Charles BONN :

Le Roman algérien contemporain de langue française : espaces de l’énonciation et productivité des récits.

Thèse de doctorat d’Etat, Université de Bordeaux 3, 1982, Sous la direction du Professeur Simon JEUNE,

5 volumes, 1428 p.

Sommaire de la thèse

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Page personnelle de Charles Bonn

CONCLUSION

Proposer une conclusion sur les textes étudiés serait une gageure contraire au projet d'ouverture du sens qui n'a cessé de me guider : je me suis intéressé en effet, non pas aux textes comme résultat fini et clos, prêt à être classé dans la chronologie d'une histoire littéraire, ou redisposé selon les catégories d'une quelconque taxinomie, mais à leur productivité nécessairement mouvante et ouverte. Ce n'est pas après l'avoir dénoncé, non sans un parti-pris que je revendi­que, que je vais instituer à mon tour la clôture – que supposerait une conclusion sur l'objet de l’étude – d’un métalangage critique constitué en savoir sur les textes étudiés. Cette clôture n’est-elle pas dénoncée par les meilleurs textes ?

Je ne puis donc objectivement ici que mettre en pers­pective, non pas les textes étudiés dont l'intérêt est préci­sément qu'ils échappent à cette démarche par la productivité désirante et dérivante de leur écart, mais seulement ma pro­pre démarche de lecteur privilégié, et la manière dont elle m'a amené à organiser une description de l'espace de fonction­nement de ces romans, espace nécessairement ouvert sur un à-venir du récit et du sens, que je ne puis définir, n’en étant pas le producteur.

SPATIALITE D'UNE LECTURE OUVERTE

Plutôt que de fermer la productivité de ces textes en une lecture de résultats, j'ai donc cherché au contraire, quitte à heurter les discours les mieux établis et souvent les plus respectables, qu'ils soient idéologiques ou univer­sitaires (mais..où est la limite entre ces deux champs du dire bien artificiellement séparés ?), à ouvrir ma parole comme celles que je lisais. A opérer des textes une lecture par l'intérieur, non tant de leur sens, du "message" dont ils seraient le réceptacle, mais de leur spatialité. Spatialité du texte lui-même, d'abord, en sa productivité syntagmatique interne. Je me suis toujours refusé à isoler dans quelque texte que ce soit un paradigme, un signifié, pour le catalo­guer dans un langage autre, mais j'ai au contraire fait fonc­tionner ceux-ci l'un par rapport à l'autre dans la spatiali­té textuelle de l'axe syntagmatique sur lequel ils évoluent et hors duquel ils sont lettre morte. Spatialité syntagmati­que qui apparaît, entre autres fonctions, comme le lieu d'une productivité mythique du sens, par exemple dans la manifes­tation concrète par certains textes du creux de l'absence d'un langage à créer, d'un dire à inventer.

Mais cette spatialité interne du processus signifiant, que manifeste en quelque sorte la matérialité même du texte, ne m'a semblé à son tour signifiante que par l'espace exté­rieur au texte par rapport auquel il signifie. Espace réfé­rentiel du pays-objet le plus souvent de son dire, certes, mais surtout espace de lecture hors duquel ce texte, comme le paradigme évoqué à l'instant, serait aussi lettre morte. Le texte peut donc être à son tour considéré comme une sorte de paradigme ne signifiant que sur l'axe syntagmatique, en­core plus spatial que le précédent, qui le met en relation, tant avec la lecture qu'il vise, qu'avec d'autres discours inscrits dans la mémoire de cette lecture.

Tout texte ne fonctionne donc, dans le creuset de la lecture-mémoire à laquelle il s'adresse, que dans un rapport signifiant à d'autres discours. Seule cette intertextualité lui donne sens. Il n'est pas de sens absolu, théologique en quelque sorte. Il n'est de sens que par rapport à des sens antérieurement énoncés. Et il n'est de texte, non seulement par ses signifiés, mais par la spatialité de son signifiant même, que par rapport à des modalités de discours constituées avant qu'il ne manifeste les siennes propres, en accord ou en différence avec elles.

QUELLE INTERTEXTUALITE ?

Ces discours antérieurs au texte romanesque algérien de langue française, et qui l'accueillent, l'ignorent ou le refusent, mais par rapport auxquels il est sommé de se défi­nir, de manifester en tout cas qui il est, peuvent être regroupés en trois catégories principales, toutes productrices d'un espace, ou d'un type de spatialité.

1) Le rapport avec les discours anthropologiques

La première est celle des différents discours anthro­pologiques ou ethnographiques sur l'espace référentiel algé­rien. Discours dont le pôle d'énonciation, même si l'énoncia­teur est algérien, est essentiellement étranger. Discours qui réservent en tout cas à l'étranger le monopole du dire sur un espace algérien objet, et ses langages oraux eux aussi objet d'un dire depuis l'extérieur et pour la lecture extérieure. On a vu comme les romans algériens de langue française, essentiellement ceux d'avant l’Indépendance, s’écrivent en grande partie en rapport avec ces discours anthropologiques extérieurs

- soit en en reproduisant plus ou moins les prémisses par une écriture de conformité dans laquelle l'énonciateur est à la fois sujet assimilé et objet "représentatif" d'un dire qui ne lui appartient pas en propre : c’est le cas dans les années 50 de l'écriture de Feraoun, et de celle d'Aïcha Lemsine;

- soit en reprenant ces discours pour en retourner la polarité du Même et de l'Autre, manifestant du même coup à l'intérieur de ces discours un langage propre au lieu ré­férentiel, une prise en charge du dire sur soi, même si le cadre "réaliste" en est encore en grande partie hérité : c’est le cas de L'Incendie de Dib, par exemple. Et cependant ce dernier roman ne se contente pas d'inverser les polarités d'un langage "transparent" hérité : déjà, il rend palpable le surgissement de paroles produites par l'espace de leur insertion, et non plus de langages sur cet espace, quel que soit leur lieu d'énonciation, la parole des paysans, celle des femmes et celle du corps;

- soit enfin en opposant sa propre épaisseur, sa pro­pre spatialité textuelle à la fausse transparence du discours étranger, mais aussi aux dires de l'identité qui tournent le dos à l'Histoire. Et c'est alors la productivité spatiale et mythique de Nedjma, dans le corps même de son signifiant. Nedjma ne se contente pas de changer le dire sur l'espace référentiel, ni même de montrer le surgissement de paroles depuis cet espace : il se fait espace générateur d'un récit à venir de la nation en gésine.

2) Le rapport avec les discours idéologiques

La deuxième catégorie est celle des discours idéolo­giques, véhicules du sens univoque, positivités d'un dire de pouvoir et d'édification (ou d'opposition), à la transpa­rence desquels le texte oppose l'épaisseur constitutive de ses différents niveaux d'ambiguïtés. Ambiguïté interne, d'a­bord, de sa productivité du sens multiple; polyphonie, opa­cité que sa description pourra opposer à la nécessaire limpi­dité univoque d'un discours de l'efficacité immédiate au ser­vice du sens, ou d'un savoir. Polyphonie qui va de pair avec la spatialité d'une écriture littéraire dont on a vu qu'elle se dit d'abord elle-même, là où le discours affirme un si­gnifié qui lui serait extérieur. C'est alors la polyphonie signifiante de deux écritures de la guerre qui dépassent de très loin le signifié "objectif" univoque et trompeur de celle-ci : Qui se souvient de la mer et Yahia, pas de chance. Ou la ménippéenne mise en spectacle de leur signifiant pour lui-même, aussi bien par Le Polygone étoilé et Le Muezzin, que par les romans de Boudera, ou ceux de Farès à partir du Passager de l'Occident.

Et cependant, on a vu comme le fonctionnement du dis­cours, qui se dit pure transparence au service de l'idée, d'un signifié supposé exister en dehors de la parole qui pourtant le fait être, est en fait bien souvent un modèle de fonctionnement spéculaire, dont les valeurs-refuges (le fellah, la femme, le moudjahid) servent essentiellement à pérenniser le dire auto-fondateur. La productivité mythique du discours idéologique qui pourtant veut dire l'Histoire, est tentative de transformation de sa parole historique en fait de nature, en référence absolue. Cette occultation de l'historicité de son dire comme de la spatialité de son lieu d'énonciation (les concepts de l'idéologie, ou du moins le langage qui les formule, ont été forgés ailleurs) par le discours idéologique, produit une littérature de plaidoyer (ce que j'ai appelé la "génération de 1962" dont le but est de prouver à l'opinion française le bien-fondé de la cause algérienne, même si cette démonstration arrive souvent trop tard) ou une littérature de conformité (les nouvelles de Promesses et la plupart des romans publiés à la S.N.E.D.) dont le lieu d'énonciation contredit bien souvent la visée nationale affichée. Or, dans les deux cas, l'ambiguïté spa­tiale du signifiant est en général récusée au profit, à la fois d'un appauvrissement sémantique, et d'une perte du ré­férent.

Mais la duplicité qu'entretient ainsi cette fausse transparence du discours idéologique permet aux meilleures oeuvres de produire un autre niveau de spatialité : celle du rapport même qu'entretient l'opacité de leur écriture avec cette transparence. Rapport, signifiant en lui-même, qui per­met de plus de multiples et féconds jeux sur le signifiant. Le texte, ainsi, s'inscrit dans la spatialité de sa césure d'avec la norme du discours, césure à partir de laquelle il pourra tantôt se produire lui-même dans le foisonnement du carnaval (c'est le cas surtout chez Boudjedra, Bourboune et Farès), tantôt dessiner la signifiance tragique d'un espace polysémique aux prises avec sa réduction meurtrière à la transparence du sens un par un discours de pouvoir qui se condamne cependant lui-même dans cette entreprise (c'est cas chez Dib, Farès, et, dans un registre plus limité, chez Boumahdi).

3) Le rapport avec une littérature algérienne de langue française

Il est cependant un troisième discours dont l'inscrip­tion du texte ne pourra ignorer l'antériorité : celui, à la fois de l'ensemble des textes algériens de langue française qui l'ont précédé, et de leurs différentes lectures, entre lesquelles on peut dégager une sorte d'image collective de la littérature nationale dans le discours social algérien. Le texte se définira, dans la spatialité de sa lecture, en grande partie par référence à cette image collective : soit il en visera la reproduction plus ou moins fidèle, gage implicite de reconnaissance comme roman algérien de langue française, ce dernier fonctionnant alors comme une sorte d'emblème a-temporel (c'est en quoi j'ai pu parler d'une "nouvelle propédeutique" littéraire maghrébine des romans publiés à la S.N.E.D.); soit au contraire il dégagera un certain nombre de ruptures par rapport à cette image, et ce sera l'écart des textes que j'ai considérés comme les plus intéressants dans mes deuxième et troisième parties. Se po­sera alors le problème de sa lecture, de son acceptation par un public dont la lecture est plus qu'ailleurs façonnée par l'idéologie, puisque le texte, surtout de langue française, y est censé illustrer, servir le sens. Mais au-delà de l'i­mage collective par rapport à laquelle il se définit, et qui déforme toujours la réalité des textes antérieurs qu'elle décrit à sa manière, le roman pourra également viser cette réalité même des textes antérieurs, et s'élaborer dans la spatialité d'un jeu intertextuel multiple avec eux. Là encore, l'intertextualité pourra fonctionner de deux fa­çons différentes : ou elle sera jeu carnavalesque, avec des références fondatrices, mais suffisamment distanciées à la fois pour que ce jeu soit possible (c'est ce que fait entre autres fort bien Boudjedra), ou alors elle ne sera qu'appel à la reconnaissance en littérarité par l'affichage embléma­tique de modèles non-dominés (on a vu ce schéma sous son vi­sage le plus caricatural dans Le printemps n'en sera que plus beau de Rachid Mimouni).

HORIZON D'ATTENTE, RUPTURE, CESURE

Ces trois discours se rejoignent cependant pour for­mer dans la mémoire du lecteur ce que j'ai appelé, en en re-, prenant le concept à l'esthétique de la réception dont le représentant le plus connu est Hans Robert Jauss, un horizon d'attente. Concept dont je développe cependant la dimension spatiale implicite mais non mise en évidence par Jauss, ainsi que l'historicité fondamentale de cette spatialité. L'analyse de Jauss n'avait pas prévu en effet le cas         particulier du surgissement d'une littérature dans un contexte de décolo­nisation où l'espace ne peut être décrit hors de sa signifi­cation historique et politique. Bien plus, c'est dans la pla­ce plus ou moins grande qu'il concède à l'historicité de l'es­pace qu'il décrit, que tout discours sur l'Algérie indiquera implicitement sa propre inscription historique et politique, son propre lieu idéologique d'énonciation.

La spatialité comme la productivité du sens d'un tex­te se dessineront toujours par rapport à cet horizon d'atten­te. Seul ce rapport sera véritablement significatif de la pro­ductivité d'un texte au moment de son apparition. Toute criti­que dénotative de contenu comme toute critique purement formaliste manqueront toujours l'essentiel de la productivité du texte si elles sondent ce dernier hors de son espace de réception, seul susceptible de lui donner sens. Hors de cet espace de réception, un texte ne signifie à proprement parler rien.

Dans le contexte précis que j'ai étudié, l'horizon d'attente qui accueille le roman algérien de langue françai­se, en même temps qu'il en décrit un ensemble de normes, les­quelles sont les composantes de cette attente, manifeste d'abord l'existence même d'une littérature algérienne de lan­gue française en tant que telle. Il n'y aurait pas d'horizon d'attente véritable pour le roman algérien de langue françai­se s'il n'y avait déjà une ébauche de perspective historique de la littérature algérienne de langue française. Comme tou­te littérature en tant qu'ensemble chronologique de textes dans un espace culturel donné, la jeune littérature algérien­ne de langue française a dû d'abord se forger son propre es­pace de signifiance, son propre code de relations avec l'His­toire nationale comme avec les différentes lectures, natio­nales et étrangères, qu'elle vise. Or, dans cette entreprise, la littérature n'était pas seule : elle participait comme un     discours parmi d'autres au surgissement d'une parole de l'espace national algérien, comme de l'espace culturel de cet­te nation. Participation, non tant par l'énoncé d'un sens, par la nomination de cet espace culturel, laquelle relève plutôt d'un discours idéologique même si la littérature est partie prenante dans l'élaboration de ce discours, mais par la spatialité de son existence même de parole nationale. Un espace culturel n'existe en effet que par l'authenticité et la vie des paroles qui, le remplissant, le font être, même si ces paroles creusent souvent dans leur propre espace de dires le creux de paroles non encore advenues : on l'a vu pour le creux de la parole nationale dans Nedjma. Le creux signifiant au centre de Nedjma n'est possible qu'à partir de l'existence spatiale indubitable du texte de Nedjma, qui peut ainsi appeler le dire de la nation à partir de sa pro­pre spatialité. Mais l'espace culturel d'une nation ne peut procéder d'un vide, et devenir de ce fait un espace culturel à-venir, qu'à partir de son occupation-manifestation par des paroles inouïes comme celle de Nedjma.

Il y a donc une productivité culturelle et idéologique, non du sens, mais de l'existence même de certains textes fon­dateurs. Fondateurs à la fois d'une littérature nationale, d'un horizon d'attente de cette littérature dans un discours culturel et idéologique, et indirectement de ce discours cul­turel et idéologique même, qui sans la manifestation perfor­mative de ces textes n'aurait à proprement parler pas de lieu de son dire. Il était donc nécessaire, en première partie, de montrer à l’œuvre cette triple productivité spatiale des textes fondateurs qui me semblent les plus importants.

Cependant, l'horizon d'attente, et là je m'éloigne encore plus des théories de Jauss, n'est pas constitué que des traces laissées dans la mémoire des lecteurs par les tex­tes littéraires antérieurs à l’œuvre qu'il accueille : aucu­ne lecture n'est uniquement informée par des textes littérai­res. Elle est au contraire le lieu où l'idéologie réduit et déforme le plus efficacement des textes, et ceci plus parti­culièrement lorsqu'on sait que la naissance de la littérature algérienne de langue française est liée au développement du nationalisme algérien, et que l'existence de cette littéra­ture a effectivement servi la cause de ce nationalisme. L'idéologie sera donc tentée, à la fois de lire les textes à partir de ses propres besoins pédagogiques, et de susciter des textes conformes à cette image qu'elle cherche à donner d'une littérature nationale fonctionnant comme emblème. On vient de le voir en traitant de la signifiance des intertextualités. ,j'ajouterai donc simplement que l'horizon d'atten­te est inconcevable sans les modèles de lecture qu'y infuse l'idéologie, et qui s'ajoutent pour le constituer aux diffé­rents discours qu'on a rappelés plus haut.

L'écart en quoi Jauss voit la productivité proprement littéraire du texte important, se manifestera donc tant vis à vis d'une littérature déjà existante, que de ses lectures et déformations par l'idéologie, que des directives implici­tes ou explicites de l'idéologie aux textes qu'elle suscite, et dont elle attend en grande partie sa propre légitimation. Le concept n'est donc pas seulement significatif du point de vue d'une histoire littéraire, mais également du rapport de la littérature avec l'idéologie. Rapport qui, lorsqu'il n'est pas aux antipodes de l'écart productif en s'instituant en représentation docile de ces normes, peut d'abord instal­ler avec le discours idéologique deux types particuliers de divergences qui ne suffisent pas, selon moi, pour constituer véritablement l'écart, même si elles sont en partie nécessai­res à cet écart dans la mesure où l'idéologie participe à l'élaboration de l'horizon d'attente. Il s'agit d'abord de la rupture, laquelle porte essentiellement sur le contenu de l'idéologie officielle, celle d'un discours de pouvoir. Rupture dans le contenu, ou plus grossièrement les "idées", du texte, mais non de la forme, dont la transparence sera celle-là même qu'attend un fonctionnement idéologique, et l'idéologie d'opposition n'en est pas moins une idéologie dont le discours a vocation d' être de pouvoir : ce pouvoir même auquel participe actuellement Boudjedra, considéré long­temps comme le symbole, non seulement de la rupture par le contenu d'avec les normes du discours de pouvoir, mais même de ce que j’appellerai la césure, en ce que La Répudiation et L’Insolation n’étaient pas seulement rupture du contenu oppositionnel, mais éclatement d'un dire du pouvoir par la violence formelle de leur écriture, dont on a vu la produc­tivité carnavalesque.

Cependant, même en assumant un travail sur la parole autant que sur le sens, la césure n'est pas encore l'écart, en ce qu'elle n'installe la faille qu'avec le discours idéo­logique, sans pour autant amener nécessairement à une réfle­xion sur son propre signifiant par la mise en spectacle de celui-ci. Autant dire pourtant que le concept n’est pas souvent opératoire, dans la mesure où la rupture de sa forme d'avec celle qu'attend l'idéologie suppose nécessairement la mise en spectacle dans l'écriture, de sa propre matéria­lité, comme de l'inscription historique de cette dernière par rapport aux modèles littéraires de l'horizon d'attente : c'est-à-dire que le plus souvent la césure suppose en fait, déjà, l'écart, dès l'instant où elle se veut en elle-même signifiance historique. La seule vraie césure est celle d'une marginalité qui n'instaure pas nécessairement la dimension historique de l'écart. Celle, par exemple, dans Le Village des Asphodèles, d'un lieu d'énonciation autre et mort, par la faille même dans laquelle il se développe d'avec toute signifiance idéologique. Mais on a vu comme ce lieu de l'ail­leurs est vigoureusement ramené à la signifiance carnavales­que de l'écart par un texte comme Un Passager de l'Occident, par exemple. La césure supposerait un vide historique du lieu de son dire, et de fait Le Village des Asphodèles est écrit depuis un lieu vide, est l'écriture même de la mort de tout lieu, là où Un Passager de l'Occident dit la signifiance historique de la mort dans le lieu d'exil, et revendique donc l'écart par là-même.

Le concept de césure vaut donc négativité, opératoire dans la mesure où elle s’oppose à la positivité du dire idéologique. Mais cette négativité se re­trouve bien souvent dans l'écart, comme on va le voir en considérant celui-ci sous l'angle de la localisation. La césure est donc en partie une modalité de l'écart dont le champ recouvre le sien, mais dont elle ne recouvre pas néces­sairement la productivité textuelle, laquelle ne s'inscrit pas seulement, on l'a vu, par rapport au discours idéologi­que. C'est pourquoi j'ai préféré le plus souvent le concept d'écart. par ailleurs appelé par celui d'horizon d'attente, à celui plus limité de césure, que j'ai réservé à la défini­tion d'un rapport bien précis entre le texte et le discours idéologique.

L'ÉCART, ET L'ECRITURE-LOCALISATION

De plus, la notion d'écart m'a séduit essentiellement par la dimension spatiale qu'elle suppose, là où la césure dessine avant tout une rupture musicale dans le continu d'un phrasé. La césure et son contraire la suture s'opposent à l'intérieur d'un même lieu du dire, d'un même espace de pa­role dont elles supposent simplement des modalités différen­tes. Car l'horizon d'attente est bien le lieu quasi-institu­tionalisé du dire, spatialité apparemment close. L'écart, alors, lui oppose beaucoup plus radicalement la mouvance désirante de l'invention ininterrompue d'un lieu du dire qui est le propre lieu toujours fugace de son énonciation même, et qui cependant renouvelle sans cesse par l'incision du non-lieu précis qu'est la trajectoire de son désir l'organi­sation locale de cet horizon d'attente. Non-lieu radical, l'écart est ce désir d'un lieu du dire dévoilant sans fin l'absence dont le dire reçoit la tension qui lui confère son pouvoir producteur. L'écriture de l'écart est ce désir, émi­nemment spatialisé, d'un lieu qui n'est en fin de compte que son propre désir de localisation. Ce lieu dont l'écriture est désir toujours nouveau, toujours rebelle à sa réduction à un signifié extérieur à elle, est l'écriture même, qui n'existe cependant que dans et par l'absence de son objet. Car le véritable lieu que désire toute écriture n'est-il pas avant tout la spatialité de lacte de réception par lequel elle prend sens ?

L e discours idéologique, ou le discours culturel à quoi la lecture idéologique réduit la littérature nationale, nomment le lieu de l'identité. Cette nomination est fonda­mentale positivité. Et cependant cette positivité d'une nomi­nation culturelle du lieu d'identité n'est telle que par op­position à la différence que suppose tout ce qui est exté­rieur à la clôture de cette nomination. Proclamant la posi­tivité de son dire du lieu, le discours culturel signale dans le refus même du lieu autre, l'extranéité de son lieu d'énonciation véritable. Car la problématique. même de l'iden­tité et de la différence est encore imposée par l'Autre, qui trace dans cette violence le langage idéologique en lequel il conviendra de lui répondre, c'est-à-dire de renverser sa définition du Même 'et de l'Autre. Renverser les polarités du Même et de l'Autre ne peut se faire qu'à l'intérieur d'une problématique manichéenne dont on n'a pas choisi les prémis­ses.

L'ambiguïté de l'écriture la plus originale récuse ce dualisme piégé. Le texte ne manifeste pas un sens dans un langage forgé ailleurs : il est lui-même son propre objet, tout comme le lieu signifié-désiré par son dire. Et en même temps, son désir de localisation est celui de s'inscrire en relation intertextuelle avec d'autres paroles, littéraires ou idéologiques. Mais ces paroles sont à la fois, alors, mi­ses en spectacle sur la scène du texte qui devient le lieu de leur représentation, ou lieu au contraire de l'inscription spectaculaire du texte, dans la spatialité de laquelle il trouve et récuse son sens par la représentation de son pro­pre signifiant : on a vu ainsi le double fonctionnement carnavalesque du Polygone étoilé, du Muezzin, de La Répudiation, de L'Insolation, ou de Un Passager de l'Occident.

Le vrai lieu du dire est, en fin de compte, irréduc­tible à un lieu géographique qui préexisterait à sa lecture. L'écriture dans le désir de localisation qui l'énonce, se cherche elle-même, certes, mais cherche surtout son insertion dans un lieu de paroles qui est aussi l'espace de sa lecture. Lieu de paroles qui est lui-même non-lieu et pourtant le lieu le plus sûr, en ce qu'il est d'abord mise en relation, rap­port, ambiguïté. Le sens n'est jamais donné par le dire, par le paradigme isolé, même si ce paradigme est un roman entier. Il n'est donné que dans le passage ambigu, périlleux mais toujours spatialisé, entre les signes et leur lecture, entre l'énonciation et les discours et lectures qu'elle vise, en­tre le désir et l'absence d'un lieu du sens dont la réalisa­tion cependant est impossible, en ce qu'elle signifierait la fin du procès signifiant, la mort du dire. C'est la dure le­çon des meilleurs textes de Dib et de Farès que j'ai décrits en troisième partie : le lieu n'existe que dans l'instant même de sa disparition, il n'est que par sa perte. Perte du lieu que réalise la nomination même du lieu par son dire dé­sirant.

Or, cette localisation est aussi celle du texte dans une littérature romanesque algérienne de langue française en tant que telle. Un texte ne trouve le lieu de son dire, on vient de le voir, que dans sa rencontre avec, dans son incision en l'espace d'autres textes. L'intertextualité est à proprement parler le lieu même du texte. Et cependant, le meilleur roman algérien de langue française n'est-il pas en­core celui qui ne trouve son lieu, la littérature algérienne de langue française, que dans l'acte même par lequel il le perd ?