell shock, combat neurosis, or traumatic neurosis, among other names used at various times in the nineteenth and twentieth centuries.  The definitions [...] include the same basic symptoms that Freud described in his later work on trauma, including what he called the “positive symptoms” (flashbacks and hallucinations) and the “negative symptoms” (numbing, amnesia, and avoidance of triggering stimuli).  While there are controversies over the definition of PTSD—whether the causative event should be considered to be outside the range of usual human experience; whether PTSD is basically biphasic, that is, consisting of alternating flashbacks and numbing, or has at its core an unalterable numbness that is interrupted by more treatable flashbacks [...]—the basic description of the experience has remained remarkably unchanged over the years both in clinical and theoretical accounts and in survivors stories” (Caruth  note 1, 130, je souligne).

[82] Pour paraphraser la dernière section de Peau noire masques blancs et marquer l’impossibilité de clore. 

[83] Pour reprendre ici et de nouveau Khatibi et son texte La Langue de l’autre (1999).

[84] “Constantine ou Qacentina, v. d’Algérie, ch.-l. de wilaya, au-dessus des gorges du Rummel; 441 000 hab. (Constantinois).  Centre commercial. Université. — C’est la Cirta antique.  Musée archéologique” (“Constantine” Petit Larousse Illustré, je souligne).

[85]   “Annaba, anc. Bône, v. de l’Algérie orientale, ch.l. de wilaya; 305 000 hab.  Université.  Métallurgie.—Site de l’anc. Hippone.  Vestiges antiques”  (“Annaba”  Petit Larousse Illustré, je souligne).

[86]  “Numidie, contrée de l’ancienne Afrique du Nord, qui allait du territoire de Carthage jusqu’à la Moulouya (est du Maroc).  Partagée entre divers royaumes, elle devint ensuite une province romaine, puis fut ruinée par l’invasion vandale (429) et par la conquête arabe (VIIe-VIIIe s.)” (“Numidie” Petit Larousse Illustré, je souligne)

[87]  “Numides, anc. peuple berbère nomade qui a donné son nom à la Numidie.  Les Numides constituèrent au IIIe s. av. J.-C. deux royaumes qui furent réunis en 203  av. J.C. sous l’autorité de Masinissa, allié des Romains.  Affaiblis par des querelles dynastiques, ils furent progressivement soumis par Rome (victoire de Marius sur Jugurtha en 105, de César sur Juba en 46) et leur royaume devint une province romaine   (“Numides” Petit Larousse Illustré, je souligne).

[88]  Ce parallèle est-il si étrange que cela ?  N’avions-nous pas croisé la figure emblématique de Hitler, mentionnée par les colons apeurés peu à près l’insurrection du 8 mai:  “La France est pourrie.  Qu’on nous arme, et qu’on nous laisse faire.  Pas besoin de loi ici.  Ils ne connaissent que la force.  Il leur faut un Hitler”  (Kateb, Nedjma 230)? 

[89] À ce titre, il serait intér-essant de poursuivre notre réflexion sur l’Algérie en écoutant la voix féminine d’une Hélène Cixous nous dire, à sa façon, son rapport à la L/langue française en tant qu’écrivaine juive-askénaze-française née en Algérie.

[90] “Nous retrouvons dans le travail de J. Marcus l’opinion selon laquelle la névrose sociale, ou si l’on préfère le comportement anormal en face de l’Autre quel qu’il soit, entretient des rapports étroits avec la situation individuelle : ‘Le dépouillement des questionnaires montra que les individus les plus fortement antisémites appartenaient aux structures familiales les plus conflictuelles.  Leur antisémitisme était une réaction à des frustrations subies au sein du milieu familial. Ce qui montre bien que les Juifs sont des objets de substitution dans l’antisémitisme, c’est le fait que les mêmes situations familiales engendrent, suivant les circonstances locales, la haine des Noirs, l’anticatholicisme ou l’antisémitisme.  On peut donc dire que, contrairement à l’opinion courante, c’est l’attitude qui trouve un contenu et non ce dernier qui crée une attitude’” (Jacob Marcus cité par Fanon 128-29, je souligne).