Charles BONN :

Le Roman algérien contemporain de langue française : espaces de l’énonciation et productivité des récits.

Thèse de doctorat d’Etat, Université de Bordeaux 3, 1982,
Sous la direction du Professeur Simon JEUNE,

5 volumes, 1428 p.

Sommaire de la thèse

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DEUXIEME PARTIE.
L’ambiguïté spatiale de l’écart

 

INTRODUCTI0N.. 3

Quel écart ?. 3

CHAPITRE 1.  Dire la guerre autrement, ou : la constitution de l'écart dans la spatialité d'une parole. (Qui se souvient de la mer et Yahia, pas de chance) 6

Qui se souvient de la mer , ou la multiplication des espaces signifiants. 8

Chronologies et communication : le temps pétrifié. 9

L'espace tragique. 14

Espaces de la connaissance et du déchiffrement 24

Le passage-blessure et la parole‑absence. 30

Yahia, pas de chance, ou les passages inquiets  32

Les seuils. 33

Parole, chant, écriture. 36

L'instance et l'effraction. 38

Le sens multiple. 40

CHAPITRE 2 :  Le dynamitage de la clôture idéologique dans Le Polygone étoilé et Le Muezzin. 43

Subversion et productivité sémantique d'un récit ambigu :  Le polygone étoilé  44

De Nedjma au Polygone étoilé. 44

Un signifié ambigu. 46

Le carnaval 50

La fusion des plans narratifs : vers une esthétique du continu ?. 55

Les figures fondamentales. 57

La spatialisation des ambiguïtés signifiantes dans Le Muezzin  60

Théâtralité dialogique du signifiant, et carnaval 60

L'ambivalence spatio-temporelle. 63

Spatialité de l'ambiguïté signifiante. 68

L'irruption du sens et l'ambiguïté tragique. 73

CHAPITRE 3:  La productivité spatiale du carnaval dans La Répudiation  77

Rupture et enfermement 77

La production des récits. 84

Textes et espaces. 88

Parodie, plurivocalisme et intertextualité fondatrice. 93

Le roman des origines. 96

La parole-corps et le roman familial 100

CHAPITRE 4:  L'ambiguïté d'un carnaval fondateur et auto-parodique dans L’Insolation  108

Un texte produit par d'autres textes (l'intertextualité) 108

1) De La Répudiation à L’Insolation: fonctions de la reduplication. 108

2) Références culturelles et statut littéraire. 113

Matrices narratives. 118

1) Espaces et production de textes. 118

2) Le supplice de la mère, modèle narratif profond. 126

Autoparodie et perte du référent 129

Rupture et écart 132

CONCLUSION.  De l'écart a la marge, ou : d'un nouveau paternalisme ?. 134

L'horizon d'attente de la gauche française. 134

Boudjedra, nouvel "arabe de service" ?. 135

Quelle rupture ?. 140

Des femmes... 143

Ecart, rupture et lieu d'énonciation. 148

 


INTRODUCTI0N

Quel écart ?

La productivité du texte, c'est-à-dire sa réponse à la sommation par l'Histoire, passe par son écart. L'écart est le lieu même du désir, le mouvement spatial de la signifiance, car celle-ci ne se réalise jamais que par rapport à un déjà dit qu'elle modifie. La maladresse, l'échec d'une littérature trop fidèle à l'horizon d'attente qui l'accueil­le, provient de sa sollicitation d'un label de conformité. La répétition ne produit que des épigones insignifiants, même si dans l'instant de leur première lecture ils comblent une attente qui ne sait pas encore qu'elle n'attend plus ce déjà connu, tout en le réclamant. Dans son écart, la produc­tivité d'un texte se crée une lecture nouvelle, inconnue jusque là, et pourtant déjà là sans y être encore révélée dans l'attente qui s'ignore d'un public qui seul donnera sens au texte inouï, ou le rejettera.

Ainsi, l'écart n'est-il pas la simple rupture de conte­nu qu'appelait le dire explicite de l'"attente profonde" se­lon mon enquête statistique. Un sens déviant ou opposition­nel n'installe qu'une rupture momentanée avec celui d'un discours de pouvoir, s'il ne se constitue pas en écart par une rupture également formelle, s'il n'exhibe pas dans une certaine mesure l'opacité de son signifiant, pour manifester que le roi est nu, c'est-à-dire que le discours de pouvoir qui proclame sa propre transparence a un corps, qu'il est lui-même comme tout discours une forme historiquement datée.

L'écart n'existe que dans l'impossibilité de sa réduction au sens un que supposerait la transparence du signifiant. En ce sens, le discours de l'idéologie, malgré lui, est ambigu : ne camoufle-t-il pas le lieu de son énonciation, c'est-à­-dire en fin de compte un sens autre que celui qu'il explici­te ? Et ceci est aussi valable pour le discours idéologique de rupture que pour celui du pouvoir : l'un et l'autre sup­posent leur propre transparence univoque pour nier la con­tingence historique et spatiale de leur dire.

S'il est, donc, vrai que la réponse du texte à la sommation par l'Histoire passe par son écart, il conviendra de ne pas réduire cet écart à une rupture de sens univoque qui, elle aussi, serait duplicité, volontaire ou non. L'écart de La Répudiation, en 1969, de L'Insolation, en 1972, ne pro­viennent pas seulement, quelle qu'en soit la lecture qui en a été faite le plus souvent, de ce qu'ils abordent le "sujet tabou" de la sexualité, mais de ce qu'ils installent cette rupture de contenu dans le jeu autrement signifiant de l'in­tertextualité de leur écriture avec tous les discours et toutes les écritures constitutifs de l'horizon d'attente, jeu qui seul pourra donner à cette rupture la plénitude de son sens. Parler de sexualité n'a pas de sens "subversif" en soi. Ni même seulement par rapport à une répression morale dont on fait trop facilement une caractéristique de la so­ciété musulmane. La subversion, ici, provient de ce que la sexualité est le non-dit de la convergence des différents discours idéologiques ou culturels souvent contradictoires qui se partagent l'espace de parole et de pouvoir (ou de contre-pouvoir) algérien, lesquels sont en même temps repré­sentés sur la scène de l'écriture romanesque, selon cette règle du dialogisme dont Bakhtine entre autres fait l'un des fondements de la créativité de ce genre bâtard. Les deux pre­miers romans de Boudjedra sont bien ces écritures carnavales­ques dont la subversion n'est point tant de parler du corps interdit que d'exhiber le corps des paroles qui le taisent, tout en développant la matérialité de leur propre écriture dans un jeu d'intertextualité souvent burlesque, mais auto-­fondateur en même temps qu'il est décapant, avec les romans algériens de langue française antérieurs qui instituent ain­si leur littérarité dans la parodie.

Autant dire que l'écart suppose l'ambiguïté conscien­te et assumée de l'écriture qui s'en réclame. Ambiguïté si­gnifiante bien différente de l'ambiguïté malgré eux des tex­tes maladroits qu'on a vus en première partie ne pas vouloir s'interroger sur la contradiction que manifeste le lieu d'é­nonciation de leur dire. L'écriture des deux premiers romans de Boudjedra est auto-fondatrice dans sa propre parodie même, c'est-à-dire dans le mouvement en lequel une lecture univo­que verrait tout le contraire d'une auto-fondation. Mais l'ambiguïté, si elle fonde le texte qui s'en réclame dans l'écart de sa littérarité, est aussi productrice de sens, infiniment plus qu'une transparence univoque supposée. On l'a vu déjà avec Nedjma, dont l'ambiguïté est un des aspects majeurs de la productivité mythique. A dix-sept ans de dis­tance l'un de l'autre, Qui se souvient de la mer et Yahia, pas de chance montrent que l'ambiguïté productrice est le seul moyen d'approcher quelque peu un dire non-réducteur de l'événement formidable de la guerre. Car l'événement échappe à tous les langages faussement transparents qui voudraient le réduire à un sens, peut-être parce qu'il n'a, à proprement parler, pas de sens, si ce n'est celui de ne pouvoir être réduit à un sens, qui lui confère précisément sa dimension d'intolérable. C'est pourquoi l'ambiguïté seule peut manifes­ter une épaisseur du signifiant comparable à l'opacité into­lérable de cet événement, comme de la vie. Et, de même, elle seule peut préserver la multiplicité des modes de significa­tion dont notre vie toute entière dépend, nous montrent ces deux romans, si nous ne voulons pas nous réduire à l'insigni­fiance de statues de pierre ou à la lourdeur de "l'Organisa­tion" .

Aussi est-ce à une véritable libération de l'ambiguï­té qu'on assistera avec les deux romans les plus paradoxaux décrits ici, en ce qu'ils annulent leur signifiant dans l'ac­te même d'une ambiguïté qui le signifie plus que tout signi­fié extérieur : Le polygone étoilé et Le Muezzin. Dans ces deux textes, le carnaval atteint en effet sa pleine dimen­sion, puisque leur efficacité subversive tient en partie, non seulement à la mise en spectacle dialogique de leur si­gnifiant en même temps que de tous les discours en présence, mais encore à l'autodestruction du signifiant dans sa propre corrosion intertextuelle. Ces deux romans pourtant bien dif­férents l'un de l'autre sont le contraire d'une démonstra­tion, même oppositionnelle. Là où d'autres textes partent, en effet, de l'événement singulier pour l'amener progressivement à un sens exemplaire, même implicite, ce que font par exemple les romans de ce que j'ai appelé la "génération de 1962", ceux-ci brouillent toute possibilité d'intégration de leur texte à ,un espace de la signification généralisable, en dérivant de cette signifiance - ambiguë dès le départ dans Le polygone étoilé, apparemment plus évidente, mais ce n'était qu'un leurre, dans Le Muezzin - vers un espace ma­ternel de l'envers de tout sens et de la violence première, dans l'épaisseur aussitôt perdue qu'énoncée de l'autobiogra­phie chez Kateb, ou en la perte dans le non-sens (conceptuel et spatial à la fois), des sables du grand Erg chez Bourbou­ne.

Cette ambiguïté carnavalesque est donc ici l'écart le plus grand, en ce qu'elle est le plus magistral pied de nez à toute lecture cherchant le sens, dans l'instant et l'acte même de solliciter de cette lecture la mise en procès de tous les discours d'usurpation, y compris les discours littérai­res. L'ambiguïté est le mode de signifiance la plus efficace, précisément parce qu'elle récuse le sens, et même la quel­conque fixation d'un sens multiple. Elle est l'écart carnavalesque parce qu'elle est mouvement, perpétuel surgissement qui ne peut qu'annuler son signifiant pour mieux en manifes­ter le désir, désir subversif d'un sens qui ne vaut comme objet de désir que par sa perte toujours recommencée.

Elle échappe donc à toute récupération par la norme de l'horizon d'attente en ce que sa forme est, surtout dans le cas du Polygone étoilé, l'improjetable par une quelconque lecture préétablie. Même s'ils s'en sauvent par le jeu intertextuel que je viens d'indiquer, La Répudiation et L'Insola­tion sont aussi d'abord réponse à l'"attente profonde" d'une parole d'effraction sur leurs "sujets" occultés par les dis­cours. Ils préservent leur écart par l'ambiguïté entre cette fonction de réponse et la gratuité apparente du jeu inter­textuel qui les fonde. Les romans suivants de Boudjedra dé­truisent en partie cette ambiguïté en ce que le carnaval, au lieu d'y être le lieu de la mise en spectacle des discours, y est lui-même mis en spectacle devant une lecture qui en attend la re-présentation, fondant la répétition en recette. Attendu, réclamé par une lecture idéologique "culturelle" française, le carnaval, de plus, y emprunte des défroques aisément reconnaissables dans cette lecture. Quant à Aïcha Lemsine, on montrera comment elle reprend tout simplement un modèle de "roman algérien" qu'on croyait définitivement condamné à cause de sa duplicité idéologique comme de la con­tingence historique manifeste de sa forme, et répond en ceci au paternalisme grossier d'une lecture qui se veut "engagée" en acceptant d'une femme maghrébine "opprimée" les limites d'une écriture qu'elle n'aurait pas acceptées d'une europé­enne, et qui en dessinent au contraire la régression politi­que.

Ainsi l'écart est-il en perpétuel danger d'être pré­cédé par sa lecture, d'être ramené à une effraction qu'exhi­be l'horizon d'attente, alors que bien souvent elle n'est que le masque d'un conformisme renforcé. Mais n'est-ce pas là l'ambiguïté majeure de mon propre propos descriptif, puis­que j'ai l'air de chercher à définir un écart qui récuse le sens, et s'évanouit dans l'instant même où une quelconque définition pourrait en répondre ? Aussi n'ai-je point la prétention de définir cet écart qui n'est tel que dans la mesure où il échappe encore à mon investigation : je me contente simplement ici de suggérer quelques mécanismes propres à lui assurer une fuite dans des lectures non-réduc­trices dont j'espère qu'elles seront nombreuses, et multipli­catrices de l'ambiguïté grâce à laquelle l'écart dessine la spatialité toujours recommencée de son mouvement désirant.


CHAPITRE 1.
Dire la guerre autrement, ou : la constitution de l'écart dans la spatialité d'une parole.
(
Qui se souvient de la mer et Yahia, pas de chance)

Écrits et publiés à une grande distance temporelle l'un de l'autre, par le plus anciennement reconnu et par le plus tard venu des romanciers traités dans cette thèse, Qui se souvient de la mer (1962) et Yahia, pas de chance (1970) posent néanmoins tous deux la même question dont les textes étudiés en première partie nous ont montré combien elle se révélait d'actualité : comment parler de la guerre, dont la dimension de réalité dépasse les possibles de toute écritu­re, tout en restant vrai ? C'est-à-dire comment éviter les pièges majeurs qui guettent l'écrivain dans un horizon d'at­tente façonné par les nécessités célébratives d'un discours idéologique, et par la lecture idéologique de textes antéri­eurs dont le propos était bien souvent démonstratif ? Pièges d'un réalisme qui perd son objet à mesure qu'il le décrit, et d'une veine épique trop souvent - et maladroitement - ex­ploitée.

J'ai choisi, pour tenter une définition de l'écart créateur des meilleurs romans par rapport à l'horizon d'at­tente qui les accueille de commencer par ces deux romans dont une Histoire littéraire descriptive dirait qu'ils ont un "sujet" commun, la guerre, parce que la question du réfé­rent étant ainsi "réglée" dès le départ, il me sera plus faci­le de ne m'attacher dans leur description qu'à élucider les mécanismes de production du sens par le signifiant. Ceci dit, le fait que ce référent commun soit la guerre n'est pas in­différent, dans la mesure où dans le discours culturel la Révolution est, on l'a vu, la légitimité essentielle, celle qui fonde l'identité nationale dans la récupération du passé spolié. La Révolution est donc elle-même création culturelle, et si elle définit l'identité, elle définit également les langages de cette identité, parmi lesquels la littérature joue un rôle majeur. La guerre d'Algérie n'est donc pas un référent quelconque pour ces textes, puisqu'elle fonde légitimité même, si toutefois leur légitimité consiste en leur participation à un discours culturel national, ce qui reste à démontrer, et ne satisfait guère des créateurs qui s'insurgent par ailleurs contre ce que tout discours national comporte de réductions fallacieuses à l'Un, d'unifor­misation, selon des normes de discours qui tournent trop fa­cilement le dos à la réalité multiple du pays comme des écri­tures, comme des paroles qui le disent, ou se disent tout simplement.

La Révolution est en tout cas le référent majeur du dis­cours culturel de l'idéologie, référent dont on a vu qu'il est à la fois convoqué et éloigné sans cesse par ce discours qui n'en propose pas moins sa description, laquelle sera for­cément - mais pas entièrement - différente de celle des tex­tes qui se manifestent précisément par leur écart.

L'écart des deux premiers textes convoqués ici me sem­ble résider d'abord dans ce que j'appelle l'ambiguïté de leur énonciation. "Ambiguïté" étant pris ici non pas dans le sens d'incertain ou d'obscur, mais dans le sens déjà utilisé à propos de Nedjma (encore qu'ici l'ambiguïté soit bien diffé­rente de celle de Nedjma), de redoublement sémantique, de production parallèle d'un sens double ou multiple. L'ambi­guïté sera donc ici proche de l'ambivalence, et j'utiliserai parfois l'un des deux termes là où l'autre aurait aussi bien convenu. Pourquoi, alors, ne pas se limiter à la notion d'am­bivalence ? Parce que cette notion me paraît trop limitative, en sa précision structurelle, pour rendre compte d'un foison­nement parfois débridé des significations, dont je voudrais dessiner ici la possibilité et le lieu. Et parce que si le discours idéologique par rapport auquel je place souvent ce­lui des récits que je décris peut parfois jouer sur l'ambi­valence, principalement dans la constitution des concepts dont il se sert, il vise toujours en dernier ressort le sens un. S'il est parfois ambigu, c'est involontaire, alors que l'écriture littéraire au contraire joue sur les possibilités souvent infinies et volontairement incontrôlées parfois du foisonnement du sens que lui propose l'ambiguïté du signifi­ant. La liberté et la richesse du signifiant littéraire me semblent résider précisément en grande partie dans son uti­lisation de l'ambiguïté inévitable de tout signifiant (ne serait-ce que par la multiplicité des sens souvent imprévus que peut produire la rencontre de deux paradigmes quelconques sur un axe syntagmatique donné), que le discours univoque limite au contraire au maximum (sans jamais y arriver tout à fait, faute de quoi la sémiologie que j'ai tentée en pre­mière partie aurait été impossible). Or, la lecture idéolo­gique constitutive de l'horizon d'attente procède de la mê­me tentative de réduction à l'un, contre quoi les textes de­vront réaffirmer sans cesse leur polysémie, et la développer dans l'ambiguïté structurelle de leur signifiant.

L'ambiguïté se manifeste, au niveau le plus "simple" de ces deux romans, par le dédoublement ou la démultiplica­tion des récits qui les constituent. Dédoublement constitu­tif d'un ensemble de phénomènes d'échos déjà rencontrés. Mais ce phénomène d'échos, déjà en lui-même producteur de sens, se développe également dans une double (ou multiple) temporalité, corrélée ou non au dédoublement des récits. Et de plus les différentes temporalités en présence ne sont pas nécessairement linéaires ou successives (encore que dans ces deux cas précis des chronologies partielles se reconstituent aisément). Il y a donc un premier écart par rapport à la clôture sur leurs linéarités événementielles de bien des ré­cits décrits en première partie. Car si dans les récits que produit un discours, il y a parfois un double niveau tempo­rel, l'articulation de ces deux niveaux y est le plus souvent explicite, et subordonnée à une finalité démonstrative. Elle est toujours prisonnière d'un sens qui lui préexiste. Dans les romans qui nous occupent ici cette articulation est aucontraire ambiguë. D'abord parce qu’il revient parfois au lecteur de l'établir, mais aussi parce que sa signification reste à dire, et qu'elle sera donc produite te, non par un "discours sur" cette articulation, mais par cette articula­tion même, c'est-à-dire par une instance structurelle du ré­cit et non par le métalangage d'un discours.

Or le récit, s'il n'est pas dessaisi de sa significa­tion par un discours qui se substitue à lui pour la dire, ne peut pas signifier par des concepts, mais par sa matérialité même de récit. Et cette matérialité dessine ce que j'appelle­rai un espace du texte. Par l'existence concrète de ses mots, de ses phrases, et de l'agencement de ses récits, un texte se déploie dans l'espace d'une matérialité. Matérialité qui appartient également, bien sûr, au discours idéologique. Mais tout en en jouant bien souvent, tout en n'étant bien souvent qu'un manifestation performative de sa propre exis­tence de discours, le discours idéologique feint d'ignorer sa matérialité, pour se présenter comme transparent, comme matière neutre "au service" de la seule idée, et qui serait même dans tout contexte discursif. C'est la matérialité même du texte littéraire, c'est-à-dire l'agencement et la réponse entre eux de ses différents niveaux, de ses diffé­rentes figures, qui produit son sens le plus riche, parce que non limité par la clôture du mot. Cette matérialité, surtout quand l'espace du texte qu'elle dessine est pluriel, est multiplicatrice du sens.

Mais ces textes ainsi signifiants par leur espace mê­me de textes, le sont aussi par l'espace qu'ils déploient, qu'ils signifient. L'espace n'est pas seulement celui du si­gnifiant, mais il lui est également extérieur en tant qu'es­pace signifié. Et il me semble intéressant de constater que ces textes qui récusent la clôture univoque du sens discur­sif, sont également ceux qui, s'ils multiplient le sens par leur propre spatialité, accordent aussi une attention prioritaire à la description des espaces qu'ils signifient. Espaces qu'ils multiplient comme ils l'avaient fait avec leurs récits, pour les mettre en relation signifiante les uns avec les autres. Ainsi l'on verra que l'un des signifiés majeurs de ces récits est le passage d'un espace à un autre espace, ou encore l'écho-désir d'un espace dans un autre es­pace. Et que ce passage deviendra ainsi, dans une confusion voulue du signifiant et du signifié, créateur à son tour d'u­ne nouvelle ambiguïté-matrice de sens, le lieu de surgisse­ment de la parole, et son tremblement dans lequel se trahit l'interrogation au fond de cette parole même, sur sa propre possibilité d'être.

Qui se souvient de la mer 

[1], ou la multiplication des espaces signifiants

Avec Qui se souvient de la mer, Mohammed Dib a voulu montrer l'horreur de la guerre, nous dit-il dans sa Postface, sans tomber dans le piège qui attend toute description fidèle de celle-ci : l'usure. Un récit linéaire, documentaire, réaliste de l'événement risquait de se dissoudre dans « l'enfer de banalité dont l'horreur a su s'entourer et nous entourer », car « la puissance du mal ne se surprend pas dans ses entreprises ordinaires (c'est-à-dire, l'événement proprement dit), mais ailleurs, dans son vrai domaine, l'homme, – et les songes, les délires qu'il nourrit en aveugle ». Pour « habiller (ceux-ci) d'une forme », l'écrivain se fait « accoucheur de rêves », « des cauchemars qui le hantaient autant que les autres hommes, mais il a été le seul à savoir leur donner un visage que chacun reconnaît désormais ».

Cependant, ces rêves sont ordonnés et il y a, semble-t-il, une construction assez rigoureuse du roman. Les éléments, images, hantises, d'origine onirique, sont agencés selon une projection dans le temps et l'espace qui n'est certes pas celle d'un simple témoignage, d'une reconstitution historique, mais dans laquelle on peut cependant dégager une lecture profonde de l'événement. Et dans cette dernière, ceux qui l'ont vécu retrouveront peut-être une partie de ce qu'ils ont eux-mêmes ressenti. Or, cette construction donne à la spatialité du sémantisme dibien une dimension nouvelle propre au texte même en son agencement. C'est pourquoi il convient de s'y arrêter tout d'abord.

Chronologies et communication : le temps pétrifié

La chronologie, d'abord, n'est point absente du roman. En fait, on parlera de deux chronologies, puisqu'il y a deux récits parallèles : celui de l'événement proprement dit, que j'appellerai récit actuel, et celui de ce qui pourrait être l'enfance et l'adolescence du narrateur, mais qui dépasse ce seul cadre, et que j'appellerai récit de l'ancien temps. Ces deux récits ont chacun sa propre chronologie.

Dans le premier, l'élément essentiel serait l'apparition et le développement progressif des « nouvelles constructions », qui dévorent la ville et amènent ses habitants, soit à disparaître dans la ville du sous-sol, soit à se pétrifier, jusqu'à l'explosion, progressive d'abord, puis générale, de ces édifices, et à l'invasion de la ville par la mer, après que le narrateur ait lui aussi rejoint la cité du sous-sol. Par le second récit, nous assistons à l'enfance rêveuse du narrateur dans cette curieuse « maison édifiée sur un château aux trois-quarts en ruines » (p.36), puis à ses contacts progressifs avec l'extérieur : visite nocturne d'un autre enfant sur la terrasse, première sortie à la ville ; enfin, à la mort de ses parents et à sa propre prise en charge du magasin de son père. Chronologie, donc, d'une vie dans ce récit de l'ancien temps.

Quant au récit actuel, un décodage superficiel en est relativement simple : les « nouvelles constructions », les spyrovirs, les minotaures (qui deviendront momies) 

[2], sont les éléments d'un système : celui de la répression coloniale qui sait par ailleurs se concilier les murs et les oiseaux-iriaces, à la valorisation plus ambiguë néanmoins. Ce système comme toute la ville sera détruit à la fin par la mer, qui elle-même semble de connivence avec la ville du sous-sol, dont l'une des significations serait la clandestinité, la résistance [3]. Entre ces deux univers, la ville et ses habitants sont voués à une destruction ou à une pétrification progressives, car tous leurs anciens rythmes de vie semblent définitivement ruinés. Expression de cette ville dans laquelle il déambule, essayant de la sonder comme de percer l'événement, le narrateur serait condamné comme elle s'il ne finissait par l'abandonner à sa mort, pour rejoindre la ville du sous-sol où il n'est pas dit qu'il retrouve Nafissa.

Entre ces deux récits intercalés, le récit de l'ancien temps occupant néanmoins beaucoup moins de place dans la narration que le récit actuel, le premier point commun est, certes, que le personnage central en est à chaque fois le narrateur. De plus, il n'y a pas de séparation entre eux, par exemple par l'usage des temps grammati­caux : le récit actuel se fait alternativement au présent et au passé, ce qui rend actuel sans transition le récit de l'ancien temps, qui n'est jamais introduit comme tel : le lecteur y est souvent amené de plain-pied, comme dans une évidence. Les deux récits se déroulent bien simultanément. Mais, plus que simultanéité, il y a également entre eux une correspondance, que la description des contextes du récit actuel dans lesquels le récit de l'ancien temps affleure va nous permettre d'esquisser.

Le premier de ces affleurements n'est qu'un paragraphe du premier chapitre 

[4] (p.12). II est ici introduit par une phrase qui va donner d'emblée à ce récit de l'ancien temps sa triple dimension : « Je repensai à ma vie à la campagne, à des temps anciens, à mon enfance » : il ne s'agira pas que du récit d'une période antérieure de la vie du narrateur, l'enfance, mais aussi de l'évocation d'un espace totalement absent dans le récit actuel citadin : la campagne, et d'un temps autre. Or, cet affleurement des temps anciens se fait à partir de la vision, qui précède, du « type », dans la gargote bien intégrée au récit actuel. « Tous les jours, j'abordais des hommes comme celui-là » dit le narrateur. Par l'intermédiaire de ce « type », en qui le décodage entrepris plus haut pourra voir par ailleurs un maqui­sard, les temps anciens sont également présents dans le récit actuel.

Lors de sa deuxième apparition ce récit second s'attache (pp.35‑36) à décrire les rapports du narrateur avec son père, et à évoquer cette étrange « maison édifiée sur un château aux trois quarts en ruines » qui leur sert de cadre. Cependant, la relation de ce souvenir avec le récit actuel est nettement indiquée. Dans ce dernier le narrateur, échappé à la violence qui secoue la ville, se laisse couvrir et bercer par l'eau de la voix de Nafissa, ainsi que par la mer, toutes deux porteuses d'« autre chose », d'un autre temps plus aimant, plus fondamental, et s'aperçoit alors que « toute (sa) vie », il n'a « jamais su aimer qui (l')aimait ». Il introduit là le récit de l’ancien temps par une phrase où « jadis » et « déjà » établissent une liaison tout à fait logique entre les deux récits : « Jadis, dans ma famille, nous ne prononcions déjà que les mots nécessaires à nos rapports quotidiens ».

L'imbrication des deux récits est encore plus marquée au cha­pitre 6 où c'est bel et bien un personnage de l'ancien temps, le men­diant, qui intervient dans le récit actuel en apparaissant dans la boutique d'El Hadj, tout comme le « type » apparaissait dans la « metabkha » (gargote) au chapitre 1. Or il provoque chez le narra­teur la même angoisse, lui qui rejette son propre passé (p.52), comme il refusait de reconnaître dans le « type » (p.9) le message du maquis et l'espace hors-la-ville. De plus, l'échoppe d'El Hadj des­sine comme la metabkha un espace comparable à celui d'une grotte, d'où toutes les naissances sont possibles, et toutes les fuites : le narrateur fuit de la metabkha (p.16) et El Hadj lui propose de partir (p.55). Enfin, l'enfance suggérée par la présence du mendiant, et le maquis du « type » sont étrangement réunis lorsque juste avant le mendiant arrive dans l'échoppe « une gamine » devant qui les hommes vont se taire, puis baisser la tête, et qui demande sans hésiter deux détonateurs, puis va mêler son rire à la danse des flammes au bout de la ruelle (pp.48‑49). L'espace extérieur ici est la mer, « houle première » (p.52), comme la campagne est déjà l'espace d'un temps premier (p.12). Mais un pas est franchi depuis le début du roman : non seulement le narrateur ne fuit pas une seconde fois, malgré l'invite d'El Hadj, mais il raccompagne lui-même le mendiant-roi à la porte de l'échoppe, alors qu'au premier chapitre il n'avait pu rétablir la communication d'abord refusée avec le « type ».

II y a fusion des deux récits dans la fonction de Nafissa-mère (pp.69 à 71), alors que là encore la mer veille et entoure la grotte. Aux paroles de Nafissa se superposent celles que dans le passé la mère a pu dire, à moins que Nafissa ne soit la mère, dans une fusion des deux temps : « N'aimes-tu pas ta mère » (p.69)... « le charme qui se confond avec son visage » (p.70)... « Il ne faut pas agir à la légère (...). Tu es jeune » (p.70). Or, ce dialogue encadre la première action du narrateur, sa première sortie responsable du cercle de la ville, pour participer à la levée des corps de vingt victimes de la répression. Premier engagement ? Quoi qu'il en soit cet acte est affirmation de soi face au père, les deux récits étant toujours con­fondus dans le dialogue qui suit, tout comme dans la description, ensuite, des champs de son enfance dans le récit urbain actuel (p.71). Par l'action, le narrateur a reconquis les temps anciens et leur sérénité, qui se confond avec celle de Nafissa et de la mer.

Ce récit à double entrée est donc tout naturellement suivi par celui de la première velléité du narrateur enfant de briser la clôture de sa vie familiale en communiquant avec un élément extérieur, un autre enfant (pp.72 à 78). Pourtant Dib ne consacre pas un chapitre entier (chapitre 9) à cet événement : il a besoin de clore ce chapitre par un paragraphe (p.78) qui montre dans le temps actuel le même cercle que celui évoqué dans le récit de l'enfance (p.75). La lecture politique de l'événement se précise. Il s'agit bien ici d'un destin col­lectif à révéler par la rupture du cercle, ce qui était l'un des thèmes essentiels de L'Incendie. Cependant, ce cercle entoure également l'enfance du narrateur, qui doit lui aussi « rompre le cercle de bru­talité et de ruse dans lequel les choses tentaient de m'enfermer » (p.75). Et rompre ce cercle, pour le narrateur ou pour la population, c'est assumer sa responsabilité, se dégager de toute tutelle, être majeur. Cette majorité ne peut s'acquérir que dans la blessure : dans le cataclysme pour les citoyens de la ville, que les nouvelles constructions tentent d'enfermer chez eux. Les habitants comme le narrateur seront « captifs de nos propres murs », mais en même temps « ceux des nôtres qui se sont réfugiés au fond des souterrains forés dans les assises mêmes de la ville lancent chaque nuit, main­tenant, des attaques-surprises contre les bâtiments et se retirent aussitôt leur coup porté » 

[5]. Et dans le même chapitre (chapitre 10), Nafissa disparaît pour la première fois, alors qu'une déflagra­tion retentit dans le lointain : c'est « l'irrémédiable » (p.85), la blessure.

A cette blessure dans le récit actuel correspond la blessure de la rupture du cercle dans le récit de l'enfance. Le chapitre 11 raconte la première visite – clandestine – à la ville par l’enfant. Il est significatif que le père dorme pendant cette première sortie, dont il n'est pas informé : il est à la fois l'absence, et celui dont cette sortie diminue le pouvoir, celui contre qui elle est dirigée implicitement, comme les attaques-surprises des habitants de la ville du sous-sol le sont contre le pouvoir absent qui dirige l'enfermement de la ville par les nouvelles constructions dans le récit actuel. Mais cette première rupture du cercle provoque la blessure, et la longue hibernation entre vie et mort de la maladie qui suit. Après la maladie, la deuxième sortie, au petit matin, dans la campagne, se fait solitai­rement (la majorité est atteinte), et se présente en même temps comme une deuxième naissance. Le voile qui se déchire alors devant les yeux du narrateur n'est autre que ce cercle déjà évoqué (p.75).

Les deux chapitres du « récit actuel » (chapitres 12 et 13) qui suivent sont à la fois la réplique et le dépassement de cette rupture du cercle de l'enfance. La fascination de la nouvelle ville a remplacé celle de la ville du père. El Hadj a remplacé tante Amarilla, et il annonce que vingt et un lycéens ont été enlevés. Les corps décou­verts au chapitre 6 n'étaient que vingt. Le chiffre de vingt et un annoncé ici est symbolique d'une progression : on est arrivé à la majorité. La blessure est également présente dans l'explosion qui secoue la ville (p.99), et la transforme en fournaise, suivie d'une « mort de l'espace aussi bien que du temps » (p.100), après quoi une nouvelle naissance est possible, grâce à la « puissance inexorable » dont sont porteuses les « statues » qui entourent le narrateur, « faisant reculer (ses) ennemies et détruisant leurs armes » (p.101). Or, ces ennemies sont les « momies », seul nom restant pour dési­gner les soldats, qui étaient au début du roman bien plus agressi­vement vivants sous forme de « minotaures » au « lance-flammes en avant ». Les « minotaures » devenus « momies » sont-ils déjà condamnés ? Le feu dont ils étaient porteurs appartient désormais à Nafissa, nouveau soleil, boule rouge, roue de feu, qui réapparaît sous cette forme lorsque les momies ont reculé, et redonne la vie au narrateur (p.103) tout en lui allumant sa cigarette. Enfin, (comme à 1a page 95), c'est également au petit matin que le narrateur, dont « la joie éclate », sort « avant tout le monde » et « regarde grandir l'aube qui ne consent à refluer que pour autant qu'elle me voit revenir à moi » (p.105).

Dans les deux récits la rupture du cercle débouche sur une nouvelle naissance. Mais dans le récit actuel s'y ajoute une dimen­sion politique et collective : le narrateur est passif. Il n'est pour rien dans l'explosion, et si le cercle des momies qui se resserre sur lui est finalement rompu, c'est par la collectivité des statues, qui ressem­blent autour de lui « à des morts orgueilleux de leur force et de leur étrangeté », alors qu'il figure « un vivant pitoyable ». Ambiguïté de cette situation : le narrateur est « pitoyable » parce que devant la présence concrète d'une solidarité révolutionnaire, il se sent diffé­rent tout en approuvant (p.109) ; et pourtant il est, au milieu des statues, le seul vivant. La libération, dans le récit actuel, est donc limitée si elle ne s'insère pas dans un mouvement collectif ; mais en même temps ce dernier est appauvrissement sémantique, « retour au langage des pierres » (p. 110). Sa puissance, comme celle des statues du chapitre 12, est également sa propre mort. C'est pourquoi le bref affleurement du récit de l'enfance pp.114‑116 est encadré par l'absence de la mer, dont le départ fut, comme la mort du père, pré­lude à la fin d'un monde. Monde de l'enfance, certes, mais surtout monde d'une vie non réduite au langage des pierres.

C'est dans ce contexte, et dans la thématique de la rupture du cercle évoquée plus haut, qu'il faut comprendre la mort du père au chapitre suivant (chapitre 15). Celle-ci est le dernier épisode de la rupture du cercle de l'enfance, et s'accompagne également d'une blessure : comme au chapitre 6, l'enfant s'évanouit au moment où il devient définitivement adulte : « Tu es le seul homme ici » lui avait soufflé Axa, la grande servante noire (p.123). Tout le chapitre 15 est construit à partir d'une alternance, sans transitions, entre les deux récits, de plus en plus imbriqués. Aussi est-ce El Hadj, dans le récit actuel, qui semble commenter la culpabilité ressentie par le narra­teur dans le récit de sa jeunesse d'avoir laissé mourir son père : « C'est l'épreuve la plus grande pour le juste » (p.124), avant de prendre les traits de Nafissa que nous retrouverons (p.128) de plain-pied dans le récit de l'ancien temps : «Nafissa était restée attachée au château » (p.128). Tout converge en Nafissa, qui est à la fois flamme, comme le père mort-vaisseau céleste 

[6], et eau, comme la mère : « Le présage ne s'accomplit entièrement qu'à l'heure où ma mère mourut à son tour – peu après – sans éveiller l'attention, et fut rendue au giron des eaux » (p. l26).

La fusion des deux récits va donc s'opérer dorénavant dans cette sorte d'antériorité fondamentale que représentent Nafissa, la flamme, le chant, et surtout la mer. La seule réapparition du récit (chapitre 19, p.150) sonne étrangement faux. Le narrateur veut y rouvrir le magasin qu'avait laissé son père. Mais il n’a rien à vendre, si ce n'est quelques pièces de tissu défraîchi, et beaucoup de poussière. Il veut qu'on prenne garde à lui (p.151). Mais au lieu d'agir, il perd son temps à écouter les propos d'un étrange visiteur aux deux paires d'yeux, qui l'entretient surtout des regards d'autrui braqués sur eux. Aussi, lorsque le visiteur dispa­rait, « c’était fini » (p.156) : fini du visiteur, certes, mais peut-être aussi du magasin, et en tout cas du récit des souvenirs du narrateur. Ce récit n'avait-il pas déjà perdu toute épaisseur dans cet épisode anachronique ? Le récit des souvenirs y devient aussi irréel que ce magasin, parce qu'il a été abandonné par ce qui faisait la profon­deur du récit de l'ancien temps : un espace autre, un temps différent. Ce magasin dans lequel le temps « file » vainement (p.156) est inscrit dans le temps de la ville, qui d'ailleurs l'abandonne. Il est coupé du fondamental, de la totalité.

Celle-ci se retrouve dans ce qui va détruire la ville après l'avoir désertée : Nafissa, la flamme, le chant et la mer. A partir de la mort du père dans le récit des temps anciens, la ville du récit actuel sait qu'elle n'est plus qu'en sursis 

[7], alors que la mer est absente, comme Nafissa. Les avertissements vont se succéder concernant sa fin pro­chaine. Le premier sera donné par les oiseaux-iriaces au chapitre 17 pendant que, pour les citadins, se manifeste de plus en plus une présence « de l'autre côté du mur » « qu'augmentent les coups qui viennent d'en-dessous-terre» (p. 138). Le deuxième avertissement vient des nouvelles constructions elles-mêmes, dont quelques unes s’effondrent alors que la ville du sous-sol se manifeste par « une grêle de coups battant sous nos pieds », et qui vont couper la ville de tout contact, à la fois avec la mer et avec la matrice de la terre.

La ville du récit actuel est aussi morte que la narration événe­mentielle l'est dans le récit des souvenirs. La ville comme le magasin ont perdu tout pouvoir signifiant. C'est alors que s'élève l'appel : une communication nouvelle s'établit entre le narrateur et la mer, mais c'est au détriment de la ville, qui l'entoure soudain de spectres, dont les momies s'effondrent et dont le labyrinthe va être traversé, les murs ouverts, pour retrouver la voix qui submerge, et qui rede­vient le chant (pp.158-160). En effet, cette ville, qui n'est plus depuis longtemps lieu de communication et qui a perdu toute épais­seur, est désormais condamnée, alors qu'il ne reste plus au narra­teur qu'à trouver le chemin, la parte pour la déserter à son tour, avant que la mer vienne en force et la balaie.

Mais trouver le chemin, pour le narrateur de Qui se souvient de la mer comme plus tard pour celui de Cours sur la rive sauvage, c'est apprendre à déchiffrer des signes nouveaux ; et les échecs provisoires de sa quête finale seront autant d'erreurs de lecture. Il cherche la réponse chez Osman Samed alors qu'elle se trouvait depuis toujours à sa portée chez El Hadj, mais manque cependant les messagères que le premier lui envoie. De même il ne sait pas suivre dès sa pre­mière apparition (p.181) le jeune garçon qui vient le chercher. L'appréhension de la totalité, de cette antériorité d'être de la mer doit se faire par un mode qui embrasse à la fois le présent et le passé, ce temps total qu'elle contient, et qui est ici la souvenance, dernier verbe et titre du roman qui se termine sur « je me souviens de la mer ». Ainsi, celui « qui se souvient de la mer » n'est-il pas juste­ment à la fois le narrateur, et l'écrivain, qui ont su s'approprier ce nouveau mode de connaissance et de description du réel dans lequel le roman entier se situe ? On est en droit de supposer en effet que c'est depuis cette ville du sous-sol, faisceau de significations à l'infini enfin découvert, que le narrateur-écrivain donne voix – ou chant – à l'ensemble de son double récit enfin réuni en un seul, mais aussi dans le silence qui va suivre.

Double récit dont on a vu que chaque moitié (le récit de l'ancien temps comme le récit actuel) aboutit parallèlement à une perte de significations (le magasin dans le premier, la ville d'en haut dans le deuxième), jusqu'au passage « de l'autre côté du mur » où le nar­rateur découvre soudain la signification multiple. La mort de la ville qui a perdu ses significations, et de ses habitants « arbres déssé­chés », est accompagnée par l'irruption des significations, avec « l'arrivée de la mer dont le tumulte s'entendait depuis longtemps, qui les couvrit rapidement du bercement inépuisable de ses vagues » (p.187). La mer est totalité signifiante. C'est pourquoi plus que parole, elle est « tumulte », mais en même temps « bercement iné­puisable ». Or, ce « bercement inépuisable de ses vagues » est communication si fondamentale qu'elle est antérieure aux mots, et même au chant. Ce dernier devient « chant sourd », mais l'écrivain se « souvenant » de la mer, au-delà de la simple connaissance par les mots, à rempli son programme (« Mon programme s'allège ! », p.187). Sa souvenance ne peut que se laisser aller au bercement iné­puisable de la mer qui, s'il est absence de mots, n'est silence que pour les habitants qui sont restés « tels des arbres desséchés » dans la ville morte. Le récit actuel comme le récit de l'ancien temps dans l'épisode du magasin, lieu de sa dilution dans la ville, est réduit au silence lorsqu'il change d'espace. Mais, quête de connaissance, n'est-il pas en même temps arrivé à son but : connaître le mortel silence d'au-delà de la parole, et duquel elle procède ?

L'espace tragique

L'espace que campe le roman peut se diviser essentiellement en trois : la ville « d'en haut », la ville du sous‑sol, et l'espace exté­rieur : mer et campagne.

Cette « ville d'en haut » est l'espace le plus souvent clos des pérégrinations du narrateur dans le récit actuel, et même dans deux chapitres du récit de l'ancien temps. (Cependant, on a vu que ce récit de l'ancien temps mourait à partir du moment où, avec l'ouverture du magasin, il entrait dans l'espace de la ville. La pre­mière tentative d'entrée dans cet espace par l'adolescent s'était d'ailleurs soldée par un échec : la blessure et la maladie.) Elle est dans une certaine mesure l'espace du texte lui‑même : l'itinéraire du narrateur est le support du récit actuel, sur lequel vient se greffer le récit de l'ancien temps.

Cette « ville d'en haut » est également l'enjeu du combat sans merci que s'y livrent les nouvelles constructions et la ville du sous-­sol. On a vu comment pouvait s'effectuer un «décodage» de ces deux éléments de l'espace romanesque : le système colonial et le maquis. Ce décodage dont j'ai souligné les limites est renforcé par le fait que les maîtres des nouvelles constructions sont des « visiteurs », donc des étrangers, alors que les habitants de la ville des profon­deurs sont tous issus de la ville d'en haut, du pays même ; ville d'en haut avec laquelle les communications de cette ville des profondeurs sont multiples, l'échoppe d'El Hadj semblant l'un des points de passage privilégiés entre elles, alors que les nouvelles constructions ne peuvent communiquer avec elle qu'en l'agressant, qu'en la détruisant. Le seul personnage qui pourrait passer de la ville aux nouvelles constructions est Hamdi (pp.69‑60). Mais il est hissé sur des échasses qui le séparent des habitants de la ville, et ne lui per­mettent pas pour autant d'être reconnu par les visiteurs.

Pourtant, on verra que si le maquis est l'une des lectures pos­sibles de cette ville des profondeurs, il n'en est pas la seule. De plus, ce n'est pas la ville des profondeurs qui aura raison de la ville d'en haut et des nouvelles constructions, mais bel et bien la mer, c'est‑à-­dire un troisième espace, qui pourra donc lui aussi désigner en partie le maquis. Cependant ce dédoublement de ce qui pourrait être le signifiant symbolique du maquis en deux paradigmes spatiaux si radicalement différents incite à la prudence et récuse, on y reviendra, un trop rapide décodage.

1) Clôture

La ville de Qui se souvient de la mer est un espace condamné d'avance. Comme on l’a déjà vu, dès la deuxième page du roman, il est dit qu'elle n'est qu'en sursis. Elle est de ce fait espace tragique. Dès le premier chapitre, le « type » d'une part, les « minotaures » de l'autre sont des menaces contre lesquelles la ville sait déjà qu'elle ne pourra se défendre. N'est‑elle pas elle-même outil de sa propre mort en faisant le jeu des nouvelles constructions venues soudain l'agresser quelques chapitres plus loin ? Ses murs en effet vont perdre de plus en plus leur fonction naturelle de protection, pour devenir au contraire élément d'agression. Si au début du roman quitter la ville semble possible, El Hadj proposant même cette solu­tion de fuite au narrateur juste avant l'arrivée des nouvelles cons­tructions, avec cette arrivée le piège de la ville tout comme celui de l'action tragique se referme (p.56). Quelques pages plus loin, le narrateur constate qu'il ne lui est plus possible de partir (p.66) ; plus loin encore, que les habitants de la ville sont « captifs de leurs pro­pres murs » (p.79). Le piège tragique s'est refermé, et les images de clôture, d'enfermement seront parmi les plus obsédantes de Qui se souvient de la mer.

Dans l'univers de plus en plus fermé de cette ville, le temps ni l'espace n'existent plus comme avant. Le temps « se fige en mares et noircit sur l'asphalte » (p.66) : n'avons‑nous pas vu les habitants couverts de moisissures ? Et si la ville est clôture, elle contient elle-même un nombre grandissant de cavernes, de souterrains, elle s’enlise dans le basalte, comme la chambre du narrateur (p.34). L’itinéraire de ce dernier deviendra dans cette ville une succession de cercles dont le point de départ est cette chambre même, et qui après le passage dans un ou deux lieux, parfois clos eux aussi, de la ville, ramèneront à son point de départ, lui-même grotte sécurisante, quelque peu hors du temps. Ce n'est que vers la fin du roman qu'il brisera ce trajet circulaire, traversant les murs de la ville à la rencontre de la mer. Mais cette ouverture ne peut se faire en une fois, et son trajet se refermera encore sur lui-même, dans la ville, avant le départ définitif de la fin.

Ce faisant, il répondra à un appel, celui de la mer, appel exté­rieur enfin entendu, et éclatement de cette clôture. Mais en atten­dant cet éclatement, la ville close est de plus en plus lieu d'absence. Absence de la mer surtout, dont la disparition sera manifeste au chapitre 14, en même temps que l'enfermement de la ville dans un « monde de pierre » sera plus net.

L'enfermement, la clôture, entraînent le manque, le désir. Et ce désir est évidemment celui d'espaces ouverts, qu'ils soient la cam­pagne ou la mer. Désir d'autre chose avec quoi communiquer, car la communication a besoin d'espace où fleurir, alors que dans la ville les habitants pétrifiés se fondent peu à peu avec leurs propres murs (p.139). Dès les premières pages du roman, la présence du « type », homme de la terre, ouverture infinie, provoque l'irruption dans le lieu citadin clos qu'est la « metabkha », d'un espace et d'un temps différents : « Les champs ramenaient leur haleine du fond de l'horizon, nous l'envoyaient à la figure » (p. 11). Or, dans ce pas­sage la ville, par opposition à la campagne ouverte, est fermeture : « gens de la ville et des murs ». Mais elle est aussi communication bloquée, « succession d'aveugles panneaux de signalisation », alors que les hommes de la campagne savent tirer du sol « une parole semblable à un cri ».

La blessure du présent irréversible a donc entraîné la séparation (la communication ne se fait plus), et l'absence. Absence du chant. Absence de l'espace ouvert qu'il dessine. Absence de la mer aussi, dont on n'entend plus les coups de boutoir que très loin. Cette absence, ce manque sont appauvrissement sémantique, lequel se manifeste par la pétrification : les gosiers des habitants ne sont même plus « aptes à former des sons mais exclusivement des pier­res » (p.19) 

[8]. Se « souvenir » de la mer, c'est déployer un espace et multiplier à la fois la productivité sémantique. Mais n'est‑ce pas aussi une entreprise impossible, tragiquement anachronique ?

2) Eclatement

L'espace citadin, on vient de le voir, est tragique, en ce que nous le savons en sursis et que nous assistons à son supplice : cet appauvrissement sémantique, cette perte de sa totalité, cette instal­lation irréversible du manque de tout ce qui était communication, donc vie, ne sont‑ils pas sa lente agonie, mise en scène devant nous par l'écrivain, le narrateur pouvant même être considéré parfois comme jouant le rôle du chœur dans la tragédie grecque ? Cepen­dant, cette agonie découle elle-même d'une blessure première, la malédiction des dieux dans la tragédie, laquelle n'apparaît pas dans le récit actuel, durant le temps du roman. En effet, le facteur essen­tiel d'éclatement et de mort de l'espace urbain semble être, dans ce récit actuel, l'intrusion des « nouvelles constructions », « étages de folie » qui commandent la reptation des murs, tuent les habitants, font éclater des rues entières (pp.65‑66). Mais ces nouvelles cons­tructions n'apparaissent qu'au chapitre 7, alors que dès le début la ville est déjà condamnée. Quelle est, alors, la blessure première, le commencement ?

L'idée de commencement se trouve dès la page 17 : « Et cette aventure commence à peine ». Il est significatif que l'événement narré à ce moment soit l'enlèvement d'un « lot d'hommes », la communication bloquée qui en résulte, suivie du départ‑rupture de l'air de flûte, puis de l'enlisement de la ville dans le basalte. Nous sommes donc invités à chercher la blessure première dans cette séparation d'avec la campagne, l'ancien temps, l'air de flûte et l'idée de totalité qu'ils contenaient. Or, cette séparation est déjà manifeste dans le premier chapitre : le « type » n'est‑il pas, en même temps qu'un homme du maquis, un de ces campagnards de l'espace et de la violence desquels les habitants de la ville se retran­chent honteusement ? C'est pourquoi le «type» est aussi «une ombre arrêtée au seuil d'une parole» (p.9). Mais l'arrivée du « type » n'est pas elle‑même l'événement. La séparation‑blessure qui rend déjà impossible toute communication avec lui, lui préexiste. est ce cataclysme « ancien et silencieux » qui « nous (avait) arrachés à nous‑mêmes et au monde » et « à l'origine de quoi nous ne sommes pour rien» (p.78).

Où donc situer alors cet « ancien et silencieux cataclysme » ? Peut-être dans ces anciens temps dont le narrateur cherche en lui à effacer toute trace, et qui l'assaillent tout au long du roman, soit par l'intermédiaire du « type » du premier chapitre, soit par celui du mendiant du chapitre 6. Or, si ce mendiant lui impose le souvenir de son passé, cette souvenance vainement occultée contient aussi en elle cette « houle première, et toujours la même, qui fut moi » : la mer (p. 52). La souvenance du passé est aussi celle de la mer, qui parti­cipe de cet espace‑temps occulté, de l'ancien temps, du cataclysme premier. Nous pouvons donc revenir au titre du roman pour en souligner cette fois la dimension tragique en même temps que l'ambivalence, qui est celle de la mer elle-même : celle-ci participe, on l'a vu, de l'unité première, de la totalité perdue, mais aussi du cataclysme premier, « ancien et silencieux », antérieur au texte. Or, cette antériorité, cet « ordre qui nous avait été légué, (ce) destin désaffecté, refroidi, vidé de sa puissance, échoué au fond de chacun de nous » (p.78), si elle suscite dans la clôture de l'espace citadin un manque, un désir, figure aussi, à un second niveau, l'éclatement toujours possible, attendu et réalisé à la fin du roman, de cet espace. En même temps que la totalité perdue, elle est la malédiction première, le destin inéluctable, qui font le tragique du roman. Et ce tragique est désigné, entre autres significations, par le titre.

La dimension tragique est donc inhérente aux nombreuses figures d'éclatement qui parcourent le texte. La clôture de l'espace urbain était rupture d'avec la totalité, et donc fêlure de cette tota­lité. Fuite devant le tragique, elle ne faisait que l'imposer davan­tage, en créant le manque et le désir, à quoi la mer finira inélucta­blement par répondre à la fin. Espace en sursis, comme on l'a vu, l’espace urbain est avant tout en sursis d'éclatement. C'est par le tragique que clôture et éclatement sont complémentaires. De même que le plateau scénique de la tragédie – c'est le cas en particulier de Bajazet de Racine – est souvent un espace clos d'où l'on ne sort que pour mourir, de même l'éclatement de l'espace urbain, le cataclysme final dans Qui se souvient de la mer sont immédiatement consécutifs à la sortie définitive de cet espace par le narrateur.

On peut même se demander si cet éclatement final de l'espace urbain, qui est aussi l'espace du récit actuel, et donc en partie l'espace du texte, n'est pas lié justement à la sortie du narrateur, centre jusque là des deux récits, qu'il prive de ce fait de leur noyau, de leur cohérence. De même, si les nouvelles constructions préparent l'éclatement de la ville, n'est‑ce pas justement en s'installant dans son centre, qu'elles suppriment de ce fait ? « Dans leur pro­gression, elles abattent des quartiers entiers qu'elles semblent ingurgiter l'un après l'autre, et si elles se retirent par la suite, comme cela leur arrive quelquefois, à la place, des aires nues s'étendent au soleil, asphaltées seulement d'un bitume rouge frais : tout ce qui reste des maisons et de ceux qui les remplissaient » (p.157).

L'éclatement de la ville est donc précédé par la disparition de son centre. Ce dernier était, certes, constitué « de maisons et de ceux qui les remplissaient ». Mais immédiatement après la dispari­tion de ce centre sont soulignées nettement, à la même page, l'absence obstinée de la mer, puis celle de Nafissa, et l'attente qu'elles provoquent. Enfin, c'est une nouvelle disparition de Nafissa suivie d'un appel indicible qui va provoquer la première sortie du narrateur de la clôture urbaine (p.160) : le centre de la ville, dont le départ va provoquer la rupture du cercle de l'espace urbain, plus encore que le narrateur, est donc Nafissa, associée à la mer. Aussi l'éclatement de l'espace urbain dans le récit actuel sera­-t‑il consécutif à la quête de Nafissa par le narrateur.

De même la rupture du cercle de l'enfance était amorcée au chapitre 9 dans la quête‑désir provoquée elle aussi par un appel extérieur (p.73) : celui de « cet inconnu », de « celui que j'atten­dais », dont le surgissement (p.74) est aussi brusque que celui de la mer (p.160). Or, aucune des deux quêtes n'aboutit véritablement. Il ne sera plus question de cet inconnu, et rien ne nous dit que dans la ville du sous-sol, malgré la rose qui sert de passe, le narrateur ait rejoint Nafissa. Mais ces deux quêtes remplissent une fonction seconde, qui est peut-être la plus importante : provoquer l'éclate­ment du cercle. Cercle de l'enfance dans le récit de l'ancien temps, cercle de la ville dans le récit actuel, cercle de l'espace romanesque, seuil de connaissance pour le narrateur et, peut-être, l'écrivain.

3) Espaces de la totalité, et ambiguïté tragique

Mais cette totalité perdue, désirée, retrouvée peut-être, qu'est‑elle au juste ? Il apparaît très vite que toute tentative de la définir est vaine, puisque toute définition est clôture de son objet, et qu'on a vu cette totalité être justement ce qui échappait, comme l'air de flûte s'en allant parmi le thym et la lentisque, à toute clôture. Du moins pouvons‑nous essayer de l'approcher à partir de quelques éléments du texte par lesquels elle est suggérée.

Puisque la ville du récit actuel est un espace tragique, condamné, l'espace de la séparation et du manque, c'est en dehors d’elle qu'il nous faudra chercher d'abord les espaces de cette tota­lité, et peut‑être même contre elle. Or, l'on a vu en commençant cette étude des espaces de Qui se souvient de la mer qu'à la ville d'en haut on pouvait opposer d'abord la ville des profondeurs, règne de la taupe, lieu‑symbole principal, pour le décodage socio‑historique, de la clandestinité révolutionnaire, mais aussi les deux espaces extérieurs dont la clôture de la ville la sépare de plus en plus : la cam­pagne d'abord, la mer ensuite.

La ville des profondeurs est un espace opposé à celui de la ville d'en haut. Elle est également le lieu d'un temps autre, opposé lui aussi à celui qui crée la déchirure tragique dans la ville d'en haut. La description qu'en fait le narrateur une fois qu'il l'a rejointe est à cet égard, significative et nous amène à lui associer, dans une valorisa­tion parallèle par l'imaginaire (mais pas toujours semblable), d’autres espaces ou lieux du roman, comme les grottes du récit actuel, ou le château de l'enfance du récit de l'ancien temps.

La ville du sous-sol est présente, avec force, dès la deuxième page du roman : elle est le royaume de la taupe, et d'un ensemble de pas qui ébranlent les assises de la ville dans un bruit de tonnerre (p.10). On peut même voir dans la taupe un des éléments occultes qui disposent du destin de la ville, qui accordent ou n'accordent pas ce sursis. L'espace urbain est tragique parce qu'il dépend en partie de son envers, la ville du sous-sol, dont la ville s'est cependant coupée puisqu'elle n'en écoute pas les avertissements. Pourtant, malgré cette apparente coupure, la communication est constante entre la ville du sous‑sol et celle d'en haut, alors qu'on a vu déjà qu'aucune relation n'est possible avec les nouvelles constructions. La ville du sous‑sol lance des attaques‑surprises contre les nouvelles constructio­ns, ou simplement des avertissements aux habitants de la ville. Un nombre de plus en plus grand de ces derniers disparaissent dans cette ville du sous‑sol qui semble, telle une ogresse, les engloutir. Le statut des habitants n'est‑il pas justement dans le retour à cette sorte de matrice originelle qu'elle représente ? Envers de la ville d'en haut, la ville du sous‑sol est également l'espace qui la contient et en dispose, même si les habitants n'en sont pas véritablement conscients.

C'est là un autre aspect de cette dimension tragique de l'espace urbain : l'articulation de la ville d'en haut dans celle du sous‑sol au sein d'une même réalité ambiguë dont l'explication échappe à l'aveuglement des habitants. De même que dans l'ordre chronologique le récit actuel déployait un espace que j'ai qualifié de tragique parce qu'il portait la trace d'un ancien « cataclysme » à partir duquel le temps des séparations successives ainsi institué ne pouvait que l'acheminer vers le cataclysme final, de même dans l'ordre des espaces, la ville d'en haut est cet espace où se déroulent à la fois un temps humain fait de présents successifs et limités, de plus en plus opaques et pesants, et un autre temps omniprésent, embrassant à chaque instant la totalité des événements dans une signification qui échappe souvent à leurs acteurs, mais dont le lieu est ailleurs, dans la ville du sous‑sol entre autres.

La ville du sous‑sol est, par définition, souterraine, contraire­ment à la ville d'en haut qui « se dresse librement au‑dessus de la terre, dans l'espace aérien où la vue ne rencontre aucun obstacle », même si elle constitue pour la ville d'en haut les « fondements vivants et actifs » qui la portent (p.187). Elle participe donc d'un ensemble de valeurs de continuité qui sont celles de l'élément qui la contient. Comme la terre, elle est plus réelle que la ville (ville d'en haut), dont sa seule présence proche souligne parfois l'absurdité, l'irréalité : « Je regarde les gens marcher, travailler, se tendre la main, et ne comprends pas pourquoi nous sommes encore là alors qu'il existe quelque part sous terre une ville sûre » (p.76). Comme la terre, elle a une fonction maternelle. Mais, à la différence de l'autre espace sous‑terrain décrit dans le roman, c'est‑à‑dire les caves du château de l'enfance dont les salles et les anciens couloirs semblent immergés « sous des nappes de pétrole étales, noires, insondables » (p.36), et ne débouchent sur rien, « la ville du sous­-sol ne connaît pas de limites » (p.185).

Espace maternel elle aussi, la maison de l'enfance, édifiée sur un château aux trois‑quarts en ruines, ne débouche sur aucune tota­lité. La communication, la vie n'y sont possibles qu'en se dégageant violemment de sa clôture, soit en montant sur la terrasse où « la vue des champs ensoleillés qui s'étendaient à l'infini » (alors que la maison comme son sous‑sol n'ont que des perspectives coupées, finies) « provoquait en [l'enfant] une sauvage exaltation» (p.35), soit en transgressant directement la clôture en allant en ville, avec tous les risques que cela comporte comme on sait.

Dans la ville du sous‑sol au contraire, la relation est constante avec la totalité. Totalité, non seulement de la ville elle‑même (« – totalité de la ville, totalité de chaque quartier – présente et identique partout. Etes‑vous au centre d'un complexe : la totalité des autres, aussi bien que celle de la ville, se reconstitue autour de vous dans ses moindres traits » (p. 186), mais de l'univers tout entier : cette ville « plonge [en effet] ses racines non pas dans le sol, au sens restreint du terme, mais, d'une façon générale, dans le monde, avec lequel, par une infinité de conduits, d'antennes, elle entre en communication comme jamais ne l'a fait la ville de l'air » (p.185).

Pourtant, au sein de cette totalité où le voilà plongé, on sait que le narrateur n'a rejoint ni Nafissa, ni la mer. Du moins ne parle‑t‑il pas de la première. Quant à la seconde, son rapport avec elle, jusqu'aux derniers mots du roman, jusqu'au silence ultime et peut­-être définitif, est : « Je me souviens de la mer » (p.187), c'est‑à‑dire un rapport qui désigne sa propre vacuité. La mer est donc encore absence, comme peut‑être Nafissa. Le narrateur semble plus seul qu'avant. C'est que, si la ville du sous‑sol est effectivement en rapport avec la totalité, et totalité restreinte elle‑même, la conti­nuité d'avant le cataclysme n'est pas refaite. La ville d'en haut a beau être détruite, et avec elle le temps historique qu'elle incarnait, l'espace n'en reste pas moins divisé.

La campagne et la mer sont d'autres espaces‑éléments de la totalité, mais séparés. Quant au narrateur qui se souvient de la mer, sa solitude n'est‑elle pas d'autant plus grande que par cet acte de souvenance même il s'oppose – solitairement – au temps d'après l'Histoire où le voilà plongé, au « bercement inépuisable [des] vagues » de la mer qui, s'il s'y abandonnait, oubliant par là le temps historique dans lequel il a vécu avant de quitter la ville d'en haut – et la mer –, l'empêcherait de dire « je songe, je me souviens de la mer », pour fondre son « je » à l'inépuisable uniformité des vagues de celle‑ci ? A moins que justement ce « je » soit, comme l'indiquerait sa disposition à la fin d'un roman qui se termine par le mot « mer », puis se tait, le dernier avant le grand silence de la mort que peut représenter aussi cette ville du sous‑sol, dont la disposition et le lieu ne sont pas sans rappeler ceux des enfers de toutes les religions, ou du règne d'Hadès et des filles de la nuit de la tragédie grecque ? L'espace de la ville du sous‑sol est donc fondamentalement ambi­valent, ambigu. A la fois continuité maternelle et rupture, tant dans la violence qui en émane que dans la mort qu'il suggère. A la fois sagesse, communication infinie avec la totalité, et rupture de cette totalité même, nuit et manque d'espaces clairs comme la campagne et la mer.

Cet espace peut donc difficilement constituer un refuge, un espace de plénitude, dans la mesure où il ne répare pas la blessure initiale, où il ne comble pas le manque. Il est peut‑être, par certains aspects, cette « éternelle nouveauté de vivre par milliers confon­dus » dont parlera ironiquement Kateb Yacine dans Le Polygone étoilé. Mais il n'est pas l'espace maternel dont il pouvait préfigurer la retrouvaille, le paradis perdu et rejoint dont le mythe serait, selon Jankélévitch, au point de départ de toute action révolutionnaire 

[9].

La souvenance même (celle du titre et de la dernière phrase du roman), si elle établit un lien avec la totalité, montre en même temps que cette totalité ne peut être rejointe. Et cependant elle dessinait le mouvement désirant qui amenait le narrateur à rejoindre la ville du sous‑sol, et l'écrivain à écrire son livre. Mais l'un et l'autre aboutis­sent au silence ultime qui est perte de l'objectif au moment même où on l'atteint. Rejoindre cet envers désiré est s'installer dans le silence et dans la perte, et c'est là, certes, le retournement le plus pervers, par l'auteur de Qui se souvient de la mer, du cliché dualiste de la description de l'espace par le discours idéologique : l'envers de la ville dans lequel ce discours puisait sa légitimité, est le lieu majeur de la perte dès lors que l'on met en regard sa spatialité d'au‑delà du temps, avec le discours de l'Histoire, et avec le désir comme le mouvement qui le portent.

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De la même façon la campagne et la mer, autres espaces de la totalité, ont également une valorisation ambiguë. Même si c'est du sol que des hommes comme le « type » du premier chapitre « tiraient une parole semblable à un cri », la campagne est un espace aérien, qui se manifeste surtout par l'odeur : c'est « enfouis dans des odeurs de foin, de menthe sauvage » que les jours, dans les temps anciens, « n'en faisaient qu'un, prolongé, bu indéfiniment » (p. 12). C'est également « au loin parmi les odeurs de thym et de lentisques » que s'en va « bondir » « l'air capricant de flûte » au moment où dans la ville, « sous les paroles un silence de basalte se forme » (p.18). L'odeur comme le chant désigne un espace vert, espace de liberté, de communication facile.

De plus la campagne de Qui se souvient de la mer apparaît comme le seul des espaces du roman à être nommé (Remchi p.13, Lalla Seti, Ouahrane, Moghnia, p.14. Tous ces lieux d'ailleurs sont réels, et renforcent donc l'idée que c'est bien Tlemcen qui figure !'espace urbain du roman). Mais Tlemcen n'est pas nommé : l'espace urbain n'est pas nommé, comme ne l'est pas non plus le pays, au sens politique du terme. Et si l'on comprend que la Révo­lution algérienne est le référent historique du texte, elle non plus n'est pas nommée. Coupler le roman avec Un Eté africain comme le fait Jacqueline Arnaud autour du personnage de Djamal Terraz le narrateur, permet de souligner ce parti‑pris de non‑nomination. Parti‑pris que rend évidente la rupture qu'il instaure entre l'écriture des deux romans dont le « sujet » (l'objet) est pour ainsi dire le même. Ce refus de la nomination – la nomination n'est‑elle pas un procédé signifiant majeur de l'idéologie ? – rejoint le refus d'une opposition simpliste ville‑maquis que manifeste le dédoublement campagne‑ville du sous‑sol.

Cependant, si elle est l'espace de la communication facile, espace d'une totalité paisible que nous voyons disparaître peu à peu, la campagne n'en revêt pas moins simultanément des significations violentes. Elle est le lieu des vignes qui « distillent du sang », et des iriaces qui « crachent non pas que des noyaux d'olives sur la ville mais aussi des sarcasmes » (p.15). Le sang que distillent les vignes indique le moment tragique, le moment du destin pour la ville, avant même que celle‑ci s'en doute. C'est parce que « les champs ramenaient leur haleine du fond de l'horizon, nous l'envoyaient à la figure » (p.11), que le narrateur peut, dans le premier chapitre, où il dit également « notre sort se décide » ou « un sursis était accordé à la ville » (pp.11 et 10), dater le début de l'action : le mot « octobre » est répété cinq fois dans ce chapitre, et associé aux «pas du sang allant leur chemin » (p.10) puis, au début du chapitre suivant, à un lever de rideau sanglant sur le début de l'action proprement dite (l'enlèvement‑séparation d'« un lot d'hommes », dont on a vu la signification), qui plante d'emblée le décor tragique autour de la ville condamnée : « une journée d'octobre mûre pour les vendanges, éclairée par des stries de sang, allonge ses bras autour de la ville [...] toutes sortes de surprises sanglantes sont possibles » (p.17).

D'ailleurs, si par opposition à la clôture de la ville d'en haut, la campagne est ouverture et liberté, même violente, elle pouvait aussi pour le narrateur enfant faire paradoxalement office de barrière, de clôture en même temps que d'ouverture : ouverture en ce qu'elle lui permettait ses « sauvages exaltations » lorsqu'il montait à la ter­rasse de la maison‑château, mais clôture, barrière, en ce qu'elle cachait la ville, objet de désir pour l'adolescent. Lieu du continu, la campagne était donc également celui de la rupture. Dans l'espace de l'enfance, elle séparait de la ville désirée ; dans le temps du récit actuel, elle sonne le moment de l'action tragique.

La campagne est donc doublement ambivalente : tant dans ses valorisations spatiales que dans ses valorisations temporelles. Espace d'une totalité, elle semble se perdre progressivement au long du roman, au profit de la ville du sous‑sol et de la mer. Peut‑être parce que ces deux derniers espaces sont ceux d'un temps désormais uniforme, alors que la campagne qui avait marqué le moment de l'action tragique doit disparaître avec lui ? Peut‑être aussi parce que les odeurs et les chants qui la dessinaient, tout comme le sang qu'elle distille sont vie, et que celle‑ci s'est perdue définitivement lors du passage du narrateur dans la ville du sous‑sol ? Quoiqu'il en soit, on retrouve, avec cette description de la campagne, l'ambiguïté dont on a déjà vu comme elle récuse l'univocité de la description dualiste selon laquelle l'Histoire et ses ruptures ne seraient produites que par un espace citadin et ne pourraient être à la campagne qu'irruptions venues de l'extérieur.

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Reste la mer, élément‑espace dont le roman tout entier est souvenance‑désir, tant par son titre que par ses derniers mots, qui installent la mer au centre même du silence‑absence d'une écriture qui se retire. Or, plus encore que les deux autres espaces de la totalité, la mer va nous paraître ambivalente : n'est‑ce pas elle par excellence le symbole de permanence, et en même temps, n'est‑ce pas elle dont la violence ponctuelle, datée, va détruire la ville à la fin du roman ?

La mer apparaît dès le début du roman comme un élément protecteur, aux fonctions essentiellement maternelles, ou du moins féminines. Elle est enveloppement et mémoire, car elle a porté l'homme comme une mère. « La mer embrassait ainsi les pieds de l'homme jadis, se souvenant encore du temps où elle le portait » (p.19) : cette simple phrase contient déjà trois des valorisations sécurisantes de la mer : elle est enveloppement tendre (et non violent comme la campagne), elle est mémoire, donc permanence rassu­rante, elle est mère enfin qui donne la vie. Cette dernière fonction a été souvent citée à propos de Qui se souvient de la mer, particuliè­rement lorsque l'écrivain affirme : « Sans la mer, sans les femmes, nous serions restés définitivement des orphelins ; elles nous couvri­rent du sel de leur langue et cela, heureusement, préserva maint d'entre nous ! » (p.20). Mais faut‑il pour autant opposer la mer à la violence révolutionnaire ? N'est‑elle pas elle aussi cette violence ?

Si la mer protège, particulièrement contre la pierre, contre la « sournoise reptation des murs » (p.23), c'est aussi que, loin d'être uniquement tendresse, elle est « plus forte que le basalte » (p.21). Si la mer est franchise première des choses (p.68), si avant tout elle « n'a pas d'âge », c'est justement en cela que réside « sa force » (p.22), et cette force n'est pas que féminine : dans l'image même de laquelle on déduit le plus souvent la fonction maternelle des deux éléments terre et mer chez Dib (« Si la terre berceuse, tendre et pro­fonde, et la mer autour d'elle agenouillée regardaient vers leur enfant», p.26), image de continuité de l'ancien temps, la mer ne peut‑elle pas être considérée comme l'élément viril du couple dont l'homme est l'enfant, et dont la terre berceuse, tendre et profonde, est sans conteste la mère ?

Car la mer, peut‑être justement à cause de l'antériorité fon­damentale qu'elle représente, totalité dont le monde est issu et où il retournera, est la plus grande violence. C'est pourquoi l'attentat par quoi commence la violence révolutionnaire du roman est vécu par le narrateur sur deux plans : il est vent, étoile irradiante dans le pré­sent immédiat, mais il est « réminiscence pourtant des violences de la mer » dans la souvenance simultanée, deuxième dimension plus vaste de l'événement. C'est aussi la mer qui fait exploser la ville à la fin, tout en couvrant rapidement sa propre violence du « bercement inépuisable de ses vagues » (p.187). Et là encore elle est vécue fina­lement sur le mode de la souvenance, puisque le livre se termine aussitôt, on l'a vu, par « je me souviens de la mer ». La mer encadre donc toute la violence révolutionnaire, à quoi elle donne existence, et il semble qu'elle soit d'autant plus violence qu'elle est davantage permanence tranquille.

On retrouve donc dans la description de ce troisième espace l'ambiguïté qui caractérisait les deux précédents, et qui met radica­lement en question le dualisme univoque d'une symbolique idéolo­gique, mais aussi la lecture anthropologique du roman.

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Car ces trois « espaces de la totalité », que j'ai ainsi appelés par opposition à la séparation et au manque qui caractérisent la ville, et parce que je devine en chacun d'eux une des racines du tragique de cet espace condamné qu'est la ville, n'en sont pas moins eux aussi séparés. La totalité cosmique est rompue, autre dimension du tra­gique. Seuls, le chant, et Nafissa, pourraient se retrouver dans chacun de ces espaces, et donc assurer une sorte de lien entre eux, par leur ubiquité même. Mais on a vu qu'il n'était guère fait men­tion de Nafissa lorsque le narrateur a rejoint la ville du sous‑sol. Quant au chant, nous le trouvons bien encore à la fin du livre, mais c'est un « chant sourd » qui parvient au narrateur comme un « bri­sement ». Chant de ce brisement, sur lequel le livre se termine. Ne peut‑on pas ajouter que le texte même, le roman, à quoi nous ren­voient les dernières paroles (« je me souviens de la mer », trop pro­ches de « Qui se souvient de la mer » pour que le rapprochement ne se fasse pas : le roman est contenu entre son titre, qui l'annonce, et ces derniers mots, qui annoncent le titre et sont donc en partie le lieu de l'écriture), est ce « chant sourd », lequel est contenu dans ce bri­sement d'où il semble surgir, mais qui précède tout juste la fin du livre, donc le silence ? Dans ce cas le brisement, la blessure tragique la condition même du texte, mais en même temps le signe de l’impossibilité d'un retour au continu : c'est bien ce que nous a fait découvrir la description de la ville du sous‑sol. Tragique de l'irré­versible que tout ce roman : le temps comme l'espace sont marqués par la séparation, la brisure, et même leur description (le texte) ne sera jamais plus retour à la totalité. Le texte naît de cette brisure même, dont il est le chant sourd, et pourtant combien violent.

Or, cette violence est le contraire de la commémoration : elle permet précisément de préserver et de développer l'insupportable, le scandale du référent. Le réel en effet n'est‑il pas cet indicible que toute description conventionnelle gomme alors qu'elle le prend pour objet ? Car toute description conventionnelle ou idéologique impose au réel ses catégories de déchiffrement, d'intelligibilité, mais par là‑même d'acceptabilité. Au‑delà d'une intelligibilité convenue, l'écriture de Qui se souvient de la mer va au contraire sommer l'espace qu'elle signifie, tout comme son propre espace de signi­fiant, de fournir des déchiffrements inouïs, insoutenables à cause de l'écart qu'ils dessinent et dans lequel ils produisent le sens. C'est pourquoi, à la clôture sémiologique d'un discours idéologique qui donne le sens, elle substitue l'ouverture d'un espace à déchiffrer, d'un sens à produire, si tant est qu'il puisse y avoir un sens ultime, une réponse : la perte (et donc l'absence de réponse ?), en quoi on a vu l'une des dimensions essentielles de l'espace du sous‑sol, ne nous induit‑elle pas à la circonspection ?

Espaces de la connaissance et du déchiffrement

Les espaces de la totalité décrits dans Qui se souvient de la mer dessinent le lieu d'une connaissance. Buts de l'itinéraire du narra­teur à travers des espaces tragiques parce que condamnés, celui de la ville d'en haut mais aussi celui du texte, ils le sont également d'une quête‑désir de cette totalité, qui est d'abord connaissance ultime, connaissance de l'inconnaissable, au‑delà de l'amour et de la mort : au‑delà de Nafissa, au‑delà de la mer, toutes deux absentes alors que le narrateur a rejoint la ville du sous‑sol, que le temps semble aboli, et qu'il ne lui reste plus qu'à « étudier de près les structures de [cette] ville du sous‑sol », c'est‑à‑dire se livrer à cette connaissance enfin trouvée.

1) Les étapes d'une quête de connaissance. La ville et son envers

Depuis la mort du père, et la dissolution du récit de l'ancien temps dans l'espace citadin, l'itinéraire du narrateur s'est affirmé de plus en plus nettement comme une quête de connaissance, aux étapes initiatiques. Certes cet itinéraire était dès le début du roman mû par une quête de savoir. Mais il s'agissait d'abord de savoir les causes des événements, la raison de ce qui arrivait à la ville et à ses habitants. Le désir de savoir ne quittait que fort peu le cercle de l'événementiel, et si un message plus ésotérique, on le verra, s'offre dès le premier chapitre à la lecture du narrateur, celui‑ci ne pour­suivra la connaissance de façon volontaire que vers la fin du roman.

Encore ne semble‑t‑il pas d'abord se livrer à une véritable quête de connaissance. Qu'est‑ce que cet appel que soudain il décide de suivre (chapitre 20) alors que jusque là il avait refusé le message du « type » (chapitre 1) et celui du mendiant (chapitre 6) ? N'est‑il pas lié d'abord à une disparition de Nafissa et au désir de la retrouver ? « C'est peut‑être Nafissa qui lance vers moi cette prière et ce chant » dit le narrateur (p.158). Pourtant, Nafissa n'est pas la première raison qu'il invoque avant de se lancer dans sa course : il lui faut «conjurer les spectres qui [l']entourent soudain» ; et surtout il agit par une sorte de nécessité transcendante contenue dans cet appel même : « Il n'y a plus qu'une chose à faire : marcher... ». L'idée que cet appel serait de Nafissa ne vient qu'en second lieu, alors que la course est déjà bien engagée. Lorsqu'enfin Nafissa lui apparaîtra, il aura déjà ouvert le dernier mur, et redécouvert la mer (p.160). Au‑delà de Nafissa, au‑delà de l'événementiel, il est parvenu à la contemplation d'une totalité : « Je regarde la mer ».

Nafissa n'apparaît alors, après, que pour souligner pourquoi il ne peut rejoindre cette totalité, pourquoi il ne peut encore atteindre à sa connaissance : les figurines qu'il porte à bout de bras, « sta­tues » encombrantes, sont le poids terrestre par lequel il reste attaché à l'opacité du temps, de l'événement, de la ville à laquelle il va devoir retourner. La connaissance de la totalité n'est possible qu'en se détachant de sa propre lourdeur terrestre, qu'en se séparant de soi. Il n'a pu qu'entrevoir la mer et sa totalité. S'il abandonne finalement les statuettes, c'est parce que Nafissa lui interdit de les reprendre. Il ne satisfait qu'à moitié à cette première épreuve. Il retourne à la maison, à la ville qu'il avait un instant quittées, et il y retrouve Nafissa et les enfants (p.162). Mais la mer malgré tout s'est « glissée jusque dans notre grotte » (p.163). Un premier pas a été franchi, le mur a été rompu, mais le narrateur est encore prisonnier de l’événement, de l'espace de la ville, de son propre corps. Sait‑il seulement que le pas qu’il vient de franchir est le premier d’une quête de connaissance ? Cependant, il a conscience que cette opacité à laquelle il est provisoirement revenu, et que symbolise l'espace de la ville, est déjà virtuellement dépassée pour lui : « Je demeurais plein de pitié pour notre pauvre ville » (p.165).

Sa séparation d'avec cette opacité, d'avec cette pesanteur, s’opèrera avant sa deuxième sortie (au chapitre 21). Tout d'abord Nafissa disparaît définitivement. La ville est ainsi vidée de tout ce qui, pour le désir du narrateur, pouvait être objet événementiel, lié à l'histoire. Du coup, les voisines venues lui annoncer le fait sont changées en pierre. Sa distance vis‑à‑vis d'elles, de leur opacité – et en même temps de celle de la ville déjà morte – s'affirme au moment où, lui seul n'étant pas pétrifié, il est le seul à recevoir « le message unique qui était transmis de toutes les directions : Nafissa ne reviendra plus » (p.167).

Cette situation (le narrateur seul vivant au milieu d'une assemblée de statues) rappelle celle du chapitre 12 : « Autour de moi, qui figurais un vivant pitoyable, toutes ces statues ressemblaient à ces morts orgueilleux de leur force et de leur étrangeté » (p.101). Mais cette fois le narrateur n'a plus que faire de la protec­tion des statues : il est lui‑même en position de gloire parce qu'il est le seul à comprendre le message, et de force parce qu'il possède la rose remise par Nafissa, qui savait déjà (ce mot est souligné dans le texte p.167) : c'est bien le début d'un savoir qui lui a été transmis, et qui l'élève au‑dessus de l'opacité pétrifiée de la ville morte. Savoir initiatique : « ce que je pense », dit le narrateur conscient désormais de sa singularité, « je ne le dis à personne » (p.168). Savoir pour la poursuite duquel il lui faudra perdre de plus en plus sa propre opa­cité : c'est pourquoi au cours de la nuit sa substance toute entière sera aspirée par « une sorte d'éponge énorme, fade, poisseuse, se roulant sur (lui) », cependant qu'il épelle tous les noms de Nafissa (p.168).

Nafissa s'est donc effacée pour le laisser face à la mer en direc­tion de laquelle il marchera d'abord lors de sa première sortie hors de la ville « ouverte toute grande » (p.169). Pourtant, à la diffé­rence de sa course folle pour répondre à l'appel au chapitre précédent, sa marche est déjà celle, sereine, de celui qui est conscient d'effectuer une « recherche » (p.168) de savoir, dont la dimension dépasse son anecdote personnelle : « Je marchais dans sa direction tranquilisé, heureux, bien qu'elle ne doive plus rien m'apporter, personnellement », et qui s'est débarrassé de son propre corps : sa présence n'a « pas plus de poids que celle d'un fantôme ». C'est la rupture définitive d'avec toutes ses attaches, d'avec la ville : « Tant pis, me dis‑je, la ville et son sort me sont désormais indifférents. Je sentis quand même, à cet instant, quelque chose se rompre en moi Mais j'avançai, coupant court à toute réflexion ».

Cependant la mer à son tour n'est qu'une enveloppe à tra­verser, qui ne l'attire que pour lui découvrir l'entrée du souterrain où se trouve le bureau d'Osman Samed. Celui‑ci semble garder l'entrée des Enfers, le royaume de la mort : le narrateur ne s'est‑il pas résigné à la mort pour poursuivre résolument sa quête‑désir de savoir ? Osman Samed détient également le savoir sur ce royaume dont il fait les comptes, au moyen d'une lumière diaphane contenue dans sa main. Pourtant cette lumière est refusée au narrateur parce qu'il n'a pas su trouver les paroles nécessaires pour se l'approprier. Ce n'est que lorsqu'il saura s'«exprimer» «que de nouveaux secrets [lui] seront révélés aussi » (pp. 170‑171). C'est là poser l'une des fonctions de la parole, et donc de l'écriture : le narrateur comme l'écrivain, et finalement l'écriture même de Qui se souvient de la mer (On a vu le roman tout entier contenu dans cette souvenance-­désir) sont quête de connaissance, dans cette souvenance même. La souvenance est désir de connaissance d'une totalité dont elle con­tient la nostalgie, le désir. Et l'écriture est cette souvenance, elle est le désir même de connaître la totalité. « Une oeuvre s'écrit (se crée) toujours par nostalgie de quelque chose », m'écrit l'auteur dans une lettre, « qui n'existe peut‑être pas, mais qui n'en est pas moins effi­cient et dont le pressentiment se traduit en mythologies, en rêves, en religions, en arts, en amour » 

[10].

Pourtant, c'est au‑delà de l'écriture, car au‑delà des paroles qu'il se préparait à dire à Osman Samed, que le narrateur sera admis à pénétrer dans la ville du sous‑sol, lieu de connaissance ultime. L'écriture est projection, désir. Or, l'on n'arrive à la connaissance qu'après avoir aboli ce désir, après s'être mis en totale disponibilité, après avoir accepté d'abandonner le savoir même (la rose de Nafissa, qu'il faut donner au jeune homme aux pieds nus, abandon ultime. La rose est certes la clé magique, le Sésame, mais le narrateur devra pour s'en servir accepter de s'en dessaisir). La connaissance ­n'est pas donnée à la parole, mais à l'écoute, pas à l'écriture, mais à la lecture‑déchiffrement, lesquels ne sont possibles que dans la plus totale disponibilité. C'est pourquoi le narrateur s'adressait à à Osman Samed, alors qu'il lui aurait suffi de savoir lire ou entendre le message que contenait l'échoppe d'El Hadj, « à portée de [sa] main, dans un endroit qu' [il] fréquentait depuis des années ». Aussi, lorsqu'il s'en aperçoit au chapitre 23, ce n'est plus de quête­‑désir qu'il s'agira, mais de révélation (p.181).

Devant le garçon aux pieds nus, il ne s'agira plus comme devant Osman Samed de trouver les paroles justes, mais de savoir déchiffrer le sens de sa venue, et abandonner tout pour le suivre. La marche ultime, alors, ne sera plus quête volontaire de la lumière connaissante contenue dans la main d'Osman, et donnée à la parole claire, mais abandon : « Bientôt, je sentis que je marchais », et nuit : « Dès que je lui eus mis la fleur dans la main, mes yeux se fermèrent », « l'air noir était doux autour de moi » (pp.183‑184).

La connaissance de la totalité n'est donc donnée que dans un envers de la connaissance claire, de la projection‑désir qu'est l'écri­ture. D'ailleurs, celle‑ci va se réduire au silence, et à l'écoute, une fois atteinte la ville du sous‑sol. La souvenance ultime est silen­cieuse. Elle est également constat que la mer désirée jadis, jamais plus ne pourra être rejointe, car elle est l'écran irrémédiablement traversé.

Le lieu de cette connaissance, on l'a vu, peut se confondre avec celui de la mort. Bien plus, il est un au‑delà de la mort : dans la souvenance ultime, la mort elle‑même, comme la vie dont elle est le complément, n'est plus elle aussi qu'un écran traversé. Le lieu ultime est un non‑lieu.

Et c'est pourquoi le narrateur, au moment de ce passage, ne doit pas se retourner (« ne pas tourner la tête, quoiqu'il advînt » ) sur le vide à quoi la ville, et El Hadj lui‑même, sont enfin rendus derrière lui : « j'écoutais et retirais de ce chant la certitude qu'il ne restait rien d'El Hadj, qu'il n'y avait rien derrière moi qu'un vide absolu et opaque » (p.183). Le narrateur réussit là où Orphée avait échoué : il accepte la ruine du simulacre, le simulacre ultime étant sa parole même, et comme Orphée encore il reçoit sa connaissance du chant, ce « chant sourd » en quoi le texte va se transformer finale­ment dans sa souvenance, et dans celle du lecteur. Sa quête orphique l'aura mené jusque dans son propre envers. Envers, la réponse est aussi absence de réponse, condition pour un foisonnement du sens à partir de ce vide‑envers, qui recuse une fois de plus toute réponse préexistante. La seule réponse est la quête même, et c'est pourquoi le narrateur comme Orphée ne peut se retourner. De même que toute communication est sacrilège, perte de son objet ?

2) Les envers signifiants : le Plein et le Vide

Or, cet envers d'une réponse‑absence est présent dès le début du roman, car dès le premier chapitre on y devine l'existence d'un « autre côté du mur », d'une « autre ville » (p.13) dont le narra­teur, à la première page (« Le reconnaître ? Ce n'eût été que justice, mais le courage me manqua. Faire le sourd, le muet, l'aveugle, et attendre que l'espoir revînt au prix du sang » (p.9)), est invité à reconnaître le message. N'est‑il pas entouré de signes qu'il est seul à pouvoir déchiffrer ?

Ces signes sont portés, contenus dans des espaces que l'on peut considérer comme des envers de l'espace de la ville. Envers dont il nous appartiendra de préciser la coïncidence et la différence avec les espaces de la totalité décrits plus haut.

Espace de la totalité, la mer est un de ces envers signifiants d'une ville dont on a vu le progressif appauvrissement sémantique. Elle est le contraire de la pétrification urbaine. Elle est garantie de pérennité opposée à la pierre‑mort sémantique. Et c'est d'elle aussi, pense encore le narrateur peu avant de rejoindre la ville du sous‑sol, que peut venir le message qu'attendent la ville et ses habitants. Se « souvenir » d'elle, jusqu'aux derniers mots du roman, n'est‑ce pas encore en attendre ce message ?

Cependant, la mer n'est pas séparable de la nuit. « Les nuits, la mer, identiques dans leur substance ». Ce sont les nuits qui ensei­gnent le chemin vers la mer (p.173). Pour qui a connu la mer et les nuits, le jour comme la ville s'irréalisent, deviennent étranges, morts (p.173). La mer et la nuit ont donc la même fonction d'envers radical de la ville et de la vie diurne, lesquelles sont toutes deux promises à la pétrification et à la mort, toutes deux espaces tragi­ques condamnés d'avance. La mer et la ville portent le message, la richesse des signes dont elles sont génératrices.

Mais on a vu aussi que la mer n'était qu'un écran que le narra­teur doit traverser pour atteindre la ville du sous‑sol. Identique à la nuit dans sa substance, elle s'efface pour désigner la nuit du souter­rain d'Osman Samed. Et c'est dans la nuit de la ville du sous‑sol que le narrateur trouvera la connaissance, autre retournement d'un cliché discursif : celui qui associe la connaissance à la lumière (aux lumières). Il est vrai que dans cette valorisation de la connaissance nocturne au détriment de la connaissance diurne, Dib ne fait que reprendre une longue tradition dont le romantisme allemand a fourni de beaux exemples. Qui se souvient de la mer n'en manifeste pas moins ici un écart particulièrement productif par rapport à la rhétorique du discours culturel dans lequel la dialectique de l'ombre et de la lumière fonctionne comme un cliché métaphorique uni­voque particulièrement lourd et insistant.

Or, dans la ville du sous‑sol, la mer est définitivement absente. La nuit semble donc un espace plus fondamental encore que la mer, qui ne fait que la désigner, qu'amener vers elle. La richesse signi­fiante de la nuit est plus grande que celle de la mer. C'est des « espaces aveugles de la nuit », ou simplement de l'ombre, que jail­lissent Nafissa, la flamme et la rose scintillante (pp.71, 102‑103 et 140), que ces espaces semblent avoir secrétées. L'ombre est l'« amplificateur » le plus efficace pour El Hadj et ses compagnons. Pour le narrateur, il s'agira d'avoir le courage nécessaire d'affronter cette ombre et de lire son langage, alors que la lumière du jour est le lieu de sa fuite (p.10). Et lorsqu'il s'abandonnera finalement à « l'air noir et doux» dans lequel le mène le jeune homme aux pieds nus à la fin du roman, il y verra s'allumer et s'éteindre lentement des projecteurs (p.184) : autres signes, portés, générés par la nuit, et qu'il lui appartiendra de déchiffrer sans hâte, car l'espace nocturne comme celui de la ville du sous‑sol est sans limites. Comme la connaissance, comme la mort.

Espace de la totalité, la mer désigne donc un espace plus fon­damentalement signifiant qu'elle : la nuit. Et peut‑être la totalité signifiante plus fondamentale, plus illimitée de cette dernière lui vient‑elle justement de ce que, contrairement à la mer qui, même échappant au temps‑pétrification de la ville, n'en est pas moins encore un plein, la nuit est d'abord un vide fascinant, dans lequel on peut lire la mort, et cependant plus que la mort : un au‑delà de la mort d'où procède toute création, à l'instar des projecteurs dans l'air noir et doux décrit plus haut, ou de la flamme, ou de la rose scintillante de Nafissa 

[11].

Le même rapport du Plein au Vide se retrouve, dans le récit de l'ancien temps, entre la campagne et le vide entourant la maison de l'enfance. On a vu la campagne, associée à l'ancien temps (p.12) être l'espace d'une totalité hors du temps («Les jours alors n'en faisaient qu'un, prolongé, bu indéfiniment ») et d'une richesse signifiante : ne suffisait‑il pas d'y frapper la terre du pied pour en faire jaillir une parole ? Mais plus que par les champs, par la terre, plein signifiant qui porte des « odeurs de foin et de menthe sauvage», au milieu desquels son existence «s'épanouissait sans contrainte », le narrateur enfant demeure déjà « uniquement captivé par le vide qui l'entourait » (p.72). Or, de ce vide nocturne jaillira le visiteur dont on a vu diverses significations. Visiteur qui se mani­feste d'abord par un appel – comme celui qui amènera le narrateur dans le récit actuel à rompre la clôture de la ville –, et sera tout entier rayonnement, signe lumineux dans la nuit, éclair, comme ceux qu'on a vus plus haut (p.74).

A cet appel comme à l'autre, le narrateur aurait pu ne pas répondre. Il aurait pu éviter la « panique qui fondait » sur lui chaque fois qu'il se trouvait en présence de cet adolescent (p.78), se contenter de la clôture et du Plein. Mais le vide qui l'entoure l'attire parce que contenant une infinité de paroles non‑dites : « je restais submergé par le malheur de tout ce qui, voué au silence, m'encer­clait » (p.94). Et c'est là encore une poignante interrogation sur le vide qui préexiste à toute création comme à tout savoir. Le vide seul contient toutes les paroles possibles. A ce titre il est un vertige signifiant, fondamentalement réfractaire à la clôture du sens de tout discours univoque. Car toute idéologie impose une plénitude du sens, faute de laquelle elle ne peut fonctionner comme « doxa » : le rôle de l'idéologie n'est‑il pas de combler le vide du sens, et non de le creuser ?

Le passage-blessure et la parole‑absence

Souvenance de la mer, l'écriture – et c'est encore une des significations du titre qui contient, on l'a vu, l'écriture entière du roman – est donc ce mouvement, cette tension‑désir qui amène l’écrivain et le lecteur au seuil du grand saut, face au vide fascinant nocturne que l'on vient de décrire. Elle est le seuil, elle est le pas­. Elle est le lieu du tremblement.

Tremblement « au seuil d'une parole », dès la première page du roman, où « l'homme se carrait dans l'encadrement de la porte » (Ce dernier mot répété trois fois dans cette page 9). Tremblement, dans le récit de l'ancien temps, devant le « pas irrévocable » que va « franchir » le père agonisant (p. 123) et dont l'évocation inspire au fils le désir de fuir. Blessure lors du premier passage de l'adolescent dans l'espace interdit de la ville (pp.90‑95) : le passage‑blessure est l'une des images obsédantes du roman, image dont j'ai décrit l'importance au moment de la rupture du cercle de l'enfance dans le récit de l'ancien temps. Mais s'il est, comme on l'a vu alors, passage d'un espace à l'autre et prise de responsabilité par l'enfant soudain promu adulte, il est encore bien plus, et ce dans les deux récits en présence. Il est passage vers la connaissance. N'est‑ce pas ce « passage », ce « chemin », que « cherche » le narrateur à la p.172, mais aussi dès la p.117 ? Et dans ce passage, qui prend du même coup la dimension orphique déjà soulignée, il ne faut pas se retourner : on se sépare irrémédiablement de ce qu'on laisse derrière soi. « Inutile de se retourner pour regarder derrière soi » (p.117). « El Hadj me cria alors de ne pas tourner la tête, quoi qu'il advînt (p.183).

Trouée orphique dans la connaissance, le passage découvre l'absence. A la mort du père, « ce fut comme si brusquement la vie m'avait été retirée » (p.124). D'ailleurs cette mort marque le début d'un éclatement de l'espace, lequel semble à partir de là prendre sa dimension tragique. Et dans cet éclatement, figure spatiale, les deux récits à nouveau se fondent. Par la spatialité, le récit multiplie la signification : « Je ne soupçonnais pas la souffrance de l'arrache­ment », dit le narrateur qui vient de relater la mort du père, mais de parler aussi de Nafissa, ce qui fait qu'on ne sait plus s'il s'adresse à elle ou au père lorsqu'il continue : « mais dès que de toi je fus privé, je vécus sur une terre de terreur permanente. L'édifice de l'air lui­même était renversé, l'espace dispersé et, nouvelle malédiction, son souffle éteint » (p.128).

Le départ du père dans le récit de l'ancien temps comme celui de Nafissa dans le récit actuel sont mort de l'espace. Le passage-­blessure installe le manque. Il sépare l'être (le narrateur ne devient‑il pas « moins homme que feu, pierre et eau » (p.63), se séparant en ses éléments constitutifs ?), de la même façon qu'à la mort des parents l'espace se sépare, le père y devenant « vaisseau céleste » et la mère étant « rendue au giron des eaux » (p.126). L'être écartelé a perdu son lieu. Il n'est plus que l'âme en peine errant dans les ruines de ce château » (pp.72 et 74). Il a surtout perdu son Plein, son opa­cité. Il n'est plus qu'apparence de lui‑même : « « Je suis mort » […], tel était mon secret » (pp.32‑33).

* *
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Le secret est bien l'un des thèmes les plus importants des romans de Mohammed Dib à partir de Qui se souvient de la mer. Le secret du narrateur est la solitude de celui qui sait, et qui est seul à savoir, car l'on est toujours seul à savoir sa propre mort. Encore faut‑il avoir le courage de cette connaissance. Encore faut‑il assumer le tremblement dans lequel se fait la parole‑seuil de l'inconnaissable. Le secret du narrateur de Qui se souvient de la mer, comme celui de Rodwan dans La Danse du roi, est celui de sa propre mort, qui s’identifie à celle du père.

Or, ce père est lui aussi gardien de secrets, qu'il emporte avec lui en mourant. C’est peut‑être là un des modes de l'assimilation du fils au père : et si ce père n'était que le narrateur (ou Rodwan) lui­-même ? S'il était, entre autres significations de cette référence enlevée qu'il représente, le visage d'une identité spoliée ? C'est pourquoi la maison de l'enfance, à l'image de toute une culture, est un château en ruines. C'est pourquoi la mort du père est l'irrémé­diable. C'est pourquoi jamais non plus le narrateur ne retrouvera la mer, ni Nafissa : son secret est celui de cette première violence, de ce cataclysme premier sur lequel jamais plus on ne pourra revenir, celui de cette perte irréparable du référent, qui est aussi l'une des dimensions d'une interrogation ésotérique sur l'écriture et la com­munication.

La postface de l'auteur pose, on l'a vu, le problème de la communication : comment faire ressentir à un lecteur l'immensité de l'horreur ? Comment rendre celle‑ci sans tomber dans le piège de banalité contenu dans toute écriture descriptive ? Cette impuis­sance à exprimer l'horreur, le narrateur la ressent également dans le roman face à Nafissa qui lui demande de parler de l'explosion : « Trahison de la voix qui flanche. Comment lui expliquer, lui faire comprendre ce qu'on découvre dans ces instants là ? (...) Une cer­taine irritation me vint cependant de mon impuissance à exprimer les affres que j'avais ressenties » (p.31). Si elle cherche la commu­nication immédiate avec le lecteur, l'écriture comme la parole ne peut que trahir son objet, son expression. Elle perd donc deux fois : si elle ne peut transmettre dans toute son intensité un contenu à l'interlocuteur, elle perd l'objet a transmettre, le signifié. Mais en même temps elle perd également son interlocuteur, puisque la communication impuissante devient sans objet, et donc sans desti­nataire.

C'est pourquoi l'écriture de Qui se souvient de la mer nous montrera plusieurs exemples de parole sans référent ni destinataire, de parole‑absence, de parole simulacre. L'exemple le plus frappant a déjà été analysé : c'est le message des iriaces, qui n'est « adressé à personne » (p.144). Ce message pousse à l'extrême en la systémati­sant la situation qui est déjà celle, à la page précédente (et cette jux­taposition n'est sans doute pas gratuite), de la ville elle‑même, dont la « beauté particulière » est « celle des cités abandonnées, des cités mortes mais qui continuent à traverser le temps, préservées de toute atteinte » (p.143) : la ville aussi n'est plus lue par personne. Elle n'est plus que parure (elle se « pare pour la première fois de cette beauté particulière ») ne répondant qu'à une nécessité de communi­cation soudain disparue : elle a perdu sa justification : « Je m'en vais par les rues et partout le même sentiment m'accueille. Les choses ont l'air éternelles, chaque instant se révèle être exceptionnel comme s'il était détaché du temps ou le dernier que l'on eût à vivre » (p.143). La ville est gratuite, comme l'était le château en ruines de l'enfance, qui lui aussi a perdu son interlocuteur, ne s'adresse plus à personne, ou comme le sera dans La Danse du roi le grand portail bardé de fers et de moisissures devant lequel se jouera une autre parodie, une autre parole‑absence.

L'absence du référent, pourtant désigné, se trouve aussi dans le déchiffrement, le décodage que doit entreprendre le lecteur qui veut absolument décrire le contenu historique, la référence vécue de Qui se souvient de la mer. Dans Qui se souvient de la mer, l'action révo lutionnaire, tout en étant intensément désignée tout au long du texte, n'est jamais nommée. Elle est toujours à lire à travers l'écri­ture à travers un certain nombre de symboles comme la ville du sous-sol, la mer, Nafissa, El Hadj, etc... Mais cette traversée de l'écriture par 1e lecteur, si elle est évidemment justifiée, n'est nul­lement nécessaire : l'écriture et ses symboles peuvent fort bien se passer de leurs référents ; ils vivent en eux-mêmes, indépendants. La parodie s'est si bien détachée de son objet qu'à travers la plura­lité des lectures que nous avons soulignée, elle peut en désigner d'autres, ou encore ne se désigner qu'elle-même.

Cours dans le temps
Et me couvre les yeux
Tel que je suis ou fuis
» (p.141).

dit une écriture qui entretient avec son objet un double rapport de désir (« suivre ») et de fuite (« fuir »), mais qui peut aussi bien être elle-même son propre signifié, si l'on comprend « je suis » comme la première personne du verbe être. Le désir se prend indif­féremment lui-même pour objet, ou son référent. L'écriture désigne son propre vide signifiant, la parole sa propre absence.

Mais le mouvement s'est substitué aux espaces qu'il rejoint, et que leur description depuis la clôture d'un discours univoque qui occultait leur réalité en refusant d'assumer leur perte présentait comme statiques. Par son ambiguité fondamentale (celle de ses signifiés mais celle aussi de son énonciation), l'écriture est ce pas­sage qui fait être ce qu'il nomme et relie, et ne vit que dans son tremblement entre l'être et le non-être. Autre passage, autre ambi­guïté, à la fois du sens produit par cette écriture, et du lieu d'où elle s'énonce, et qui s'annule dans cette énonciation même. Désir et crainte à la fois, le passage est l'absence de lieu qui fait être les lieux qu'il relie, et qu'il dit en annonçant sans cesse leur perte dans l'énonciation qui les fonde. Risque- mortel et tremblement que le discours univoque qui en récuse l'ambiguïté ne peut assumer, car il ignore le désir pour affirmer son objet.

Yahia, pas de chance, ou les passages inquiets [12]

Naissance de Farès à la littérature, Yahia, pas de chance est la relation des naissances successives de Yahia au monde, et de ses sauts dans le vide, de ses arrachements comme de sa disponibilité. Yahia est l'homme de l'irréver­sible, du temps ("d'où la signification vulgaire de l'expres­sion "pas de chance", dit l'auteur dans une interview [13]).

Avec Ali-Saïd le chanceux, dont la mort est fête car elle est flamme et qui, lui, sera présent dans la plupart des textes qui vont suivre, Yahia est un de ces personnages mi-réels mi-imaginaires sur lesquels reposeront la plupart des romans de Farès.

Les seuils

Dans ces passages que sont les parties du livre, intitu­lées successivement "Paris-Akbou", "Alger-Paris", "Paris-Versailles", "Versailles-Paris", "Paris-Akbou", c'est chaque fois à une naissance-arrachement que nous assistons. Qu plus exactement à l'échange d'un espace pour un autre, à la découverte pétrifiante, depuis un seuil où Yahia est toujours saisi dans un moment privilégié, d"`autre chose". Yahia est toujours à la frontière de deux espaces opposés et irréconciliables. En ce sens, il est par excellence l'adolescent, dont le présent n'est que passage, seuil entre une enfance protégée et un espace adulte ouvert, mais où volent les grives et où guette le hérisson, car ce passage est marqué, précipité par la guerre et sa blessure. Il est violence et arrachement. La naissance difficile de Yahia à "ce monde" est aussi celle de son pays à la souveraineté. Le passage de Yahia à l'espace ouvert est également ouverture de la terre, accomplissement de la dure loi de la terre, loi d'amour, mais aussi de meurtre, blessure de la modernité en même temps que de l'âge.

"Le livre achevé est complètement différent de ce que j'avais fait d'abord. Au départ, je me situais au niveau même de l'action des révolutionnaires algériens" précise l'auteur dans l'interview déjà citée. Or, le roman entier est placé avant tout sous le signe du départ de Yahia, depuis Paris, pour rejoindre le maquis. Il commence et il se termine sur un "Paris-Akbou", dont le premier se fait par la mémoire, et le second est départ-arrachement véritable auquel s'arrête la chronologie du récit. La première page du livre comme celle du premier chapitre situent Yahia dans sa chambre d'étudiant à Montparnasse. C'est encore dans cette chambre que nous le trouvons aux toutes dernières pages, alors qu'il va la quitter - et Claudine avec elle - pour endosser la "carapace de piquants, comme le hérisson de nos campagnes" (p. 156). Ce départ est une disparition ("avant de disparaître" p. 157). Mais il est déjà trop tard pour revenir en arrière : "j'aurais pu courir chez toi, Claudine mon amour, mais il y avait dans mon estomac des fils barbelés qui déchiraient tout" (p. 157). Et le livre prend fin au moment où la peinture de l'action révolutionnaire l'aurait fait sombrer dans l'épique. "Mon roman se situe en deçà de l'épique", dit encore Farès. En deçà, et non au-delà : le propre d'une création littéraire authentique, par opposition à une écriture uniquement événementielle, journalistique et univoque, n'est-il pas de savoir se tenir sur ce seuil même d'où tout est possible ? Relation du passage d'un adolescent, Yahia, et d'un pays, l'Algérie, par le seuil crucial de leur être, l'écriture de Yahia, pas de chance est elle-même un seuil, face à la pluralité de possibles : possi­bles de lecture, possibles d'être, possibles d'écriture.

Aussi le maquis est-il décrit, non par le militant qui l'a rejoint et dont le récit d'au-delà du fait installerait entre ce fait et nous la distance du déjà vécu, mais par l'enfant qui fait la découverte pétrifiée et tremblante de la guerre et du meurtre au moment même où il passe de l'espace maternel sécurisant et clos de tante Aloula à celui, provisoirement protégé par l'amandier et Si Saddek l'oncle bienveillant, des perspectives ouvertes de l'univers des hommes. Le maquis est désigné ensuite, depuis la chambre parisienne que Yahia va quitter pour le rejoindre, par celui qui va être le militant qu'a été Farès. Mais là s'arrêtera la parole romanesque, dont ce seuil est le lieu. Dans les deux cas, le maquis est ce point vers lequel ou à partir duquel s'établit la tension de la parole romanesque. Il n'est jamais présence plate, banale, Sans doute parce que le meurtre, comme la cassure du monde, sont fulgurance. Celle de l'attentat qui accueille Yahia enfant à Akbou. Celle de la nouvelle qui va déclen­cher son retour à Akbou, et la fin de la parole romanesque.

Si les cinq parties qui composent le roman sont autant de passages, et donc de tensions d'un lieu vers un autre, ou depuis un autre, on a remarqué que le premier seuil, celui à partir duquel se déploie la parole romanesque, est la chambre parisienne de Yahia étudiant. C'est à partir de cette chambre, en février 1960 (pp. 9, 10 et 15), que Yahia revit sa première arrivée à Akbou en 1955, puis son départ pour Paris. C'est à partir d'elle encore (rappelée p. 89) qu'il pense à Claudine, "fille douce au bord (autre seuil) de l'âge d'amour", et à Jean-Paul, avant de repartir à Akbou, le récit prenant fin au moment où le souvenir évoqué rejoint le lieu d'où se projette l'évocation, au moment aussi où à la projection de la parole et du rêve se substitue celle du vrai départ.

Il y a donc deux moitiés du livre, dont la symétrie est soulignée par la répétition en leurs commencements du même geste de Yahia dans sa chambre (p. 15 : "Yahia se passa la main dans les cheveux"). Ces deux parties instal­lent chacune une rupture avec le lieu et le temps qu'elles évoquent. La première moitié est celle d'une rupture-fuite d'avec Akbou, où tout retour est interdit autrement que pour entrer dans le meurtre même. C'est bien de fuite qu'il s'agit sur ce "bateau dans sa fuite vers la France" (p. 63), pays symbolisé lui-même par les "passages frileux des voi­tures qui fuyaient..." (p. 89). La seconde moitié (73 pages, contre 76 à la première) ne raconte l'amitié avec Jean-Paul ("Paris-Versailles", pp. 90-106) et l'amour avec Claudine ("Versailles-Paris", pp. 109-131) que depuis un au-delà de leur meurtre : ce départ-arrachement mortel (le deuxième "Paris-Akbou", pp. 135-157) est en effet le meurtre des deux relations, et le lieu d'origine du récit est au-delà de ce départ : "Il pensa à Claudine (...) qu'il avait quittée" (p. 89).

Ainsi, le texte romanesque peut-être considéré comme une double projection vers une double antériorité brisée, perdue à la suite d'un double meurtre. L'antériorité d'Akbou d'abord, puis celle de Claudine, que vient rejoindre dans le deuxième "Paris-Akbou" celle de tante Aloula métamorphosant en joie la mort d'Ali-Saïd, par son chant et sa danse. Métamorphose qui franchit le meurtre, par ce chant et cette danse. L'espace de l'écriture est donc perpétuellement double. La parole surgit de cette tension entre deux lieux. Elle est le passage qui les relie, elle est le désir ou la souvenance, et vibre dans la brisure. Dédou­blement de l'espace signifié, mais dédoublement spatial également du signifiant : les deux moitiés du livre sont deux espaces qui se répondent dans la rupture même que déve­loppent leurs textes avec le lieu et le temps qu'ils évoquent. Et de même la figure du désir et celle de la rupture sont inséparables dans le discours du roman, dessinant là encore une ambiguïté productrice de sens.

De la même manière l'écriture de Yahia, pas de chance est transgression, franchissement du meurtre, de la rupture dans une double projection-désir vers l'antériorité brisée. Vers cette antériorité, le roman est tout entier, depuis la chambre-seuil qui l'entoure, un vaste départ-désir. Dans la continuité de cette chambre, le récit est une brèche. Orga­nisé en passages d'un lieu à un autre, il installe une tension-­désir génératrice des lieux perdus par le meurtre de la guerre. L'écriture est avant tout cette tension-désir qui brise le meurtre.

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Le meurtre, c'est d'abord la présence de l'occupant, des militaires qui bloquent l'entrée du village ou cachent "Ali Madouche, le roi de la brochette" (p. 18). Mais c'est également la guerre, "fin d'un temps de charmes" (p. 54). C'est la cassure irréversible du monde dans laquelle Yahia comme nous est installé, alors que "la vie est de l'autre côté d'une tuerie sans fin" (p. 21). C'est également l'autre meurtre, celui qu'une guerre imposée par l'occupant appelle en écho : la violence révolutionnaire. Si cette dernière est issue d'une loi de la terre, elle n'en tue pas moins elle aussi la parole et le chant. C'est cette violence qui accueille Yahia à son arrivée à Akbou (l'attentat), et son souvenir lui cou­pera entièrement "la parole, pour ne lui laisser, dans tous les membres, que des tremblements" (p. 37). L'annonce seule de cette violence fait se taire le chant des cigales : "Il avait entendu Si Mokhtar dire (...) l'attentat aura lieu demain (...). Toutes les cigales de la terre s'étaient tues" (p. 43).

Le meurtre, pour Yahia, c'est l'irréversible, la perte de son enfance, le pas que l'on ne peut faire que dans un seul sens. Pas qui est aussi celui de la chance, parce qu'il lui ouvre l'âge d'homme, mais sans retour possible, alors que si Ali-Saïd, lui, peut revenir, c'est que la mort au seuil de l'âge d'homme lui confère cette liberté de la flamme que suscite la danse de tante Aloula. Cette ouverture de l'âge d'homme se fait dans un pays en guerre, et c'est pourquoi l'âge d'homme, pour Yahia, sera celui du silence de l'alouette. Ali-Saïd au contraire ne vit, dans la danse de tante Aloula et la parole de Yahia comme celle du Carnet, que parce qu'il est mort au seuil de l'âge d'homme qu'il déploie ainsi en gloire. Sa mort est génératrice d'une gloire de vivre dans le chant, la parole et la danse. L'espace lui appartient tout entier puisqu'il est seul, ainsi, à pouvoir revenir, à effectuer le mouvement, le passage-désir dans les deux sens. Yahia, au contraire, ne peut effectuer le passage que dans un seul sens parce que, non intériorisé, non assi­milé par lui (puisqu'il est vivant), le meurtre par la guerre est pour lui amputation, privation du sens. Dans la danse de tante Aloula, Ali-Saïd dépasse le meurtre en le vivant. Pour Yahia, le meurtre ne peut être franchi que dans le pas par­delà le meurtre que constitue le chant-prière d'oncle Saddek, en lequel on va voir un rite de seconde naissance, auquel participe un autre chant de tante Aloula : chant de continuité, d'apprivoisement, alors que sa danse sur la tombe (vide) d'Ali-Saïd sera chant de rupture, et de dépas­sement. Cependant que le meurtre est tout autant présent, il s'agit pour Yahia d'ouvrir l'âge d'homme en un pas sans retour, alors que pour Ali-Saïd, il s'agira de vivre la mort, de la retourner en son contraire.

Cette ouverture de l'âge d'homme est, on l'a vu, une deuxième naissance pour Yahia. Elle est aussi naissance à l'écriture pour l'auteur. Le moment crucial de la première moitié du roman sera en tout cas ce rite de passage, ce "dîner où s'échangeaient des mondes" (pp. 34 à 51) sans lequel rien, par la suite, ne serait possible, mais dans lequel se défait aussi, avec l'enfance de Yahia, la trinité tutélaire (oncle Saddek, tante Aloula et l'Amandier) qui en était le garant. Il peut être utile, dans la mesure où ce passage va se révéler dans les romans suivants l'une des hantises fonda­mentales de l’œuvre de Farès, d'en dégager les différentes étapes telles qu'elles se manifestent ici :

a) C'est d'abord l'approche angoissée par l'enfant, qui y a été convié par son oncle, du monde des adultes, où règnent Si Mokhtar et l'amandier. La porte du jardin, où se trouve l'enfant, est nommée plusieurs fois en quelques lignes. Et si l'enfant res­sent soudain "sa honte d'être jeune", il n'est qu'"à peine désireux de pénétrer plus avant les paroles des deux hommes". "Mais il avait été convié à une présence, et de cette présence, nul ne pouvait s'en dessaisir, et sans nul doute il  s'agissait pour ceux-là même qui en forçaient l'entrée, de se munir de leur vie" (pp. 34-35).

b) La prise de conscience du monde de l'adulte "lui avait rappelé ce qui avait eu lieu (l'attentat) le soir même de son arrivée à Akbou, et qui, maintenant, après cette interrogation forcée de l'oncle, lui avait entièrement coupé la parole pour ne lui laisser, dans tous ses membres, que des tremblements". C'est la crise : le passage est une naissance douloureuse, précédée d'une mort crainte, dans un climat de peur. "Oncle Saddek avait dû venir derrière Yahia, lui tenir les épaules, comme si, dans l'émotion qui le parcourait, il avait risqué (le corps de Yahia), d'éclater dans l'espace" (p. 37).

c) L'apaisement et la délivrance viennent du chant-prière de l'ancêtre-poète, accordé au vent de l'amandier, d'où il semble naître (pp. 37-39).

d) Cependant, la mesure de l'enfance a été franchie par l'interrogatoire des deux hommes, et la douleur des fils vient se réfugier en courant dans l'antre (la cuisine) de la mère-terre (la tante). Là, Yahia retrouve momentanément la continuité du chant maternel, et il y répond lui-même par une histoire qui, dit-il, "pouvait être la réponse de l'oiseau à l'écoute d'un tel chant sur mon lieu fou, le ciel ouvert" (pp. 39-41).

e) Lorsque cesse le chant fou "né d'un écho plus ancien" de la tante, l'enfant-homme ouvre là porte du jardin, et écoute enfin les deux réalités à la fois celle de la guerre, et celle de l'alouette, qu'il récon­cilie et harmonise en sifflant à son tour (pp. 43-44).

f) "Enfin, ce fut le départ de Si Mokhtar, oncle Saddek et Yahia". La loi de la terre s'accomplit. Mais de ce départ, le retour est impossible, dumoins comme enfant. (p. 51).

Parole, chant, écriture

Dans ce passage, le chant aura joué un rôle essentiel, tant pour l'entrée de l'enfant dans l'âge d'homme que pour l'appropriation par Farès de l'écriture. Car, au même titre que la danse, le chant est déployeur d'espace. Chant d'attente et d'enveloppement de tante Aloula avant le passage (pp. 24-25). Chant d'ouverture de l'espace par oncle Saddek, pour conjurer la peur d'abord (pp. 37-38), pour déployer le pays ensuite, face à l'échancrure de la vallée de la Soummam. Chant de Yahia lui-même, accordé l'alouette qui "demeure en chanson, à fond de terre d'horizon" (p. 44), l'oiseau dont le lieu fou est justement celui de la blessure, entre terre et ciel, mais qui les réconcilie par son "chant à titre-d'aile et mon voyage dans l'azur n'est pas la mort de la terre" (p. 40). De la même façon la danse de tante Aloula dans le deuxième "Paris-akbou" (dernière partie, pp. 142-148) réconcilie la mort d'Ali-Saïd et la joie de sa jeunesse toujours vivante : Ali-Saïd n'est-il pas le ros­signol, proche de l'alouette, de la chanson des femmes et des jeunes filles du village (p. 142) ?

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C'est pourquoi Yahia demande à Mokrane si l'Orga­nisation (le F.L.N.) connaît le chant du rossignol, de même que l'écrivain pouvait se demander si un discours commé­moratif, récit linéaire au fil de l'action des révolutionnaires algériens, ne laisserait pas échapper l'essentiel : la saillie de la blessure, qui échappe à tout discours commémoratif parce que séparée elle aussi de nous par le fossé irréversible du temps, brèche irrémédiable. Et parce que aussi, l'inten­sité de cette blessure, en sa saillie, dépasse les pouvoirs de la parole ordinaire, des mots et de la vue à quoi notre civilisa­tion tend trop à réduire la communication entre les hommes.

Cette intensité n'est donnée qu'à une lecture dispo­nible, ouverte, non obstruée par les mots. "Les mots, ça peut devenir étouffant" (p. 138) dit Yahia à Mokrane, à qui Rachida, dans L'Exil et le désarroi, pourra dire : "tu ne veux que savoir et non pas entendre, ou comprendre. vraiment, du fond de l'âme, ce qu'est l'amour de vivre, ou de mourir" (L'Exil et le désarroi, p. 72). Car aux mots, l'essentiel échappe. Ainsi : l'alouette, dont la perception n'est donnée qu'à notre ouïe et non "contrainte à notre vue" (p. 44). Encore faut-il savoir écouter son chant, comme celui du rossignol, que la lourdeur d'appareil de l'Organisation - lourdeur d'appareil de tout discours uni­quement idéologique - ignore, alors qu'il est bien plus proche de notre intensité de vie, même dans l'action révo­lutionnaire, que le "style stéréotypé du parti" malicieuse­ment dénoncé ici par une citation de Mao-Tsé-Toung (p. 153).

Or, le mot est le mode de signification privilégié du discours univoque, en ce que, séparé des possibilités signi­fiantes que lui confère sa rencontre avec les autres mots, et plus généralement avec l'ensemble du texte dans lequel il s'inscrit, il se limite au sens un dont on l'a fait dépositaire. Isolé, le mot produit un sens facilement contrôlable par le discours qui l'utilise. L'axe paradigmatique, en ce qu'il est lexicalisé, peut beaucoup plus facilement se prévoir, et donc se limiter à une utilité signifiante préétablie, que la ren­contre des paradigmes sur l'axe syntagmatique : celui de la phrase, celui du texte, celui de la forme, ou celui, encore, de la rencontre de cette forme avec d'autres formes. Cepen­dant, un paradigme isolé ne peut constituer un discours : si le discours univoque d'une idéologie commémorative de pouvoir manque si souvent le réel, c'est qu'il occulte d'abord la réalité de son propre fonctionnement signifiant de discours. Dans la mesure en effet où il fait se rencontrer plusieurs paradigmes sur son axe syntagmatique, il laisse nécessairement perdre des sens imprévus. Les ignorer, c'est ignorer son propre syntagme, la matérialité de son propre texte. C'est donc se condamner à ne pas être, et par là à produire des sens inefficaces.

"Cui, cui, dit Yahia à Mokrane, c'est pour les imbé­ciles et les ignorants. Le chant du rossignol, c'est autre chose... bien plus près de nous que l'Organisation... plus intime à saisir dans notre désir de vivre" (p. 139). Jamais !'Organisation, jamais un discours idéologique ne sauront, comme l'alouette ou l'écriture de Farès, "demeurer en chanson, à fond de terre et d'horizon", dans la pointe extrême et toujours fuyante de la blessure, en ce lieu où le meurtre et la vie, contre toute logique d'appareil, ne font plus qu'un. C'est la signification profonde de la danse de tante Aloula sur la tombe d'Ali-Saïd - qui n'y est même pas enterré -, "simulacre beaucoup plus redoutable que la vérité des bien-portants" (p. 151), et qui fait proclamer au Vieux Maître du village :

"La vigne sauvage
a porté cette année,
Ecartez-vous
Gens de tristesse
écartez-vous
que nous chantions". (p. 147).

L'instance et l'effraction

Car le chant découvre ce qu'efface la trop grande lumière du discours clair, ce qu'étouffent les mots. A trois reprises dans la première partie ("Paris -Akbou"), et en exergue à cette partie même, s'élève la phrase, non cadrée, non tranchée par la violence d'une ponctuation "clas­sique" : "... le soleil disparu, lentement la pénombre avait couru sur la chaux des murs et les chemins de terre battue du village..." (pp. 13, 16, 22). La pénombre, ce "moment de lumière bleue" (p. 22) est, comme la blessure, cette limite de deux mondes parle chant de laquelle le village s'inscrit dans le texte. Car de ce village "caché de jour, (...) au bord d'une montagne où court encore le hérisson (...) le soleil, qui mord l'aube, ne peut atteindre sa colère" (p. 120). Il est le lieu d’un "ordre de vie fraîche" dont l’"ancien arbre", l’amandier, est le "garant coutumier et fondamental" (p. 32).

Cet univers de vie que résume le chant de l'alouette, s'il n'est donné qu'à une lecture attentive et en rupture avec les discours établis, est à la fois disponibilité à qui sait l'écouter, et instance vitale capable de faire éclater la tête de Yahia pour qu'il la libère (p. 91). Douceur, sécurité du fondamental, il en a également la violence, car sa loi répond au meurtre par le meurtre, et Si Mokhtar y tient une place aussi importante qu'oncle Saddek et tante Aloula, le hérisson une place aussi grande que l'alouette ou le rossi­gnol. C'est pourquoi je propose de l'appeler d'un nom qui me semble résumer ces deux aspects apparemment contra­dictoires et profondément indissociables, et qui est l'ins­tance. Car cet ordre de vie fraîche attend d'être révélé, dit : il attend d'exister dans et par le chant, et la parole de l'écri­vain.

Et pourtant, cachée de la morsure du soleil, sa colère sait aussi se refuser à la "ville ensorcelée par la conquête technicienne" qui "malmène" en oncle Saddek, lequel ne veut plus s'y rendre dorénavant, "une origine de vie bien plus ancienne que celle qu'on voulait montrer". Agressée par un discours (et les immeubles - mot répété trois fois en trois lignes - de la ville moderne font partie de ce discours) qui cherche à "bouleverser les lignes de la terre au point que ses habitants premiers s'y découvriraient, tout d'un coup, étrangers" (pp. 32-33), l'instance se réfugie dans la clôture du chant de tante Aloula :

"Que nul ne s'étonne ici de la douleur des fils
Un âge plus lointain les alimente.
Seule la mère attentive témoigne
témoigne
dans le chant.

et elle avait chanté, dans une manière de femme folle" (p. 42).

Ce chant, dans lequel on peut, comme Yahia, habiter, déploie la douceur et l'enveloppement de la maison. Il est intimité, il contient ce que j'ai appelé l'instance, et c'est pourquoi Yahia veut "rester dans le silence du chant" (p. 24), ou "dans le silence des deux hommes au jardin" (p. 36). La parole et le chant ne se contentent pas de déployer en le signifiant un espace où vivre: ils sont cet espace, là où le discours idéologique au contraire parle d'un espace, à définir ou à conquérir, mais toujours depuis un lieu d'énonciation extérieur à cet espace-objet, séparé. La puis­sance de réalité du chant, de son instance, lui vient au con­traire de cette suture : le chant est un espace qu'on habite avant de le déchiffrer. Il est la matérialité de son chiffre même, avant d'en être le déchiffrement. Suture, continuité qui sont celles de ce que j'ai appelé également l'espace maternel, ou la "terre", et qui participent de cette ambi­guïté fondamentale selon laquelle c'est la continuité seule qui délivre la véritable violence, puisqu'elle seule peut lui conférer sa matérialité : cette opacité qui échappe à la transparence de tout discours.

*  *
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Car le chant, qui délivre l'instance, n'est pas que clô­ture. La même instance y est présente lorsqu'on le voit, par la voix et le geste d'oncle Saddek, déployer l'étendue de la vallée de la Soummam, ou encore, et surtout, lorsque la danse de tante Aloula sur la tombe d'Ali-Saïd, ou la flamme de l'incinération de celui-ci font éclater le meurtre dans l'espace, écartent les gens de tristesse et font parler la vie dans la pierre ancienne, faisant s'exclamer le Vieux Maître :

"Aux craquements de pierre ancienne
ma voix tremble
ô ma vieillesse.

Femme de tous les âges
ici demeure ton enfant" (p. 147)

Non seulement ce chant, cette danse, et l'écriture romanesque elle-même ne sont pas que clôture, mais, fai­sant craquer la pierre ancienne qui soudain trouve voix, ils sont aussi ouverture, effraction. On a vu comment le texte romanesque tout entier pouvait être considéré comme une effraction dans le présent de la chambre de Montparnasse, et comme une projection-désir sers l'antériorité brisée, vers l'instance à quoi cette effraction donne voix. De la même manière, le texte est effraction dans le discours de Mokrane, seul visiteur qui nous soit montré dans cette chambre, visi­teur dont le départ est suivi par la montée inexplicable du chant du rossignol dans la rue Racine, chant d'antériorité et d'instance qui éclate ce discours (p. 151). Cette antériorité brisée, instance qui éclate le discours séparateur de la guerre, peut être aussi bien, d'ailleurs, l'éphémère joie d'amour avec Claudine ou d'amitié avec Jean-Paul, parenthèse-effraction de douceur, de linéarité dans un texte de violence, que 1"'ordre de vie fraîche" à Akbou.

Le texte est donc ouverture d'espaces d'antériorité brisée. Il ouvre cependant aussi à des naissances, comme le train menant Yahia à Akbou lui "ouvre l'espace d'un naissance rocailleuse et vitale" (p. 17), qui est aussi celle du récit. Les images d'ouverture sont multiples. Ouverture de la porte dans l'entrebâillement de laquelle, un peu plus loin Yahia attend de naître à la présence des hommes (p. 34), ouverture-brèche, par les battements de pieds de tante Aloula, de la tombe de son fils à une félicité occultée 143). Ces images d'ouverture se retrouvent jusque dans l'écriture elle-même, particulièrement dans le jeu des parenthèses qui rompent la phrase, souvent très longue ce fait. Parfois la parenthèse n'est que la simple précision de la personne ou du lieu que désigne un pronom. Déjà, cependant, elle introduit une rupture. Ailleurs, elle devient ouverture-brèche sur un espace intérieur de chant, qui est instance et enveloppement. Les parenthèses - parfois des propositions subordonnées -, souvent longues, apportent ainsi au texte proprement dit une sorte de contrepoint musical, de contre-chant qui répond au texte en écho, parti­culièrement lorsqu'elles semblent dites par un autre locu­teur que celui du récit principal, ou par son dédoublement comme dans l'exemple suivant décrivant Si Mokhtar : "Il était grand, plus grand qu'oncle Saddek, et portait un bur­nous marron. (Ô parure plus nouée à la terre que les racines du figuier, m a gorge tremble, et le village écoute.)" (p. 23). Que le locuteur soit ou non le même, l'emploi de la première personne introduit une profondeur nouvelle, rompt l'impersonnalité de la troisième personne du récit, dans lequel elle devient une brèche-déchirure.

Elle introduit le choc ; choc de la limite de deux mondes sur laquelle veut se situer l'écriture de Farès, limite que le Vieux Maître, dans les romans suivants, nommera une migration ; choc, blessure, ouverture, choc qui est ".... peut-être celui du désespoir et de l'impuissance.... je ne sais pas très bien .... car se mêle au désespoir et à l'impuissance autre chose de très réconfortant, comme si le choc laissait entrevoir une qualité précieuse où, vers la mort, s'ouvre une communion...." (p. 139).

Le sens multiple

Finalement, si cette "instance", à la limite de deux mondes" échappe tant à la logique de Mokrane comme au "style stéréotypé du parti", c'est que le discours idéolo­gique a perdu le sens de l'ambiguïté des choses et des mots. Le discours et ses mots étouffent la réalité multiple, que seul le chant sait rendre encore, sous le sens unique, sous la signification une, et de ce fait ils esquivent la réalité, qui est toujours plurielle. La force, dans Yahia, pas de chance, d'une séquence comme celle du dîner, est qu'il s'agit d'un "dîner où s'échangeaient les mondes". Le discours de Mokrane a perdu le sens de cet échange. C'est un discours séparateur, en ce qu'il désaccorde artificiellement les valeurs multiples du réel, et à ce titre il participe, tout en le dénonçant, au rapt par l'occupant, car comme lui il sépare le pays d'avec lui-même, d'avec celles de ses résonances qu'il ne peut réduire à la logique de l'appareil.

C'est pourquoi le combat révolutionnaire de Si Mokhtar n'est pas celui de Mokrane. Mokrane est l'homme de l'Organisation, qui ne connaît pas le chant du rossignol. Si Mokhtar est l'homme de la terre, dont il apporte une motte à l'enterrement d'Ali-Saïd (pp. 148-149). A ce titre, tout comme tante Aloula est "Femme de tous les âges" (p. 147), il est "Seigneur d'un autre âge". Sa violence est celle de la terre et de l'antériorité brisée mais toujours vivante, dont il accomplit la loi. "Et de cette loi, nul ne pouvait dire la naissance, si elle était liée à certaines légendes où l'habi­tant premier renie l'occupant dans l'isolement de son rapt sans même savoir si son mouvement est dû à la blessure orgueilleuse ou au cri d'une terre en âge d'être pleine ou si, du plus lointain des nuits par lesquelles l'amour oeuvre dans la patience des meurtres (...) elle n'était (cette loi) que l'activité d'une certaine force de la terre" (p. S1).

La violence de Si Mokhtar, violence de la terre, est douceur, guerre et vie. Elle est à la fois blessure et enfan­tement, meurtre et joie d'aimer. Tel ce "guerrier chétif (qui) court dans la montagne, (qui) court, parle, rit à la lune, aux arbres, aux pierres, (qui) flamboie de désirs et marche comme un lièvre" ' Si Mokhtar dans son attentat tout comme Farès par son écriture-effraction-blessure célèbrent un meurtre qui est chant d'amour, violence fondamentale et joie tragique à la fois : "Cours mon chant d'amour aucune rive lointaine. Au bord de tes lèvres une liberté se cherche. Assise dans l'aube elle mange Quatorze cœurs..." (p. 21).

La liberté est Ogresse, comme la terre dont elle est le chant, et Si Mokhtar le chantre. La révolution algérienne, qui n'a que faire des commémorations stériles, a-t-elle connu beaucoup de célébrations plus vraies, plus vibrantes parce que plus ouvertes à la vie et au chant, parce que refusant tout discours univoque et séparateur pour restituer d'un réel vivant la signification multiple [14] ?

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Aussi Yahia a-t-il un double en la personne d'Ali-Saïd dont il occupe tout naturellement la place auprès d'oncle Saddek et de tante Aloula. Mais un double qui est le retournement, par une parfaite symétrie, de tous les traits essentiels de Yahia, qu'il dédouble tout comme Yahia dédouble les siens. Ali-Saïd est mort, victime du meurtre ou du rapt par l'occupant. Au meurtre d'Ali-Saïd répond l'Amour de tante Aloula, certes, pour chacun des deux cousins, mais amour aussi de Claudine, et, dans les romans suivants, de Conchita, pour qui Ali-Saïd revivra, ou de Malika, ou de Rachida. C'est sur le lit de Claudine que se dessine ce dédoublement ultérieur du narrateur, ou cette résurrection d'Ali-Saïd dans l'amour : Yahia en effet s'y rêve sur un cheval qui pourrait être celui d'Ali-Saïd [15] (puisqu'il l'emmène non loin d"un village caché du jour, au bord d'une montagne où court encore le hérisson" (p. 120). On a vu que le hérisson était avant tout meurtre, mai aussi "épines d'amour" (p. 42). Le cheval commun au; deux jeunes gens est à la fois mort et amour, mais il est aussi création, écriture : à l'inscription de Yahia dans son casier au lycée ("Immensité du monde que j'ai dans ma tête, mais comment me libérer et le libérer sans éclater ? et plutôt éclater mille fois que de le refouler ou de l'ensevelir en moi, car c'est pour cela que je suis ici" (p. 91) répond le carnet trouvé dans la doublure de la veste d'Ali-Saïd (p. 140). Dans les deux cas, la création est un contenu désigné, mais d'autant plus présent qu'il n'est pas nommé.

Yahia et Ali-Saïd sont donc les deux faces de l'auteur lui-même, car si Yahia, c'est "pas de chance", dans la mesure où il est l'irréversible, le temps qui ne revient pas, la brisure de l'amour ou de la continuité du village par le départ-mort, Ali-Saïd est "le plus chanceux", car sa mort est retournée en amour et joie. Et cependant Yahia, c'est aussi le "pas de la chance", car l'écriture lui permet de combler la brisure, de faire surgir du meurtre le désir, et c'est bien dans cette ambivalence qu'il rejoint Ali-Saïd, mais que réussit également à vivre le texte de Farès.


CHAPITRE 2 :
Le dynamitage de la clôture idéologique dans Le Polygone étoilé et Le Muezzin

L'échec d'une littérature trop fidèle à l'horizon d'attente qui l'accueille, ou aux directives idéologiques d'un discours culturel, provient de sa sollicitation d'un label de conformité. La répétition ne produit que des épigones insignifiants, même si dans l'instant de leur première lecture ils comblent une lecture qui ne sait pas encore qu'elle n'attend plus ce déjà connu, tout en le réclamant. L’œuvre marquante au contraire se crée une lecture nouvelle dans l'attente qui s'ignore d'un public qui seul donnera sens au texte inouï, ou le rejettera.

L'écart d'une oeuvre marquante n'est pas la simple rupture de contenu qu'appelle un dire explicite. Un sens déviant ou opposition­nel n'installe qu'une rupture momentanée avec celui d'un discours de pouvoir, s'il ne se constitue pas en écart par une rupture égale­ment formelle. Dynamiter la clôture idéologique, c'est manifester que le roi est nu, c'est-à-dire que le discours de pouvoir qui pro­clame sa propre transparence a un corps, qu'il est lui-même comme tout discours une forme historiquement datée. Manifester, et non pas seulement dire. Une rupture au seul niveau du sens sera tôt ou tard « récupérée ».

Autant dire que l'écart suppose l'ambiguïté consciente et assu­mée de l'écriture qui s'en réclame. Ambiguïté signifiante, bien différente de l'ambiguïté malgré eux, des textes maladroits qu'on a vus ne pas vouloir s'interroger sur la contradiction que mani­feste le lieu d'énonciation de leur dire.

C'est bien à une véritable libération de l'ambiguïté qu'on assis­tera avec les deux romans les plus paradoxaux décrits ici : Le Polygone étoilé et Le Muezzin. Dans ces deux textes, le carna­val atteint, en effet, sa pleine dimension. Leur efficacité subversive tient en partie, non seulement à la mise en spectacle dialogique de leur signifiant, en même temps que de tous les discours en présence, mais encore à l'autodestruction du signifiant dans sa propre corrosion intertextuelle. Ces deux romans pourtant bien différents l'un de l'autre sont le contraire d'une démonstration, même oppositionnelle. Là où d'autres textes partent, en effet, de l'événement singulier pour l'amener progressivement à un sens exemplaire, ceux-ci brouillent toute possibilité d'intégration de leur texte, de « récupération » par le sens idéologique. Et c'est pourquoi je décris ces textes et leur provocation à tous les énon­cés univoques en ouverture à cette troisième partie qui groupe les romans que je considère comme les plus intéressants de la post-indépendance. Après les excès d'une surdétermination idéo­logique, d'une réduction forcenée à un sens préexistant, voici le plus magistral pied-de-nez à toute lecture ne cherchant que le sens.

Subversion et productivité sémantique d'un récit ambigu :  Le polygone étoilé [16]

Le Polygone étoilé ne peut se réduire à un (ou plusieurs) « sujet(s) » et laisse la critique de contenu impuissante. Le Poly­gone étoilé est d'abord l'inclassable. Il ne connaît pas a priori de norme par rapport à quoi s'écrire. Car singulièrement, la réus­site essentielle de Nedjma - seule antériorité textuelle par rap­port à laquelle Le Polygone étoilé ne cache pas sa réécriture - est de n'avoir pu fournir de lecture idéologique univoque.

L'écart et l'ambiguïté du Polygone étoilé seront donc en quel­que sorte redoublés, redondants : son texte de référence, celui par rapport auquel il s'écrit est non seulement Nedjma, mais l'en­semble du TEXTE katébien. C'est-à-dire également les poèmes dispersés, le théâtre et la multitude protéiforme des extraits dissé­minés, en perpétuelle germination, d'une oeuvre dont la caractéris­tique essentielle est de n'être jamais terminée, jamais close, jamais arrêtée. Le texte de Nedjma est lui-même production de récits qui s'écrivent les uns par rapport aux autres, comme par rapport à la nécessité de dire pour combler la perte de parole fondatrice, de narrer pour donner voix au silence de Nedjma. L'ambiguïté y produit le sens sur la ruine de l'épique et de l'univoque, et la polyphonie s'y développe entre les récits singuliers. Et pourtant si on a vu l'épique subverti, dans Nedjma, au profit d'autres modes de signification, l'épique n'en fonctionne pas moins de façon significative et assumée. Il semblerait plutôt qu'il y ait une sorte de mouvement d'un mode de signification à l'autre, une sorte de fécondation réciproque où la dimension du désir consti­tutive de l'écriture est évidente. Chaque texte fonctionne en écho à d'autres textes, et leur éclatement est nécessaire à la prolifération du mouvement désirant d'où surgit le sens.

De Nedjma au Polygone étoilé

« Le lecteur, de longue date, était averti que Nedjma, Le Cercle des représailles, Le Polygone étoilé, les poèmes à paraître en un prochain volume, sont une seule oeuvre de longue haleine, toujours en gestation », dit le « Prière d'insérer » du Polygone étoilé, qui précise: « Les pages qu'on va lire sont en chantier depuis dix ans. C'était à l'origine un poème écrit en 1947, « Nedjma ou le poème ou le couteau », publié dans la même année au Mercure de France, embryon d'une tragédie (1948) que je crus perdue, mais retrouvai quatre ans plus tard à la revue Esprit, elle parut, « Le Cadavre encerclé » 1954, avant d'aboutir à la forme roma­nesque, « Nedjma » 1956 ». Pour Jacqueline Arnaud, Le Poly­gone étoilé était, en fait, projeté dès 1958, comme une tentative pour réunir toutes les formes, poésie, théâtre, roman, et devait dès 1962, coiffer toute l’œuvre de Kateb [17].

Le titre même du Polygone étoilé inscrit son symbolisme de manière redondante par rapport à celui de Nedjma: l'étoile est ici qualificatif, mais n'était-elle pas déjà inscrite dans le « poly­gone » ? Dérive métonymique, certes, mais la redondance n'an­nonce-t-elle pas également, dans ce texte destiné à être l'aboutis­sement du cycle de Nedjma, la fermeture pléonastique de son discours ? On verra que par bien des aspects, Le Polygone étoilé peut être considéré comme une suite en cul-de-sac de Nedjma. Contentons-nous pour rester au niveau des annonces de reconnaî­tre ce poème inscrivant plus fondamentalement Le Polygone étoilé dans la même ambivalence de structures génératrices que l'on avait décrite dans Nedjma: celle qui associe l'enfermement et la dispersion, dans une répétition de l'énonciation de Nedjma :

« Une seule femme nous occupe
Et son absence nous
réunit
Et sa présence nous divise » (p. 147).

Prolongement de Nedjma, Le Polygone étoilé l'est parce qu'il reprend des textes non retenus pour Nedjma, que J. Arnaud répertorie et dont elle suit la transformation, le re-travail. Il donne ainsi une « suite » à des récits laissés en suspens dans le premier roman, comme l'histoire de Marc, le soldat français dont Lakhdar découvrait la photo dans le sac de Nedjma : énigme non résolue dans le premier roman, le personnage ici prend corps. Il est « chasseur désappointé » au même titre que Mourad, qui raconte son histoire à Rachid (pp. 151-157) dans la villa Beauséjour désertée, peu avant la mortelle promenade jusqu'au Bain des Mau­dits (p. 166) oh Rachid et Marc meurent ensemble, cependant qu'une infirmière française, l'ancienne barmaid du Bar de l'Escale, a remplacé Nedjma dans la même clinique où Rachid l'avait connue.

De la même façon, on retrouve Lakhdar, dont toute l'équipée d'émigré en France (pp. 39-70) peut être considérée comme une suite logique de la dispersion des quatre amis dans Nedjma. D'ail­leurs, ce sont bien les quatre amis réunis que l'on trouve dès le début dans le récit énigmatique du « camp ». On les retrouve ailleurs en compagnie du Barbu, dans le temps diégétique du chantier de Nedjma (pp. 84-86).

On pourrait multiplier les exemples, sans rien ajouter au travail de J. Arnaud sur l'origine et le réemploi des différents textes du Polygone étoilé. L'important ici ne me semble point tant de mon­trer la continuité - évidente - entre Nedjma et Le Polygone étoilé, que les distorsions qu'elle subit dans l’œuvre nouvelle, et de proposer des explications à ces distorsions.

La distorsion apparaît d'abord dans le traitement du temps diégétique, dans l'articulation réciproque des différents récits, et dans l'individuation des personnages. Dans Nedjma, le temps dié­gétique était éclaté, et on sait les efforts souvent dérisoires de la critique pour restituer les chronologies internes du roman. Mais si complexe que fût leur agencement, ces différentes chronologies formaient en quelque sorte des éclats de temps dont la sépara­tion était tranchée, leur donnant du même coup toute une série de cohérences internes. Les chronologies dispersées se répondaient l'une à l'autre, fonctionnaient, on l'a vu, sur un système complexe d'échos, constitutif entre autres de la polyphonie du roman. Elles ne se confondaient pas. Le Polygone étoilé au contraire joue sur l'ambiguïté temporelle, particulièrement dans les séquences du camp. Fort peu d'indicateurs diégétiques permettent de localiser temporellement ces récits, dont il apparaît à l'analyse que leur diégèse se situe à la fois avant et après l'Indépendance. La des­cription de la genèse du Polygone étoilé que fait J. Arnaud peut fournir une explication par les dates de composition différentes, mais il est évident que Kateb a maintenu cette ambiguïté que lui fournissaient les aléas de son travail et de l'Histoire.

Est également rognée, et fondue dans des ensembles variables, la figure génératrice des quatre personnages-récits qu'étaient dans Nedjma les quatre amis. Dans le camp, c'est à peine si on les voit émerger, surtout au début, parmi l'ensemble indistinct des « pri­sonniers ». Et puis, ils ne sont plus seuls: ne sont-ils pas mêlés ici à des personnages-annonces qui prennent une importance au moins aussi grande, les détrônant en tout cas de leur fonction génératrice de récits, et qui sont Visage d'hôpital, Face de Rama­dhan, Visage de prison ? La juxtaposition de leurs récits indivi­duels et le jeu d'échos entre eux, permettait au discours de Nedjma de révéler progressivement l'entité collective à découvrir de la nation. Les quatre amis sont ici fondus dans un destin collectif dont, perdant leurs noms, ils ne sont plus chacun qu'un avatar « l'exil, le bagne, la folie, la mort, quatre « vérités » qui ne sont pas, chacune, destin d'un être unique, mais facette de la condition commune. Le nom même du « polygone » fait planer sur tous. l'ombre de la mort, Visage d'hôpital rejoint Mustapha au bord de la folie, Visage de prison est l'anonyme de tous les bagnes ; quant à l'exil, Lakhdar y retrouve des compagnons innombrables: il n'est plus de héros. « L'impersonnel concret », le mécanisme du discontinu détruisent toute hiérarchie » [18].

Nouvelle ambiguïté, le discontinu fonde la confusion. Mais cette confusion est celle d'une commune destinée bloquée, là où Nedjma montrait l'autobiographie plurielle d'une génération sacri­fiée, certes, mais « ramp(ant) à la découverte des lignes, assumant l'erreur et le risque comme des pions raflés dans les tâtonnements, afin qu'un autre engage la partie... » [19]. La partie engagée serait-­elle cette suite en cul-de-sac de Nedjma que se révèle être Le Polygone étoilé ? N'y a-t-il d'alternative qu'entre le camp ambigu, ou la « gueule du loup » : l'exil de Lakhdar, la folie de la mère de Mustapha, et la perte finale, conjointe pour l'auteur, de « ma mère et (de) son langage, les seuls trésors inaliénables - et pour­tant aliénés! » (p. 182) ?

Un signifié ambigu

Suite en cul-de-sac de Nedjma, Le Polygone étoilé peut même en apparaître par certains aspects comme l'envers, ou plutôt le renversement, que l'on pourrait dégager par exemple à partir des figures génératrices de l'enfermement et de la dispersion. Nedjma s'ouvrait et se terminait sur la figure de dispersion des qua­tre amis. De plus, l'un de ces quatre amis manquait toujours à leurs réunions, ouvrant ainsi leur quadrilatère à la possibilité d'autre chose. Dans Le Polygone étoilé, qui commence avec la chute dans la clôture du camp [20] et se termine sur l'entrée dans la « gueule du loup » de la culture française, les quatre amis sont présents en même temps dans le camp, fermant leur figure consti­tutive au sein d'une autre clôture. Le renversement même de la dépendance des quatre amis par rapport aux ancêtres dans Nedj­ma [21] ne fait que généraliser la figure d'enfermement :

« L'heure de l'ombre et du renoncement, après tant de lutte et tant d'ignorance! Mais les ancêtres eux-mêmes seraient condamnés à renaître, en rangs par quatre (...) et les ancêtres ne pourraient plus quitter la terre ni dis­perser leurs semailles : quatre par quatre, leurs descen­dants défileraient devant eux, les retiendraient à leur tour prisonniers » (p. 10).

Ainsi l'ambiguïté génératrice provoquée dans Nedjma par la complémentarité entre l'enfermement et la dispersion, la clôture et l'éclatement, se réduit-elle progressivement dans Le Polygone étoilé à la seule image d'enfermement en quoi celle de dispersion va se fondre. Car l'exil de Lakhdar ou la culture française, à la fin, qui pourrait être ouverture, même vécue sous forme de bles­sure, sont doublement « gueule du loup », doublement emprison­nement. Les « loques d'exil jalonnant les Paradis des autres » finis­sent eux aussi dans « la promiscuité de prison, d'hôpital, d'or­phelinat ou de caserne » (p. 70), cependant que le récit de l'er­rance de Lakhdar en France, qui constitue la plus longue suite diégétique continue du Polygone étoilé, n'en est pas moins, par sa différence d'écriture, en situation d'enfermement dans un livre où l'entourent d'autres systèmes narratifs.

Par contre, Le Polygone étoilé joue systématiquement sur l'am­biguïté dans la diachronie de ses référents historiques pour pro­duire un sens politique que cette ambiguïté démultiplie.

On le voit déjà lorsque le référent est clairement la situation coloniale, ou la guerre. Par exemple, lorsque la juxtaposition de bribes de récits les concernant amène à confondre temporellement trois « générations » de colons : celle de M. Bertrand, de M. Lucien ou de Marc (pp. 127-130 et 158), laquelle confusion s'inscrit à son tour dans une mise en abîme du récit historique de la conquête (elle-même distancée-englobée sous les formes du communiqué militaire, ou de la correspondance entre ses agents soudain pré­sents), dans celui du camp (pp. 105-130). Le récit n'est pas pré­senté comme celui d'un passé (c'était le cas, par exemple, du récit des origines de la tribu par Si Mokhtar à Rachid dans Nedj­ma) mais bel et bien comme présent, actuel, malgré la date qui ouvre le premier « communiqué » : « Tanger, 5 juillet 1847 » (p. 105). L'histoire est donnée, non en un récit rapporté, désignant la distance temporelle entre sa diégèse et celle du narrateur, mais en son récit même, sans distance chronologique : son texte est sur le même plan diachronique que celui du récit qui l'entoure. Tout au plus, son surgissement « en l'état même » est-il rendu vraisem­blable par l'arrivée de livres au camp (p. 105), prolongé immédia­tement après le retour au récit du camp (p. 130) par un débat « culturel » entre les prisonniers. La différence entre les modes de récit s'est donc substituée à la différence d'époques historiques. Mais cette différence n'en est pas une à proprement parler, puis­qu'elle s'intègre dans un système de « collages » qui est celui de l'ensemble du Polygone étoilé, et qui contribue lui aussi à supprimer la succession linéaire du temps.

Pourtant cette ambiguïté est surtout patente à l'intérieur du récit du camp (que pourtant nous n'avions pas quitté) dont les référents historiques sont systématiquement brouillés.

Sur les 71 séquences du Polygone étoilé, 13 sont consacrés à ce « camp ». J. Arnaud les a datées et réparties en trois grou­pes de textes d'origines et d'époques diverses (en gros : 1953, 1957 et 1964-65) [22]. Les deux premiers groupes, ainsi, s'appli­quent bien au contexte colonial, et cet enfermement est, somme toute, sur un mode un peu plus fantastique, la continuation de la prison de Rachid et Lakhdar, ou du bagne de Lambèse, dans Nedjma. Que l'événement révolutionnaire ayant motivé l'enfer­mement soit le 8 mai 1945, un délit de droit commun, ou la Révo­lution du 1er novembre 1954 importe peu, en définitive, et à la différence de Nedjma, Le Polygone étoilé ne nous donne aucune indication sur l'origine de cet enfermement. Cependant, le troi­sième groupe, par tout un jeu d'allusions, désigne bien son réfé­rent historique. Si on n'a pas dans le récit du camp le repère incontestable que l'on trouvera ensuite (p. 76) : « en l'an III de l'Algérie libre » [23], la formule « le roi, le président, le colonel » (répétée pp. 132 et 140, autre doublet signifiant) semble assez explicite d'une « triple impuissance à décider de son destin » (p. 132). Elle peut désigner les trois Etats du Maghreb, encore qu'en 1964, Boumédiène n'ait pas encore pris le pouvoir en Algé­rie. D'ailleurs, les détenus sont-ils de vrais prisonniers ? « On refusait même de les considérer comme des prisonniers (...). Ils avaient conscience de faire leur temps, selon la formule des Anciens, et ils s'acquittaient de cette dette imprévue en se conso­lant à l'idée que tous les peuples devaient passer par là » (p. 133). On a vu plus haut les personnages des quatre amis se fondre dans un destin collectif : celui-ci saurait-il être plus explicitement (mal­gré une non-formulation plate d'autant plus significative) celui des peuples du Tiers Monde ?

Or, chez ces peuples, « la vieille tyrannie reprenait pied, super­be, sous le costume national, sautillait sans vergogne de son mar­ché de dupe à l'abus de pouvoir. Le roi, le président, le colonel, et le pétrole aidant, tout un empire était à l’œuvre, appuyé sur le général providentiel de l'autre camp » (p. 140). Est-il besoin de nommer ce « général providentiel » en 1964 ? Quoi qu'il en soit, la dénonciation, de plus en plus explicite, préfigure celle de Mohammed, prends ta valise dix ans plus tard, où l'on voit le président « Pompez doux », le mufti, et les P.D.G. du pétrole des deux côtés de la Méditerranée danser en chantant :

« Mohammed prends ta valise
Va nous chercher des devises
Pendant qu'avec Pouillon on se grise
A Zéralda et Moretti » 
[24].

Qui ne reconnaît, de plus, les réalités de la dernière heure que l'on retrouve chez Falaki et Bourboune, dans tous ceux qui, à l'intérieur même du camp, « viennent à nous par crainte de man­quer le grand jour des réjouissances » (p. 131), cependant que l'instabilité politique dans laquelle s'inscrira le coup d'état du 19 juin 1965 se retrouve dans le « souci d'équilibre » de la « dou­teuse autorité » qui fait de nos gardiens, aux yeux du monde ébahi, les virtuoses de la contradiction... », car « notre statut, de mémoire d'algérien, fut toujours provisoire, et chaque fois qu'on le définit, il devient un peu plus vague... ».

Le décodage de toutes ces allusions est aisé. Le procédé cepen­dant serait relativement banal, puisque propre à toute écriture satirique, s'il ne jouait sur l'ambiguïté historique : en ne « lâchant » que parcimonieusement les repères, les références explicites à l'époque de 1964, le texte joue - encore une fois sans le dire - sur le parallèle entre l'époque coloniale et l'époque actuelle que le lecteur hésite à reconnaître. Mais cette hésitation, une fois que le lecteur aura identifié les « gardiens », l'amènera en retour à démasquer les gardiens dans les gouvernants : autre ambiguïté, d'autant plus habile que jamais le texte ne l'explique, jouant donc exclusivement - mais combien efficacement - sur une lecture active.

L'ambiguïté va plus loin encore dans son processus signifiant la formule « le roi, le président, le colonel », répétée deux fois, m'a amené à préciser plus haut qu'en 1964, le pouvoir n'était pas encore officiellement aux mains du colonel Boumédiène. J. Ar­naud suggère, sans trop y croire, le colonel Nasser, très admiré dans le Maghreb d'alors. Mais le doute même n'est-il pas signifi­catif, et ne permet-il pas d'induire sans l'affirmer que la réalité du pouvoir, à défaut de son étiquette, est déjà aux mains d' « un officier » ? « Qui dirigeait le camp ? Mystère. Parfois un officier, parfois un fonctionnaire, parfois une autorité bicéphale ; le plus souvent, les civils emboîtaient le pas aux militaires, en ayant l'air de les diriger ; les détenus ne devaient jamais savoir entre les mains de qui on les plaçait, pourquoi et pour combien de temps » (p. 133).

L'hésitation du lecteur devant la clôture du texte (dans laquelle cependant on voit s'ouvrir de sérieuses brèches...) ne le met-elle pas lui aussi dans la situation des prisonniers de ce camp aux fina­lités imprécises, qu'ils cherchent en vain à déchiffrer? On a vu l'enfermement du texte du Polygone étoilé autour de la dérive d'exil de Lakhdar: nous assistons au même enfermement-éviction dans le camp, particulièrement à l'arrivée du « chef de l'Algérie », suivi de près par les fossoyeurs, et qui annonce sans ambages à ses « enfants » qu' « une entreprise comme la nôtre (...) est des­tinée à se réaliser sans vous ». Mais c'est ici un des lieux textuels où l'ambiguïté diachronique se manifeste de la manière la plus évidente. Le passage a été publié en 1953 dans Simoun, et désigne donc bien la situation coloniale, ce qui justifie que le « chef de l'Algérie » soit aussi le « gouverneur » et qu'il soit « penché sur des collaborateurs qui se donnent beaucoup de mal pour traduire son message ». Pourtant, la rencontre de ce texte avec ceux de 1964-1965, qu'on vient de citer, lui donne un relief particulière­ment féroce : on est tenté, par cette rencontre même, de l'appli­quer à « l'an III de l'Algérie libre », même si « le prophète Lacoste », est-il dit dans un autre endroit, « ignorait que l'Algérie arabe et musulmane allait prendre la relève de l'Algérie française pour pacifier la Berbérie » (p. 99). D'ailleurs, lu en 1980 ou 1981, ce texte confère encore plus de saveur à la nécessité pour le chef de l'Algérie de faire traduire son message par Si Mokhtar !

Mais c'est là, certes, limiter à une de ses lectures la pluralité foisonnante de cette production de sens politique par le mécanisme de l'ambiguïté, qui multiplie la production sémantique des figures d'éclatement et d'enfermement.

Le carnaval

Le sens, dans Le Polygone étoilé (et surtout le sens satirique) n'est pas produit cependant que par les rencontres de récits ou de fragments dans l'ambiguïté diachronique, ou leur disposition selon les figures génératrices d'éclatement et surtout d'enferme­ment. Il surgit également d'un dialogisme interne aux récits qui deviennent devant eux-mêmes leur propre théâtre. Si au niveau des structures d'ensemble, la figure génératrice de l'enfermement semble ici l'emporter, la figure de la dispersion, de la mouvance, l'emporte au contraire dans cette apparence, précisément, d'un texte en représentation dialogue devant lui-même.

La notion de carnaval, connue en France depuis la traduction récente des grandes sommes de Mikhail Bakhtine, me semble particulièrement utile pour rendre compte de cette théâtralité interne au texte lui-même, de cette ambiguïté et de ce dialogisme s'oppo­sant au discours que j'ai appelé univoque, et que les traducteurs de Bakhtine nomment monologique. Cependant, comme son objet, la notion de carnaval est en perpétuelle mouvance, et elle lui emprunte son aspect protéen. Une structure signifiante n'est pas, mais s'élabore par rapport à une autre structure signifiante, à laquelle renvoie l'ambivalence du texte. Or le carnaval donne à voir cette élaboration même, expose le travail de l'écriture dans le dialogue avec d'autres écritures. Il développe ainsi une tri­dimensionnalité spatiale du fonctionnement poétique du langage, le texte répondant à la fois à son sujet, à son destinataire et à d'autres textes. Et la récusation meurtrière qu'opère le carnaval de tout monologisme me semble assez bien rendre compte de l'articulation que je décris entre l'univocité rêvée du discours idéologique et la polyphonie signifiante du texte littéraire.

Ses fragments rapportés font du texte du Polygone étoilé une sorte de manteau d'Arlequin, dont la bigarrure est carnaval. Car cette bigarrure, loin de se camoufler, s'affiche et se nomme, ne serait-ce que dans le titre. Non seulement la déroute du lecteur à qui manque un fil directeur qu'on ne lui propose jamais, est en elle-même un niveau de signification, mais de plus la bigarrure d'un texte que même l'éditeur ne sous-titre plus « roman s se dit malicieusement, dans des passages qui jouent, de manière toute carnavalesque, sur leur double signification. Et ce jeu devient à son tour un deuxième niveau de théâtralité interne.

En effet, pour qui chercherait absolument une rationalité au texte, le poème « Dans le monde d'un chat / Il n'y a pas de ligne droite (etc.) » qui interrompt (pp. 86-87) le récit héroï-­comique du village de colonisation peut apparaître comme un commentaire de l'incohérence relative des faits décrits, c'est-à-dire du signifié du récit en prose. Et la reprise par ce récit du dernier vers du poème (« Laissez-nous supporter cette misère » intégré de plus dans une phrase plus vaste (pp. 87-88)) va dans ce sens. Mais qui ne voit que la signification symbolique du poème concerne également la structure du récit lui-même, c'est-à-dire le signifiant, qui récuse la ligne droite ? Enfin, les ruptures à l'in­térieur de ce même poème, comme la rupture qu'il institue dans un récit lui-même éclaté, peuvent désigner également la gratuité du poème comme de son insertion. Ces ruptures théâtralisent et affichent une non-signifiance, un droit du texte à la gratuité.

D'autres interruptions de ce type sont moins directement carnavalesques dans la mesure où elles peuvent se ramener à l'énoncé d'un sens politique (qui n'est pas absent du poème que je viens de citer). D'ailleurs, la rupture formelle qu'elles introduisent sou­ligne ce sens politique dans une distanciation très brechtienne qu'on voie, par exemple le refrain, « Ça fait rien / c'est un Algérien / qui travaille beaucoup / et qui mange rien », qui coupe (pp. 59-60) le récit de l'exil de Lakhdar. Elles sont pourtant carnavalesques par leur violence sur le signifiant, par la rupture-­distanciation qu'elles instituent, et surtout par l'introduction d'un registre formel différent. Au récit se substitue le chant, préfigurant ainsi une fois de plus Mohammed prends ta valise. Le carnaval est également ici dans le dialogisme intertextuel avec le corpus sans cesse désigné et modifié à la fois de la chanson populaire. Il est dans la contestation du registre noble du chant andalou par laquelle cette chanson populaire se constitue en même temps qu'elle signifie politiquement. Contestation qui amène également celle du concept de « littérature », duquel ces ruptures instituent une autre théâtralisation.

Enfin, la phrase-leitmotiv « Chaque fois les plans sont boule­versés » (par exemple pp. 10-11, 96-97 et 131) ne coupe plus tant le récit du camp qu'elle ne le ponctue. Elle s'y intègre donc, d'autant plus qu'elle énonce un des signifiés majeurs de ce récit, à savoir l'incohérence de l'organisation du camp. Et pourtant, qui ne voit là encore que les plans ainsi bouleversés sont égale­ment ceux du Polygone étoilé ? On en arrive ici à un retourne­ment particulièrement carnavalesque en sa théâtralité « vicieuse » (pour reprendre un terme de Julia Kristeva), puisque le signifié, dont l'unité de sens qu'on vient de voir semblait pourtant cohé­rente (et l'est effectivement) n'en désigne pas moins en miroir le bouleversement de son propre signifiant, le texte. Le dérègle­ment systématique de ce dernier devient ainsi à la fois non-­signifiant et pourtant signifiant à son tour d'un autre terrorisme, celui de l'énonciation jamais close d'un livre toujours en gesta­tion [25].

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Mais la subversion du carnaval ne s'exerce pas que sur le texte même du Polygone étoilé : c'est bien la quiétude de divers discours idéologiques trop solidement installés qu'elle bouscule en premier, comme elle le faisait déjà dans Nedjma.

Le discours commémoratif d'abord. Les récits du camp, et parmi eux surtout ceux de 1953, sont évidemment entés sur l'expérience carcérale vécue par Kateb, comme l'a montré J. Arnaud, et comme le retrouve une récente étude structurale à partir du fonc­tionnement de la métaphore et de la métonymie [26]. Mais ce vécu légitimant le texte récuse également tout discours de subor­dination du réel à un sens coupé du vécu. « Au sein de la pertur­bation, éternel perturbateur », Kateb nous donne du maquis une description pour le moins inattendue. Ainsi cette bribe de dis­cussion :

- Tu t'y plais ?
- Oh ! je sais bien qu'il faut commencer par y prendre plaisir (p. 96)

est parfaitement déviante par rapport à l'image-cliché du maqui­sard qu'on a vue dans les chapitres précédents. Mais la déviance n'est qu'un mode mineur de cette parodie de récit. L'auto­-annulation des termes du discours va plus loin. Ainsi, « Pas de chance » est-il ce précieux « penseur méthodique et muet dont les paroles jamais prononcées dorment au cœur de la populace ». Ne paraphrasons pas cette parodie de l'idéologie, mais soulignons qu'elle est dérision d'autant plus efficace du discours idéologique qu'elle ne s'en prend qu'à son propre signifiant.

La dérision carnavalesque est plus inattendue lorsqu'elle porte sur les référents les plus graves de l'Histoire révolutionnaire, comme par exemple la torture. Celle-ci apparaît sur le mode burlesque dans le récit de l'interrogatoire du paysan par le seul tortionnaire parlant arabe, et se termine sur le fou-rire des pri­sonniers qui répètent en chœur : « Ker ! Ker ! Ker ! Krrrrrrrrrr ! » (pp. 134-135). Or ce burlesque est très précisément celui du fait vécu: le carnaval rejoint ainsi la trivialité du référent à laquelle la gravité obligée du récit commémoratif ne pouvait que tourner le dos. La réalité grâce à lui, signifie d'autant plus directement qu'elle n'est pas soumise à la production d'un sens. Le rire donne à l'événement tragique sa pleine dimension vécue que la gravité d'un mode de récit « approprié » selon les c normes » ne pouvait que manquer.

Le burlesque enfin devient bien plus efficace que la plus viru­lente dénonciation lorsqu'il nous laisse deviner les luttes pour le pouvoir à venir dans un passage d'autant plus savoureux que son but n'est pas seulement l'avertissement ou la dénonciation, mais que la drôlerie y vaut pour elle-même en même temps qu'elle signifie des réalités graves. L'un des traits essentiels de l'efficacité du carnaval réside précisément dans ce mélange des genres :

« Nous ne serons pas surveillés, mais soumis périodique­ment à l'épreuve du pèse-couille. Les dirigeants voudront savoir si tous les hommes font le poids, et si, par hasard, nous ne dissimulons pas quelque futur chef. Ils enverront certains hauts fonctionnaires, qui nous tâteront les testicules et trouveront ainsi les Cadres de la Fédération. » (pp. 96-97)

Bourboune, on le verra, généralisera le procédé. Mais la signi­fication chez lui sera souvent première. Ici, le sens semble bien surgir de la gratuité carnavalesque du texte, du foisonnement burlesque de la narration. Et cependant, tout en restant toujours double, combien cette signification est-elle évidente, sans jamais être dite !

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Le discours le plus mis à mal par le dialogisme carnavalesque est le discours de l'identité. En ce qui concerne Kateb, ce proces­sus va cependant se revêtir d'une ambiguïté supplémentaire éminemment carnavalesque à son tour : peu d'intellectuels algé­riens ont, en effet, aussi efficacement que Kateb contribué à l'établissement de l'identité, ou du moins à sa quête exigeante, comme on l'a vu par exemple dans Nedjma.

Les discours d'identité, particulièrement (mais pas seulement) lorsqu'ils sont ceux de religions monothéistes, ignorent souvent la trivialité du corps, dont le champ sémantique deviendra le registre de prédilection du langage carnavalesque. Dans Le Polygone étoilé, le Barbu souligne par antiphrase la pruderie régnante lors­qu'il déclare : « Ce ne sont pas les femmes qui manquent ici ; elles sont en liberté. Dévouées, un peu frivoles, elles feront les premiers pas » (p. 97). Et la biographie d'Ibn Khaldoun est racontée le plus sérieusement possible par Face de Ramadhan sur le tonneau de sa maîtresse qui lui tient la chandelle, et se termine sur une seule citation d'Ibn Khaldoun: « Tout ce qui est arabe est voué à la ruine » ! (pp. 80-81).

De cette identité fixée par une tradition en grande partie reli­gieuse, Constantine est en quelque sorte (avec Tlemcen) le symbole géographique et spatial en Algérie. Or, qu'y fait Visage d'hôpital dès son arrivée ? Il y marche vers le ghetto et hèle « Esther » l'identité une et islamique doit pour le moins s'accommoder d'un ghetto juif et d'une prostitution florissante, dont Moutt à la page suivante fera fleurir les symbolismes. Mais ce n'est pas tout rupture du récit, l'interpellation d'Esther ne permet pas d'iden­tifier la personne qui la prononce : l'identité du sujet disparaît dans le carnaval comme entre les jambes de Moutt. De plus, cette interpellation d'Esther est renversement burlesque de la logique « Esther ! Esther ! Descends du soleil ! Tu vas attraper un coup de terrasse sur la tête ! » (p. 71). On retrouve aussi Djoha, alias Nuage de Fumée. La culture orale, quel que soit son contexte religieux, brise une fois de plus le monologisme d'une identité à base écrite, dans la ville même du Livre qu'est Constantine.

Le symbole le plus carnavalesque de cette identité que confère Constantine est Moutt. Le lieu même de Moutt (« un château suspendu à un câble » p. 72) peut être d'une part, une métaphore de Constantine et d'autre part, négation de la ville-symbole d'identité : ambivalence que développe sa contiguïté avec le récit sur Constantine de Face de Ramadhan, lequel « prétendait que la ville où il échouait, pour l'accomplissement d'un destin obscur que Dieu seul pourrait entrevoir, avait été jadis le château d'une impératrice de race conquérante » (p. 74). L'ogresse devient impéra­trice, comme la ville-sanctuaire, symétriquement, se réduit au château de Moutt. L'identité est ogresse dévoreuse, comme la ville qui la confère. Prostituée, elle est aussi Kahena, et cependant « vandale pour le moins » : elle est multiple, elle est envers de l'identité proclamée. D'ailleurs, n'y retourne-t-on pas « pension­naire aveuglé par le sang », comme le ver solitaire de Moutt remis par elle « dans la voie du retour à l'intestin natal » (p. 73) ? Toute cette description de Moutt peut donc d'abord être lue comme une farce sur l'identité, présentée à travers ses envers, décrite à travers la trivialité que son discours feint d'ignorer, et que désigne cependant ce silence même.

L'ambivalence carnavalesque fonctionne également dans la référence interne à l’œuvre même de Kateb. Impératrice, Moutt la prostituée est peut-être Kahena. Mais elle est « vandale pour le moins, et dont les héritiers, assassinés de père en fils, avaient laissé la fille unique, pour l'instant introuvable, que Face de Ramadhan se jurait d'épouser » (p. 74). C'est là une parodie de la geste des descendants de Keblout. Moutt, ogresse et « impératrice de race conquérante », « ange de mort subite », confirme ainsi que comme « toutes les chimères qui prennent (son) masque ardent » (p. 74), elle est aussi la « fleur de poussière » qu'elle rappelait deux pages plus haut: Nedjma. Face de Ramadhan peut être lu ainsi comme une parodie de Rachid, mais aussi du Lakhdar de la rue des Vandales, dans Le Cadavre encerclé.

Cette intertextualité interne n'est pas gratuite, puisqu'elle joue précisément avec les récits katébiens constitutifs de cette produc­tion mythique de l'identité qu'on a décrite dans Nedjma, et derrière lesquels se dessine la figure protéenne du fondateur. Impératrice dont les membres de la tribu tragique sont les héri­tiers (p. 74), Moutt n'est-elle pas, prostituée remettant son ver solitaire « dans la voie du retour à l'intestin natal » une sorte de double burlesque, trivial et féminin, de la virilité magnifiée ail­leurs de Keblout au « regard de bête féroce » ? Cette parodie pourtant n'est pas si surprenante puisque dès Nedjma, on avait vu l'ambiguïté du récit mythique de la tribu, dont le roman invitait à dépasser les séductions. Dans Le Polygone étoilé, le récit du fondateur (pp. 12-17) est issu de trois textes de 1957. Il est donc à peine postérieur à Nedjma. Mais son insertion dans le récit du camp (antérieur, ici, à la publication de Nedjma, mais dont on a vu l'ambiguïté politique dans sa rencontre avec des textes plus récents) lui donne un impact parodique, tant de Nedjma (où cependant le récit du Nadhor était déjà irréalisé), que du discours culturel d'identité.

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L'une des ambiguïtés majeures de ce récit me semble résider dans le fait qu'il s'annule à mesure qu'il s'énonce, rappelant en ceci le récit du Nadhor dans Nedjma. Le fondateur est d'abord annihilé en quelque sorte par les phrases même qui assurent l'insertion de son récit dans celui du camp. Ainsi : « Mais chaque. fois ses plans sont bouleversés » (p. 13), ou encore : « Est-il bien vrai que nous sommes en guerre? ». Emblème de la Révolution, cet ancêtre mythique, « vieil idéal » qui « tombe dans un maré­cage » et « n'a plus de tabatière » cependant qu'il « se revoit caracolant dans l'odeur de la poudre » est d'abord inactuel. Au contact du réel, il se révèle ce qu'il est : la reproduction burlesque et impuissante de son propre mythe. Mais surtout, sa description se fait dans des propositions qui s'annulent aussitôt énoncées, de même que ses gestes exposent leur impuissance. Ainsi « l'inhu­maine », par exemple, dont il s'éprit, peut s'entendre en deux sens dans l'imprécation qui contient sa propre annulation : « Pourquoi s'éprit-il de cette libertine dont tous nos parents se souviennent pour ne l'avoir jamais vue, l'inhumaine! » (p. 16). L'ambiguïté fait éclater l'objet de l'imprécation, l'inhumaine que personne n'a vue pouvant très bien être l'humaine qui n'a pas existé, mais aussi l'imprécation elle-même, qui en devient grotesque [27].

Enfin, ce récit d'identité est, comme bien des récits carnava­lesques, un récit sans narrateur (intradiégétique), qui produit lui-même son énonciateur au lieu d'être énoncé par lui, mais sans l'identifier pour autant, et pour l'annuler aussitôt produit. Le récit se termine par le surgissement de son narrateur, à la première personne, mais celui-ci se détruit lui-même dans sa propre bio­graphie : « je suis le fils unique, issu du treizième mâle et du quatorzième, par mon père et ma mère. Ce mariage consanguin sera sans doute le dernier : un lent naufrage » (p. 16). Aveu d'impuissance d'un récit d'identité dont on « n'os(e) plus déterrer les trésors » et qui débouche sur « la stupeur : l'éternelle nouveauté de vivre par milliers confondus, sans grande science et forts d'un royaume hypothétique » (p. 17), cependant que l'ancêtre « perdit la raison à force d'enseigner la langue arabe, lui, le fondateur de la Fraction » (p. 16) ! En exhibant les masques, le carnaval aurait-il manifesté qu'ils ne recouvraient que le vide ?

La fusion des plans narratifs : vers une esthétique du continu ?

Récusateur de l'unité - du moins de l'unité du sens d'un discours monologique - le carnaval s'inscrit donc comme le complément ou l'antithèse de l'enfermement que manifeste par ailleurs la structure du texte du Polygone étoilé. On a vu que, des deux figures génératrices essentielles de Nedjma, l'enfermement et l'éclatement, la seconde était dans Le Polygone étoilé plus ou moins absorbée par la première malgré la dispersion des strates d'énonciation. Pour retrouver l'ambiguïté signifiante de Nedjma, il nous a fallu recourir au carnaval, c'est-à-dire à un autre mode de division de l'unité monologique. Or le carnaval, par son jeu de dédoublement-théâtralité à l'infini, portant sur des unités de sens de plus en plus petites, va nous amener à récuser avec lui la complémentarité même des deux figures génératrices de l'éclate­ment et de l'enfermement : Chacune va se révéler, à l'analyse, être en même temps l'autre. Ainsi, l'ambiguïté signifiante se prolonge dans chacun des termes qu'elle met en parallèle ou en opposition : il n'est pas d'unité signifiante univoque. Le dérègle­ment des catégories signifiantes va ainsi apparaître comme l'une des figures de signification essentielles du Polygone étoilé.

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Le dédoublement théâtral du signifiant par le carnaval est une spatialisation. Le monologisme est ruiné par une mise en espace du texte. Ou plutôt par une mise en évidence de sa spatialité. Dès l'instant oh la matérialité du texte est soulignée par la théâtralisation du signifiant dans le carnaval, cette matérialité est inséparable de l'espace dans lequel et par lequel elle se dessine.

S'il récuse la complémentarité de figures signifiantes comme l'enfermement et l'éclatement en introduisant l'ambiguïté dans le signe lui-même, le carnaval de toute évidence récusera les diffé­rentes mises en perspective de l'espace auxquelles il sera confronté.

Bien des éléments du Polygone étoilé, cependant, permettent une lecture de l'espace signifié du texte selon la division dualiste Espace maternel - Cité. Mais ces deux espaces n'apparaissent ici que dans leur conflit. La dichotomie n'existe, à la limite, que pour permettre son contraire : la liaison signifiante entre ses deux termes. L'espace n'existe que dans sa consumation, et pour sa consumation.

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Cette consumation, dans l'espace du texte, amène à une super­position des signifiés, en une sorte de mise en abîme, dont on a déjà vu quelques occurrences, par exemple autour de Moutt en qui l'on a pu retrouver aussi bien Nedjma que la ville de Constan­tine. Or Nedjma-Chimère apparaissait dès Nedjma comme une superposition de masques et de réincarnations. La voici à la fois infirmière dans la même clinique où Rachid la connut, « ange de mort subite » comme Moutt, et barmaid française du Bar de l'Escale, pour se retrouver en larmes derrière le vieux nègre, dans la calèche noire après la mortelle promenade au Bain des Maudits (pp. 165-166). Et de son sanglot même semble surgir soudain la mère évadée de l'asile, et le souvenir personnel de l'écrivain derrière le récit concernant en principe Mustapha. D'ailleurs, au Bain des Maudits, on l'a vu, Marc et Rachid sont confondus dans la mort. Et l'on ne fait plus beaucoup de différence entre les sanglots de Nedjma et la folie de la mère. Le Bain des Maudits, comme la passerelle de Constantine entre l'hôpital et la ville, sont lieux de fusion des semblables en une sorte de continuité origi­nelle qui est à son tour consumation du signifiant.

Les séparations sur quoi l'ordre rationnel se fonde sont ici ébranlées et redistribuées en paradigmes nouveaux ou plus anciens que les hiérarchies d'un discours « sensé ». Marc et Rachid se confondent dans la mort et l'incertitude d'un récit elliptique, en dépit des clichés sur l'identité et de leurs redondances. Et si Nedjma se confond à la fois avec la barmaid et avec la mère cependant que Rachid mort cède la place dans le texte, et le lieu, dans sa diégèse (superposition du Bain des Maudits et de la pas­serelle), d'autres paradigmes surprenants se dessinent. Ainsi Musta­pha ne suit-il pas la mère folle jusqu'au Nadhor (p. 167), comme Rachid à qui on vient de le superposer l'avait fait avec Nedjma, mais en une équipée dont la réalité diégétique est peut-être tout aussi vacillante dans la folie qui gagne son « héros », que ne l'était celle du Nadhor dans la fumée de Rachid ? D'ailleurs, la folie n'est-elle pas en partie un ébranlement des catégories du discours social, de sa hiérarchie des signifiés ? Alors qu'en cette fin du Polygone étoilé pointe le récit autobiographique ultime qui dévoilera l'origine du texte katébien (et pas seulement du Poly­gone étoilé), la folie de la mère est le lieu d'une fusion dans les flammes des différents récits en présence.

Ces différents récits deviennent ainsi des « rêve(s) dans un rêve » dont Nedjma à l'identité de plus en plus fondue reste le centre, « dans la mer trouble, sur un fond violent » où elle s'éloigne, cependant que « celle qui s'éloignait te ressemblait à peine » (p. 20). Les mots ont pour fonction non plus d'éclairer une identité enfin fixée, mais au contraire de la brouiller, de la dislo­quer, par les légendes mêmes qui devaient la dire. Légendes parmi lesquelles la première est celle d'une autre « inhumaine », la maî­tresse mythique du fondateur, dont on a vu que l'histoire s'annu­lait d'elle-même. Mais en est-ce bien une autre ? Que veut dire ce terme d' « autre » dans ce « temple verbal grouillant à l'entrée de l'intruse » ? Car la voici au bain, comme Nedjma au Nadhor. « Elle est au bain, ange de chair palpable, inoffensive pluie de sang » : de récit fondu en irréalité palpable, ne sommes-nous pas près de « retrouver l'énigme où fut jadis dissimulée l'illusion première » (p. 16) ?

Ainsi, à mesure que l'on se rapproche du « secret », de « l'énigme » ou de « l'illusion première », la superposition des signifiés brouille le message. Camouflage bien compréhensible de la biographie de l'auteur. Et pourtant Le Polygone étoilé se termine sur une écriture autobiographique pleinement assumée c'est que la biographie, ici, n'est pas seule en cause. Il s'agit bien plus de la possibilité même de la dire, et des pouvoirs du langage celui-ci peut-il rendre compte d'un réel trop complexe, trop fondu pour se plier à ses catégories signifiantes toujours réductrices ? Comme le bain de Nedjma, la réalité est déjà une création du rêve, qui ne peut se départir d'elle, mais que le langage tue dès l'instant où il tente de les dire : « Toute passion se perd dans la sournoise anesthésie de nos créatures préférées, les plus remuantes. Nous demeurons leurs fossoyeurs perplexes et diligents. Les deux fourmis s'emportent l'une et l'autre. On réduit l'être à un objet, et on le hisse hors de soi, vers une mystérieuse possession qui pourrait bien n'être qu'un songe » (p. 18). Un décodage bio­graphique de ces lignes est bien sûr possible, et la réflexion sur la Nedjma réelle s'y lit. Mais qui ne voit que le réel y est inséparable du texte qui s'y fond, qui y sème ses « créatures pré­férées », tout en les y perdant à mesure qu'il les énonce ? La superposition des signifiés du texte est également fusion et perte du texte dans le réel, du réel dans le texte.

Les figures fondamentales

C'est donc à partir de cette réflexion sur l'impossible pouvoir du mot que les deux figures fondamentales du Polygone étoilé, celle qui lui donne son titre et celle de la « gueule du loup », vont développer leur signification. J'entends ici « figure », non au sens rhétorique, mais comme une matrice de déploiement de la spatia­lité de l'écriture. Les figures du polygone et de la gueule du loup peuvent être considérées comme des réalisations particulières de la figure d'enfermement.

Mais elles ont déplacé le fonctionnement signifiant de la complé­mentarité encerclement-éclatement dans laquelle on voyait une matrice de Nedjma, et dont on a vu qu'elle était sérieusement mise à mal dans Le Polygone étoilé. Là encore, l'ambiguïté signi­fiante de la complémentarité de deux termes a été remplacée par une ambiguïté inhérente à chacun des termes, ambiguïté qui trans­forme l'image du polygone ou de la gueule du loup en figure productrice de sens, certes, mais surtout de récit(s). Ce déplace­ment de l'ambiguïté est cohérent avec ce qu'on a vu plus haut de la superposition des signifiés comme de leur fusion, dans une sorte de perte du dualisme signifiant-signifié au profit d'un dialogisme interne au signifiant. Ce dernier, en représentation devant lui-même, conteste du même coup son pouvoir de nomi­nation d'un réel qui échappe toujours à la séparation signifiante.

Le polygone peut ne se lire que comme un symbole aisément utilisable dans le processus signifiant d'un récit de l'Histoire. Ainsi, le polygone, « c'est là qu'on fusille » [28] : le polygone d'artillerie que Kateb approche, dans sa prison, en mai 1945. C'est également « le polygone primitif, le pays aux dimensions d'iné­galité fondamentale » (p. 33) que toute l’œuvre cherche, comme les maquisards, à reconstituer. Le polygone est également Nedjma, l'étoile, avec tout le cortège de significations symboliques de cette image.

Très vite cependant, dès qu'on aborde les faisceaux signifiants du texte katébien, la signification s'épaissit. Symbole de Nedjma, le polygone étoilé est également celui du rapprochement impos­sible entre la femme et ses amants, elle qui :

« ... plus que jamais marche à l'écart
En plein soleil, pleine d'insolence et dans la nuit marquant Toute l'ampleur de leur polygone étoilé » 
[29].

Impossibilité de l'amour, impossibilité de la saisie comme de la fusion : l'amour est aussi celui du texte, le désir de l'écriture. On a vu combien cette nostalgie de la fusion, dans l'écriture, désignait également son impuissance à saisir totalement le réel, à se l'approprier sans le perdre au même instant, car tout sens est double et contient son contraire qu'il révèle dans le moment où il se dit. A la fois rassemblement et distance, mort du militant emprisonné et pays à découvrir, amante désirée et perdue dans ce désir même, le polygone est aussi la spatialisation de cette ambi­guïté qu'on n'a cessé de développer dans la présente lecture du texte de Kateb.

Le polygone devient ainsi la figure de l’œuvre à laquelle il donne son titre. Il en est la forme imprévisible, incodable, insai­sissable. Il en est l'ambiguïté signifiante. Il en est ce dire qui ose montrer que comme toute parole il perd son objet alors même qu'il l'énonce. C'est-à-dire représenter sa propre ambiguïté dans un dédoublement théâtral qui dessine, à son tour, une nou­velle ambiguïté spatiale. Le polygone est donc la spatialisation de cette ambiguïté signifiante de l'écriture, comme il l'est du texte même. Il est cette figure qui développe à la fois le contour et le centre, dont il manifeste à la fois la fusion et l'impossible rapprochement.

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Cependant, le polygone ne peut se séparer d'une autre figure fondamentale du Polygone étoilé: celle de la gueule du loup. Et là encore, plusieurs lectures sont possibles, données d'ailleurs par le texte lui-même.

La plus dénotative, la plus « culturelle », et la plus anthro­pologique de ces lectures consiste à s'en tenir à ce que dit le texte : « mon père prit soudain la décision irrévocable de me fourrer sans plus tarder dans la " gueule du loup ", c'est-à-dire à l'école française » (p. 180). La gueule du loup est donc d'abord la culture française dans laquelle le futur écrivain va se trouver soudain plongé. Elle est ce saut dans le vide, « seconde rupture du lien ombilical », « exil intérieur », perte et aliénation de la mère et de son langage, de l'identité : « ainsi avais-je perdu tout à la fois ma mère et son langage, les seuls trésors inaliénables - et pourtant aliénés ! » (p. 182). Et ce saut dans le vide est également celui de Lakhdar : son exil en France dont on a déjà parlé.

Mais à y regarder de plus près, on s'aperçoit que si la gueule du loup est perte de l'identité, cette identité ne se réduit pas, comme le voudrait le discours culturel et comme l'énonce la lec­ture trop rapide qu'il ferait de cette fin du Polygone étoilé, à l'emblème d'une langue arabe, en laquelle le père pourtant « ver­sifiait avec impertinence » et dans laquelle le fils fut « un hôte fugitif de l'école coranique » (p. 179). Certes, la langue arabe fait partie intégrante de cette identité, mais autant et plus que d'une langue, la gueule du loup est perte et supplice de la mère. Elle est cette « camisole du silence » que la mère s'impose.

Elle est surtout le surgissement même de la mère en son supplice, au moment précis où elle s'impose cette camisole du silence, et où le texte du Polygone étoilé va se clore. Surgissement éminemment ambigu, puisqu'il est le geste même de sa perte. La mère, à laquelle l'ambiguïté de bien des signifiants pouvait ren­voyer implicitement plus d'une fois jusqu'ici, est enfin directe­ment présente, mais c'est pour disparaître au moment où, la lec­ture achevée, nous refermons le livre. Surgissement ambigu aussi parce qu'il ne se donne d'abord que sous un masque : la folie sous laquelle la mère apparaît (pp. 166-168) est d'abord dédou­blée. Le fils aux prises avec cette douloureuse expérience effec­tivement vécue par l'écrivain est ici son double : Mustapha. Et c'est dans la folie de Mustapha que le dédoublement du narrateur va enfin se réduire à l'unité du « je » de l'écrivain.

Pas tout de suite cependant : la camisole du silence de la mère sera précédée par le récit de la mort du père. Autre double. Autre ambiguïté. Mais qui permettra de ne pas séparer la figure de la gueule du loup de la totalité signifiante qu'elle forme avec la figure du polygone, que dessinent en effet les cinq femmes (puis sept ?) dont le narrateur est soudain responsable à la mort de son père (pp. 170-171).

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Inséparable du polygone, la gueule du loup représente cepen­dant le saut dans le vide dont le polygone manifeste la possibilité (puisqu'on a vu qu'il contient le vide) sans la réaliser. Elle est la sortie de cette figure close du texte, pour manifester enfin le surgissement de l'autobiographie, non plus plurielle comme dans Nedjma, mais singulière. Voici qu'enfin l'écrivain se nomme (« quelqu'un qui, même de loin, aurait pu m'observer au sein du petit monde familial, dans mes premières années d'existence, aurait sans doute prévu que je serais un écrivain (etc.) » (p. 179)). Le texte manifeste soudain son énonciateur.

Or, l'autobiographie repose, comme l'a montré Lejeune, sur un « pacte référentiel ». Elle s'annonce comme énonçant le réel, et lui seul. Elle est donc en quelque sorte un envers du récit de fiction. Avec le réel, l'autobiographie a la prétention de se fondre. Face à la séparation du récit de fiction, elle prétend donc s'inscrire dans le continu de son référent. Ne pas reproduire le réel sous forme de « créatures » de l'écrivain, ne pas « rédui(re) l'être à un objet, et (le) hisse(r) hors de soi, vers une mystérieuse possession qui pourrait bien n'être qu'un songe » (p. 18), mais être le réel vécu, en même temps qu'ici surgit la mère. Mais être le réel n'est pas le dire, et l'utopie d'une non-séparation du signe et de son objet, comme celle d'une non-séparation d'avec la « mère et son langage », à jamais aliénés, ne peut aboutir une fois de plus qu'à la consumation qui est ici celle du livre refermé sur son silence.


La spatialisation des ambiguïtés signifiantes dans Le Muezzin [30]

Soumis à la tyrannie du sens, les textes produits directement ou indirectement par l'idéologie subordonnent la manifestation d'un espace décrit, signifié, à sa lisibilité par le sens à produire. Et ils occultent purement et simplement l'espace de leur propre écriture - ou sa matérialité - pour la réduire à une transpa­rence illusoire. Le signifiant textuel ne peut, dans une logique idéologique univoque, se signifier lui-même, c'est-à-dire exister comme signifiant concret, spatialisé, et non plus seulement comme simple véhicule indifférent de l'idée.

Et pourtant la lecture que j'ai pu faire des textes produits selon cette logique d'un sens prédéterminé à manifester coûte que coûte, a montré comment, au contraire, le sens n'était qu'un pré­texte, un gage de conformité d'une écriture de ralliement. Le sens idéologique, pour les textes produits dans la clôture du discours culturel officiel, n'est donc qu'un signe, qu'un indicateur. Un label camouflant le véritable lieu d'énonciation de ces textes celui-là même dont le sens proclamé récuse l' « impérialisme ». Car toute prétention au sens un fige le processus signifiant, dont la lecture finit parfois par manifester la signification inverse.

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La spatialisation de l'ambiguïté signifiante du texte littéraire face à la duperie d'un sens soudain figé sera l'un des traits essen­tiels du Muezzin de Bourboune. Ce roman développe plus qu'un autre en effet, à la fois toute une panoplie de jeux sur le discours, théâtralité carnavalesque de l'énoncé rarement atteinte, et un vacillement du texte entre un langage de l'espace à la richesse proliférante et une absorption de l'écriture dans sa spatialité même. A la différence du Polygone étoilé qui récuse ostensiblement toute linéarité romanesque, Le Muezzin revendique bien le statut de récit constitué, pour ne pas dire ici le statut de roman. Trois « parties » nettement démarquées l'une de l'autre peuvent cons­tituer, dans des espaces différents, une suite diégétique cohérente autour de l'itinéraire de Saïd Ramiz, personnage central unique malgré ses dédoublements. Cet itinéraire est sous-tendu par la quête d'une souvenance toujours plus ancienne, selon une chro­nologie en quelque sorte inverse de celle du récit. Mais ce récit lui-même se déroule selon une chronologie « traditionnelle » ou « réaliste », depuis « l'arrivée » du Muezzin à Paris à la sortie de la « maison de santé » où on l'avait placé pour que l'Indépendance se fasse sans lui, jusqu'à son départ d'Alger vers le Sud, alors qu'il n'a pas mis à exécution son projet de dynamiter la grande Mosquée.

Théâtralité dialogique du signifiant, et carnaval

Ce résumé du « récit actuel », récit directeur du Muezzin, laisse cependant déjà apparaître une action qui n'en est pas une, ou qui se dynamite elle-même à mesure qu'elle s'énonce. En effet, la destruction de la Mosquée, seul véritable projet du Muezzin, n'a pas lieu. Mais le projet lui-même n'était-il pas d'abord un colossal acte gratuit, dont la valeur symbolique ne peut jamais être véri­tablement prise au sérieux par le lecteur ? Ce projet a cependant le « mérite » romanesque d'être pris au sérieux et soupesé par toute une panoplie de personnages représentant l'autorité nou­velle, et qu'elle ridiculise tout en justifiant la théâtralisation gro­tesque de leur intrusion sur la scène du texte.

La théâtralisation la plus manifeste est bien sûr celle qui prend la forme typographique même du dialogue scénique. C'est le cas des jeux scéniques autour du « Alem » et de sa suite de conseillers (pp. 189-206 et 285-301). Cette introduction d'une séquence dialoguée dans un récit « romanesque » n'est pas une nouveauté d'écriture. Ce dialogue, plus qu'une véritable scène théâtrale, est avant tout mise en spectacle renforcée de certains langages dis­tanciés, procédé déjà souligné dans Le Polygone étoilé. Mais Kateb et Bourboune ne sont pas les seuls à parodier ainsi des langages de pouvoir. La même année que Le Muezzin (1968), La Danse du roi [31] de Dib a recours au même mode d'écriture, qu'on retrouve, toujours la même année, au Maroc cette fois, dans la tragi-­bouffonnerie du « grand singe régnant » introduite par Mohamed Khair-Eddine dans Histoire d'un bon dieu [32]. Cette commune mise en spectacle de langages parodiques est certes l'une des contestations les plus efficaces des langages de pouvoir. Dans les trois séquences, le roi est nu devant ses sujets médusés et hilares. Or, sa nudité est d'abord celle de son langage. Car le pouvoir, quel qu'il soit, est d'abord un langage, et montrer ce langage en sa nudité bouffonne est l'un des procédés carnavalesques les plus efficaces.

Cette théâtralisation parodique du langage de pouvoir n'a pas besoin des signes de la scène pour fonctionner. C'est en tant que roman que Le Muezzin, comme d'autres romans décrits ici, affiche cette représentation des langages sociaux. Il en fait l'un des modes explicites de sa production du sens.

En ceci, il ne fait que systématiser un processus dialogique qu'on a déjà vu à l’œuvre dans Le Polygone étoilé, texte qu'on a cependant hésité à appeler roman parce que le disparate s'y affiche comme un mode de production du sens en rupture avec une écriture romanesque constituée. Le Muezzin récuse le dispa­rate, tant dans sa conception d'ensemble que dans l'agencement de ses différentes voix narratives les unes par rapport aux autres. De plus, là où le disparate affiché du Polygone étoilé pouvait dans une certaine mesure être considéré comme la condition même du surgissement final du récit autobiographique, le plurilinguisme du Muezzin s'instaure en polyphonie.

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La prose ici alterne avec le chant. Chant sans locuteur défini, comme celui sur lequel se termine le livre. Mais surtout monologue du Muezzin qui le parcourt tout entier, qui souligne sa différence avec les langages grégaires qu'on vient de voir représentés, mais revendique aussi l'unicité et l'intériorité de sa voix. C'est-à-dire que le plurilinguisme du Muezzin permet le surgissement d'une voix qui, tout en participant au dialogisme du roman, s'en retran­che pour dessiner un registre proprement poétique récusant le roman lui-même.

Et cependant ce registre poétique, en sa forme hautaine, est encore auto-représentation : celle d'un langage inspiré qui s'im­posera comme la seule norme de légitimation possible, et pourtant refusée le plus souvent, des divers autres langages du roman. Car ceux-ci s'ordonnent, se représentent et se disent en fonction de ce langage primordial. Paradoxe donc d'un roman dont le fonctionnement dialogique ne s'effectue que par rapport au plus poétique des langages qu'il représente, et dont la poéticité pourrait bien récuser ce dialogisme romanesque même. Il était en tout cas nécessaire, avant de développer plus avant la représentation carnavalesque en quoi le dialogue du Muezzin excelle, de montrer qu'elle est inséparable de cette poéticité qui nous valait déjà les meilleurs passages du Mont des genêts. On reviendra plus loin sur le tragique inhérent à cette ambiguïté du statut de la parole dans Le Muezzin.

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La représentation dialogique carnavalesque est signalée par exemple dans la juxtaposition des deux rapports de l'inspecteur Si Barite au vice-sous-chef adjoint de la police : rapport oral (pp. 277-280) incohérent et différent du rapport écrit bilingue (pp. 281-282), dont les différents items s'annulent les uns les autres. Elle y porte sur son domaine de prédilection : le seul langage, dans le jeu sur le nom de l'inspecteur Si Barite, ou dans la réduction de la carrière du vice-sous-chef adjoint à l'ablation progressive des différents termes de son titre, jusqu'au « grand saut dans l'anonymat des formes occultes » (p. 276).

Le langage du Muezzin fonctionne ainsi bien souvent comme un retournement parodique des langages référentiels. Retourne­ment parodique dont la signification politique est évidente lors­que le Alem s'en va régler « les affaires Corantes » (p. 204), ou que les « tire-au-flanc du nationalisme sont allés croûter à l'as­sociation Farce-Egérie » (p. 101). Elle l'est encore lorsque Saïd Ramiz décide de « faire suer le tergal » (p. 30). Elle devient jeu pur et simple - et donc liberté carnavalesque absolue - lors­qu'elle s'affranchit d'une nécessité signifiante extérieure pour qua­lifier, par exemple, les restes de l'ancêtre mort de « ce genre d'objets » (p. 36). Ailleurs, elle décrit la parole du Muezzin comme d'une « simplicité hermétique accessible au seul commun des mortels » (p. 102). En opposant ces termes l'un à l'autre, le langage s'affranchit de la tyrannie du sens et donne à voir son seul fonctionnement carnavalesque débridé.

Mais le carnaval est aussi surgissement subversif du corps face aux discours éthérés qui tendent à l'occulter, parmi lesquels le discours religieux est évidemment le plus visé. Ainsi la descrip­tion de l'école coranique se réduit à la description de pieds : pieds des passants entrevus par la lucarne, pieds du cheikh, pieds de Bourdif, pied de l'unijambiste (pp. 229-231). Ailleurs, le meddah - double trivial du muezzin - raconte sa circoncision par un rat (p. 182). Et le mendiant, pour avilir la mosquée « dans ce quartier de haute bière », propose : « si on en faisait une pissotière municipale, ma parole, on y ferait la queue » (p. 215).

L'ambivalence spatio-temporelle

Si le carnaval développe la représentation des langages dans une théâtralité du signifiant, le dialogisme se retrouve, bien plus fortement marqué, au niveau de l'espace et du temps. Il y a ainsi une ambivalence de l'espace et du temps développée par l'écriture polyphonique du Muezzin, espace et temps dont on va voir qu'ils sont littéralement constitués à partir d'une permanence de la figure du double. Et c'est en quoi le signifiant et le signifié de cette écriture sont particulièrement difficiles à délimiter l'un par rapport à l'autre : l'espace et le temps signifiés par le texte sont eux-mêmes signifiants, en ce qu'ils n'apparaissent jamais sans susciter en une sorte d'écho leur propre dédoublement. Or, ce dédoublement de l'espace et du temps signifiés commande à son tour toute l'organisation du texte lui-même autour de l'itiné­raire à la fois spatial et temporel de Saïd Ramiz.

L'itinéraire du Muezzin, de sa sortie de l'hôpital, début du livre, à sa disparition-éclipse dans les sables du grand erg à la fin, le mène successivement dans trois espaces citadins, lieux des trois parties du texte: c L'arrivée s (première partie) est une longue déambulation à travers Paris. « La rue me poursuit', expression répétée souvent en une sorte de leitmotiv. « Le combat contre la ville » (deuxième partie) est l'entreprise « subversive » du Muez­zin à Alger, deuxième espace du livre, où l'ancienne ville et la nouvelle s'empoignent dans une mêlée gigantesque, et où « le souvenir s'abat comme un hachoir » est une autre phrase-leit­motiv. « L'envers de la colonie » (troisième partie) est la ville dans la ville: la casbah d'Alger, lieu où la mémoire du Muezzin le mène au-delà de ce gravissement de la mosquée (pp. 133-134) dans lequel avait commencé son dialogue avec les Cités, à partir de la mort du père. Sa mémoire le mène ici à son enfance double­ment enclose : espace dans un autre espace, dont le lieu central, le noyau ultime, est le café de « Saïd la Glace ». Le Muezzin est alors « parvenu au terme de son hégire ».

Ces trois espaces citadins sont vécus à la fois au présent et au passé. A chaque espace sont liés deux temps . de la confrontation de ces deux temps dans chacun des trois espaces citadins jaillit la dynamique du livre. Lorsque la Mémoire et la Ville se séparent, avec 1e départ du Muezzin « à contre-courant des rides de l'Atlas » (p. 304), le livre s'achève. Il naît alors « deux pays siamois, celui du Muezzin et celui du meddah, l'un marin, contre le déluge, l'autre souterrain contre les séismes ». Tournant le dos à la Ville, le Muezzin choisira le creusement (p. 304).

Espace et temps sont donc tous deux doubles dans Le Muezzin, et de plus inséparables l'un de l'autre. La description de l'espace citadin se fait par une parole-mémoire. Et le temps, la mémoire, se disent dans un langage spatial. Le thème idéologique de la bâtardise lui-même réalise ici la bi-spatialité qui lui a donné nais­sance. Car il se matérialise, non pas dans la conscience d'un indi­vidu déchiré, mais dans l'espace, allégorique ici, de la ville. La bâtardise devient le fait, non de l'individu hésitant entre des espa­ces culturels contraires, mais de la ville même, qui développe le langage de sa propre ambivalence et l'impose au narrateur, comme dans ce passage :

« Paris, jeune veuve bâtarde et interlope qui pousse sa puissance digestive jusqu'au génie. Qu'y suis-je à nou­veau venu faire et refaire parmi les arêtes de ce ciment étranger? Et mon village que je n'ai pas revu, et qu'à force d'en rêver j'ai fini par réinventer » (p. 44).

J'ai souligné les termes qui supposent le dédoublement, qui supposent un ailleurs, un envers. Or, cet envers sera totalement produit par le langage que suscite la ville, par la bâtardise de la ville même. Ce langage crée l'envers de la ville: le village. Le village, en effet, dans le cas de Saïd Ramiz, n'existe pas, puisque -« l'envers de la colonie », c'est encore la ville: la Casbah. Même s'il veut détruire la ville, le Muezzin en est fondamentalement prisonnier, parce qu'il est produit par le langage de la ville. Lors­qu'enfin « parvenu au terme de son hégire » il lui tournera le dos, ce sera pour disparaître dans le silence d'un langage qui l'avait fait vivre, et qui n'a pour ainsi dire jamais cessé d'être urbain.

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Les trois espaces du roman sont des espaces urbains. Lorsque Ramiz quitte une ville, c'est toujours pour en aborder une autre, et son regard, sauf lors du dernier - et seul vrai - départ, est toujours tourné vers la ville, où il est le plus souvent en position d'arrivée (et même d'arrivée double, puisque son arrivée présente, tant à Paris qu'à Alger, lui fait à chaque fois évoquer sa pre­mière arrivée dans chacune de ces deux villes, dont la symétrie dessine à son tour une autre ambivalence).

Prisonnier de la ville dont le langage le produit, le Muezzin ne peut échapper à sa poursuite : « la rue rôde » (p. 87), « la rue me poursuit » (p. 40), « la rue tombe et me saccage » (p. 91). Pour le piéger, pour prendre possession de lui comme elle l'a fait dans tout le territoire, elle se maquille et « dresse vers les hauteurs de nouveaux tentacules. D'ailleurs, n'a-t-elle pas déjà englouti Rachid, que Saïd cherche en vain, et qui s'est peut-être « méta­morphosé en ville » ? « Ces souterrains, ces tunnels, ces impas­ses, ça ravaude une ville, ça trafique un homme » (p. 148). Aussi, victorieuse, la ville est-elle « ivre de son irruption » jusqu'à se transformer en flamboiement solaire : « La ville flambe, tour­noie, harnachée de courroies solaires » (p. 106).

Si les deux villes sont ogresses, Alger n'est cependant que putain. Nous l'avons déjà vue se maquiller : c'était pour prendre les allures de l'autre, la ville du colon, la vraie. Celle-ci, « on nous avait promis de la raser à l'arrivée, de déterrer ses fonda­tions, de l'ensemencer de sel selon le rite des grands âges : faire place nette au sanctuaire du nouveau culte. On a menti. On ne l'a pas fait. On triche, on la maquille : elle est devenue une autre semblable à elle-même » (p. 153). « Surgie en sens inverse de l'autre », la nouvelle ville en a pris les apparences, « l'alignement de ses murs, l'ordonnance de ses rues », elle en a imité « jusqu'à ses lézardes, ses odeurs et ses bruits. La nouvelle ville vêtue de la peau de l'autre, bâtie sur les ruines de l'autre, exacte projec­tion de l'autre » (pp. 149-150). Et dans cette monstrueuse falsi­fication, « l'authentique a péri étouffée » (p. 284).

L'ambivalence spatiale de la ville produit donc l'ambivalence d'un langage qui joue sur l'ambiguïté du réel et de l'irréel, de l'au­thentique et de la falsification. Dans son dédoublement, l'espace urbain est espace signifiant, comme le langage est spatialisé, et comme le récit est itinéraire spatial et temporel à la fois. D'ail­leurs, le personnage produit par ce dédoublement de l'espace cita­din est lui-même double. Bien souvent il se tutoie. Il est tou­jours d la fois la parole de son présent et la mémoire de son passé. C'est pourquoi il rencontre au pied de la mosquée son double même: le meddah.

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Meddah et muezzin sont bien souvent interchangeables. C'est le muezzin et non le meddah qui dit, désignant son double: « Un autre habite en moi, que j'ai connu et vu partir » (p. 180). Inver­sement c'est le meddah qui proclame ce qu'on s'attendait plu­tôt à trouver dans la bouche du muezzin : « Je suis une manière de parler jetée en surface sur l'étal de la terre meuble où se mon­nayent encore et toujours les râles des agonisants..., etc... » (p. 181). A moins que, matérialité spatiale devenue langage dans un ren­versement du processus signifiant comparable à ce qu'on a déjà vu entre la ville et le langage, le meddah, comme il l'indique ici, soit précisément la parole même du muezzin : celle qu'il profère mais celle aussi que le fait être ?

Parole et espace sont à la fois interchangeables et réversibles. Lan­gages interchangeables, le meddah qui « marche dans ce pays contraire » (p. 181) et le muezzin « qui traîne son ombre à contre­-soleil vers la casbah (p. 187) se rencontrent et se perdent « dans ce grand espace réversible » où le bègue dont la mutilation semble liée à cette désorientation de la parole comme de l'espace se demande « quelle est la véritable orientation de la place ? De la mosquée vers la ville ? De la ville vers la mosquée ? » (p. 178). D'ailleurs, le Muezzin bègue et athée, une fois son itinéraire com­mencé lors du meurtre du contremaître, n'entend-il pas « un appel à contre-temps à moi seul destiné », celui du cheikh qui a refusé de l'initier dans sa jeunesse, cependant que comme la sourate, l'espace signifie soudain à contre-mouvement : « Au détour du pont, l'arbre vint à ma rencontre » (p. 127) ?

Cette réversibilité signifiante, à la fois de l'espace, de la parole et de l'itinéraire du Muezzin qui partira à la fin « à contre-cou­rant des rides de l'Atlas », se retrouvera dans le délire de l'écri­ture qui oppose son Anticoran à la ville. Au nom de l'authenticité païenne qu'il incarne, le Muezzin part en guerre contre la ville fausse-couche, contre la ville bâtarde. « Ici commence le combat contre la Ville » (p. 78). Ce combat est d'abord celui d'un délire-­liberté contre un ordre factice, et fragile de ce fait. Car la ville est « La ville de tout sauf de délire ». Le Muezzin l'attaquera donc à son point faible : « Je lui inventerai un délire, je l'organi­serai pour que la Ville future qui jaillira à sa place apporte les démangeaisons pubères de la liberté à venir » (p. 79). S'il s'en prend à la mosquée, c'est qu'elle est « la vertèbre la plus haute » (p. 185) de la ville-mensonge, elle qui fut « restituée par le bon Cardinal », « mosquée devenue église durant cent ans, puis à nouveau mosquée depuis vingt lunes » (p. 194). Aux « affaires Corantes » qui occupent le Alem, le Conseiller et le « Ministère du Retour d'Age » (p. 204), il oppose « L'Apocalypse et les véri­tés élémentaires », après quoi viendra « le Grand Livre des Dou­leurs qui s'écrira tout seul d'une encre épileptique » (le roman lui-même ?), dans lequel est décrite la mort de la ville, lavée par la mer comme à la fin de Qui se souvient de la mer, de Dib :

« Le cimetière d'El Alia crépitera sous la liquéfaction gréseuse de vos corps, il y poussera une nouvelle ave­nue, digérant vos vomis solidifiés, brisant les impasses et autour, la vraie ville, la ville vénéneuse, poussera en champignon jusqu'à l'heure on la mer viendra tout laver » (p. 76).

Cette réversibilité de l'espace signifié et signifiant apparaît éga­lement comme un retournement du dualisme statique du discours culturel sur l'espace. On a vu en effet au chapitre 4 le discours culturel opposer à l'espace factice de la ville une authenticité qui se trouve ailleurs, dans l'espace de la terre, ou, plus subtilement, dans celui de la mère. Cette authenticité d'un espace non-urbain contre la ville factice est considérée par le discours culturel comme un gage de légitimité, dont le fellah est présenté comme l'une des valeurs-refuge, comme une sorte de borne témoin en attestant l'existence tangible. Ici, point de paysan, et point de mère (l'appa­rition sporadique de la mère dans « l'envers de la colonie » n'a lieu que comme jalon fugace d'un récit, et nullement comme valeur intégrée à un système de symbolisation ; elle est donc pro­prement in-signifiante). L'apocalypse ou l'encre épileptique sont d'abord des absences. Absence d'être, absence de sens. Négateurs des discours travestis, ils ne sauraient cependant légitimer quel­que discours que ce soit, pas même celui du livre, dont la réa­lisation la plus accomplie est ce grand silence sur lequel il débou­che une fois disparu son héros-texte.

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Et cependant, il est des permanences susceptibles de légitimer le texte, même si ce texte tend vers sa propre disparition. La première permanence, en son absence même, est « Kittance la vivan­te », à qui le livre est dédié, et à qui renvoie, çà et là, une allu­sion dans la première partie. Pourtant cette instance de légitima­tion est une des contre-valeurs du discours culturel qu'on a vu n'exalter la femme algérienne que dans son opposition à l'européenne. Mais surtout Kittance, dont le nom déjà est défor­mation-suppression, corollaire de sa non-apparition dans le texte, est absence. C'est-à-dire le contraire absolu des instances « nor­males » de légitimation par le discours dont le garant doit - au moins sur le mode mythique - manifester la plus grande pré­sence possible, comme la plus grande localisation sur le sol même de l'identité.

Les émigrés forment, de la même façon, un pôle de légitimation plus ambigu encore que Kittance. Point de doute quant à eux ils sont, apparemment, bien présents. Les lieux qu'ils habitent ou emplissent bien concrètement sont même les points de départ du texte du Muezzin. C'est ce que manifeste en prologue du roman cet épisode dans une gargote de la rue de Charenton, où l'on apprend le retour du Muezzin. Ce court récit fonde en quelque sorte le reste du roman. C'est lui qui donne son existence même à la parole du Muezzin, lequel apparaît ensuite (début de la pre­mière partie, p. 17) en disant « je » dès la première ligne. Et c'est ce que manifeste également la description répétitive de ces émigrés aux chapitres 5 et 6 de la première partie, dont les amor­ces sont pour ainsi dire semblables : « Ils partent, reviennent, se quittent, se retrouvent "- je monte au pays - je descends en France et dans les caves" » (p. 72) ; « Ils partent, se quittent, reviennent, se retrouvent » (p. 80). La répétition au présent itératif fonde une permanence. Car l'errance des émigrés, comme leur rencontre en ces lieux immuables, est antérieure et postérieure à l'événement de l'Indépendance. Elle est cette continuité atempo­relle que le discours culturel prêtait au fellah. Elle est seule fondée à consacrer la vérité ou le mensonge de l'Histoire et de ses discours. Seule légitimité véritable en ce qu'ils sont la seule permanence réelle, les émigrés peuvent à bon droit par­ler du mensonge - par omission - du discours révolution­naire [33]. Ils fournissent le thème du mensonge au Muez­zin qui le développe après eux jusqu'à en faire l'un des thèmes essentiels du roman: « Ou bien on m'a menti depuis le début, c'est une des conclusions logiques que je peux tirer moi, le Muez­zin ' commence le chapitre 7 (p. 83) après la description des émi­grés aux deux chapitres précédents.

Or, si le discours culturel intègre les émigrés - contrairement à la femme étrangère - dans l'entité nationale, ces derniers n'en représentent pas moins une « séquelle du colonialisme » qu'il s'agit de résorber. Leur situation comporte l'un des dangers les plus grands de dépersonnalisation, de perte, de dilution de cette identité nationale que le discours culturel a pour mission de cons­tituer. Aussi l'émigration est-elle une réalité subie par le discours culturel, mais nullement revendiquée comme valeur, et encore moins comme valeur-refuge de légitimation. Instance légitimante dans un roman d'où le fellah et la mère sont quasiment absents, les émigrés constituent donc l'une des contestations implicites les plus efficaces du discours culturel dans Le Muezzin. Mais ils le sont moins par ce qu'ils disent contre le contenu de ce discours que par leur insertion structurelle dans le dialogisme interne au roman. Cette insertion représente la ruine des assises de légitimation du discours culturel, car elle substitue la fonction réelle de légitima­tion des émigrés, à la fonction mythique de légitimation du fellah. L'impossibilité de transformer cette légitimation réelle en valeur de légitimation brise le fonctionnement spéculaire du discours culturel.

La réalité des émigrés est irréversible. Ils sont une perma­nence spatiale, certes, en ce qu'on les retrouve accomplissant invariablement les mêmes gestes dans des lieux toujours sembla­bles. Mais cette permanence est elle-même ruinée, en ce qu'elle est non pas celle du lien individuel du paysan avec sa terre, mais celle d'un lieu d'errance, c'est-à-dire d'une absence de lieu. Le lieu d'où les émigrés confèrent ou refusent une légitimité aux dis­cours qui les sollicitent - celui du Parti ou celui du Muezzin - n'est pas un lieu : ils vivent au futur, et ne sont donc pas là où ils sont. Leur lieu, c'est à la fois « le chantier, l'usine, la chaîne, et la belle vie qui viendra, après, et qu'il faudra vivre. Au futur (...) ils fondent des patries à distance. Ils habitent l'Ailleurs. Ils atten­dent » (pp. 72-73).

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En ceci, la légitimation qu'ils apportent au discours-itinéraire du Muezzin est elle-même bâtie sur la réversibilité : elle est symé­trie plus que continuité. Car si le lieu véritable où ils vivent est le futur, le lieu véritable du Muezzin au contraire c'est la mémoire. L'auteur lui-même ne faisait-il pas remarquer dans une interview que l'itinéraire du Muezzin est exactement l'inverse de celui de l'émigré qui traverse la Méditerranée en sens inverse du sien [34] ?

Ce lieu nul vers lequel son itinéraire conduit l'émigré, où il va vivre au futur, est envers du lieu impossible qu'est la ville (Paris ou Alger). De la même façon les sables du Grand Erg sont pour le Muezzin un lieu nul, mais symétrique. Car il est aussi le contraire de Paris spatialement, et du futur temporellement. Là encore, la réversibilité multiplie les pouvoirs signifiants de l'ambigu. Et l'ambiguïté majeure n'est-elle pas dans les deux cas cette légiti­mation - c'est-à-dire cette localisation du sens - à partir d'un lieu nul, c'est-à-dire d'une absence de sens ?

Spatialité de l'ambiguïté signifiante

La ville inscrit le dédoublement dans l'être même du narrateur, dans ce retournement des rôles qu'on a déjà souligné, mais qui va bien plus loin qu'une simple réversibilité des pôles du mouve­ment et de l'immobilité dans l'espace. La rue devient littérale­ment sujet, qui dispose malicieusement non seulement de la per­sonne, mais du discours même du narrateur: « La rue me rejoint, fend les airs, me surplombe et, tapis en chute, se dépose sur l'asphalte, à même mes pieds (...). Son ruban s'étire en sauve­-qui-peut, fuite ascendante. Je vacille et ramasse mes os sur le pavé » (p. 29). L'être disloqué du narrateur va donc s'y dire à la fois à la première, à la deuxième et à la troisième personne, assumant ainsi toutes les formes grammaticales d'une ruine du sujet détrôné par l'espace urbain. Dédoublement qui prend d'au­tres formes encore, dès lors que l'espace urbain est inséparable de la mémoire. Ainsi, la ville est un lieu culturel, et le Muezzin n'est pas le premier marcheur parisien à voir son identité disloquée par un espace urbain devenu sujet : depuis Zone d'Apollinaire en passant par bien des romans européens de la ville, c'est une longue tradition littéraire qui vient comme la rue-tapis volant, à la rencontre du Muezzin, et qui dessine une autre modalité de dédoublement de son dire dans l'intertextualité cette fois.

Cependant, la ville ne se contente pas d'usurper au narrateur sa fonction de sujet : elle oppose également l'épaisseur de son langage spatial à la théâtralité des personnages. Ceci est particu­lièrement visible lors du jeu scénique du Alem et de sa suite dont on a déjà parlé. Mais, de même qu'on avait montré que cette théâtralité dépasse de loin le cadre strict de ces séquences oh elle est désignée comme telle, de même on pourrait retrouver tout au long du roman cette opposition entre l'épaisseur drue du langage spatial de la ville, et le simulacre d'autres langages, qui n'existent que par la théâtralité qui les institue. Le langage spatial semble réussir ce paradoxe de fonctionner sans avoir besoin d'un regard pour le consacrer. Ainsi, face au jeu scénique du Alem la parole spatiale de la ville, isolée par les caractères itali­ques, se développe en contrepoint non-théâtral. C'est elle qui va susciter, face à ce simulacre vidé de l'épaisseur d'un sujet puisque les personnages en représentation ne sont que des fonctions, un retour du sujet : le « je » du narrateur. La parole poétique du narrateur sera en quelque sorte portée, contre ce simulacre, par la réalité du langage spatial qui l'a recréé, et qu'il dit :

« La ville s'est resserrée, recroquevillée sur elle-même. Elle a tissé ses tentacules. Elle est devenue une boule posée au pied de la mosquée. D'un seul regard, je pou­vais voir toutes ses frontières à la fois. Le Alem gesti­culait, il voulait ma perte. Au centre, le sous-chef adjoint de la police : il n'avait pas d'idée précise quant à mon sort. A gauche, Rachid, le pire de tous : il voulait me sauver.
Ces forces contraires s'annulent. En fin de compte, je n'appartenais qu'à moi-même. J'hésitais, libre » (p. 294).

De la même façon, l'écriture du combat spatial des deux villes va affleurer « tout doucement », comme la « ville en gésine », parole sous-jacente en italiques, sous le simulacre burlesque des deux rapports de l'inspecteur Si Barite au sous-chef de la police (pp. 283-284). Et là encore, ce langage spatial va susciter face à la parodie l'épaisseur poétique du « je » du Muezzin.

Le langage poétique dont on a déjà vu qu'il récusait le dialo­gisme romanesque tout en étant produit par lui, apparaît comme une parole spatiale qui s'oppose à la théâtralité dialogique tout en en étant le complément. Il est un langage de réalité face aux simulacres, et ce, même lorsqu'il dénonce le simulacre d'Alger « ville bâtarde », « fausse couche » ou « putain ». Car, de même que la vraie ville oppose sa réalité au simulacre de la ville fausse, de même les langages réels opposent leur spatialité au simulacre des langages usurpés.

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Le langage poétique se confond ainsi en une même spatialisa­tion avec le langage le plus noble, celui de l'Appel, ou celui de la Sourate des Morts, lorsqu'elle enveloppe littéralement la ville en guerre lors du premier et seul appel du Muezzin (p. 133). Or, surgissement de la personne de l'officiant-énonciateur de la parole, cet appel ne l'est que par ce prodigieux gravissement des cent seize marches du minaret qui permet de « retrouver au terme de l'effort, victorieux de mon infirmité, l'indéracinable souffle ances­tral » (ibid.). Là encore, le déplacement spatial produit la parole.

De plus, le gravissement de la mosquée était préparé, après la sortie de la tranchée et le meurtre du contremaître, par toute une accession parallèle à la parole comme à la maîtrise de l'es­pace. Dans la tranchée, Saïd était silencieux lorsqu'on lui appre­nait la mort du père. Il commence à parler lorsqu'il en sort. Lors­qu'il a tué le contremaître, il entend pour la première fois l'appel du cheikh (p. 127). Il répercute ensuite dans son corps l'appel du père (nouvelles ambiguïtés cheikh-père, espace-corps) (p. 129). Il récite ensuite l'appel pendant le trajet (p. 130). Et c'est enfin le gravissement et le chant-champ.

Cependant l'appel comme la parole dessinent une autre spa­tialité dans-l'ambiguïté même de l'identité de leurs énonciateurs. On vient de voir l'ambiguïté au niveau du donateur de l'appel, l'appel du cheikh étant et n'étant pas, à la fois, celui du père. On retrouve cette ambiguïté dans le dire de la parole. On a déjà vu le jeu de réversibilité spatiale entre le muezzin et le meddah. Leurs personnes s'échangent à volonté, si bien que l'on ne sait plus trop lequel dit de l'autre: « Il parle de moi comme d'un absent. Je me tutoie, je m'interpelle, dans une langue qui m'as­siège et me dépasse » (p. 180).

Cette ambiguïté spatiale de l'appel trouve peut-être son explica­tion la plus ramassée dans ce très court (et très beau) chapitre 8 de la deuxième partie, où depuis sa fenêtre, Saïd Ramiz fait face au muezzin du minaret. L'ambiguïté porte d'abord sur l'identité du locuteur (qui dit « je » ?). L'enchaînement de ce chapitre avec le précédent permet l'hésitation entre Ramiz et Rachid, ou même avec Salim, avec qui Rachid était à la page précédente dans une situation dialogique comparable à celle de Ramiz et du muez­zin non identifié du minaret, ici. Ambiguïté également sur l'iden­tité de ce muezzin : ce n'est qu'au chapitre suivant, cette fois (p. 171), qu'on apprend que le muezzin de la mosquée Sidi Brahim, le fils Bourdif dont il ne sera vraiment question que dans « l'en­vers de la colonie » a probablement été précipité de son mina­ret par Ramiz, ce qui donne un sens à l'énigmatique : « au nom de cet amour qui ce soir nous unit, pour toi, pour toi seul, je serai Caïn ». Le dialogisme muezzin-Muezzin développe à son tour une ambiguïté grammaticale sur l'identité du partenaire, d'abord désigné par « il », puis rapproché par « tu » jusqu'au meurtre non narré ici qui permet enfin à Ramiz de se limiter au « je » triomphant de la fin: « Je suis le Muezzin... ». Mais cet unisson par l'amour-meurtre, jeu ambigu sur la similitude et la différence, n'est possible que par le développement de deux autres dialogis­mes : l'opposition de « nos voix » à « la ville » et celle de « nos voix » à « la nuit ».

Les ambiguïtés majeures résident cependant dans le statut même de la parole que développe ce chapitre. C'est une parole, on l'a vu, dont la signification diégétique n'apparaît que dans le chapitre suivant. Mais c'est une parole qui oscille entre la prière (« notre appel »), et le récit développant le meurtre sans le narrer : « je te le raconterai (...) je serai Caïn ». Récit, cette parole est meurtre. Prière, elle se dédouble en nouvelle ambiguïté entre la « parole dont on dit qu'elle remplace le pain », et la « Sourate des Morts ». Prière, aussi, à qui s'adresse-t-elle ? Si c'est « l'Eternel », « le Présent », celui-ci est également « Celui (...) qui leur fera faux bond comme toujours comme partout » : destinataire présent et absent à la fois. Si c'est le muezzin du minaret, c'est un double du Muezzin, et destiné à disparaître lui aussi. Dernière ambiguïté enfin : la révélation du sens diégétique, à savoir le passage de la prière à la réalité du meurtre au chapitre suivant, est aussi changement de locuteur, puisqu'à la page 171, c'est le vice-sous-­chef adjoint de la police qui le révèle à Rachid, lui-même autre double du Muezzin.

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L'ambiguïté spatiale, dans tout le roman, est également celle du récit-itinéraire « interminable phrase qui t'escorte, hoquetée, psalmodiée avec ses pauses, ses inflexions et ses reprises, cette phrase qui en dix ans t'a ballotté en tous sens, rempli et vidé, qui commença par ton premier et seul appel de muezzin pour finir en borborygme dans un hôpital de Marseille » (p. 109). L'une des figures thématiques récurrentes de cet itinéraire-phrase hoquetée est l'arabesque, à la fois spatialisation du récit et symbole culturel implicite [35]. L'arabesque est la phrase spatialisée, tant de la vie du Muezzin, que de l'Histoire révolutionnaire.

Non seulement la phrase, mais les mots eux-mêmes sont spa­tialisés, cependant que cette spatialisation permet un nouveau jeu sur l'ambiguïté sémantique. Le délire de l'écriture est en partie perte du langage débridé, autonomisé dans l'espace du livre, cepen­dant que « la tribu des mots galope à vide dans mes steppes-terres promises à la dessication du rêve » (p. 92) : le Muezzin ne parle­-t-il pas « en strophes-bidonvilles » (p. 102) ? Ainsi, la spatialité de son langage est revendiquée par l'écrivain. Cette spatialisation est particulièrement manifeste lorsque le langage est celui de la mémoire. Si la ville est harassante, si « la rue tombe et me sac­cage », c'est qu'elle est d'abord un vaste éboulis de souvenirs (p. 77). Or, cette métaphore spatiale de la mémoire va rejoindre le cliché bien connu de l'écoulement de la vie lorsque la spatialisa­tion du signifiant va littéralement réaliser dans la parodie la méta­phore du cliché: « Et la vie s'éboulait, dégringolant par morceaux. On ne sait plus ce qu'elle est devenue» (pp. 90-91). Ainsi, le signe devient réalité parodique de ce signe même. La spatialisation devenue mode ironique de la parodie, développe une production du sens inattendue et foisonnante.

Les différentes modalités développées jusqu'ici de la spatiali­sation de l'ambiguïté signifiante dans Le Muezzin convergent en partie dans cette figure de prédilection du récit bourbounien qu'est l'anaphore. La figure de style dont on peut étendre le fonctionne­ment à celui du récit, qu'il est devenu courant dans l'analyse structurale de traiter comme une phrase, réalise alors l'ambiguïté pleine du terme même de figure, à la fois forme spatiale matérielle, et accessoire rhétorique. Etendre, après les structuralistes, la figure à l'enchaînement du récit, est bien l'un des modes de lecture du texte qui s'impose le plus naturellement lorsqu'on tente de dégager comme ici la spatialité d'un discours.

L'anaphore est d'abord ici, selon sa définition rhétorique, la répétition fréquente d'un mot, ou d'une construction de phrase, qui martèle une idée tout en donnant au texte une valeur incanta­toire. Ainsi par exemple (p. 135) : « Reste la mémoire... », « Reste ce combat contre la mémoire » (etc.). Un peu plus développée, elle s'étend non plus à la simple répétition d'un mot au début d'une phrase ou d'un mouvement spatial et musical du texte, mais à celle d'une phrase, d'une formule qui joue par rapport à une séquence de récit le même rôle que le mot initial par rapport à une phrase : ainsi, la phrase-leitmotiv relançant le récit et annonçant l' « arrivée » : « Le souvenir s'abat comme un hachoir » (pp. 149, 151 et 154). Parfois, la répétition de débuts porte sur l'idée plus que sur la forme précise : ainsi (p. 120), peut-on asso­cier « Encore la mémoire » à la répétition anaphorique de « Je me souviens » qui suit. Cependant, en cette répétition apparem­ment plus « classique », on peut également retrouver l'anaphore dans la structure même du début de la phrase qui suit (« Je me souviens » + « qui » + verbe à l'imparfait) : « Je me souviens de la mosquée blanche et de l'été qui commençait... », « Je me souviens du vieillard à demi éteint par l'âge qui appelait... ». L'anaphore donne ainsi au texte une incontestable musicalité, qui est celle, rythmique, de versets. Elle développe un double espace référentiel du texte : celui du chant, celui des textes sacrés. Elle spatialise comme elle musicalise la hantise du commencement, de la naissance.

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Cette hantise du commencement, des commencements, est l'un des thèmes majeurs du roman. Les itinéraires du Muezzin comme ceux du pays peuvent être considérés comme des commencements suivis d'un cheminement en arabesque qui progressivement se perd, dans des impasses d'où il faut refaire le chemin en sens inverse, vers le bas, vers la naissance, ou dans les sables du Grand Erg à la fin. L'arabesque est alors ce « sillon à contre­-rides de l'Atlas » dont on ne connaîtra jamais la fin, mais dont le cheminement a du moins mis en évidence le ou les commen­cement(s). Commencements le plus souvent marqués par une vio­lence, un meurtre, mais dont l'ambiguïté signifiante du texte des­sine aussitôt le complément : la naissance. Le départ dessine l'espace. Il est toujours marqué par une violence qui semble conférer à l'itinéraire sa matérialité. A ce titre, les meurtres qui ponctuent les différents départs participent de la spatialité de l'itinéraire. Mais en en ponctuant vigoureusement l'amorce, ils imposent la figure de l'anaphore à la phrase du récit.

Le meurtre et la spatialisation participent d'une même authen­tification de l'anaphore, comme des récits en arabesque qu'elle fait naître. Cependant le commencement-meurtre tant dans l'action que dans la phrase de son récit, est ubiquité, et c'est peut-être là un des fondements de la polyphonie qu'installent dans le roman des récits qui se répondent, qui se développent dans l'espace selon des schémas voisins. « L'histoire pourrait commencer partout, dans ce chantier (...). Dans cette tranchée (...). Elle commencerait tout aussi bien au sommet du minaret de ton premier appel » (p. 110). Mais elle commencerait aussi bien, également, à la mort de l'oncle, ou au meurtre du laveur de cadavres, à Paris (p. 66), événement postérieur dans la diégèse, mais raconté avant.

Multiple possible, le commencement est ainsi hachuré. Hachuré par la blessure ou le meurtre qui le marque à chaque fois. Hachuré par son ubiquité spatiale. Hachuré aussi par son ubiquité dans l'espace du texte, dont il bouleverse la chronologie diégétique. Hachuré enfin parce qu'il ruine l'identité du locuteur comme sa parole : chaque nouveau meurtre-commencement perturbe les indicateurs grammaticaux de la personne, comme dans le récit du meurtre du laveur de cadavres (p. 69-71), ou dans ce chapitre 8 de la deuxième partie qu'on a décrit plus haut. Et la naissance véritable du Muezzin n'est-elle pas, pour cet homme-parole, le bris de sa langue, c'est-à-dire le surgissement de la nouvelle parole qu'il va manifester en son itinéraire, en sa spatialité comme en son meurtre? « Tu ne naquis vraiment», lui dit le vieux maître, « que le jour où ta langue se brisa (...). Tu bégayes la nouvelle vérité, qui part de toi et qui demain prendra chair dans les autres. Et il te faudra secouer la croûte durcie des mots reconnus pour que jaillisse enfin la nouvelle sève » (p. 122).

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Bégayement de la nouvelle vérité, la parole du Muezzin, c'est­-à-dire le livre même, sera ce « grand livre des Douleurs qui s'écrira tout seul d'une encre épileptique » (p. 76). Mais cette encre épileptique ne sera pas seulement un délire salutaire contre les discours d'occultation du réel, pour « secouer la croûte durcie des mots reconnus » : il est significatif qu'elle soit annoncée, non par un homme de discours, même authentique, mais par « l'anti­Atlas écœuré ». De même que le grand livre des Douleurs s'écrit tout seul, de même c'est ici le référent de la parole qui la profère, directement, sans énonciateur et sans distance entre référent et signi­fiant. La parole bégayée, l'encre épileptique, manifestent la sup­pression de la distance entre référent et signifiant. De conceptuelle, la parole en bégayant devient matérielle, comme cette encre épi­leptique par la fusion inattendue de ses deux termes. La spatiali­sation est ici conquête du signifiant par la matière.

La parole bégayée devient alors elle-même cette apocalypse ou cet hallali païen que le Muezzin bègue et athée est chargé d'an­noncer en son dire-itinéraire. Le grand livre des Douleurs est amené par la « reptation des dunes vers la mer » qui le précède (p. 76). L'anticoran est combat contre la ville comme contre les mots. Et la ville, c'est aussi « cette longue phrase qui nous tient tous prisonniers » par ses « vérités d'évidence », alors que, si les promesses avaient été tenues, « le jour J, il fallait ordonner à tous les muezzins de bégayer à gorge déployée sur l'extrême pointe des minarets, de désarticuler (cette) longue phrase » (p. 143). C'est pourquoi le livre du Muezzin, comme son sillon à contre-rides de l'atlas, aussitôt effacé que tracé, « sera indéchiffrable » : « Je vaudrai par le poids du vide que je laisserai » (p. 48).

L'irruption du sens et l'ambiguïté tragique

Et cependant le sens, politique, du Muezzin ne saurait être plus clair. Enoncé d'une écriture indéchiffrable, subversion par le refus du sens, Le Muezzin est aussi profération d'une autre vérité du pays.

Dans ce pays, la révolution est aux mains des avorteurs. Les morts, « fossilisés, les ailes pliées, (sont) reliés en incunables de gauche à la bibliothèque nationale » (p. 86). Les charognards et les nécrophages ont « tout pillé, souillé et avili » (p. 300). L'ordre a tué les fondateurs et les Prométhée. « Désormais les ascenseurs fonctionnent et le gras-double est en baisse » (p. 308), dit le Fonc­tionnaire. Et les collaborateurs d'hier, tels le Bourdif, « fréquentent les nouveaux patrons » (p. 260).

Les mosquées ne poussent-elles pas comme des miradors autour d'un pays « beau par ses plaies / grand par ses famines / généreux par son chômage » (p. 293) ? Contre ceux qui, comme le Muezzin, affûtent leur violence pour qu'elle « émonde le patrimoine légué par des ancêtres morts d'extase narcissique à contempler leur nombril en forme d'arabesque> (p. 93), ou qui, « marre des vierges voilées et de l'amputation des prépuces », ne veulent plus que leurs compatriotes « ne changent que pour mieux ressembler à eux-mêmes », et réclament au contraire « qu'on leur donne une tête, deux bras, deux jambes, un truc, et qu'ils cessent de passer par toutes les couleurs de l'état civil spécifique » (p. 78), on conso­lide le cercle d'une conspiration narcissique dans lequel Kateb déjà dénonçait « l'éternelle nouveauté de vivre par milliers confondus ». Dans un « pays coup de trique vers le paradis obli­gatoire - pays qui tournoie, mord son ombre sèche et rétrécie sous un soleil borgne à mon image (...), pays qui retrouve dans son rectum l'odeur d'un pet centrentenaire » (p. 183), « nul ne naîtra autre que bâtard ou orphelin » et « les hommes pétales de narcisse / Partiront en quête d'une voie spécifique » (p. 291). Seul témoin de l'authentique, le Muezzin - l'écrivain qui apporte dans son délire la dissonance - ne peut être que dépecé « dans le reflux quaternaire de ces tiersmondains qui s'agenouillent et se pétrifient devant les reliques d'un passé déjà cent fois bon pour le corbillard et que leur resservent, empaquetés dans les cornets de frites, à l'encan dans les foires-meetings, des leaders galonnés » (p. 93).

Flamboiement débridé de la formule-choc, parole-liberté sou­vent dure, mais aussi ludique, l'écriture du Muezzin, ainsi, devient ce lieu où se dit le sens occulté. Publié en 1968, Le Muezzin est l'un des premiers parmi les romans de dénonciation qu'on va voir se multiplier à partir de cette date. Dans une certaine mesure, on peut hasarder que la répression qui frappa les intellectuels (parmi lesquels Bourboune fut l'un des premiers) après le 19 juin 1965, les a mis dans cette position d'extranéité par rapport au discours du pouvoir, qui va leur permettre de tenir un discours autre. C'est bien le président Boumédiène en effet qu'on est tenté de reconnaître dans le Alem vêtu de son burnous du Mouloud (p. 289) qui hésite, d'ailleurs, entre la casquette de colonel et le turban, comme entre les langages attachés à ces deux coiffures (p. 202), et qui signe d'un croissant et d'une étoile (p. 206). On retrouvera le chef de l'Etat sous la figure du « chef suprême » dans La Répudiation de Boudjedra. Malgré sa diffusion plus importante par l'éditeur et les média français qui en ont fait un peu vite le symbole de l'écriture d'opposition en Algérie, La Répudiation ne fait bien souvent que répéter cette irruption du sens politique oppositionnel dont Le Muezzin et La Danse du roi de Mohammed Dib, également publié en 1968, furent l'année pré­cédente les lieux les plus marquants dans le roman algérien de langue française.

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Cependant, on ne peut à la fois récuser les discours institués, et tenir soi-même un discours affirmatif d'idéologie, même oppo­sitionnelle. Le dire oppositionnel du Muezzin, on l'a vu, tire l'es­sentiel de son efficacité du carnaval. Le projet de plasticage de la mosquée, puis le renoncement à ce projet, constituent les deux stades complémentaires d'une récusation fondamentale de tout discours symbolique - ou de toute action récupérable par un symbolisme quel qu'il soit.

Le Muezzin récuse toute positivité. Aucun de ses personnages n'est un « héros positif ». Aucun n'est porteur d'un sens cohérent. Mais les plus attachants d'entre eux, c'est-à-dire essentiellement le Muezzin et le meddah, le sont en grande partie par leur récusa­tion fondamentale du sens. Ils y gagnent une sorte de nouveau lyrisme, d'où n'est pas absente une certaine forme de roman­tisme. « Je veux le coude à coude de toutes les choses contraires, et qu'à sa naissance, la parole se conteste elle-même dans son épissure (...). Je veux qu'on invente la mort exacte de toute chose à sa naissance » (p. 219), dit le Muezzin. Formules qu'on aura certes vite fait de réduire à l'une des formes de l'anarchisme de 1968 en France, et dont le mendiant souligne comiquement l'as­pect intellectuel aussitôt. Mais il faut ici lire un peu plus loin, et découvrir derrière le cliché la manifestation la plus fondamentale de l'ambiguïté du Muezzin : cette écriture signifie en quelque sorte à l'envers, par et depuis l'envers. L'absence de sens produit le sens, qui est alors démultiplication de cet envers. Aussi, le Muezzin dont la vie se confond avec l'écriture du roman, peut-il affirmer le tragique de sa double entreprise : « Pour continuer à présent, il faut ne plus aimer vivre » (p. 17), ou encore : « Quel mal de chien je me donne pour mal vivre » (p. 87).

La vie et l'écriture sont confondus dans cet envers de vivre en lequel elles se formulent. La naissance à la parole est confondue avec la sourate des morts, cependant que l'âne est criblé de balles (p. 134). La violence du livre comme du personnage est auto­destruction : « le temps est venu pour qu'on me fasse violence » (p. 92). La violence politique du texte repose sur le renversement ambigu de sa signifiance en violence contre lui-même. Selon la même logique, l'efficacité du roman réside dans cette rupture séman­tique de ses mots d'avec les mots de l'efficacité. Son écriture situe son lieu dans le sens manquant des mots d'un discours de pouvoir. Sens manquant qui est également celui de ces trois semaines subtilisées à la biographie du Muezzin par les aléas de l'état civil (p. 63), ou de fausses anaphores comme ce « ou bien » qui « lance » le chapitre 7 de la première partie (p. 83) sans qu'un autre terme lui réponde. Sens manquant, aussi, des finalités déri­soires et tragiques. Le sens politique le plus puissant du roman est l'absence finale de sens d'une Révolution qui engendre la « cohorte des éclopés, des vaincus de l'espérance, les parias de la gloire, les détruits par leur propre victoire : déchets dans un monde qu'ils ont fait naître, vieux rafiots prenant eau de toutes parts » (p. 139, image reprise par Rachid, p. 163). Le sens de l'action n'était-il que cette « fausse porte qui nous est ouverte sur le vide par ceux qui étaient pressés de s'asseoir » (p. 84) ? « Oui, je le pensais, tout cela finirait au seuil d'une porte qui s'ouvrirait alors sur une voie royale, et je n'aurais plus qu'à m'y engager. Il n'y a pas eu de porte (...). Toutes les fins sont dérisoires » (p. 136). Cette fin dérisoire qu'illustre de la même manière La Danse du Roi, de Dib n'est-elle pas l'ambiguïté tragique par excellence en laquelle le texte signifie tout en récusant la sécurité d'un sens ?

Le Muezzin ou le meddah comme Arfia chez Dib sont un peu ces personnages d'un autre âge dont le masque, dans la tragédie grecque, souligne l'individualité par la fixité de son langage hors de saison. Le langage du Muezzin, l'envers qui lui donne vie, est celui de la mémoire, dont la communauté actuelle des vivants s'est singulièrement coupée, mais qui continue à la marquer comme un stigmate indélébile. La mémoire comme le temps païen sont cet envers qui récuse le discours de pouvoir. Mais ils ne le récusent pas en affirmant un discours autre. Ils le récusent par leur absence signifiante. C'est pourquoi le Muezzin n'habite nulle part : « je n'habite pas », dit-il, ou alors, plus malicieusement :

J'habite
Rue cache-cache
Numéro macache » (p. 19).

Ou alors, il ne peut habiter qu'une « cicatrice » (p. 85). La parole du Muezzin est une parole sans lieu, car « du haut d'un minaret qui se respecte, on doit voir le vide » (p. 27). La mémoire est bonheur dans l'absence d'identité

« Muezzin presqu'athée, Saïd minaret sans certificat de baptême traîne sa crève sur la nécropole des bipèdes.
Muez!
Zin
Le bonheur, c'est la mémoire désormais » (p. 47).

La mémoire, le temps et l'espace païens, envers de la ville, se rejoignent ainsi pour former le pôle du personnage dans l'am­biguïté tragique héros chœur. Mais ils ne désignent l'individu que dans l'instant même de sa condamnation, et c'est pourquoi « L'En­vers de la colonie », troisième partie du roman qui développe cette mémoire comme cet espace d'enfance, ne peut aboutir qu'à la disparition finale du Muezzin devant le chœur-tribunal des autres personnages.

Ainsi, la mémoire qui devait être lieu de réalité face à l'impos­ture de la ville comme des discours de pouvoir, se dilue-t-elle à son tour dans un refus de signifier - ou de légitimer quelque discours que ce soit. Par sa perturbation des catégories du dis­cours, dont la spatialisation des ambiguïtés signifiantes n'est pas la moindre, Le Muezzin est un livre de révolte d'autant plus effi­cace qu'il est aussi un magistral pied de nez à tous les discours de pouvoir.


CHAPITRE 3:
La productivité spatiale du carnaval dans La Répudiation [36]

Rupture et enfermement

Lors de sa publication en 1969, La Répudiation opéra un pro­fond bouleversement dans la lecture algérienne de la littérature nationale de langue française. Enfin surgissait une oeuvre forte qui ne pouvait plus, par son contenu, être classée dans l'un de ces deux courants à quoi l'opinion, on l'a vu, réduisait sa propre littérature : la description ethnographique de l'univers traditionnel, et les récits guerriers. De plus, l'écriture de ce roman semblait échapper, elle aussi, à l'alternative devenue habituelle entre une écriture « réaliste » plate d'un côté, celle de Feraoun, de Mammeri, de Malek Haddad même, et l'hermétisme relatif qu'on prêtait à des romans comme Nedjma, ou Qui se souvient de la mer. L'écri­ture apparaissait comme transcendée par la violence des images comme du contenu du roman.

Pourtant, cette violence, le roman de Boudjedra n'était pas le premier à la manifester. Sans parler du Passé simple de Chraïbi qui l'illustrait au Maroc dès 1954, il était précédé en Algérie même par deux textes de rupture au moins aussi novateurs, à savoir La Danse du roi de Dib, et Le Muezzin de Bourboune, publiés tous deux en 1968. Mais le premier fut vite considéré comme hermétique, le second n'étant diffusé que confidentiellement par un éditeur bien moins puissant que Denoël.

La Répudiation manifestait à point nommé, grâce à une dif­fusion puissante et à une mobilisation des « médias » - essen­tiellement français - jamais vue jusqu'ici, la réponse à une attente face au texte littéraire de langue française : lui voir dénon­cer la situation de la femme et l'enfermement de la vie quotidienne de la jeune génération algérienne victime du poids sclérosant des pères. Attente bien complexe, puisqu'elle craint en même temps d'être comblée. Car y répondre constitue, à proprement parler, le scandale majeur : la mise en lumière de ce qui par essence doit rester caché. C'est violer cette décence, cette « hichma » en partie fondatrice de l'identité musulmane, et qui interdit de se dénuder moralement, de montrer en particulier cet envers de la Cité que constituent la clôture de la grande maison familiale, l'univers féminin et l'intimité qu'elle contient. Peut-être parce que cette intimité échappe aux discours d'identité culturelle que sa protection fonde cependant. On a vu l'importance de la femme comme valeur-refuge.

Cette attente contradictoire se portera donc de préférence vers les textes écrits dans la langue de l'Autre, et que leur différence, de ce fait, met en situation de marginalité. Marginalité depuis laquelle est possible la parole, pourtant nécessaire, qui dit ce qui ne peut être dit dans le cercle de l'identité. Cette parole, par le scandale qu'elle est toute entière, place d'emblée celui qui la dit hors de ce cercle, de cette c hichma » par laquelle - entre autres - on se désigne comme faisant partie de la communauté, comme participant de ses normes. L'écrivain de langue française joue toujours un peu le rôle du fou.

Le texte de La Répudiation est donc une parole de rupture, à la fois par son contenu scandaleux, et par la marginalité néces­saire de son écriture. Marginalité de la langue française ; margi­nalité également d'une forme perpétuellement brisée, de dires tellement dévorés de l'intérieur par le scandale de leur contenu, qu'ils n'arrivent que rarement à se constituer en ébauches de récits. Récits vite cassés comme pour ne pas accéder à un statut identifiant de texte, car toute identité, même scripturale, semble ici impossible.

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La Répudiation est d'abord la dénonciation la plus directe de la situation de la femme qu'ait connue jusqu'ici la littérature romanesque algérienne. Cette dénonciation brute, en effet, se trouvait jusque-là surtout dans la poésie, où les textes de Sebti, Skif, Benkamla, Boudjedra lui-même, et d'autres, réunis par Jean Sénac dans sa célèbre Anthologie [37], instituaient déjà une rupture. Boudjedra dénonçait alors cette blessure profonde de sa société dans le fameux poème « La mariée », publié en 1965 dans son recueil Pour ne plus rêver [38]. Mais la poésie nomme la blessure dans l'instant, alors que le récit romanesque la prend pour point de départ d'une narration qui déploie le temps à partir d'elle. C'est peut-être pourquoi cette poésie algérienne de dénonciation est si narrative: dans la narration de « Nuit de noces » ou de « Chanson pédagogique couscous », Sebti ou Skif visent une exemplarité qui rejoint celle du récit. Inversement, la protestation du récit romanesque de La Répudiation tire une partie de son efficacité de ce qu'elle ramène souvent le récit à des situations exemplaires. Ainsi la répudiation même, qui donne son titre au roman, est d'abord un état exemplaire, dont la description au présent souligne la valeur générale, au détriment de l'anecdote particulière, et tout en se servant d'elle :

« Mon père est un gros commerçant. Il dort dans son alacrité rassurante. Ma mère est une femme répudiée. Elle obtient l'orgasme solitairement avec sa main ou avec l'aide de Nana. Dans notre ville les marabouts se multi­plient. Les rapports qui régissent notre société sont féodaux ; les femmes n'ont qu'un seul droit: posséder et entretenir un organe sexuel. » (p. 105).

La répudiation proprement dite de Ma (la mère) - à supposer que c'en soit une véritable - n'est pas narrée pour elle-même, mais amenée à partir de la description plus générale d'une société où le pouvoir appartient tout entier aux hommes

« (les hommes ont tous les droits, entre autres celui de répudier leurs femmes. Les mouches continuent d'escalader les verres embués et de s'y noyer. Aucune ivresse ! Ma mère ne sait ni lire ni écrire. Raideur. Sinuosités de la tête. Elle reste seule face à la conspiration du mâle allié aux mouches et à Dieu) » (pp. 38-39).

La parenthèse contribue, comme l'usage du présent dans tout ce chapitre qui est le seul à suggérer la répudiation même, et ne la dit cependant jamais plus que ne le font ces quelques lignes, à faire du sujet du livre un symbole de société. Il s'agit donc à ce niveau d'une dénonciation globale, plus que l'histoire personnelle de Ma, la répudiée. Est exemplaire de la même façon l'horrible et tragique histoire du mariage avec un impuissant de Yasmina, la sœur du narrateur, enfermée par la suite dans un asile, et morte à vingt et un ans. Ce récit parallèle n'a d'autre incidence dans l'histoire personnelle du narrateur que d'amener par une juxtaposition dans l'espace du texte le chapitre où Rachid décrit son propre séjour à l'hôpital. Séjour auquel il donne de ce fait implicitement la même valeur symbolique et générale de l'enfermement-gâchis de la jeunesse des deux sexes dans le pays devenu tout entier un hôpital, et une prison à la fois [39].

Or, le titre même de « répudiation » indique bien que cette situation est le fait d'une violence : celle que perpétue la « conspi­ration du mâle allié aux mouches et à Dieu ». Violence qui répudie d'abord la femme - et la mère particulièrement - hors de la permission de parler, de dire. « Le silence résigné de Malika est ma fureur », disait en poésie Ahmed Benkamla [40]. La Répudiation est un récit qui procède d'une fureur de dire l'interdit, la zone d'ombre oh se noue la contradiction fonda­mentale d'une société. C'est pourquoi, dire la situation de la femme, dans un texte de fureur, est également dire l'enfermement de tout un pays.

Cet enfermement est d'abord le fait de l'hypocrisie des pères, qui s'appuie sur un discours religieux. Car le langage par excel­lence de l'identité une exhibe ici son envers : la duplicité. La rupture essentielle qu'instaure en 1969 le texte de La Répudiation réside dans le retournement qu'il opère de ce langage univoque. En manifestant la duplicité de ce langage, le roman révèle, der­rière la transparence affichée d'une parole identifiante et répres­sive, l'épaisseur corporelle de ceux qu'elle sert, comme de son propre signifiant double.

En plus du patriarche et des oncles, les représentants de la religion pratiquent un discours de duplicité. L'école coranique est ce lieu où l'on apprend à somnoler en cadence, et à accepter les propositions malhonnêtes du maître (pp. 106-107). L'homosexua­lité est également le « gâchis » imposé à l'enfant (« Là encore l'enfance vient d'être saccagée, trahie, violée à brûle-pourpoint par la faute d'un adulte monstrueux », p. 241) par le bigot ren­contré au four banal, et qui « n'a pourtant pas l'air de bouger », dédoublant par là même son comportement physique comme son discours moral. Doubles aussi sont les lectures du Coran au mariage du père ou à l'enterrement du frère, dont la goinfrerie ali­mentaire et fornicatoire se déploie en parallélisme strict avec leur fonction religieuse. La fête de l'Aïd et Kebir, affirmation pourtant de l'unité d'une foi religieuse, n'est à son tour que le massacre symbolique des fils, que l'on oblige à assister « à la cérémonie pendant laquelle on tuait plusieurs bêtes, pour per­pétuer le sacrifice d'un prophète prêt à tuer son fils pour sauver son âme » (p. 221). Aussi le père, « transfiguré de joie », exulte-t-il et danse-t-il à la mort de son fils aîné « qu'il haïssait depuis la répudiation dont personne ne s'était jamais remis » (p. 171). Comme chez Chraïbi, la dénonciation de la religion et de ses pratiques sacrificatoires va de pair avec la dénonciation de celui dont elle assoit le pouvoir monstrueux.

Mais le père, les mouches et Dieu ont un autre allié de taille le Clan, dans lequel il est aisé de reconnaître le parti unique. Ici la dénonciation devient nommément politique, dans la mesure où elle désigne les détenteurs réels du pouvoir.

Ainsi, l'on trouve dans La Répudiation toute une série de dénonciations directes, véritables morceaux d'anthologie opposi­tionnelle, qui pourraient fort bien vivre en dehors du texte roma­nesque. Ce sont des descriptions politiques pour elles-mêmes, indépendantes, dans une première lecture, de toute narrativité romanesque. Celle du Clan et de sa « racaille calamiteuse cata­pultée au sommet de la gloire et de la puissance, dépassée par la situation nouvelle » (p. 214). Celle du « Chef suprême », « véritable anachorète que seul le danger d'un glissement du pays vers une idéologie importée avait fait sortir d'une longue médita­tion métaphysique entreprise au lendemain de l'Indépendance nationale ». Il voyage dans « un hélicoptère bariolé de vert et piloté par un Français versé dans la science aéronautique et converti à l'Islam » (pp. 283-284).

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Cependant ces morceaux de bravoure sont aussitôt ramenés au récit romanesque, désignés comme une parole s'y intégrant : le passage ci-dessus est ramené à la relation langagière avec Céline « Céline disait, en haletant, que je délirais tout à fait » (p. 284), et la dénonciation globale ne prend son véritable sens qu'à tra­vers la totalité de l'économie narrative. La « peur des coups et des brisures » au bagne est nommément « liée à l'enfance hale­tante, au sein de la tribu, de la marmaille, de la vaisselle et du sang (sang des animaux sacrifiés et sang des femmes) » (p. 292). L'enfance et l'âge adulte n'ont-ils pas en commun le même enfermement (la maison de Si Zoubir pour l'enfant, l'hôpital et le bagne pour l'adulte) ?

Or, cette figure d'enfermement est justement celle qui fait l'unité narrative et structurelle du roman, construit autour d'elle et par elle : c'est par le biais de cette structure que les éléments ponc­tuels de la dénonciation s'intègrent dans un ensemble à la fois narratif et symbolique. L'enfermement n'est pas seulement un trait anecdotique commun à l'enfance et à l'âge adulte, qui se développeraient en parallèle: il est également lié à l'ensemble de la narration romanesque, permettant ainsi une confusion cons­tante et volontaire du signifié et du signifiant.

Le roman tout entier est, en effet, contenu dans l'enfermement même du narrateur par les M.S.C. Cet enfermement est évoqué dès la première phrase du roman (« ... depuis le passage des Membres Secrets », p. 9). Il constitue donc une sorte d'antériorité par rapport à la parole romanesque ; et le roman se termine sur cet enfermement même, auquel tout le dernier chapitre est consacré. Par ailleurs, le chapitre qui relate l'arrestation du narrateur adulte par les « M.S.C. » suit immédiatement celui consacré à l'Aïd, « horrible carnage » de l'enfance. Cette liaison est soulignée par la juxtaposition de la dernière phrase du chapitre 14 : « Ce fut aussi le début du gâchis » (p. 244), et de la première du cha­pitre 15 : « Me voilà prisonnier du Clan » (p. 245). La confusion des paliers temporels du récit est l'une des bases de ce « délire », de cette « berlue interminable » que devient le récit romanesque. Mais c'est ce délire justement qui donne au roman sa force de dénonciation. Il permet le passage constant d'un espace d'enfer­mement à l'autre (la chambre, la maison, l'hôpital, le bagne), imposant du même coup au lecteur haletant comme Céline une sorte de totalité de l'enfermement : s' « il n'y avait plus d'issue » pour les enfants de Ma, la répudiée, il n'y en a point d'autre, non plus, pour le lecteur assailli par le récit hallucinatoire de La Répudiation, que de fermer le livre.

L'enfermement est celui du pays tout entier, comme il était celui de l'enfance et comme il est encore celui de l'âge adulte du narrateur. « Le foetus (que poursuivaient les fantasmes des fils de Ma) n'était pas l'enfant à venir de la marâtre-amante, mais le pays ravalé à une goutte de sang gonflée au niveau de l'embryon puis tombée en désuétude dans une attente prosternée de la violence qui tardait à venir » (p. 280). Le délire narratif de La Répudiation est la seule réponse possible à la confiscation de la Révolution par le Clan. Tout en n'évitant pas la dimension événe­mentielle précise (l'emprisonnement du narrateur par le Clan n'a-t-il pas lieu le lendemain d'un coup d'Etat, décrit (p. 245) à travers ses aspects secondaires, la non-parution des journaux et les marches militaires à la radio?), ce délire narratif institue une nouvelle totalité, celle de l'enfermement à tous les niveaux du vécu comme de l'écriture.

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L'enfermement du narrateur par les M.S.C. n'est pas le seul point de départ de la narration. Il en est un autre, essentiel à l'existence même du récit. Il s'agit de la Différence que repré­sente Céline. Céline est en effet plus qu'un personnage : c'est à elle qu'est fait tout le récit, dont le premier niveau est d'abord un jeu alterné de séduction-répulsion vis-à-vis de l'amante étrangère.

Aussi indispensable à l'existence du récit que le non-achève­ment de celui-ci est indispensable à sa propre existence d'amante, Céline ponctue ce récit, et lui donne un statut. Dans le premier chapitre, Rachid lui parle nommément, à la deuxième personne [41], mettant du même coup tout le récit, senti comme libérateur dès les premières lignes [42], en situation de cure psychanalytique. La phrase-leitmotiv de Céline n'est-elle pas : « parle-moi encore de ta mère » (par exemple p. 17), tandis que Rachid feint de s'in­terroger : « Pourquoi me pressait-elle ? Elle voulait que l'on parlât à nouveau de Ma ». Mais pour que cette cure soit pos­sible, il faut en même temps souligner la Différence fondamentale que les deux protagonistes représentent l'un pour l'autre. C'est pourquoi l'analyse de leur relation encadre ce qui, dans le passé du narrateur, définit le plus sa différence-séparation culturelle d'avec l'amante : la description du Ramadhan (pp. 21-32). Lorsque Céline reparaît, au chapitre 10 (pp. 147-158), le récit personnel du « Roman familial » [43] de Rachid est presque ter­miné ; à la répudiation-humiliation, le fils a répondu par le meurtre symbolique du père, en couchant avec la seconde femme de celui-ci (chap. 9, pp. 130-146). Déjà, racontant l'histoire lamen­table de Yasmina, il passe à une protestation plus générale, plus politique. Et il n'est plus question essentiellement, ni de la mère, ni de la marâtre désormais. De plus, la chambre de Rachid va faire place à l'hôpital de la révolution trahie (chap. 11, pp. 159­-169). Lorsqu'enfin le rapport du narrateur et de Céline se sera « normalisé » (p. 212 : c il était de plus en plus évident que l'agressivité avait cessé de nous miner et de pourrir nos rap­ports »), son récit sera aussi le plus politique, dans les deux sens du mot : l'évocation des souvenirs du maquis, l'évocation aussi de la trahison du Clan (pp. 214-215). Dans le dernier chapitre, l'hôpital réel est remplacé par l'évocation sévère du « pays-­hôpital », cependant que Céline, comme la mère, morte, ont disparu.

De même que la violence politique enferme le récit roma­nesque et lui fournit une cible, la différence de Céline et son statut de récepteur privilégié sont un deuxième enfermement du récit romanesque, et une deuxième violence tout aussi nécessaire à l'existence même de ce récit. C'est pourquoi le récit ne peut que sombrer dans l'enfermement réel du cachot, après le départ définitif de Céline, et mourir de cette perte secondaire de la polyphonie qui le faisait vivre en tant que roman. Les dernières pages de La Répudiation sont peut-être les plus efficaces parce que les plus directes dans la dénonciation. Mais une fois cette dénonciation dite, elles ne pourraient se continuer que par la répétition univoque. S'il avait continué au-delà du départ de Céline, le roman aurait sombré dans le pamphlet, ou le manifeste. Il se serait mué en écriture pauvrement idéologique. L'existence de Céline, le rapport très érotisé de séduction-répulsion avec elle, étaient aussi nécessaires que l'enfermement politique l'était au délire romanesque. Et c'est pourquoi la libération de Rachid est aussi un enfermement. L'écriture de La Répudiation est toujours double. Elle est souvent multiple. Mais chaque proposition, chaque lecture que l'on peut en faire, également, contient toujours son contraire en son essence même.

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La libération - relative - au niveau de la signification globale, repose dans le récit même sur un enfermement toujours plus grand. Si la construction du récit apparaît, dans son rapport à l'amante étrangère, comme celle d'une libération psychanalytique, en son passage du « Roman familial » initial à une insertion dans la société par l'activité politique (même si la société que nous découvrons dans les dernières pages du livre est concentration­naire et carcérale), ce récit est également ponctué par un certain nombre de « fêtes », qui sont autant d'agressions contre « l'en­fance saccagée » et qui laissent douter de l'efficacité de l'action promise à la fin : il y a, en effet, entre ces fêtes une sorte de gradation dans la négation du fils.

La première fête, joyeuse et salace, est le Ramadhan, par quoi Rachid affirme allègrement sa Différence d'avec Céline. Mais s'ils y participent, les fils n'en sont pas moins exclus. Ils volent leur plaisir dans une fête d'adultes, resquillent dans les cinémas improvisés d'où ils se font chasser à coups de bâton (p. 24), sont poursuivis par les mendiants (p. 25), chassés à grands cris par les prostituées (p. 23).

La seconde fête [44] est plus tragique pour les fils de Ma, la répudiée : c'est le remariage du père (pp. 70-88). Orgie mons­trueuse, certes, festin gigantesque et prolongé, « sexes en sueur », mais aussi retrait de Zahir, le frère, malade, et humiliation de la mère répudiée dans les cuisines. C'est le début du complot, où Zahir apprend à Rachid la haine du père [45]. Mais c'est aussi la fermeture du « cercle des représailles » (p. 87) sur les fils condamnés comme leur mère :

« Comme ma mère était condamnée à ne plus quitter la maison jusqu'à sa mort, nous étions très inquiets à l'idée de l'agonie qui allait nous envahir et de l'amour maternel qui allait nous dévorer : il n'y avait plus d'issue ! » (p. 88).

Cette seconde fête ponctue un changement d'espace. Les cha­pitres 2 (pp. 37-47), 3 (pp. 48-62), 4 (pp. 63-69) avaient pour lieu essentiel l'espace de la mère, la maison féminine, caverne inévitable, « le désespoir du lien coupé qui me donnait des rages de testicules » (p. 50). Le remariage va marquer le début de « la danse du père autour de notre enfance saccagée » (p. 97). L'espace que dessine cette « danse » est celui du père que l'on cherche à atteindre pour un meurtre impossible. Seul le meurtre symbolique se réalisera : Rachid couchera avec Zoubida, alors que Zahir a définitivement perdu la partie. Cet espace a pour cadre naturel, non plus la maison de Ma, mais la ville de l'errance de Zahir (voir en particulier pp. 89-91).

La troisième fête, paradoxalement, sera l'enterrement de Zahir (pp. 170-196). Au meurtre symbolique du père répond la mort réelle de l'un des fils. Le saccage est effectif. La danse du père est victorieuse. Car il est allié au Clan. « Zahir n'était que la victime expiatoire d'une violence obligatoire » (p. 172). Le « cercle des représailles » se referme de plus en plus.

Il se referme complètement avec la quatrième fête : celle de l'Aïd. Triomphe du sang. Sacrifice occulte des fils. Or, cette fête se situe chronologiquement avant toutes les autres. Elle n'est cependant relatée qu'à la fin du récit. Car elle est la blessure la plus profonde. Et si l'enfant ne peut « échapper à l'horrible carnage » (p. 230), si, humiliation suprême, il est après cela vic­time d'un bigot pédéraste, le narrateur adulte est après ce récit prisonnier du Clan. On a vu l'enchaînement direct et significatif du récit de l'Aïd au chapitre 14 et de celui de l'irruption des M.S.C. au chapitre 15. Le piège s'est refermé. La « berlue inter­minable » de l'écrivain rejoint celle de Zahir. Le Clan et le père ont eu raison de lui. Le cercle est parfait. La cellule de prison est aussi close et coupée du monde extérieur que la maison caverne maternelle. Et à la dernière page, c'est en prison que Rachid apprend le troisième mariage de son père...

L'efficacité de cette libération personnelle par le récit, de même que l'efficacité politique de ce dernier, semblent donc profondément remises en cause. La Répudiation est ce roman qui ne progresse que par et dans son propre enfermement et sa propre remise en cause. De même que son, ou ses récits, sont rupture d'avec un réel aliénant violemment dénoncé ici, le roman se situe également en rupture avec les premiers « romans » algé­riens de langue française, qui répercutaient un discours univoque, ethnologique ou guerrier, ou encore sociologique de l'acculturation, et n'instauraient que fort peu le plurilinguisme.

La production des récits

L'ambiguïté et le plurivocalisme de La Répudiation reposent d'abord sur une pluralité des récits en présence, comme des dynamiques narratives d'ensemble du roman. La Répudiation n'est pas un récit linéaire, et pourtant, plusieurs récits linéaires parallèles peuvent s'y retrouver, qui tous entretiennent un rapport particulier, autonome et différent avec le temps, avec l'espace du texte, et avec l'espace réel.

L'étude des structures d'enfermement du texte romanesque et de sa violence nous a permis déjà de dégager les trois principaux parmi ces récits : le récit actuel de la relation avec Céline, point de départ et condition du récit des souvenirs, se situe en deux lieux clos, la chambre (« l'habitacle »), et secondairement l'hôpital. Le récit des souvenirs, d'enfance et d'adolescence, objet principal - apparemment - du roman, est produit par le récit de la relation avec Céline. Le récit des souvenirs familiaux désigne également deux lieux clos, les deux maisons de Si Zoubir (celle de Ma et celle de Zoubida), et un espace ouvert (la ville), mais tout aussi enfermant que les deux maisons. Le récit actuel enfin de l'enfermement par les M.S.C., le plus directement politique des trois, est comme celui de la relation avec Céline l'une des deux clôtures productrices du récit des souvenirs, et d'une partie des récits ou textes parallèles dont on va décrire l'emboîtement. Il se situe en deux lieux clos principaux, le bagne et la prison, mais intervient aussi directement dans l'hôpital, autre lieu clos qu'il amène à se fondre avec les précédents, et dans la chambre  (« l'habitacle ») partagée avec Céline.

Ces trois récits principaux ont chacun un rapport particulier au temps. Celui de la relation à Céline est le seul à fonctionner sur une linéarité temporelle simple, puisqu'on assiste à l'évolution de cette relation depuis le passage des Membres Secrets, blessure initiale, jusqu'au départ de Céline à la fin. Les retours en arrière possibles (ainsi, l'arrestation par les M.S.C. n'est narrée qu'au chapitre 15, mais rien ne nous dit que ce soit le même événement que leur « passage » sur quoi s'ouvre le roman), le va-et-vient constant dans ce récit entre l'hôpital et la chambre, la chambre et l'hôpital, n'empêchent pas de dégager dans ce récit une histoire de la relation avec l'amante.

On a vu que le récit des souvenirs récuse une linéarité tempo­relle. La fête de l'Aïd, sur quoi il prend fin, si elle est la dernière narrée dans la chronologie textuelle du récit des souvenirs, n'est pas la dernière dans la chronologie réelle de la vie du narrateur enfant, et pourrait même y être la plus ancienne. Le récit des souvenirs progresse vers ce point originel.

L'Aïd est origine, parce que souvenir biographique le plus ancien du narrateur dans le récit psychanalytique libérateur de sa personne. Mais origine culturelle aussi, en ce qu'il est, avec le Ramadhan (qui commence le récit des souvenirs, alors que l'Aïd le termine, ces deux fêtes plaçant ainsi tout ce récit dans l'optique d'une quête d'identité) la fête la plus signifiante de l'identité, et liée explicitement par l'auteur au souvenir du sacrifice d'Abraham. Dans les deux cas, il s'agit d'une antériorité, d'une mémoire, et si le récit des souvenirs progresse, chronologiquement, entre la « répudiation » de la mère (chap. 2), le remariage du père (chap. 5), et l'enterrement de Zahir (chap. 12), il remonte globalement cette même chronologie en débouchant sur le sou­venir le plus ancien, blessure à la fois première et ultime. Cepen­dant, l'Aïd et le Ramadhan sont les deux seules fêtes répétitives, donc plus difficilement localisables dans le temps que les autres fêtes qui ponctuent ce récit, et, à ce titre, l'Aïd est plus une antériorité culturelle qu'événementielle, mais ceci ne change pas la double orientation temporelle du récit des souvenirs, à la fois chronologique et inverse de la chronologie.

Le récit politique enfin entretient lui aussi un rapport dou­ble avec le temps. Si l'on peut supposer (encore qu'il ne le dise pas explicitement) que le roman tout entier se déroule entre un premier « passage des Membres Secrets » dans la chambre, dési­gné comme antériorité au texte à la première page, et l'enferme­ment final, ces deux événements peuvent apparaître comme le début et la fin d'une chronique « réelle », qui serait celle de tout ce récit. Mais ce récit est plus qu'un autre encore tributaire d'une mémoire, et même d'une double mémoire: mémoire du camp, de probables violences liées à la mort du Devin, et mémoire du maquis, que j'appellerai plus loin récit historique. Le dévelop­pement du récit politique, ses occurrences de plus en plus répé­tées, sont tributaires de la récupération de la mémoire, que les interrogatoires du chapitre 15 et de probables sévices antérieurs, tout comme l'hôpital, ont fait perdre. Le récit politique entretient donc lui aussi un double rapport au temps, à la fois chronologique et inverse de la chronologie, encore que la remontée de la chro­nologie soit ici moins systématique que dans le récit des souve­nirs. Mais la quête de la mémoire y est plus intense, plus obses­sionnelle, et l'on peut dire que le rapport au temps de ce dernier récit est l'inverse de celui du récit des souvenirs : une remontée vers la mémoire dans le cadre d'un récit chronologique, alors que la description de l'enfance se faisait sur le mode d'une chronolo­gie d'événements ponctuels dans le cadre d'une remontée globale vers la mémoire.

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Cependant, leur rapport avec l'espace comme avec le temps interdit de séparer véritablement ces trois récits principaux. On a vu déjà leur interdépendance au niveau de l'économie narrative d'ensemble du roman, et leur enfermement réciproque. Si les lieux essentiels du récit des souvenirs (les deux maisons de Si Zoubir) n'appartiennent qu'à lui, puisqu'aucun des deux récits « actuels » ne se déplace en ces lieux, et si le récit de la relation avec Céline n'a pour ainsi dire pas de mémoire, pas de passé propre, la ville entoure et relie aussi bien les deux maisons de Si Zoubir, que la chambre et l'hôpital de la relation à Céline, ou l'hôpital et la prison de l'enfermement par le Clan (le bagne et le Camp sont toutefois extérieurs à la ville). Dans cet enfermement, Si Zoubir intervient puisqu'il est membre éminent du Clan, et le Clan, on l'a vu, fait irruption dans les lieux du récit de la relation avec Céline: la chambre et l'hôpital. Quant à la mémoire-remontée dans les souvenirs d'enfance, elle va de pair, et on en étudiera plus loin les mécanismes, avec celle des rapports avec le Clan, qu'elle rend possible.

Les récits, se produisant l'un l'autre, comme on l'avait vu faire par les récits de Nedjma, sont donc étroitement emboîtés. De plus, ces récits principaux produisent chacun à son tour plusieurs récits parallèles également emboîtés en eux, et parfois passerelles supplémentaires entre eux. Ainsi, l'histoire additive de Yasmina au chapitre 10 fait partie du temps du récit des souvenirs, et se déroule autour et dans la maison de Ma. Mais elle n'est pas intégrée directement dans ce récit, et ne participe pas directe­ment de la biographie du narrateur. Par contre, elle est adressée à Céline (« Je t'ai montré, un jour, des photos de Yasmina », p. 156), et l'hôpital de Yasmina amène, comme on l'a vu, l'hôpi­tal du narrateur au chapitre suivant. Enfin, liée à la fois aux:. souvenirs d'enfance et au récit de la relation à Céline, elle a le sens d'une protestation exemplaire devant la situation de la femme, qui l'intègre au récit politique proprement dit. Tout ce chapitre 10, s'il est centré sur la relation avec Céline, est­ d'abord un récit-prétexte sur lequel se greffent toute une série de récits du même type que celui de Yasmina, comme celui de Saïda au début, ou celui du bordel (p. 153). L'interpénétration de ces différents récits et leur alternance y font aussi progres­ser la narration globale sur tous leurs registres à la fois, confir­mant cette polyphonie dont il était question plus haut: la fusion de toutes ces destinées féminines exemplaires, y compris celle de Zoubida, donne à la protestation - qui pourrait être pla­tement idéologique et univoque - une résonance et une portée démultipliées.

Ailleurs, c'est un objet, la couverture du Devin, progressive­ment raccourcie par Céline dans l'habitacle, qui suggère un récit toujours embryonnaire et recommencé aussi bien dans cette cham­bre que dans la « villa » des interrogatoires du chapitre 15. Cette couverture établit également un lien, par la mémoire amputée de la mort de ce même « Devin », entre les deux récits « actuels » qu'on a déjà vus converger à deux reprises (chap. 1 et chap. 15) dans ce même « habitacle » dont elle constitue le centre. Le cha­pitre 15 lui-même ne mêle-t-il pas plusieurs récits dans la chambre de la relation à Céline où il débute : celui de l'arrestation du narrateur par les M.S.C., se subdivisant à son tour dans les sous-­récits des interrogatoires ; celui de l'Histoire en ses deux niveaux, le maquis, mais également le coup d'Etat du 19 juin 1965, direc­tement suggéré ; celui, enfin, que développe le rire de complicité entre Rachid et Céline. Rire qui rend cocasses dans un sous-récit­ parodique aussi bien le bénéficiaire du coup d'Etat, que ses sbires les M.S.C. présents dans l'habitacle. Et cependant ce rire lui­-même sombre dans un autre sous-récit : celui de sa propre irréa­lité, de sa propre irréalisation (p. 252: « Non, personne n'avait ­ri »), élément narratif qui fonctionne à son tour à deux niveaux, puisqu'il peut, soit s'adresser au lecteur, et nier le rire, soit s'adresser aux M.S.C., et introduire dans ce cas contre eux une compli­cité supplémentaire entre Rachid, Céline, et le lecteur. Là encore, l'ambiguïté est l'un des moteurs essentiels de multiplication de la signifiance, que manquerait un discours idéologique univoque. On pourrait multiplier ainsi les exemples de production de récits parallèles, parfois désignés par des parenthèses ou par un changement de temps verbal (le présent des récits qui tendent à l'exemplarité les détachant comme un tableau isolable du cadre à l'imparfait qui forme la base syntaxique du roman), mais le plus souvent intégrés sans autre précaution à la trame narrative, qu'ils démultiplient à l'infini. L'essentiel était de montrer cette production réciproque des récits de La Répudiation les uns par les autres, et non depuis un réel, dont la saisie semble le plus sou­vent aléatoire. Plutôt que d'être produits depuis le réel, comme ils le seraient dans un roman de description réaliste de celui-ci, ou par une lecture idéologique de ce réel qui induirait le texte roma­nesque, les différents récits partent au contraire de leur propre existence de récits, pour aller progressivement à la rencontre du réel, dont la mémoire a été brisée.

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La politisation progressive du roman est justement cette avan­cée vers le réel, éminemment politique. La Répudiation est le contraire d'un roman « à thèse », dicté par une vision idéologique préexistante au récit. Le récit de La Répudiation est producteur de sens, et non illustration d'un sens, et c'est pourquoi son écri­ture est véritablement romanesque. Ceci est particulièrement vrai du chapitre 10, dont il vient d'être question, où le récit premier de Leïla, la demi-sœur juive, retourne soudain le fantasme bio­graphique du narrateur en une collusion exemplaire de plusieurs récits de destructions-enfermements de femmes. Récits qui conver­gent avec celui de l'enfermement de ce même narrateur pour déboucher sur une positivité, une efficacité de la révolte que leur collusion, et non leur explication, provoquera chez le lecteur. Le lecteur est ainsi amené à formuler lui-même, à partir de cette collusion exemplaire, sa propre lecture politique. Cette lecture politique est produite par la narrativité au lieu de la produire.

Le roman devient totalement politique au chapitre 15, où l'ar­restation par les M.S.C. vient réaliser ce que contenait déjà leur « passage » à la première page, à laquelle ce chapitre est ainsi presque un retour. Mais ce retour au point de départ n'est pos­sible que grâce à la politisation progressive de la narration, qui seule permet de conférer au réel de la première page la significa­tion qu'il y avait déjà. Cette signification ne se découvre que dans la récupération de la mémoire, qui va de pair avec la politisation des récits. La politique est vécue d'abord au passé, avant d'être manifestée dans le présent : elle est amenée par le récit histori­que (proche de celui de Kateb Yacine) du soulèvement des élèves du lycée contre la colonisation (pp. 205-207, chap. 13). Or, l'oc­currence de ce récit historique est antérieure, dans le roman, à celle du récit de l'Aïd au chapitre 14, lequel seul rendra possi­ble le récit de l'enfermement actuel (« Me voilà prisonnier du Clan », p. 245) au chapitre 15. La mémoire du récit des souve­nirs et celle du récit politique vont donc de pair, se complètent l'une l'autre dans la mise en lumière progressive d'un même enfermement, d'une même blessure première, dans les deux récits. Cet enfermement comme cette blessure sont à la fois le point de convergence ultime comme le point de départ caché des deux récits, à la rencontre duquel la mémoire seule, que les récits convergents ont rendue possible, a permis d'accéder. La mémoire est subversive, comme le récit qui la manifeste.

Car finalement, cette mémoire est découverte du lien imprévu entre les récits les plus cachés, et que le roman n'exhume pas à une lumière totale : ces deux récits à la complémentarité exem­plaire ne sont-ils pas, d'une part celui de la mort du Devin, pré­sent à travers tout le roman grâce à la couverture ramenée du camp, et de l'autre, celui du viol de Leïla, la demi-sœur juive, qui serait alors le seul véritable inceste d'un roman dont l'inceste est une obsession fondamentale sans que jamais on puisse le localiser véritablement? Ces deux récits sont les plus tributaires d'une mémoire brisée et non totalement récupérée, puisque l'on ne saura jamais si l'inceste avec Leïla a eu vraiment lieu ou non, et que le lieu du camp où mourut le Devin ne peut plus être nommé (p. 248), pas plus que la ville où se situe l'hôpital (pp. 164­-165), ou que l'identité du « Devin » lui-même, leader révolution­naire assassiné par le Clan. Et cependant, ces deux récits parti­cipent tous deux à la fois d'une exemplarité politique générale et de la biographie individuelle du narrateur.

Lien ultime et proprement insoutenable entre les différents récits, la mémoire devient ainsi l'interdit majeur, parce qu'elle est le récit le plus subversif. Or, de même qu'il n'y a peut-être pas eu de véritable inceste dans La Répudiation, il n'y a pas non plus de véritable répudiation puisque Ma continue à être entre­tenue par Si Zoubir. La véritable répudiation dans ce cas ne serait-elle pas celle de la mémoire, individuelle et collective ? Mémoire-récit que les récits falsificateurs du Clan interdisent sous peine d'enfermement ? La récupération de cette mémoire par la parole de La Répudiation serait ainsi le contre-récit de la récupé­ration de cette mémoire, ce qui transforme le récit en acte, de par la subversion majeure qu'il représente.

Textes et espaces

Si les récits sont ainsi produits l'un par l'autre, dans une per­spective temporelle où la mémoire devient particulièrement sub­versive, ils sont également produits par un certain nombre de lieux et d'espaces. Ces lieux et ces espaces deviennent ainsi pro­ducteurs de sens, et s'intègrent dans l'économie narrative globale du roman, non seulement en tant que points de rencontre entre les différents récits, mais en tant que matrices génératrices de ces récits mêmes. Et cependant, ces récits les produisent à leur tour, dans un échange fondateur constant.

L'enfermement dont il a été question plus haut se manifeste, se dit par un certain nombre de lieux clos, qui ont pour la plu­part été déjà répertoriés : la chambre-habitacle, la maison de Ma, l'hôpital et la prison en sont les principaux. La clôture de ces lieux est en elle-même déjà récit de cet enfermement, tant du narrateur que du pays, que de Ma et des différentes femmes du roman, que du dire romanesque.

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Mais il n'est pas que des lieux clos dans La Répudiation: une clôture n'existe que par rapport à un extérieur, ou même à un envers, qu'elle récuse et qui la fonde. Cet envers de la plupart des lieux clos de La Répudiation, c'est d'abord la ville qui les entoure presque tous, et se retrouve ainsi dans presque tous les récits que nous avons inventoriés, entre lesquels elle constitue un lien, une communauté spatiale aussi importante que le roman lui-même. Ces lieux clos ont du moins en commun d'appartenir à une même ville comme ils appartiennent à un même roman. En ce sens, La Répudiation, à la différence de la plupart des romans ethnographiques algériens, est un roman citadin. Son écriture se confond avec celle de la ville, même si dans cette ville les lieux clos d'où surgissent les récits du roman peuvent apparaître comme autant d'îlots.

La ville est d'abord productrice de textes. Ceux, dès le premier chapitre, de la fête du Ramadhan, qui ne se conçoit que dans les prestiges citadins déployés devant les enfants émerveillés. Or, ce texte citadin de la fête du Ramadhan n'est pas n'importe quel texte, de n'importe quelle fête : on a vu qu'il servait à instituer, à fonder la différence culturelle de Rachid face à Céline. La ville manifeste ainsi la différence et l'identité. En ceci, elle est bien loin de la ville le plus souvent étrangère des romans ethnographi­ques, même de La Grande maison, de Mohammed Dib. La ville est assimilée, elle confère une identité. C'est pourquoi non contente de produire des textes, elle est texte. S'y promener est lire ses « ondulations grises, vibrations métalliques, bandes jaunes », etc. D'ailleurs, elle n'existe que comme texte, puisque, cousine de celle de Nedjma, elle « ne dure que l'espace d'un fracas fulgu­rant, lors du passage d'un train qui s'en va vers Blida » (p. 89). Aussi est-elle fuyante comme les signes qui la fondent, et « s'effi­loche »-t-elle « en geignements vains que l'intrépidité des badauds désœuvrés n'arrivait plus à contenir » (p. 144). Car ne la possède pas qui veut : pour Zahir, elle est l'inscription en quoi il se fond de par son impuissance à tuer le père, puisqu'il en revient ivre­-mort après chaque tentative manquée (chap. 8). Et ce n'est qu'après avoir tué symboliquement le père à qui la ville appartient que Rachid peut pour la première fois se noyer dans la foule citadine qui le reconnaît enfin dans son identité trouvée, et mar­ginale : « Bonheur à traverser ce tohu-bohu exigu et infernal oh j'avais l'impression d'être un homme à part, saccageur de la com­munauté calcinée par la faute de cet amour incestueux que je traînais » (p. 146).

Pourtant, cette identité apparaît d'emblée comme une rupture. Si elle lui confère son identité, la ville reconnaît d'abord Rachid dans sa différence, la solitude de celui qui en transgresse la léthargie. Il n'y a véritablement communion avec le texte de la ville que lors du Ramadhan. Et même là, les enfants sont rejetés de la fête, sont parasites. On ne se glisse dans la ville que par effraction, et sauf au chapitre 8 dont il vient d'être question, on ne s'y aventure depuis un de ces îlots refermés contre elle dénombrés plus haut, que pour revenir en hâte à leur clôture. Ainsi, au chapitre 4 où le retour à la maison de Ma et à l'enfermement par les femmes est inévitable. Ainsi lors de cette traversée peureuse de la ville, un panier de têtes de moutons à la main pour les porter au four le jour de l'Aïd. La ville devient ici l'envers révélateur de l'identité craintive. Elle est productrice de signes par contraste. Elle est un système de signes différents de ceux de la maison et de la fête, traversés par l'enfant porteur de têtes. Et cette traver­sée de la différence aboutit à la révélation dans la caverne (le four) de l'identité-blessure véritable (pp. 234-242).

La ville renvoie donc à la clôture de ces îlots qu'on avait peu­reusement quittés pour lire la différence à quoi elle se ramène, même si un moment (lors du Ramadhan) elle avait frauduleuse­ment servi à affirmer l'identité face à une autre différence, celle de Céline. L'identité qu'elle confère n'est que négative : celle des dangers dont elle entoure la maison de l'enfance (p. 63), tout comme l'habitacle de l'amant de Céline, à qui elle enverra les M.S.C. ; celle d'une virilité agressive qui enferme les femmes dans leurs maisons (p. 44). Aussi, même si elle s'oppose aux maisons féminines pour en souligner et en renforcer la clôture, la ville, loin d'être espace ouvert, est clôture à son tour, car elle est assié­gée par la mer (p. 89) devant qui ses « bruits sont relégués au niveau des cauchemars » (p. 91). D'ailleurs, si le narrateur la traverse parfois dans le récit des souvenirs, il ne s'y aventure jamais dans les deux récits actuels, où elle se contente d'être l'es­pace d'où viennent les M.S.C et où se perpétue le coup d'Etat. La ville est donc davantage une clôture de plus contre laquelle se dit l'identité et se raconte la mémoire, qu'un espace véritable­ment signifiant en lui-même. Le seul espace véritablement signifiant face aux lieux producteurs de récits dont il est question par ail­leurs, est l'espace du roman lui-même.

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Les lieux clos, îlots dans la ville, sont, quant à eux, produc­teurs de textes qui échappent à leur clôture, qui la contrecarrent même, mais au surgissement desquels elle est nécessaire. Ainsi, la clôture de l'habitacle est la condition du récit à Céline, c'est-à-dire de presque tout le roman. « Je te cloîtrais pour te racon­ter comment mes sœurs l'avaient été » (p. 151), dit le narrateur à l'amante. La maison de Ma est l'objet premier sur quoi se fonde le récit des souvenirs, qui devient ainsi d'abord récit d'un lieu, et la condition même de ce récit, dans le parallèle entre sa clôture et celle de l'habitacle où le récit est proféré. C'est le développe­ment de la mémoire de ce lieu qui rendra possible la mémoire que visent tous les autres récits, et qui les sous-tend tout en leur conférant sa puissance subversive. La subversion première de La Répu­diation est l'effraction dans ce lieu caché des origines par un récit iconoclaste qui en viole le silence, qui lui donne un pouvoir signi­fiant, alors que l'enfermement en ce lieu par le père était juste­ment condamnation au silence, à l'inefficacité, à l'impuissance.

La maison familiale est le lieu de récits avortés, qui sont autant de tentatives manquées de rompre l'étau du silence. Ainsi, celui de la visite nocturne à la cousine et du « péché piètrement consom­mé », qui n'aboutit qu'à « cette odieuse impasse oh me catapultait l'innocence amère », celle d'un acte sexuel guère plus réalisé que son récit, commencé pourtant au passé simple, et retombé avec l'échec à l'imparfait de la non-réalisation qu'il avait un instant quitté (pp. 56-59). Ainsi, dans le même chapitre, le récit des premières masturbations qui se transforment « en système ver­rouillé d'automutilation » (p. 49), et n'aboutissent qu'à la mise « à mort d'horribles limaces roses », dans laquelle le narrateur retrouvait « le même désespoir du lien coupé qui me donnait des rages de testicules » (p. 50). La répudiation, condamnation des fils à la réclusion dans la maison de Ma, est d'abord condamna­tion à un vocabulaire inopérant. « Je nageais alors dans un monde dilué qui m'obligeait à créer, pour mon propre usage, des mots dont l'abstraction excessive me laissait pantelant » (p. 50), et dont le roman sera justement, par sa violence même, la conjuration.

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Or, la clôture de cette maison sur le silence que violera le texte romanesque est produite, non tant par un fait objectif, ethnolo­gique, que par les différents discours du père. Cette clôture est production langagière. Le récit ne la décrit pas tant en elle-même, qu'il ne décrit les langages qui la produisent, après avoir décrit ceux qu'elle tente en vain de produire. Ainsi, le remariage du père (chap. 5) est-il avant tout un système de langages qui insti­tuent cette clôture. Cette noce est une colossale production de tex­tes autour d'un noyau vide qu'ils ont pour mission de suggérer.

Dans un roman aussi cru que La Répudiation, la nuit de noces du père n'est désignée qu'à un second niveau, dans une phrase dont l'objet est d'abord un langage d propos d'elle. Langage des tambourins qui camoufle la nuit de noces: « Les tambourins, toute la nuit, avaient couvert les supplices de la chair déchirée par l'organe monstrueux du patriarche » (p. 71). Les nouveaux mariés, objet de la fête, imaginés par les convives, en sont absents, cependant qu'autour de cette absence et à propos de ce qu'elle recouvre, se produisent une infinité de textes parallèles :

« Défoulement des femmes. Folie de mon frère, de plus en plus délirant. Le peuple braillard était aux premières loges et se bâfrait sans aucune retenue (...). Le nouveau marié restait invisible (...). Les mâles se frottaient les mains et rêvaient d'une éventuelle fête érotique (...). Les lecteurs de Coran se relayaient (...). Les mendiants arbo­raient des faces de jouisseurs (...). Toute la ville parlait de cette noce fastueuse : les riches riaient fort (...), les pauvres, eux, souriaient (...), les femmes n'avaient pas d'opinion » (pp. 72-74).

Ce foisonnement verbal tombe ensuite dans le carnavalesque et dégénère en sa propre dérision, cependant qu'enfermés par cette avalanche de signifiants qui dessinent paradoxalement une clô­ture de silence, les fils de Ma en sont réduits à produire, quant à eux, des phrases et des mots inefficaces : « Nous collions aux mots et imaginions le crime parfait (...). Me traînaient dans la tête des relents de phrases, petites, cupides, souffreteuses » (p. 77). « J'en cafouillais de stupeur. Mon frère gloussait » (p. 81). D'ail­leurs, une fois terminées la fête et sa production irradiante de textes débridés, la maison désertée par les signes ne pourra plus que laisser entrer parcimonieusement les bruits du dehors qui l'as­siègent (p. 82), car elle a perdu tout pouvoir producteur pour se faire « piège du silence devenu dramatique et dont la mère était la principale victime » (p. 87).

La répudiation-enfermement est proprement ce « cercle des représailles » dont on ne peut sortir que par le récit, celui de Zahir « racontant aux femmes cloîtrées ce qu'il avait vu » dans ses promenades en ville (p. 87). Le discours de la fête, dans et par sa colossale production langagière, est donc devenu momen­tanément un lieu singulier, dont il dessinait l'espace avec les signes qui le composaient. Mais il a créé aussi un lieu durable. le piège de silence en quoi s'est transformée après la fête la maison de Ma. Ainsi, lieu, espace et récit sont intimement mêlés dans La Répudiation. Le lieu est récit, même s'il dit le silence. Il n'est pas objet extérieur au texte.

De la même façon, la « danse du père autour de notre enfance saccagée » (p. 97) qui prolonge cette fête est enfermement langa­gier qui fait bégayer les fils dans sa logorrhée verbale, dans sa « berlue ». Assiégés par les transes (p. 95), les « clameurs, citations du Coran, dissertations, anathèmes, soliloques aberrants, menaces, braillements, gesticulations, propos incohérents, hennis­sements, reproches » (p. 96) du père, les fils perdent la voix comme la notion du temps. Mais cette danse dessine aussi un autre espace clos : le magasin du père, qui n'existe pour ainsi dire qu'en elle, par elle, puisqu'elle en produit l'espace.

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Le rapport de paroles et d'un lieu s'inverse, par rapport à la noce du père et à la scène du magasin, lors de l'enterrement de Zahir. En fait, il n'y a point ici de lieu proprement dit, puisqu'on n'arrive à la maison qu'à la fin de l'équipée. Mais cette équipée est d'abord, comme la noce, une folle production de textes, sacri­lèges de surcroît, qui constituent le noyau spatial de la fête : Rachid et les fumeurs de kif se sont en effet installés dans le fourgon mortuaire, d'où ils profèrent ces textes qui réduisent au silence les lecteurs du Coran restés à l'extérieur. Colossale parodie d'en­terrement, cette fête profane récuse la clôture autour d'un noyau vide qu'aurait été l'enterrement religieux. Les textes parallèles produits ainsi sur le mode parodique deviennent paradoxalement un noyau d'identité véritable, puisqu'ils imposent la présence du mort en son essence culturelle - c'est-à-dire sa différence. Le rite parodique reçoit un plein, qui aurait manqué au rite « nor­mal » comme il manquait à la noce du père. Mais ce plein, c'est à la fois la culture profane contre la culture religieuse, le corps contre la parole de négation, et la présence réelle de la mort, contre sa métaphore coranique. La mort devient ainsi le seul plein possible d'un espace langagier qui ne dessine plus son lieu, et qui récuse toute clôture. Cependant, ce langage est parodique et mar­ginal, voué à l'inefficacité et au délire : le langage procédant d'un plein est ce langage qui n'a point de lieu, si ce n'est celui de là fête, qu'il ne peut posséder qu'en le retournant en sa propre paro­die, en son envers.

Le même procédé est à l’œuvre à l'hôpital, mais à partir d'un lieu clos réel, que des langages jaillis de son centre vont subvertir, retourner en son contraire. A la différence de la chambre où parviennent les cris des marchands de poisson et l'odeur de la mer, ou de la maison de Ma entourée-assiégée par la ville, l'hôpital n'est pas, cependant, dessiné par un extérieur qui lui préexisterait. La ville dans laquelle il se situe n'a pas de nom, et la parole, au lieu de dessiner le lieu clos depuis un extérieur, a au contraire pour fonction, à partir de ce lieu clos, de lui dessiner un espace extérieur. C'est depuis le centre de la salle d'hôpital que Rachid demande à Céline de lui dire, « lentement, le nom de la ville où je suis et le nom de la mer qui la baigne ». De plus, et on a déjà souligné la signification politique de ce double enfermement ; la clô­ture de l'hôpital se confond avec celle de la prison, et même du pays tout entier. Autant dire qu'elle est faite pour être traversée, annihilée ou du moins dé-réalisée, depuis son intérieur, depuis son noyau, qui va devenir productif en produisant deux récits tous deux générateurs d'un espace extérieur. Il s'agit d'abord (bien qu'il soit chronologiquement second) de cette « formulation de révolution permanente » (p. 277) à quoi les internés se livrent dans l'hôpital, avec la complicité des médecins. « Révolution » dont le récit est peut-être magnifique d'inefficacité, mais qui pro­jette le pays tout entier à partir de cette fausse clôture exem­plaire de l'hôpital. Pourtant ce jeu de la révolution n'est possible (au chap. 16) que grâce à la récupération, toujours à l'hôpital, de la mémoire du maquis (pp. 161-162).

Ainsi, cet hôpital à la clôture si imprécise qu'elle se confond avec celle du bagne, de la prison, et du pays tout entier, devient le lieu, avec la chambre, le plus richement producteur de récits de tout le roman. Comme pour la chambre, les récits produits en son noyau finissent par en irradier la clôture, qui se confond ainsi avec celle du roman. L'hôpital, comme le roman, de lieu d'enfermement est devenu lieu de guérison et de révolution, par la production de récits et la récupération d'une mémoire qu'il avait pour fonction première de gommer. Le roman est ce délire verbal libérateur qui tire son existence de lieux clos dont il tra­verse le piège de silence, par la parodie, par la profusion débridée de récits qui se heurtent l'un l'autre pour mieux se générer réci­proquement. Texte et espace sont ainsi dans un double rapport de production l'un de l'autre. La vie profonde de l'écriture de La Répudiation vient en partie de ce que jamais elle ne prend de recul face à des espaces, pour les décrire. L'objet et le mot sont intimement liés, ne connaissent pas la séparation. En ceci, l'écri­ture de La Répudiation est productrice de réel. Elle s'attribue une fonction qui retrouve par certains aspects celle de l'écriture mythi­que que j'avais développée à propos de Nedjma.

Parodie, plurivocalisme et intertextualité fondatrice

La Répudiation est le lieu de multiples récits, qui désignent leur clôture réciproque en s'intergénérant. Mais ces récits à leur tour sont lieux de rencontre de diverses paroles, dont la relation est souvent parodique.

La parole répressive par excellence est celle du père. Mais dans La Répudiation, cette parole du père est d'abord une colossale absence : le père est absent, ou silencieux. On ne le voit pratique­ment parler que dans la fameuse scène du magasin (pp. 96-98) où ses mots sont enfermement terrible des fils réduits au bégaiement. Or, ces mots si terribles ne sont en fait que des vociférations. Si terrible qu'elle soit, la parole du père est grotesque. Mais surtout, elle entraîne ensuite son récit parodique, burlesque, aux sœurs dans la maison de Ma réintégrée : « la pagaïe atteignait son com­ble et tout le monde gigotait, se trémoussait... » (p. 99).

Autre parole d'enfermement, l'interrogatoire par les M.S.C. (pp. 256-264) est livré tel quel, dans toute son absurdité qui n'est pas dite par le narrateur, mais que sa représentation désigne d'elle-même, de l'intérieur même de son discours. Par ailleurs, le roman tout entier est mise en lumière de la duplicité du discours pseudo-révolutionnaire du Clan. Mais, au lieu de nous décrire ce dis­cours et d'en souligner la duperie comme le ferait un récit pure­ment idéologique, Boudjedra le fait décrire, du point de vue opposé au sien - autre représentation parodique - par Si Zoubir lui-même (p. 282). Mieux: il fait tenir ce discours dans un contexte où l'on ne s'attendrait pas à le trouver, par les infirmières à vari­ces de l'hôpital, ce qui lui permet d'y introduire avec toute la vraisemblance d'une situation délirante des éléments hétérogènes ou caricaturaux sans rapport les uns avec les autres. Eléments hétérogènes qui s'intègrent cependant parfaitement dans le fonc­tionnement discursif auto-justificateur parodié : « Les cloportes et autres bestioles n'avaient-ils pas disparu ? Notre armée n'était-elle pas la plus puissante du Maghreb ? N'étions-nous pas membres influents de l'O.N.U. ? Le prix des femmes dont on demandait la main aux parents n'avait-il pas augmenté, et par là même la valeur intrinsèque de la femme ? » (p. 288). Le discours indirect, ici, souligne la parodie. Celle-ci devient plus pernicieuse encore lors­que le discours parodié est repris par le narrateur lui-même qui en force les modes de qualification du réel, comme dans cette des­cription du « chef suprême » (p. 284) citée plus haut.

Selon un procédé comparable, l'oraison funèbre de Zahir, à l'enterrement duquel les lecteurs de Coran avaient déjà été rem­placés par les fumeurs récitant les poèmes du grand Omar, est dite par le vieil Amar complètement ivre, double parodique, à la fois du père et du poète (par l'homophonie), qui inverse les signi­fiés du discours religieux en vantant la mort en état d'ivresse du frère. Ce n'est qu'après cette homélie burlesque que le narrateur conclut : « Zahir était bien mort » (p. 198) en jouant sur toute l'ambiguïté sémantique de la formule. Il est inutile, par ailleurs, de revenir à la production langagière de la noce du père, dont l'aspect parodique, dans le carnavalesque, était déjà apparu. Cepen­dant, pour qu'on ne s'y trompe pas, l'aspect parodique de cette production débridée de textes y est souligné par la réalité bru­tale de la mort lubrique d'un mendiant sur les détritus de la fête, envers cinglant de la parodie (pp. 78-79).

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Dans les exemples évoqués jusqu'ici, la parodie restait un mode de signification particulièrement efficace du réel par l'écriture ou le récit. Cette parodie cependant ne s'arrête pas en si bon chemin, et l'écriture de Boudjedra se fera parodie de son propre statut de roman algérien de langue française. Elle ira jusqu'à se parodier elle-même, en la prétention idéologique que certaine lecture vou­drait lui prêter exclusivement.

La Répudiation, d'abord, joue avec son statut de roman algérien de langue française en désignant d'emblée sa dette par rapport au texte dont on a vu qu'il pouvait constituer, dès 1956, le pro­totype d'une écriture algérienne en rupture d'avec tous les modè­les, toutes les dépendances tant politiques que formelles : Nedjma, de Kateb Yacine.

L'intertextualité dans La Répudiation se manifeste d'abord sur le mode de la parodie. Les emprunts burlesques de ce roman à des textes antérieurs se font à propos de la description d'un espace privilégié: celui de la ville. Dans la découverte de celle-ci Rachid est guidé par Zahir, son double comme Si Mokhtar était le double initiateur d'un autre Rachid dans Nedjma. Dans la ville de La Répudiation, les héros de Kateb, d'ailleurs habitués des fumeries surplombant le Rhummel, sont transformés en fumeurs « trans­percés de part en part par l'extase », et qui « se souviennent aussi d'être morts jadis, épuisés par la recherche de quelque amante sauvage », laquelle n'est plus ici qu'une « odeur d'amante, enchaî­née (comme Nedjma) à son luth et à son mari », et qui « ne pou­vait venir qu'à condition qu'on fît couler le sang en son honneur » (p. 94).

La parodie est volontairement réductrice, pour permettre l'éclo­sion du rire. Et cette réduction se fait d'abord par une substitution des lieux. Ainsi la caverne légendaire du Nadhor où régnait le nègre justicier et terrible ne sera plus que ce café dérisoire où « un gros nègre, la tête enveloppée dans une serviette de toilette écarlate (empruntée à Si Mokhtar ?), fume le narguilé ». Et afin que nul ne se trompe sur l'intention de Boudjedra, celui-ci pré­cise bien : « mais il n'est pas pris au sérieux » (p. 93). D'ailleurs, Nedima n'est pas le seul texte parodié ici, puisque dans ce même café on voit apparaître le double du « type » de la « metabkha » qui ouvre Qui se souvient de la mer de Dib. Seulement, si ce « type » faisait baisser les yeux de honte aux consommateurs atta­blés chez Dib, il n'a ici d' « air mystérieux » que parce qu' « il ne sent pas des pieds ». Et lorsqu'il « s'en va très triste, personne ne pipe mot. Un vieillard hoche la tête et rend l'âme, on le laisse faire » (p. 92). La parodie, ici, fait sombrer la situation lourdement signifiante de Qui se souvient de la mer dans le « nonsense ». Celui de Lewis Carroll, ou de tel texte surréaliste.

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La parodie burlesque dont tout le roman est imprégné, si elle est un mode privilégié d'introduction du plurivocalisme dans l'écri­ture de La Répudiation, n'est pas le seul mode de fonctionnement de l'intertextualité. Elle sert, par contre, à souligner cette der­nière, dont la fonction est beaucoup plus importante. L'intertextua­lité est un des modes de production majeurs du texte. Elle dessine plusieurs des espaces du récit, qui entre, grâce à elle, dans un fonctionnement mythique renouvelé, particulièrement lorsqu'il s'agit de donner un statut à cet espace dont le roman ethnogra­phique était singulièrement dépossédé : la ville. Comme dans Qui se souvient de la mer, la ville est ce mouvement perpétuel, ara­chnéen et de fragile violence « où les grosses grues bâtissaient à coups de convulsions électriques des échafaudages compliqués, tou­jours sur le point, semblait-il, de culbuter dans la mer tentatrice qui guette » (p. 90). Et comme la Bône de Nedjma, elle « donne aux passants des visages d'un siècle à venir, les coupe et les découpe en figures géométriques, colle sur leurs visages des impressions de kaléidoscope » (p. 90).

La ville est ici appropriée par le biais d'une écriture dont les résonances intertextuelles en font une dimension propre au roman algérien de langue française. Elle devient de ce fait un élément d'une écriture dont La Répudiation participe. En dési­gnant la ville à travers ses référents textuels, La Répudiation l'in­tègre dans la reconstruction mythique de l'espace culturel maghré­bin.

La résonance l'une dans l'autre des différentes écritures roma­nesques, distantes dans le temps, d'une histoire littéraire que dési­gne justement cette intertextualité, constitue peu à peu un nou­veau récit mythique : celui, non plus de héros légendaires hors du temps historique, mais d'une succession de textes à l'écriture radicalement nouvelle et intégrée dans l'Histoire. Textes qui, par-­delà la rupture d'une unité primitive qui seule les a rendus pos­sibles, recréent une autre perception identifiante de l'espace.

D'ailleurs, envers de la ville, l'école coranique est également un de ces lieux privilégiés dont la description quasi-obligatoire constitue un texte en roman algérien de langue française. A la différence de la ville, ce lieu a pourtant un statut ambigu : le décrire est, qu'on le veuille ou non, prêter le flanc au reproche d'exotisme à l'usage du lecteur occidental qu'on n'a pas manqué de faire au roman ethnographique. Boudjedra lui-même n'évite pas cet écueil en se sentant obligé de justifier - donc de solli­citer le jugement extérieur - la pédérastie du maître coranique par la pauvreté. Il retombe alors (p. 107) dans une écriture ethno­graphique par rapport à laquelle tout son roman cherche à se démarquer. Mais cette faiblesse passagère ne fait pas pour autant sombrer le récit dans la description pour elle-même : l'école cora­nique n'est qu'un élément du récit d'un vécu, lequel n'est jamais, comme dans le roman ethnographique, le prétexte à cette des­cription. Elle n'est point pittoresque, et ne sert ici qu'à inscrire une rupture culturelle dans l'univers citadin étranger du lycée, dont le surveillant général corse, « Midi-moins le quart », semble sorti lui aussi du roman de Kateb. Moment arrêté du récit, quelque peu descriptif malgré tout, elle situe la différence et rendra plau­sible le récit ultérieur de la fuite du lycée, début d'une errance de l'écolier qui, elle encore, rappelle celle de Kateb.

Le récit se construit donc en partie sur et dans la citation qui lui confère sa valeur fondatrice, et grâce à laquelle l'anecdote par­ticulière prend une dimension exemplaire, rejoignant ainsi certai­nes fonctions perdues du mythe. Si le mythe célèbre les origines, le roman compense la perte des origines par la création d'une Histoire : son Histoire de roman algérien de langue française. Et ce qui ainsi se désigne comme Histoire littéraire va permettre au texte romanesque d'enjamber la rupture première, culturelle, historique, scripturale, dont il procède, pour aller à la rencontre des origines perdues. Car le récit de La Répudiation est en grande partie, dans sa vocation fondatrice même, et par-delà la fêlure qu'il ne cesse d'inscrire dans son écriture, un roman des origines, dans tous les sens que l'on pourra donner à ce terme.

Le roman des origines

La référence intertextuelle privilégiée de La Répudiation à Nedjma n'est pas un hasard : si Nedjma instaure le mieux le mythe de la littérature algérienne, le mythe donc d'une identité littéraire, s'il est le mythe d'origine du roman algérien de langue française en tant que texte, le roman de Kateb tire justement sa force de sa fonction mythique même. La geste des Keblouti y développait, pour la première fois dans le cadre d'un roman, une mythologie des origines, au-delà d'une tribu particulière, du pays tout entier. Nedjma, en ce sens, a pu être interprétée comme une allégorie de l'Algérie, et le récit des aventures de l'héroïne et de ses quatre amants faisait passer le temps historique du roman à la dimension exemplaire du temps mythique, générateur de l'iden­tité collective. Or, les pères, dans le cycle des oeuvres de Kateb, étaient justement ceux par qui l'identité s'était perdue, et au-delà de qui il fallait la retrouver, quitte à passer sur leur corps. La Répudiation, au contraire, a été lu souvent comme le récit d'une quête tragique du père, au même titre que Le Passé simple ou Succession ouverte de Chraïbi au Maroc.

Le père est, dans La Répudiation, le détenteur jaloux d'une culture arabe dont il enferme les précieux textes dans son coffre. La répudiation est aussi exclusion des fils hors de la culture ances­trale. La blessure essentielle est ce refus d'une identité, que les fils devront ravir au père par une seconde violence, et que le texte romanesque tentera de reconstruire, par sa fonction fonda­trice. En ce sens le texte romanesque est à la fois poursuite et meurtre du père par la reconquête de l'identité perdue. Le roman acquiert une fonction de production culturelle, mais cette pro­duction culturelle est reconquête et création à la fois d'une iden­tité du narrateur, et c'est pourquoi la fonction culturelle du roman ne peut être dissociée de sa dimension de roman familial, au sens psychanalytique du terme.

Le père qui refuse l'identité qu'il peut seul donner aux fils, ne peut être rejoint que par le meurtre. Pourtant, ce meurtre est désir. C'est pourquoi le roman des origines de La Répudiation s'inscrit sur fond de saccage. « Le saccage était en nous, dès notre enfance éreintée par cette course à la découverte du père phallique mi-réel mi-apparent, perdu dans ses sortilèges ». Toute l'enfance de Rachid et Zahir est poursuite de « l'ombre désin­volte et sûre d'elle-même sans répit ni espoir transbaladés d'énigme en énigme » dans « notre marche vers la découverte merveilleuse du patriarche inique ; mais le périple s'enfonçait à jamais dans les affres de l'alcool et de l'inceste » (p. 220). La « quête du père », pour reprendre l'expression consacrée par une critique de contenu un peu facile, a, dans l'imbrication spatio-temporelle des récits analysés plus haut, un statut particulier. L'objet essentiel du récit des souvenirs n'est pas le père lui-même, mais la quête ou plutôt « la poursuite », « la marche », « le périple » des fils à sa rencontre. La quête du père prend ainsi une dimension spa­tiale de mouvement qui donne au récit une dynamique parti­culière.

Or, cette « course » est désir de meurtre, où pour retourner le saccage originel, il faut tuer ou mourir. Zahir meurt parce qu'il n'a pas su tuer le père. Mais peut-être aussi parce qu'il n'a pas compris que le meurtre réel, objectif, non symbolique, ne résout pas le roman familial. Zahir n'a pas su que le seul meurtre efficace du père était le double meurtre que tentera Rachid : non pas tuer physiquement le père, ce qui laisserait intact le saccage culturel qu'il avait perpétré, mais le tuer symboliquement, en couchant avec Zoubida, la marâtre, et en racontant son origine à Céline, l'amante étrangère.

L'impuissance de Zahir, et son échec, proviennent de ce qu'il n'a pas su faire la différence entre le réel muet et la signification symbolique de ce réel. Zahir refuse la différence sexuelle de la femme, comme il refuse la différence entre le réel et sa signifi­cation. Rachid tue le père en donnant à sa relation avec Zoubida une signification symbolique évidente : « Mon plaisir parricide béait » (p. 139), et en réalisant cette symbolique par le récit à Céline, dont la différence culturelle autant que sexuelle redouble la portée symbolique de ce meurtre.

Pourtant, toute la relation avec Zoubida peut être considérée comme une quête désirante du père, et de l'identité qu'il incarne. Cette séduction se dit meurtre du père, mais si le plaisir est parricide, il est avant tout « ma quête de la tragique engeance » (p. 135), retrouvailles avec « le sang bafoué au long d'un siècle de violence et de feu » (p. 136). C'est pourquoi les étapes de la séduction de Zoubida sont ponctuées par une citation du « poète Omar » au trouble statut de garant culturel arabe. Cette citation donne à la séduction une dimension culturelle évidente, mais par un aspect de la poésie arabe (le plaisir érotique) qui à la fois parodie l'activité essentielle du père en ce lieu même (la chambre de Zoubida), et désigne le meurtre symbolique du père par l'acte amoureux.

Dans une ambiguïté productrice multipliée, les vers du poète Omar deviennent ainsi le double de la culture du père, et le meurtre proprement dit du père par ses trésors les plus cachés, Zoubida et la grande tradition érotique de la poésie arabe. De plus, cette citation se développe d'une occurrence à l'autre (pp. 130, 131, 133, 136), soulignant que la progression de la séduction a une signification essentiellement littéraire. En lui volant Zoubida qui récite le poète Omar, Rachid vole à son père le secret de sa puissance : son pouvoir culturel. C'est pour­quoi la séduction de Zoubida doit être traversée. Le récit ne parle que d'un après-midi, mais le narre à l'imparfait. Cet imparfait itératif suggère la répétition, seule susceptible de dépasser le simple meurtre symbolique du père, pour désigner une durée fondatrice d'un temps et d'un espace reconquis, d'une identité réappropriée. Le vrai bonheur, Rachid le trouve donc en quittant Zoubida pour se sentir, grâce à ce vol de la place du père, intégré dans son identité virile pleine par la ville qui le reconnaît enfin. Reconnaissance face à laquelle l'effraction qui permit de la conquérir n'est plus que cauchemar : « Je retrouvais les hommes avec une avidité inouïe : je quittais le cauchemar » (p. 144).

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Car le mythe identifiant est à jamais une forme vide dont la dimension essentielle est son éclatement même : seule la violence, en effet, le fonde et le détruit. Le maquis dont la progression du récit redonne la mémoire, n'était qu'une entreprise hasardeuse, ce qui explique en partie son oubli. L'identité que cherche à recouvrer le récit ne peut résider que dans cette restitution dif­ficile d'une histoire fondatrice qui remplacerait le mythe des origines, car on ne peut effacer l'intrusion d'un temps historique dont le récit romanesque, à la différence du récit mythique, est justement la manifestation.

Mais, nouvelle ambiguïté, cette Histoire est à son tour frappée d'inefficacité à cause de la mort du mythe : « Nous haletions, avides de pouvoir et de possession, qui se révélaient hasardeux à cause du mythe éclaté et brisé auquel personne ne croyait plus » (p. 210). Car cette Histoire est celle, non plus du Fondateur sûr de lui qui apparaissait au héros de Kateb dans sa cellule, mais du « Clan parti à la recherche de lui-même dans les gorges et les grottes calcinées par le soleil et les bombardements » (p. 201). Le Clan, dans sa dimension historique, ne peut, comme le mythe ancien, affirmer une identité que l'action doit lui conférer au lieu de la manifester. Inscrit lui-même dans l'Histoire, il ne peut lui donner un sens, qu'au contraire il en attend : « Il fallait nous débrouiller, car en vérité il n'y avait ni legs, ni testament, ni parcours » (p. 211).

La quête d'identité est donc inséparable de celle du père, pour­tant responsable du saccage évoqué plus haut. Se définissant par le refus de la différence et la quête du père, elle ne sort pas du roman familial, ce qui lui permet certes de se constituer plus facile­ment en récit, mais la condamne à l'inefficacité et à la perte d'une mémoire que Si Zoubir n'avait fait que prêter aux lycéens, pour mieux la confisquer ensuite avec l'aide des M.S.C. Car la véritable Histoire, celle du Clan et de ses rapports avec Si Zoubir et les « gros commerçants », reste à faire. Elle seule serait véritable­ment fondatrice, en ce qu'elle permettrait au récit la sortie déchi­rante du roman familial qui l'encercle. Mais justement, les M.S.C. sont là pour intervenir au moment précis où le récit des souve­nirs, après avoir narré la fête de l'Aïd, pourrait narrer la fête la plus enfouie, la blessure première, celle de la circoncision qui ne sera dite que dans le roman suivant, L'Insolation. Le récit des souvenirs prend fin à la dernière ligne du chapitre 14 par la phrase annonciatrice: « Ce fut aussi le début du gâchis » (p. 244). C'est qu'il est coupé à ce point par l'arrestation qui suit : « Me voilà prisonnier du Clan » (p. 245). Cette arrestation vise avant tout à empêcher la récupération d'une mémoire véritablement fonda­trice, en ce qu'elle dirait la liaison évidente entre le saccage de l'enfance et celui de l'âge adulte.

Au lieu de converger vers la récupération de cette mémoire, les récits sont ainsi juxtaposés, comme les souvenirs, dans un écla­tement qui est celui de tout le roman. Bien plus, le récit politique actuel de l'arrestation, beaucoup plus que l'arrestation elle-même, est la véritable coupure du récit des souvenirs. La blessure est langagière, narrative. Le récit des souvenirs est proprement castré par le récit politique actuel. La récupération de la mémoire grâce au récit à Céline, lequel acceptait la différence pour, par elle, devenir fondateur, est interdite par la rivalité des récits.

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Ainsi, l'identité tant cherchée est peut-être cette brisure même, inhérente à l'écriture romanesque plurivocale ? Le roman est dans la brisure du réel entre ses différents récits. Il ne peut substituer à cette brisure, à cet éclatement un mythe unifiant qui n'est pas au pouvoir de son écriture. Cette écriture n'est-elle pas née de la blessure d'une modernité historique dans laquelle le mythe de l'origine est définitivement rompu? La quête de l'origine par l'écriture romanesque ne peut donc être que tragique, en ce que cette écriture relègue définitivement l'origine mythique dans le passé révolu que lui dessine, pour mieux l'y tuer, le temps historique du roman.

Reste l'enfermement volontaire dans le récit délirant. Mémoire et identité se consument dans cette grande logorrhée-oubli que sont à la fois la clôture parodique de l'hôpital, et le délire de l'écriture. La marginalité de l'écriture et l'oubli dans la clôture ludique de l'hôpital constituent tous deux une sorte d'envers pré­caire du discours établi. L'hôpital de La Répudiation a la même fonction d'envers radical d'un discours de pouvoir que les sables du Grand Erg où se dilue le muezzin bègue et athée de Bour­boune, ou que les récits hallucinés d'Arfia et de Rodwan dans La Danse du roi de Dib.

Le mythe, désormais, est un futur hypothétique. Il ne peut être atteint que hors du temps (« Me faire oublier dans un quelconque hôpital et y attendre la réalisation de la prophétie du Devin : la faillite du Clan », p. 275), ou dans le double délire prophétique du récit de révolution en chambre des malades de l'hôpital, et du récit romanesque tout entier. Le roman se parera donc d'une fausse cohérence délirante, garant le plus sûr du sommeil définitif. Le narrateur n'avoue-t-il pas dès le début du roman qu'il cherche « par mes palabres (...) à puiser dans la structure des mots le vertige nécessaire à ma somnolence définitive, car je savais m'en­chevêtrer dans les signes les plus aigus et les plus pernicieux, jusqu'à en faire partie et m'y perdre » (p. 34) ?

Le récit délirant nie la fonction fondatrice première des récits décrite plus haut. Loin d'authentifier le réel, de lui donner un sens, il se coupe de ce réel, par la perte progressive, au fur et à mesure de son propre déroulement, des repères de véracité de ce qu'il narre. Le récit instaure le doute sur le réel, tout en connais­sant les réponses, qu'il occulte cependant. Il est ainsi condamné à sa propre répétition, à son auto-engendrement à partir d'un déra­page progressif des gages de réalité : « Avais-je été l'amant de Leïla ? Zahir était-il réellement mort ? Pour oublier ces questions qui me hantaient continuellement et dont je connaissais les réponses, je partais à nouveau dans un récit » (p. 203). Le récit s'installe dans la perte de son référent. Il ne produit plus que lui-même, dans une sorte de terrorisme interne qui seul, à présent, le fonde.

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Cependant, on peut également retourner la proposition : de même que l'amour avec Zoubida et le récit à Céline étaient retournement de sa violence contre le père, de même le roman prononce la répudiation du principe même de réalité. La fabula­tion qui s'affirme comme telle vit de et dans sa coupure-répudiation. Mais elle est également une manière de soumettre le réel au fantasme. Le délire du récit s'instaure en mode de séduction, aussi bien de Céline que de Zoubida. Laisser Céline « dans cet état désagréable d'incertitude » (p. 197) procure au narrateur une jouissance, car le délire est conquête autrement efficace qu'un réel somme toute dérisoire. « Céline, entre la mer et le délire, ne savait plus à quel éblouissement se vouer et, à défaut d'un choix crucial, elle s'abandonnait à l'un et l'autre, conquise bien avant de s'être rendue, contrariée par la cohérence interne d'un récit fictif dans lequel je la tenais prisonnière et haletante » (p. 202).

Ainsi le délire narratif de La Répudiation s'inscrit-il dans une dialectique érotique. Il est outil de séduction de l'amante-auditrice, efficacité de la parole sur le corps qu'elle possède. Mais il est aussi le produit de cette possession, production par le corps des amants. Certes, Boudjedra n'est pas le premier à exploiter cette corporalité du mot, cette liaison de même nature de la parole et du corps, qui constitue depuis Bataille, Blanchot ou Genêt, l'un des thèmes majeurs d'une avant-garde. Le discours romanesque de La Répudiation est « performatif », selon le mot d'Austin repris par Benveniste, en ce qu'il constitue en lui-même, indé­pendamment de son contenu, un acte corporel de séduction. Soshana Felman parlerait à son propos de « scandale du corps parlant » [46]. Il peut donc être intéressant de dégager la dimen­sion proprement corporelle de l'énonciation des récits dont on a vu surtout les dimensions spatiales et scripturales. De voir surtout en quoi cette sexualité de la parole spécifie et limite à la fois la production des récits, et amoindrit, entre autres, la fonction de libération dont on a déjà vu qu'elle n'aboutissait pas.

La parole-corps et le roman familial

Si le récit romanesque de La Répudiation a pu nous apparaître comme un récit encerclé, si ce récit est prisonnier de la violence du silence, il est également lové dans le corps de l'amante. Céline rend le récit possible, par sa différence culturelle et son écoute, mais également par son corps, dont le frottement fait surgir la narration du souvenir de Ma : « Pourquoi me pressait-elle ? Elle voulait que l'on parlât à nouveau de Ma, et comme je résistais, elle venait frotter contre mon corps la douceur contagieuse de son épiderme » (p. 9). Le récit des souvenirs est ainsi un des modes de la relation sexuelle à Céline, la narration est jouissance. Elle est cette perte indispensable dont la jouissance est d'autant plus forte qu'elle a été longtemps retardée, car le refus de dire n'est que feinte érotique : « Je ne répondais à ses sollicitations que lorsqu'elle était à bout de patience et que je sentais confusé­ment que, si je continuais à me taire, je risquais de perdre à jamais l'occasion de pouvoir évoquer la maison de Ma et les mythes de la tribu ; je m'empressais alors de la satisfaire » (p. 15).

Elément de la jouissance des corps, le récit comme eux ne peut s'enclore lui-même dans le temps et l'espace du texte romanesque. S'il est encerclé et limité par le silence de la bles­sure que lui infligent les M.S.C., il n'a pas, à proprement parler, de début marqué comme tel (et peut-être pas de fin non plus, puisque L'Insolation lui fera suite). Il n'est pas limité par l'espace textuel, car son véritable espace est le corps, la relation sexuelle dont il procède, et qui lui préexiste. Le corps est antérieur au récit. Il est son en-deçà, par rapport auquel le récit est une continuité, et non un commencement. Les articles définis (renvoyant à une antériorité sans rupture) de sa première phrase, tout comme la proposition temporelle renvoyant à un événement juste antérieur, mais non intégré dans la clôture du texte romanesque, font partir le roman d'une continuité chaotique, insèrent le texte dans son référent non-textuel, et physique: « Avec la fin de l'hallucination venait la paix lumineuse, malgré le bris et le désordre, amplifiés depuis le passage des Membres Secrets » (p. 9). Céline, pas plus que les Membres Secrets ne sont présentés : ils sont, avant même d'être produits par le texte. C'est pourquoi Céline n'est d'abord désignée que par le prénom « elle », avant même d'être nommée pour la première fois. Tous les autres personnages apparaîtront ainsi comme des évidences, à partir du flou d'une action anté­rieure au texte, dont il n'est qu'un des éléments. Céline, puis Ma, puis Zahir, puis Zoubida, puis Si Zoubir, puis Saïda seront là, dès avant que leur histoire ne soit dite, et sans qu'ils soient présentés ou nommés. Et ce flou d'une non-nomination, d'une non-présentation des personnages, est consubstantiel de la moiteur du corps de Céline, de la fusion ou de la répulsion des corps des deux amants, qui sont également les deux aspects de la relation complexe du texte au réel.

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Le corps, la sexualité, sont ainsi une latence, un en-deçà du récit d'avec lequel il est bien difficile de leur assigner une démar­cation. Tout au plus peut-on noter que de cette latence, souvent appelée « état calamiteux », le récit a toujours quelque peine à surgir, même si elle est nécessaire à son surgissement. Ainsi, les masturbations dans le magasin du père ne suffisent-elles pas à réaliser le désir de posséder la marâtre, « délire calamiteux » qui n'arrive pas encore à se constituer en récit efficace. « L'éjaculation chaque fois me laisse hagard. Début de mort lente. Attente fébrile, mais rien n'arrive » (p. 120). Seule la pénétration effective du corps de Zoubida au chapitre 9 permettra au récit de surgir véri­tablement, à un début d'action de se manifester (p. 130). Latence, point zéro du récit, le corps de l'amante se confond ainsi avec le réel dont le récit va surgir pour le violenter. La parole du narrateur n'est possible que grâce à la « fixité fabuleuse » (p. 21 : la juxta­position des deux termes, avec la double signification de l'adjectif, est ici révélatrice) de l'amante, que souligne l'absence de verbe dans cette « phrase » préliminaire à un segment de narration.

De même, mais inversement, la maison de Ma baigne dans cette « fixité primordiale » des oncles qui réduit à l'impuissance le désir dit de les frapper (p. 54). La « répudiation » de la mère n'est pas introduite, amenée dans le temps par une quelconque narration : elle est. Etat de fait, latence, et non événement. Le narrateur en désigne cette latence non narrable par des phrases sans verbes, et surtout par l'usage du présent. Celui-ci la situe hors du temps de la narration, dans une a-temporalité en-deçà de tout récit. C'est pourquoi cette « répudiation »-latence, état de fait, est caractérisée surtout par le manque : « aucune révolte ! aucune soumission ! aucun droit » (p. 37). Manque existentiel chez la mère, manque socio-politique qui caractérise la condition fémi­nine en général, manque, surtout, de récit : ce qui est narré sous couvert de répudiation sera au contraire une copulation banale de la mère avec Si Zoubir. Le (non)-récit de la répudiation est donc surtout le récit de la non-répudiation, qui se nie donc lui-même et devient, ironiquement, le récit de la parole impossible : « Ma hésite. Une gêne... La banalité des mots qu'elle va prononcer. Elle ne sait pas se décider. Et les phantasmes ! Surtout pas d'in­solence pour ne pas rebuter les ancêtres. Se taire... Les mots se forment, puis se désagrègent au niveau de la gorge sèche. Ma préfère desservir la table » (p. 38). La mère ne peut pas plus dire le réel, ni lui imprimer l'efficacité d'une parole, que le narrateur ne peut raconter les faits, lui qui se réfugie dans un récit second, pour désigner à travers lui le récit véritable qui ne peut se faire. Le récit de l'en deçà de la parole ne peut se développer que par et dans son propre envers.

C'est pourquoi, liée à la répudiation, la noce est également dite par un récit-envers de ce que serait son récit normal. Le signifié véritable de la description de la noce de Si Zoubir (parti­culièrement pp. 71-72) peut être découvert dans l'envers qui la nie : l'absence de Zahir. La description de la noce proprement dite (à partir de « Noces drues »... etc.) est en effet statique. Elle repose sur des phrases sans verbe ou des verbes à l'imparfait (« la mariée avait quinze ans »), et ses différents personnages, ou actants, y sont nommés par leur fonction dans la cérémonie (« la mariée », « les vieilles femmes », « le patriarche ») et non par leur identité, du moins au début. Le premier prénom dit est celui de Zahir, l'absent, l'envers, et ce n'est que lors de son apparition que le récit surgit de la latence de cette accumulation d'actants n'existant que par leurs fonctions généralisables: l'usage subit du passé simple marque ce surgissement (p. 72: « Il rentra complète­ment saoul »). Le récit individualisé ne commence que là, et l'objet de ce récit est précisément l'envers du récit annoncé de la noce : c'est la maladie de Zahir, qui constitue une réfutation,. une négation fondamentale du texte de la noce (et l'on a vu déjà que l'espace de cette noce n'existait que par la prolifération des, récits parallèles, en l'absence de récit de la noce elle-même). Le passé simple qui désigne le récit désigne en fait un contre-récit qui n'existe quant à lui que dans la négation du récit annoncé, car il constitue cette négation même.

Ainsi, les récits de La Répudiation, qu'on a vus plus haut se générer réciproquement, se nient également de manière tout aussi réciproque. D'ailleurs, le contre-récit de la maladie de Zahir ne se développe guère jusqu'à exister complètement comme récit : il tourne court et s'enlise dans la latence-absence dont il avait surgi. Prolifération de récits tous dépendants d'un réel­-corps, en-deçà générateur de ces récits. La Répudiation est éga­lement le roman de récits qui n'arrivent pas à se réaliser. D'où la constante stylistique de phrases à l'imparfait ou de phrases sans verbe qui désignent encore plus cet état-latence d'où le récit sans cesse cherche à surgir, et où il s'anéantit non moins régu­lièrement.

La parole de La Répudiation se situe le plus souvent à ce point magique où le récit s'apprête à surgir de son en-deçà, corps ou situations non-langagières. Ce point d'émergence difficile est désigné, on vient de le voir, par l'usage ou le non-usage des. verbes. Maïs il l'est également par un vocabulaire particulier, par un ensemble de termes recherchés ou de créations pures et simples qui désignent l'aspect laborieux de cette émergence. Ces termes prolifèrent particulièrement aux moments où cette émer­gence se dessine sans arriver toujours à se réaliser. Le seuil du récit est une sorte de magma qu'un vocabulaire particulier conjure par sa magie sonore et répétitive. Ainsi, la matrice narrative fondamentale qu'est la relation sexuelle avec Céline se parera de termes comme « alacrité », « animosité alcaline » (p. 19), qui se situent dans le domaine physique de la sensation. L'extranéïté de son espace par rapport à celui du texte se dira par la magie de qualificatifs comme « traquenard » (p. 12), « habitacle » (p. 10), « état calamiteux » (p. 9), « monde cinétiquement étrange » (p. 34). Pour raconter, le narrateur est « atteint d'amaurose » et de « papules » en travers de ses paupières, et « seule l'atmosphère des pissotières pourrait rendre la ferveur rigide dans sa solennité, comme une obliquité pointue » (p. 19) de cet état. La ville, autre latence d'où les textes pourraient surgir, « s'effi­lochait en geignements », cependant que les femmes y « oubliaient leurs aménorrhées », que les mendiants s'y transforment en « incubes malodorants », et que le narrateur s'y sent considéré « comme un véritable protozoaire en perdition dans l'antre » des fumeurs (p. 144-145 et 141). Pour arriver au texte, « il s'agit de se balancer comme un cercopithèque ' (p. 106), et si l'on arrive à se dégager des qualificatifs quasi-obligatoires de la « pater­nité éreintante » et de son « ombre envahissante » (quasi-obligation de qualifier certains états, et d'en souligner le statisme par le participe présent, autre temps verbal privilégié dans l'écriture de Boudjedra), le récit de toute manière ne pourra être qu'une « logorrhée envahissante » ou une « berlue interminable » (p. 293).

Face au réel dont il voudrait être la saisie, le récit bégaie dans une semi-impuissance qui est celle, justement, du narrateur devant le corps désiré et offert de Zoubida : « Balbutiements, juste au moment des décisions à prendre. Je rêve debout (la putain au maillot jaune... C'est un camarade de lycée bègue ; il manque les cours d'arabe pour aller au bordel. Il raconte. Il nous énerve à bégayer au moment le plus crucial) » (p. 121). La parenthèse d'un autre récit rêvé-bégayé est une fuite devant l'acte, devant la narration. De la même façon, les récits à peine amorcés retombent vite dans la description qui annule leur mouvement diégétique. Ainsi, après l'amorce de récit de ce qui se passait dans le magasin du père, retombe-t-on dans la fixité du morceau d'anthologie descriptif de la page 105 : « Mon père est un gros commerçant. Il dort dans son alacrité rassurante. Ma mère est une femme répudiée... etc. ». Le récit non sorti d'ailleurs de l'impar­fait verbal qu'il affectionne comme pour mieux montrer son impuis­sance narrative, a besoin de se ressourcer dans l'immobilité de ces descriptions, qui sont souvent de meilleure qualité que le récit événementiel proprement dit. Les récits de La Répudiation reposent sur ces moments fixes et généralisables, mais quasiment lapidaires. On retombe ainsi dans une quotidienneté-latence qui exclut toute succession événementielle, et qui préexiste au récit qu'elle réabsorbe.

Cette quotidienneté réelle n'est pas générée par le texte. Elle le génère au contraire sans qu'il puisse à partir d'elle prendre son élan propre. Le réel produit le texte, qui lui revient à peine ébauché, sans avoir réussi à établir la distance par rapport à ce réel - ou à ce corps -, qui lui permettrait d'exister comme récit. Le burlesque et le délire verbal ne créent qu'une fausse distance. Ils parodient, non tant leur objet apparent, que la distance même que le texte devrait instituer d'avec le réel pour pouvoir fonctionner. Au lieu de produire le roman, burlesque et parodie le rendent presque impossible.

La Répudiation fait partie de ces romans qui disent en clair le trouble statut de leur parole. Le roman familial est explicite­ment l'objet d'un texte qui affiche la répudiation de la mère dès son titre, et qui, au-delà de ce fait nommé narre, justement, toute l'histoire de l'enfance dans ses aspects les plus occultés par des romans plus « traditionnels ». Et pour qu'aucune ambiguïté ne subsiste, on a vu le récit se prendre bien souvent lui-même pour objet, désigner sa fabulation, être corps avant d'être littérature, et surtout intégrer dans son texte Céline, dont la position théra­peutique est on ne peut plus claire. Ce récit, vrai ou faux, volontaire ou extorqué par l'amante, est donc un acte par lequel le narrateur prend en charge et remanie au besoin, substituant sa vérité à celle de son référent hors-texte, sa biographie familiale et personnelle. Le narrateur fait corps avec le roman : tous deux baignent dans la même bâtardise. Le roman dans celle de son genre indéfini. Le narrateur dans celle d'une paternité-identité refusée par la répudiation.

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C'est pourquoi le roman est aussi supplice de la mère par le fils. Le titre même de La Répudiation est déjà supplice de la mère. Supplice dont le premier officiant est, certes, le père qui vit à la ville. Mais le deuxième officiant, omniprésent, est la ville. A la ville, la mère est seule face à la conspiration des mâles, seuls possesseurs légitimes de l'espace urbain : « Dans la ville, les hommes déambulent. Ils crachent dans le vagin des putains, pour les rafraîchir. Chaleur... Les hommes ont tous les droits, entre autres celui de répudier leurs femmes. Les mouches conti­nuent d'escalader les verres embués et de s'y noyer. Aucune ivresse! Ma mère ne sait ni lire ni écrire. Raideur. Sinuosités de la tête. Elle reste seule face à la conspiration du mâle allié aux mouches et à Dieu » (pp. 48-49).

Lieu du supplice de la mère, ou du fils qui participe de son espace, le livre est parcouru d'images de sang. Le sang des moutons de l'Aïd devient celui du fils tué par le père, et celui des femmes dont les menstrues entraînent la mort lente. Là encore la mère est holocauste, dans « cet affreux rêve où j'avais vu un lapin écorché sur lequel on jetait des bassines de sang, alors que ma mère, à côté, agonisait par la faute de menstrues démentielles qui ne voulaient pas s'arrêter » (p. 14).

Le fils - l'écrivain - contribue à ce supplice et le met en scène. Profanation à plusieurs niveaux. Tout d'abord celui de la violence du style, des images : la mère est projetée de force dans un langage étranger, où il n'est question par surcroît que de ce dont on ne parle jamais devant une femme sans lui faire injure, à plus forte raison devant une mère-amante-répudiée.

L'inceste recherché avec la marâtre est une deuxième profana­tion, surtout lorsque cette femme est ressentie comme un substitut de la mère, elle-même présente dans la parole du romancier « Inceste. J'avais alors, pour ne pas faiblir, des attitudes d'enfant recroquevillé sur le sein de l'amante généreuse dont je rêvais qu'elle était naine. Retour au fœtus imprécis et dégoulinant mais solidement amarré aux entrailles de la mère-goître ; je confondais, dans l'abstraction démentielle de l'orgasme, ma marâtre avec ma mère » (p. 142).

Profanation enfin, le fait que tout ce récit libérateur ne soit possible, on l'a vu en commençant, que par la présence et sous les sollicitations de l'amante étrangère, Céline. C'est à l'étrangère, dont l'attitude est étrangement maternelle, que le narrateur livre sa mère, se délivrant lui-même par la même occasion dans son dire libérateur. Et c'est là peut-être la plus grande trahison, puisqu'entre les souvenirs livrés et le narrateur s'institue du même coup une séparation. L'espace maternel devient incongru au moment même où l'amant de Céline s'aperçoit de sa propre ressemblance avec sa maîtresse, devenue troisième mère. Le sup­plice de la mère ne prend fin que dans sa disparition.

De la même façon le fait narré - vrai ou faux, qu'importe ? - n'existe que par le sens coupable que lui donne le récit, dans lequel et par lequel, en même temps, il se perd, devenant « au fur et à mesure du déroulement de mes souvenirs (...) un irréel non pas fantastique, mais incongru » (p. 15). Tuer symbolique­ment la mère comme le père par le récit, c'est se donner à soi­-même sa propre naissance, c'est se mettre soi-même à l'origine de sa vie, c'est être la matrice, avoir le pouvoir de se créer à, volonté contre ses parents, mais c'est en même temps n'exister que par la folie de ce récit, dans l'instant limité de son dérou­lement.

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Car l'écriture de La Répudiation n'est pas seulement supplice de la mère, profanation de l'origine dans l'auto-engendrement délirant. L'utilisation de la Différence, qui lui permet de surgir, d'être efficace, est également meurtre du Même en son impuis­sance. La mère, certes, mais surtout Zahir. Zahir est et reste l'Identique, et il en meurt.

Le chapitre 8 est celui de la séparation des deux frères. Il prépare aussi l'accession de Rachid à la Différence, au récit et au réel, alors même que le carnet de Zahir comme sa personne représentera le récit impossible. Le récit ne devient possible que par le dépassement de son impossibilité que représentait le main­tien dans l'Identique.

L'importance de ce passage est marquée syntaxiquement par l'emploi des temps. Seuil du récit, attente du passage, le cha­pitre 8 tient de l'utilisation du présent sa fixité, qui est celle des deux attentes sur lesquelles il est construit : l'attente du retour de Zahir au début, l'attente-désir de Zoubida, après quoi Zahir ne peut plus reparaître que mort, à la fin. Par contre, l'enterre­ment de Zahir au chapitre 12 est narré à grand renfort de passé simple, temps consacré du récit actif, mais assez rare dans un roman où l'imparfait domine. On peut presque dire que l'enter­rement de Zahir, même s'il est dit sur le mode carnavalesque, est le premier vrai récit d'un fait ponctuel dans le roman : l'amour avec Zoubida (chap. 9) est narré à l'imparfait, qui laisse entendre l'étalement dans le temps, par la répétition, de ces rencontres. Quant au remariage du père, on a vu déjà qu'il ne s'y passait véritablement rien d'autre, à proprement parler, que sa négation par l'attitude de Zahir justement, laquelle attitude est également décrite au passé simple. Presque tous les autres événements du roman sont, par essence, répétitifs, et dits de ce fait à l'imparfait. Le récit proprement dit au passé simple concerne donc le plus souvent Zahir, mais c'est pour mieux le tuer. Le récit au passé simple est meurtre de la répétition dans l'Identique. Ce n'est qu'après ce meurtre (au chap. 12) que sera possible la nette politisation du récit (au chap. 13), laquelle comme on l'a déjà vu va de pair avec une complicité avec Céline. Or, la première phrase de ce chapitre répète purement et simplement la dernière phrase du chapitre précédent, qui énonce la condition de ce progrès du récit : « Zahir était bel et bien mort ! » (pp. 196 et 197).

L'intervention des M.S.C. dont on a vu qu'elle enferme toute l'écriture du roman, peut ainsi apparaître comme une punition de l'entreprise de se faire reconnaître par l'Autre. C'est-à-dire de produire un sens efficace à partir de la Différence interdite. Transgression doublée ici du fait que la bâtardise n'est pas seulement` sociale, mais également culturelle et historique. Non seulement le narrateur est châtié d'avoir livré sa mère à l'amante étrangère, mais l'écriture elle-même devient coupable, puisqu'en sa bâtardise elle cherche la consécration par l'Autre, le lecteur francophone cette fois, dont elle utilise la langue, et même les techniques littéraires.

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Cette culpabilité de l'écriture bâtarde et arriviste pourrait même se lire éventuellement comme l'une des raisons de cette auto-­parodie du récit dont il a déjà été question : le dernier chapitre sombre dans un carnavalesque grinçant. Les délires révolution­naires à quoi son récit a conduit le narrateur ne sont que dérision dans le cadre de l'hôpital, et finissent par lasser Céline elle-même, qui retourne en France, « me laissant dans un désarroi inouï ». Bien plus, ne sont-ils pas, en partie, provoqués par cet abandon de l'amante, qui les ramène à une efficacité encore plus nulle :

« Depuis cette rupture avec l'amante, il m'arrivait de plus en plus de soliloquer tout haut dans ma cellule, provoquant ainsi, sans le vouloir, des cauchemars dans le sommeil de mes gardiens » (p. 292). Rejeté à l'identique, à « l'éternelle nouveauté de vivre par milliers confondus » dans un univers finalement rassurant par sa clôture, le Bâtard châtié se contente d'un projet de révolution en vase clos qui n'effraie plus personne. Si au moins les femmes tentaient de prendre le relais : leur Différence nouvellement reven­diquée saura peut-être trouver une efficacité plus grande ? Mais leur projet (étouffer sous leurs pets le chef suprême) renvoie d'emblée cette efficacité à la farce. L'écriture libératrice du Bâtard sombre dans la palinodie.

Cette sorte de destruction du texte par lui-même, dans la farce, donne au roman une toute autre dimension. Le but de La Répudiation n'est pas d'être un roman, et de s'installer par là dans le monde de la littérature qui restera de toute manière fermé au Bâtard : il est au contraire de donner un statut bien plus global à sa bâtardise, de trouver une identité aussi bien culturelle, collective, que personnelle. Car, à la bâtardise du faiseur de romans qu'est en définitive tout romancier, Boudjedra ajoute celle de l'intellectuel maghrébin de langue française, qui sait que de toute manière l'arabité de Si Zoubir ou du poète Omar lui est encore plus refusée que la reconnaissance par le milieu littéraire français. C'est pourquoi le narrateur de La Répudiation avoue calmement : « Mes manuscrits ne me ser­vaient qu'à éblouir les femelles » (p. 198). L'écriture n'est qu'un mode de séduction. Un passeport pour une identité nouvelle qu'elle désigne, qu'elle fonde, mais qu'elle n'est pas.

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Ainsi conviendrait-il donc une fois de plus de renverser la proposition anthropologique traditionnelle sur la littérature maghrébine en contexte d'acculturation : l'écrivain n'exprime plus, ne reproduit plus dans ses textes une situation sociologique de domination culturelle, il part au contraire du texte. Le récit, par l'autodestruction dans laquelle et par laquelle il s'avance, installe l'écrivant dans une situation problématique d'autant plus poi­gnante pour le lecteur autre qu'elle ne se dit pas, ne se décrit pas comme telle directement, platement. La destruction du récit par lui-même, au fur et à mesure qu'avancerait son déroulement exaspère toute saisie. La séduction est d'autant plus violente qu'elle récuse la logique paternaliste du lecteur séduit, par un jeu de répulsion-séduction qu'on a déjà vu à l’œuvre avec Céline. La reconnaissance par l'Autre n'échappe à la récupération (donc, à la suppression) qu'a déjà subi l'écriture descriptive qu'en se constituant comme insaisissable.

Cette séduction-fuite va, ainsi, créer le sujet séducteur. Le texte suscite la situation biographique socio-culturelle de celui qui l'a écrit, et non plus l'inverse. Le texte crée l'écrivain, en se détruisant lui-même comme texte. Pourtant, les dés sont pipés, car le lecteur est tombé dans le piège d'une Différence qui se dit tout en se récusant, mais dont le jeu est créateur d'être. Et l'Identité ainsi conquise ne vit que par le pied de nez qu'elle fait à ceux dont la reconnaissance crispée la fait être.


CHAPITRE 4:
L'ambiguïté d'un carnaval fondateur et auto-parodique dans L’Insolation [47]

 

Un texte produit par d'autres textes (l'intertextualité)

1) De La Répudiation à L’Insolation: fonctions de la redu­plication.

Le texte de La Répudiation a bel et bien créé un é­crivain, Boudjedra. La Répudiation est certainement le roman algérien postérieur à 1962 le plus vendu, le plus soufrent réédité, le plus enseigné aussi dans les universités, tant maghrébines que françaises, et surtout américaines. Et ce­pendant ce succès est-il dû à la qualité proprement litté­raire du texte ? Qu'il me soit permis ici d'en douter. Boud­jedra lui-même, lorsqu'il parle de ses textes dans ses pre­mières interviews (ce sera différent par la suite) s'attar­de essentiellement sur leur contenu socio-politique, et c'est bien ce contenu socio-politique qui a jusqu'ici retenu essen­tiellement l'attention des critiques. C'est également ce con­tenu, dans sa valeur de rupture d'un conformisme social, qui asseoit le plus 1"audience du nom de Boudjedra plutôt que de ses textes eux-mêmes auprès du public potentiel tant maghré­bin, que français ou américain. On peut donc s'interroger sur ce qui pourrait bien être, de la part du public, une confusion entre l'écart d'une oeuvre véritablement novatrice, et la simple rupture manifeste de son contenu avec le conformisme ambiant.

L'enquête à laquelle il a déjà été référé a montré que la thématique sociale de La Répudiation comme de L'insolation, en ce qu'elle met essentiellement en question la situation la famille et de la femme en Algérie, répond à l'attente la plus drue du public national, et l'écrivain ne s'est pas trompé en répondant aux questions du Nouvel Observateur [48] que ses deux romans avaient d'abord en commun une "répudia­tion d'un côté, (un) viol de l'autre", alors que l'on a pu voir que la répudiation du premier était bien probléma­tique, même si elle lui donne son titre, et que le viol ef­fectif dans le second ne donne pas, de son côté, son titre à L'Insolation. Et par ailleurs, la situation de la femme en Algérie passionne également une lecture sociologique "occi­dentale" fervente d'exotisme et quelque peu paternaliste bien souvent. En témoigne la prolifération dans toutes les universités de mémoires sur "la femme dans les romans de Rachid Boudjedra", dont j'ai déjà signalé la paresseuse in­flation. On assiste donc à une sorte de création mythique collective du personnage de l'écrivain Boudjedra, considéré comme le vivant détenteur de cette parole de rupture dont on a déjà parlé ici.

L'écrivain prête son nom à un discours idéologique d'opposition qui l'intègre et le porte mais qui effacera pro­gressivement de sa parole la rupture dans laquelle elle s'é­tait constituée. Par son épaisseur corporelle, par cette la­tence opaque dont elle procédait, l'écriture de La Répudia­tion, même si elle débouchait sur l'analyse politique dans la récupération progressive d'une mémoire historique, échappait encore en grande partie au discours idéologique dont elle se réclamait. "Corps parlant", le texte de La Répudia­tion faisait scandale dans un discours idéologique, même d'opposition, dont la transparente logique contourne l'opaci­té primordiale du corps, qui n'existe, dans le discours, qu'intégré à une signification. Or, on a vu comme dans ses meilleurs moments le texte-corps de La Répudiation récuse justement toute signification, toute information, pour n'exis­ter qu'en lui-même, en son épaisseur drue, ou bien en cette latence antérieure à la parole, du réel d'où le texte ne se démarque parfois que fort peu.

Parmi les romans suivants de l'écrivain, on verra en conclusion de cette partie comme Topographie idéale pour une agression caractérisée procèdera le plus nettement d'un fonc­tionnement discursif, en ce sens que, contrairement à La Ré pudiation dont l'écriture ne se départ pas du réel-corps qui la fonde, ce troisième roman part d’une double lecture préétablie du réel. L’Insolation n’atteint pas encore cette transparence. Car, ici, l'écriture romanesque ne reproduit encore qu'elle-même, en une sorte de réduplication. d'autorépétition sur quoi elle fonde sa propre pertinence. L'Insolation, dont la bande publicitaire indique simplement : "Par l'auteur de La Répudiation", est d'abord un hommage en écho de Boudje­dra au roman qui l'a consacré écrivain. Pourtant, ce n'est pas tout à fait de reproduction d'un roman par l'autre qu'il s'agit. Mais l'imbrication des niveaux de récits est compara­ble, puisque ce sont en grande partie, comme dans La Répudiation, des récits faits à l'amante, qui s'inscrivent dans le récit de la relation à l'amante elle-même, le tout dans un lieu clos qui n'est plus l'habitacle, mais une salle d'hô­pital que nous trouvions également déjà dans La Répudiation.

Pourtant, Céline, l'amante étrangère dont la différen­ce justement rendait possible le récit des souvenirs, est rem­placée ici par Nadia, l'infirmière-chef de l'hôpital, et cet effacement de la différence, s'il marque un repli sur l'iden­tité à la valeur fondatrice évidente, rend plus problémati­que encore que dans La Répudiation la crédibilité, pour l'a­mante, des récits. D'ailleurs, ces récits s'adressent moins explicitement à elle, et l'on a l'impression que la différen­ce supprimée de Céline est ici remplacée par l'appel à la complicité du lecteur contre l'incrédulité de Nadia. Par ail­leurs, le narrateur (Mehdi, et non plus Rachid) se désigne nommément comme "scribe", donnant au texte le statut d'écrit, que n'avait pas la fiction d'oralité des récits à Céline. Globalement, le texte romanesque fonctionne donc de la même façon dans les deux cas, mais la reproduction pure et simple est évitée par des altérations qui présentent L'Insolation comme une sorte d'écho déformé de La Répudiation.

Siomar a remplacé Si Zoubir, mais sa violence envers le fils (à qui il refuse sa paternité), et surtout envers la mère qu'il viole sans l'épouser, est la même que dans La Ré­pudiation, avec, là encore, une petite altération qui n'en­lève rien à la similitude structurale des deux situations. On a déjà objecté plus haut que ce n'était pas ce viol, mais l'insolation sur la plage, qui donnait son titre au roman. Mais on verra combien ces deux séquences sont en fait intimement et profondément liées, au point que l'on peut trouver à l'intérieur de L'Insolation la même homologie entre Samia, l'amante de la plage, et la mère, centre profond du roman, qu'entre L'Insolation et La Répudiation plus globalement.

Zahir disparaît : le narrateur aurait-il perdu son double ? Point du tout, car le jeu sur le dédoublement est infini dans L'Insolation, où Zahir est remplacé par Djoha, double également du père, mais aussi par le compagnon qui l'accompagnera dans les rues et au bordel de Constantine, comme Zahir l'initiait à la ville dans La Répudiation.

Est-il besoin en outre de rappeler que l'enfermement par les M.S.C. est le même ? Que l'hôpital est un espace car­céral où l'on attend à la fin les bourreaux, comme les "Mes-sieurs" de la fin du Procès de Kafka ? Qu'on retrouve la hantise du "traquenard" des fêtes de La Répudiation dans la circoncision, fête ultime non narrée de La Répudiation, qui inscrit ainsi presque directement L'Insolation dans la suite de La Répudiation, même si là encore quelques petites alté­rations empêchent d'en faire la suite du même récit, mais soulignent l'homologie des deux récits ?

On retrouve de la même manière, enchâssés comme dans La Répudiation, un certain nombre de récits qui apparaissent comme de véritables morceaux de bravoure : même si un léger gauchissement, une légère mutation ont été opérés sur leur objet, le mouvement comme la fonction du récit dans l'écono­mie d'ensemble du roman sont les mêmes. Parfois, ces récits (c'est surtout le cas pour le récit de l'insolation, lors-qu'il est repris au chap. 3, ou celui du maquis plus généralement, par exemple p. 90) progressent comme dans La Répudia­tion sous forme de parenthèses du récit de l'hôpital qui les contient ou leur sert d'énonciation. Une innovation de taille: le récit de l'enterrement de Selma, la mère, est dit par un deuxième narrateur, qui joue ainsi pleinement son rôle de double, Djoha, et il est placé directement entre guillemets. Il faut dire que l'importance de ce récit, on le verra, est primordiale.

Or, ces récits-morceaux de bravoure, qu'ils soient les temps forts sur lesquels repose le roman, ou de simples enclaves lapidaires qui multiplient les niveaux de narration, ont presque tous leur correspondant dans La Répudiation. Si la circoncision s'inscrit dans la succession des fêtes de La Répudiation, l'agonie de la mère (chap. 10) installe dans la maison le même silence, faisant ressortir les bruits ex­térieurs, que ne l'avait fait la fin de la noce de Si Zoubir, véritable agonie de Ma. L'enterrement de Selma, par les femmes (chap. 11), rappelle certes l'expédition des femmes de La Répudiation contre le "chef suprême" (ici nommé plus ironiquement encore "l'ascète en chef!", par exemple pp. 98 et 99), mais surtout l'enterrement de Zahir, puisque dans les deux cas, les lecteurs de Coran y sont remplacés par des personnes pour le moins inhabituelles, et que, de plus, y participe "Djoha, capable seulement de mettre la pagaille dans le cortège funèbre, de psalmodier à l'envers le Coran, de sentir mauvais des pieds et d'indisposer tout le monde" (p. 208). La parodie de révolution, par le délire collectif systématique, des malades à l'hôpital, se trouve dans les deux romans (L'Insolation, p. 61, La Répudiation, pp. 287­-288). Le délire homicide de Selma (L'Insolation, p. 193) rap­pelle celui de Zahir, de même que la copulation manquée avec Nadia dans les toilettes de l'hôpital (L'Insolation, pp. 121­126) en rappelle une autre, avec la cousine, dans La Répudia­tion (pp. 56-59), la publicité de serviettes hygiéniques en quatre langues, cause de l'accident, ayant simplement rem­placé ici la hantise du lait et du sang de la mère dans le premier roman.

Les deux romans ont de plus en commun une écriture la­pidaire, à l'énonciation performative plus qu'informative : la magie d'une formule ou d'un simple mot y sert à manifes­ter le texte en sa présence, en son style autant que par son signifié. On retrouve ainsi dans L'Insolation, quoique avec une sobriété plus grande que dans La Répudiation, certaines expressions chères à Boudjedra. Pour décrire le rapport nar­ratif pourtant différent de Mehdi à Nadia, voici les formu­les de la p. 9 de La Répudiation, à peine modifiées : "Avec la fin de la nuit vient l'aube laiteuse (...). Ecrire, pour­rait peut-être mettre fin à nos algarades" (p. 21). Ailleurs, l'expression "Dans la ville, les hommes déambulent" ouvre comme dans La Répudiation (pp. 38-39) une parenthèse sur l'exclusion des femmes de l'espace urbain (L'Insolation, p. 199). Le chat de Selma (pp. 129-132) rappelle celui de Zou­bida, cependant que tout comme dans La Répudiation, 1e narra­teur s'écrie : "Je rêvais que je dépeçais tous les chats et toutes les chattes du quartier parce que je les soupçonnais d'être en chaleur'" (L'Insolation, p. 203). Et si le "saccage" de Selma (p. 197) répond à "l'horrible carnage" de l'Aïd dans La Répudiation, "le pays ramassé dans une goutte de douleur" (p. 114) ressemble trait pour trait à celui "ramassé dans u­ne goutte de sang" du roman précédent. Enfin, pour mieux sou­ligner les similitudes, on les renverse, on joue avec elles et on les désigne . ainsi, le "parle-moi encore de ta mère" avec lequel Céline provoquait les récits de Rachid, devient dans la bouche de Nadia : "Surtout, ne me parle pas de cette circoncision !" (p. 11).

Il serait fastidieux de multiplier les exemples, et l'on reviendra plus loin sur ce que j'appellerai ici la ré­duplication de La Répudiation dans L'Insolation, car les ter­mes de reproduction, ou de répétition, ou de dédoublement, me semblent trop précis, trop limitatifs pour nommer ce pro­cédé d'écho dans lequel une altération minime de la repro­duction du premier roman par le deuxième vient à la fois la masquer, et la désigner plus encore à notre attention. Dé­marche dédoublée, intertextualité fondamentale qui me semble être une caractéristique majeure de l'écriture de Boudjedra, et qu'il conviendra de préciser. La réduplication d'un roman dans l'autre - reproduction, mais accompagnée pour chaque élément d'un gauchissement qui introduit, au sein même de cette reproduction, une rupture, à la signification inverse - procède d'une double fonction, à la fois identifiante et de rupture, dans l'énonciation même du texte romanesque.

Cette réduplication, Boudjedra n'est pas le premier écrivain à la pratiquer. Parmi les algériens, les plus con­nus sont Farès, et surtout Kateb. C'est en grande partie de la reprise de la même geste de Nedjma au Polygone étoilé, en passant par L e Cercle des représailles, que l’œuvre de Kateb tire sa puissance fondatrice de mythe, sa fonction mytholo­gisante. Kateb n'hésitait pas, ainsi, à transporter des pas­sages entiers d'une oeuvre dans l'autre, et son écriture for­me un tout susceptible de se reproduire sans cesse lui-même sans jamais nous lasser. La réduplication de Boudjedra - mê­me si, on le verra, le modèle de Kateb est extraordinairement présent - est à la fois moins puissant et plus complexe, ou plus contradictoire. Si les personnages ou les situations sont homologues, de La Répudiation à L'Insolation, ils ne sont pas tout à fait les mêmes. Tout au plus retrouve-t-on certaines formules, liées à l'aspect performatif du texte. Le gauchissement que les éléments reproduits ont subi - ne serait-ce que le changement de nom des personnages - leur interdit la totale interchangeabilité, et introduit de ce fait une rupture dans le processus identifiant de la répéti­tion.

Car la répétition confirme et identifie. Elle illustre d'abord la bande publicitaire : L'Insolation est bien écrit "par l'auteur de La Répudiation". Elle institue l'écrivain, et comme tout romancier, disait Marthe Robert, "raconte des histoires", et raconte d'abord la sienne propre, en la rema­niant, la répétition de La Répudiation permet d'autant plus facilement à l'auteur de L'Insolation de s'en servir pour construire son mythe personnel, que les deux romans sont écrits à la première personne, sans se présenter pour autant comme des autobiographies. Mais La Répudiation, justement, était trop près de l'autobiographie : par exemple, Rachid n'é­tait-il pas le prénom de l'auteur, et Céline un prénom dou­blement transparent ? Pour passer de l'autobiographie à l'é­laboration du mythe personnel de l'écrivain, il faut la distance  d'un texte qui se désigne en tant que tel, ce que ne faisait pas La Répudiation. Aussi le narrateur change-t-il de prénom, et devient-il "le scribe", qui plusieurs fois dans le roman montre qu'il écrit le récit, au lieu de le raconter o­ralement à l'amante, fictive ou réelle. Ce dédoublement du statut du récit, qui se présente comme écrit, mais joue sur des séquences d'oralité, comme le récit de l'enterrement de la mère fait directement, on l'a vu, par Djoha, lui-même hé­ros prestigieux de la tradition orale, introduit une première rupture dans l'unité fictive de mode de La Répudiation : le "scribe" se démarque des "raconteurs" qu'exhibe son texte Djoha, certes, mais aussi l'ancien compagnon d'études rencon­tré à Constantine (chap. 8 et 9), ou encore le conteur qui prend son relais au chapitre 9 pour développer l'histoire d'Amar Hô, laquelle sera également reprise dans le même cha­pitre par le "scribe", narrateur lui-même. Ce jeu avec le point de vue, mais surtout avec le mode narratif introduit dans le discours de L'Insolation, une rupture autrement si­gnificative que celle de la juxtaposition et de la complémen­tarité des récits de La Répudiation.

Ainsi, L'Insolation est un texte, avant d'être, comme La Répudiation dont ce texte est malgré tout l'écho, une "confession", ou plus simplement un récit semi-autobiographi­que. Le contexte thérapeutique de la narration subsiste, puisque l'hôpital est même plus souvent le lieu de la narra­tion que ne l'était la chambre dans La Répudiation, et que Nadia est nommément infirmière, mais le narrateur ne joue plus le jeu de cette fiction narrative-qu'à son corps défen­dant : que le récit soit fait, parfois, à Nadia, n'est le plus souvent indiqué qu'à travers les dénégations de celle-ci, qui ne veut pas le croire, et c'est contre son assujettissement à cette narrataire que le narrateur se fait "scribe", s'adressant par l'écriture directement au lecteur, qui le consacre ainsi écrivain.

Ce jeu sur le rapport entre l'auteur et le narrateur [49] est en lui-même fondateur du statut de l'écrivain. De plus, dans la rupture qu'il introduit par rapport au narra­teur univoque de La Répudiation, il déparque, certes, L'Inso­lation de la simple autobiographie, mais il exemplarise éga­lement la fonction mythologisante du roman. A la paternité biographique unique dans La Répudiation (Si Zoubir), succède la fausse paternité double dans L'Insolation : Djoha et Sio­mar. Or, cette paternité nie sa valence biographique en s'au­toparodiant, et souligne au contraire sa valence culturelle, qui en fait la paternité, non plus du narrateur, mais du ro­man. On a vu en effet que le prénom de Djoha désigne la tra­dition orale maghrébine. Mais "Si Omar" ne laisse-t-il pas transparaître le poète Omar dont il était déjà question dans La Répudiation, et dont les citations, en écriture arabe, cette fois, émaillent le texte romanesque, écrit en français, pour bien indiquer un autre dédoublement, scriptural cette fois, une autre rupture, fondatrice cette fois d'une paternité culturelle collective et non plus individuelle?

La complémentarité, la réduplication des romans de Boudjedra l'un par l'autre, développe faisceau de fonctions fondatrices. Fondation de l’identité individuelle de l’écrivain en tant que tel ; reconnaissance de ses textes comme littérature, et donc comme jalons dans une interrogation collective sur l'identité, qui est celle des lecteurs à qui le narrateur s'adresse, pour qui il consacre aussi bien Djoha que le poète Omar, que sa propre écriture en langue française.

2) Références culturelles et statut littéraire

Or, cette consécration ne peut se faire que dans le jeu d'une intertextualité : celle-ci a seule pouvoir de fon­der en littérature. On a vu cette intertextualité à l’œuvre dans La Répudiation : elle n'était alors que jeu, et recon naissance de dette, ­en passant, dans un texte dont l'essenti­el restait en grande partie ce qu'il disait, sa fonction constative, en d'autres termes, même si le performatif y é­tait déjà, on l'a vu, bien plus important que dans d'autres textes romanesques. Dans L'Insolation, l'intertextualité par­ticipe consciemment de la fonction fondatrice du texte. Et en même temps, elle transforme l'écriture du roman en fête, car L'Insolation, c'est aussi un jeu, joyeux et iconoclaste, avec les références qui le fondent en littérature.

Et d’abord celle qui fonde l'identité du « scribe » : la grande poésie arabe, qu'il s'amuse à citer sans la tra­duire au chapitre 8. Poésie écrite, due au poète Omar dont le scribe revendique la paternité, et qu'il cite dans sa re­prise par la cantatrice Om Kalthoum (p. 151), poésie écrite encore, dite par le conteur (p. 156). Ces deux textes appa­raissent d'abord comme une caution pour le texte de langue française qu'ils émaillent, mais aussi pour ce que ce texte comporte de licence, propre à choquer ceux qui excluent trop facilement la littérature de langue française au nom d’une assimilation de la langue arabe et du Coran : la grande tradition poétique de l'âge d'or donne à la provocation éroti­que des romans de Boudjedra (du moins dans la lecture qui en a souvent été faite) ses lettres de noblesse.

De plus, le contexte permet à ces deux citations de focaliser une rencontre de tous les discours culturellement fondateurs dont L'Insolation se fait le carrefour. Ecrite comme la deuxième dans le texte même en écriture française, la première citation y est présentée comme chantée par Om Kalthoum (la chanteuse la plus connue de tout le monde ara­be). Or, ces deux discours culturels associés ici intervien­nent à un moment où le récit de langue française nous parle de la quête - désespérée - de l'amante dans la ville : le thème est un des plus connus de la poésie arabe, comme de la chanson égyptienne en vogue. Mais il est aussi, en partie, celui du roman fondateur de l'écriture maghrébine de langue française : Nedjma. L'histoire de la quête de l'amante inac­cessible, prétexte du récit, est donc vue à travers toute une juxtaposition de référents culturels si clairement dési­gnés qu'ils en finissent par absorber ce récit, qui en perd peu à peu son objet, comme le narrateur perd la trace de l'amante, pour n'être plus que prétexte à exhiber des discours culturels sur un thème convenu.

La deuxième citation (p. 156) n'est plus chantée par la "divine" mais lointaine Om Kalthoum, mais dite par le con­teur bien maghrébin. On retrouve l'oralité que symbolisait Djoha, et le contexte est le récit oral de l'histoire d'Amar Bô, bien plus familière au peuple maghrébin que les vers du grand Omar. Il y a donc une première rencontre entre la tru­culence populaire doublement présente ici (dans l'histoire et le contexte de sa narration), et la double convention de la chanson égyptienne et du thème littéraire de l'amante in­accessible, la fin du chapitre installant la même distance du narrateur - et du lecteur - par rapport à la convention culturelle du début, que par rapport à l'histoire prétexte qui lui sert de support. Cette rencontre est d'opposition au registre noble de la première citation (que l'on pourrait traduire par : "Il est perdu le jour qui passe sans que j'ai­me et que j'éprouve de la passion") s'oppose la provocation multiple de la deuxième : "Oh ! Bellaredj au corps élancé / Je n'ai pas prié pendant sept ans / Et quand j'ai décidé de le faire, j'ai oublié la sourate". La provocation est d'abord celle d'un érotisme antireligieux du contenu. Registre normal - comme l'homosexualité désignée - dans la poésie de l'âge d'or, mais choquant pour la pudibonderie et le moralisme of­ficiels du discours social et idéologique algérien. La con­tradiction à l'intérieur du registre littéraire arabe dont se réclament es censeurs intégristes devient jeu malicieux avec les discours culturels. Mais la provocation est, à re­bours, celle dirigée contre le lecteur francophone, à qui l'on amène un texte en arabe comme évident, en le faisant précéder par le commentaire : "L'évocation est savoureuse :". Ce lecteur francophone est ainsi assimilé à ces touristes grotesques qu'on vient de décrire (pp. 151-152), et se trou­vera tout aussi désemparé et agressé à la fois lorsque les sept ans du texte cité seront assimilés par le narrateur aux sept ans de la guerre d'indépendance de l'Algérie, dont ils introduisent le récit (dans une parenthèse qui suit), lui aussi provocation politique au lecteur français, et en même temps niveau supplémentaire de discours dans le récit roma­nesque.

Mais si l'écriture romanesque de langue française de L'Insolation revendique ainsi les différents niveaux de son arabisme, et en joue à la fois, elle s'appuie cependant avant tout sur la grande écriture fondatrice du roman de langue française': celle de Kateb. Peut-être justement parce que l'écriture de Kateb développe le plus grand nombre de dimen­sions mythiques, qu'elle est elle-même le plus grand carre­four culturel de la littérature maghrébine de langue fran­çaise, et le texte le plus authentiquement vrai dans et par l'intertextualité qui le tisse.

Si les citations de poètes arabes sont introduites sur le mode du jeu et ce, dans les limites narratives de l'espace le plus arabe parmi ceux que déploie le roman, à savoir la ville de Constantine, la paternité de Kateb est d'emblée revendiquée dans tout le roman. Le narrateur se nom­me lui-même "le scribe", c'est-à-dire "kateb" en arabe : l'écrivain public. Ecrivain public, le scribe l'est pour ses compagnons d'hôpital, et il se nomme lui-même ainsi (par exemple p. 190), quand le titre ne lui est pas donné par les autres (Samia, p. 58). Par ailleurs, le roman tout entier est placé sous le signe de Nedjma, dont il emprunte la structure duodénaire : L'Insolation comporte douze chapitres, mais de plus le dernier est une interrogation sur la paternité ! La paternité de Kateb est désignée dans l'écriture, par le jeu sur certaines expressions. Ainsi, (p. 59) "briser le cercle des résistances" peut renvoyer au Cercle des repré­sailles, ou encore (p. 96), "l'homme à la barbiche de soie" est dans tous les sens du terme le héros de L'Homme aux san­dales de caoutchouc. Le scribe devient "visage de carême" (p. 171), cousin, par simple traduction, de Face de Ramadhan du Polygone étoilé. Le surveillant général corse "Midi moins le quart" (L'Insolation, pp. 42 et 160) était déjà chez Ka­teb, lequel fournit également à la Selma de Boudjedra sa tê­te "pleine de remous" (L'Insolation, p. 198; Le Polygone é­toilé, p. 150) ainsi que le "vautour qui avait plané au­-dessus d'elle quand elle avait seize ans, et qui lui avait caressé les cuisses de ses plumes" (L'Insolation, p. 198). Et lorsque le narrateur de L'Insolation a "le cafard", il chante "une vieille chanson de prisonnier : 'Mère, le mur est haut... '" que lui ont transmise les bagnards de Nedjma (pp- 40-41).

Les personnages et les situations aussi se retrouvent. On l'a déjà vu pour le narrateur arpentant la ville à la re­cherche de l'amante, au début du chapitre 8, comme les héros de Nedjma rôdaient autour de la villa Beauséjour. D'ailleurs, cette amante, Samia, est bien un double de Nedjma, puisqu'el­le est "la femme fatale arrosant de son sang virginal la ter­re compacte et drue du pays (...) alors qu'un nègre hirsute (...) nous donnait secrètement l'hospitalité" (p. 22). Comme Nedjma, elle est cette femme mythique allant d'enfermement en enfermement, et entourée cependant de "centaines de ga­lants" (p. 13). Nedjma peut aussi se reconnaître dans Nadia : n'était-ce pas dans un hôpital que Si Mokhtar - Djoha est comme lui le faux père du narrateur - la présentait à Rachid?

Comme Nedjma, Nadia est aussi ogresse (p. 213) mais peut­ être plus encore comme Moutt. On pourrait ainsi comparer trait pour trait ce passage où Mehdi décrit Nadia cherchant à "m'avaler, à nouveau, comme une couleuvre qui glousserait après avoir englouti un oisillon", car :

"N'importe, l'ogresse attend, méchant scorpion de ra­ce borgne; elle tend aussi le cou comme le lézard tend la tête (...) la tête entre les jambes pour mi­eux voir sa propre pénétration" (pp. 206-207).

Dans sa description de Moutt, associée (p. 72) à l'habit d'infirmière, Kateb ne disait-il pas déjà :

"N'importe, l'ogresse attend (l'expression est repri­se telle quelle par Boudjedra), il faut faire naître un chant d'éternelle jouvence aux lèvres de l'insatia­ble, attraper ses morpions, se glisser dans son antre, faire provision pour elle de tous les volatiles qui l'ont vue plus d'une fois se soulager dans l'herbe et se cambrer longtemps, sa face entre ses jambes, l’œil fixé à l'anus et nez à nez avec son sexe, livrant à la cohue vorace des becs tendus l'interminable ver des soliloques de midi, un lézard adoptif courant sur sa poitrine" (Le Polygone étoilé, p. 73).

On a déjà vu Djoha tenir dans L'Insolation le même rô­le de faux père que Si Mokhtar dans Nedjma. Aussi le retrou­ve-t-on, comme Amar Bô, entouré de "jeunes gens renvoyés du lycée (comme Rachid et Kateb lui-même) ou bien en rupture de ban" : l'expression est familière à Kateb, qui la repro­duit jusque sur la couverture du Polygone étoilé, et que dé­signe encore plus clairement la mention des lieux de "célé­brité" de Djoha : "entre Sétif et Souk-Ahras" (p. 179). Com­me Si Mokhtar, Djoha est poursuivi par les gamins qui lui jettent des pierres (Nedjma, pp. 107-108, L'Insolation, pp. 72-73). Mais Djoha - celui, préexistant au roman, de la réa­lité populaire maghrébine, le référent mythique du personna­ge romanesque -, c'est aussi Nuage de fumée, le "philosophe" dont les facéties font rire les spectateur de La Poudre d'in­telligence, et dont le refrain, "Misère noire, misère de la philosophie", est repris par le patron du bouge au chapitre 8 de L'Insolation, tout comme par le curieux compagnon du nar­rateur, ancien élève comme Kateb, Boudjedra, Bourboune, et bien d'autres écrivains algériens, de la Medersa Ben Badis de Constantine (p. 153). De plus, l'âne de Nuage de fumée, dont le crottin était de l'or, est bourré ici de plastic dont Djo­ha vante aux bourgeois les propriétés miraculeuses (L'Inso­lation, pp. 96-97 et 100; La Poudre d'intelligence, pp. 83­86).

Les exemples d'emprunts, toujours plus ou moins paro­diques, à Kateb, pourraient être ainsi multipliés. Mais ils seraient pur jeu si nous ne nous apercevions par ailleurs que la situation de départ elle-même, qui a donné son titre au roman, à savoir l'insolation proprement dite, peut être en grande partie considérée comme une reprise de l'épisode du Nadhor dans Nedjma. Notons d'emblée l'essentiel du paral­lèle, qui se situe au niveau de la construction narrative du roman : l'épisode de la plage est, comme celui du Nadhor, l'offense la plus grave commise par ses acteurs contre l'in­tégrité de la tribu familiale, celle de Nedjma, ou celle de Samia, toutes deux séduites et enlevées.

A ce titre, les deux récits se placent dans une sorte de clandestinité narrative par rapport aux autres récits des romans : ce n'est que longtemps après que Rachid, seul sur­vivant, raconte l'épisode du Nadhor à la fumerie, et on a vu avec J. Arnaud que cet épisode pourrait n'être qu'une sorte de rêve dans la chronologie diégétique du roman; quant à l'insolation, tout le roman est en partie une interrogation sur la véracité de ce récit qui, même s'il donne son titre au livre, n'est pas le récit fondamental à partir duquel se dé­velopperaient les autres récits (on verra plus loin que cet­te fonction est remplie par l'histoire de la mère). Le roman pourrait, à la limite, se passer de ce récit premier qui lui donne son titre. Et pourtant, ce récit clandestin, ou contes­té, donne, comme le récit du Nadhor dans Nedjma, une part capitale de sa signification à l'ensemble du roman. Ce n'es; qu'après l'avoir ainsi situé au niveau du fonctionnement narratif que nous pourrons utililement relever les détails les plus significatifs qui font du récit de 1"'insolation" sur la plage un jeu de références à celui du Nadhor dans Nedjma.

Le lieu, d'abord, désert et religieux, lieu de mémoi­re dévastée : "Eté comme hiver, la plage était toujours dé­serte. Elle portait en son milieu le mausolée blanc d'un saint, mort depuis longtemps mais qui continuait à la han­ter". Comme le Nadhor, la plage est gardée par un nègre obs­tinément silencieux, "se souvenant encore des rites de la tribu" (p. 55), sous le regard duquel se fait la défloration de Samia, dont il répare la perte et le désordre, par le sa­crifice sanglant d'une chèvre noire : et pour que nous ne manquions pas d'assimiler ce sacrifice à la mutilation de Si Mokhtar dans Nedjma, le narrateur insiste sur son envie, en présence de Samia, de se "couper les pieds impossibles à réchauffer". Enfin, dans les deux romans, le sacrifice rituel a pour conséquence de faire récupérer Nedjma ou Samia par la tribu : n'est-ce pas là en effet la signification essentielle de la disparition de Samia, dont on ne sait plus-ce qu'elle devient, cependant que le narrateur revient seul et s'enfer­me à l'asile, de même que l'on ne sait pas ce que devient Nedjma au Nadhor, cependant que Rachid revient seul et narre l'aventure dans cette marginalité comparable qu' est celle de la fumerie ?

Enfin, dans les deux romans, ce sacrifice rituel est le signe de ce que Kateb appelle la férocité des ancêtres. Or, dans les deux cas, c'est cette violence qui est généra­trice du texte. Le récit de l'insolation ouvre le roman, mais le sacrifice de la chèvre ne peut que rappeler celui du coq sacrifié plus loin entre les jambes de la mère qui, comme Samia, perd son sang. Or, on verra plus tard que, de cette perte et du délire qu'elle entraîne, surgit toute l'écriture romanesque de L'Insolation. De la même façon, le premier cha­pitre de Nedjma ouvrait le roman par toute une série de vio­lences qui donnent à l'écriture sa tension si particulière, symbolisée entre autres par cette prodigieuse circulation du couteau des quatre amis (qui devait même donner son titre au roman, Nedjma ou le poème ou le couteau, selon la couver­ture du Polygone étoilé), et par le vautour qui féconde toute l’œuvre de Kateb, comme il féconde la propre mère du narra­teur de L'Insolation (p. 198) dans le viol qu'il permettra de mettre en rapport - grâce à la violence en laquelle ils convergent - avec les autres récits violents du roman.

Cette image du sang permet enfin d'introduire dans la trame romanesque un autre niveau de violence, qui fécondera le roman à son tour : celle du récit historique des exactions coloniales, dont le sang du coq ramène la mémoire violente à l'aïeul (p. 147)• Ce récit est en lui-même une violence, par son contenu, certes, qui place le lecteur français devant sa responsabilité collective, historique, mais aussi par sa forme : celle de simples citations de documents, avec leurs références. Ce procédé que Kateb avait déjà utilisé (oserai­-je dire : de manière plus élaborée ?) dans Le Polygone étoi­lé (pp. 113-128) casse le discours romanesque dans L'Insola­tion (pp. 143-145) et lui confère par cet éclatement une violence nouvelle. Chez Kateb comme chez Boudjedra, le tex­te s'inscrit donc en référence constante à la violence qui 1e génère, et qu'il produit à son tour.

L'Insolation contient encore bien d'autres jeux intertextuels. Ainsi l'histoire d'Amar Bô (dont on pourrait éga­lement proposer plusieurs clés) est racontée à la fois par un ancien compagnon d'études à Constantine, et ancien muez­zin, et par un meddah de la place des chameaux; le complice et le double du Muezzin de Bourboune dans son "combat contre la ville" n'est-il pas de meddah ? Quant à Mourad Bourboune, il a bien fait une partie de ses études au célèbre lycée franco-musulman de Constantine, transformé en Université a­près l'Indépendance. Et réciproquement, le Muezzin n'a-t-il pas un autre double dans le roman de Bourboune, curieusement prénommé Rachid, comme l'auteur de L'Insolation ? Or, le scribe appelle plusieurs fois son compagnon de Constantine "le bègue", et pousse la malice jusqu'à lui faire séduire Céline, soudain resurgie de La Répudiation, et ce,"dans une capitale étrangère" (pp. 165-166). Enfin, n'y a-t-t-il pas un coup de pied à Nabile Farès comme à tous ceux qui mili­tent pour la culture berbère dans la description de ces :

"manchots farfelus adeptes de la république autonomis­te de Bakylie, qui ont pris le maquis dans l'arrière-­boutique de Djoha ou bien dans les salons surchauffés de quelque capitale étrangère" (p. 99) ?

L'Insolation, s'il trahit une hantise de la castra­tion prochaine, n'en instaure donc pas moins la République des lettres algériennes exilées, et donne à l'écrivain un statut, pour ne pas dire un métier. L'intertextualité s'y ma­nifeste à la fois dans sa fonction fondatrice, et dans le jeu parodique, proche parfois de la farce. Par sa référence à un autre texte, elle instaure cette démarche double dont il a déjà été question. L'écriture de Boudjedra, plus qu'une autre, se développe en référence constante à d'autres écritu­res. L'Insolation est ce roman qui se dit fils de Littératu­re. C'est !'essentiel de la fonction fondatrice de cette é­criture, de ce texte produit par d'autres textes, dont il est en même temps malicieuse lecture.

Matrices narratives

1) Espaces et production de textes

Si L'Insolation s'inscrit plus qu'un autre texte dans une intertextualité fondatrice ("Toute culture n'est-elle pas aujourd'hui, à beaucoup d'égards, un système de réemplois", dit fort justement Jacques Berque, à propos de la mosquée de Kairouan [50]) et en joue pour désigner à notre at­tente de lecteurs, non seulement le signifié du texte, mais surtout son énonciation elle-même (l'essentiel du processus fondateur n'est-il pas d'abord dans le fait que le texte existe en tant que tel, ce qui fait qu'il se développera vo­lontiers dans le registre performatif, comme on l'a vu), cet­te fonction fondatrice est inséparable d'une perception bien définie de l'espace en quoi et par quoi le texte se fonde. Car notre définition culturelle, si elle s'appuie sur un en­semble de textes (littéraires, juridiques, ou tout simple­ment pratiques et quotidiens) ne peut se faire sans référen­ce à un lieu : une dimension essentielle de notre identité consiste à être de quelque part.

Force est de constater d'abord que les indicateurs de lieu sont le plus souvent masqués, dans L'Insolation plus systématiquement encore que dans La Répudiation. Certes, le pays comme la ville où se situe l'hôpital ne sont pas de pu­res fictions, et tout le monde reconnaît l'Algérie et sa ca­pitale, mais les lieux ne sont pas nommés d'emblée, comme ils le seraient dans un roman ethnographique par exemple, dont la nomination du lieu est la fonction première. Le pays est "la contrée". Alger est "la ville", Constantine, au chapitre 8, est nommée, mais dix pages seulement après le début du chapitre qui lui est consacré (p. 158). La plage porte bien un mausolée de saint, et bien des notations cul­turelles maghrébines parsèment le livre, mais elles ne suf­fisent pas pour nommer les lieux. On assiste à une sorte de retournement du roman ethnographique : alors que dans celui-­ci, le lieu définit le plus souvent le personnage, ce sont ici les personnages, et surtout leur histoire, qui définis­sent le lieu. C'est dans l'histoire des personnages que l'on reconnaît d'abord le contexte algérien, plus que dans la des­cription des lieux. L'hôpital où s'élaborent les récits du roman n'est-il pas d'abord le lieu anonyme par excellence, d'autant plus que sa fonction est en grande partie de biffer l'identité des malades qu'il contient ? Les lieux, dans L'In­solation (et dans une moindre mesure dans La Répudiation, où la localisation référentielle [51] plus affirmée contribue à la portée idéologique du livre) sont donnés comme des éviden­ces. Ils ne sont guère décrits, lors de leur première appari­tion, et sont désignés d'emblée par l'article défini : "la plage" dès la première ligne du roman. Quant à l'hôpital, nous y voyons en action les personnages qui le peuplent (l'in­firmier-chef, le narrateur malade, le médecin) avant même que le lieu ne soit nommé pour la première fois (p. 12). Les lieux n'existent, semble-t-il, que par les actions des per­sonnages, ou par le discours qui les englobe.

Car, plus que devant des lieux antérieurs au récit, que celui-ci aurait pour fonction de décrire, nous sommes en présence d'espaces intégrés au discours, dont ils sont un é­lément signifiant. En ce sens, les espaces sont producteurs de sens, et de textes. Ils participent à une définition fon­datrice en tant qu'éléments signifiants parmi d'autres. Ils ne sont plus en eux-mêmes dans L'Insolation (ils l'étaient encore dans La Répudiation, d'où la description ethnographi­que n'était point absente, on l'a vu) antérieurs au texte, dont ils aidaient à localiser la diégèse : ils sont partie intégrante de ce texte, et ne sont que cela. C'est là une différence fondamentale entre La Répudiation et L'Insolation, qui renforce l'aspect textuel plus qu'informatif du deuxième roman, et qui justifie que l'on ait commencé ici par étudier la dimension proprement textuelle de L'Insolation, avant de s'interroger sur ses référents spatiaux ou historiques. L'écriture de L'Insolation n'en est pas moins, comme celle de la plupart des romans maghrébins qui cherchent tou­jours plus ou moins à définir un espace d'identité, une écri­ture spatiale. L'espace, ici, participe intimement à la pro­duction du texte, dont il ne peut, par la suite, être dis­joint. Il est une dimension fondamentale du processus d'é­nonciation.

Et tout d'abord, de même que La Répudiation indiquait ses lieux d'énonciation intradiégétiques (l'habitacle, l'hô­pital et le bagne), L'Insolation ne cesse de dialoguer avec un lieu d'énonciation intérieur à son récit, lequel met en spectacle là aussi son propre surgissement : l'hôpital. Bien plus, le lieu n'est plus, comme dans La Répudiation, prétex­te à une fiction de récit oral (le récit à Céline, dans l'ha­bitacle essentiellement. Mais on pourrait voir dans La Répu­diation comment le texte des différents récits en présence se libère peu à peu de cette fiction d'oralité, et met de plus en plus l'amante entre parenthèses - jusqu'à la faire disparaître complètement à la fin - pour s'adresser en fait, et en tant qu'écrit implicite, au lecteur), mais il participe réellement de l'écriture. D'emblée, dans l'hôpital des pre­mières pages, le narrateur se désigne comme celui qui écrit, comme le scribe qui, de plus, en ce lieu, a hérité son pou­voir d'un autre : "Puisqu'il fallait écrire, je me transfor­mais, 1e soir, en scribe hargneux. (...) avec cette lumière chiche et le bout de crayon que l'Autodidacte m'avait légué, je rédigeais de nuit, entre les rondes des infirmières" (p. 12). Le lieu intradiégétique participe au processus d'écri­ture, et consacre le scribe en écrivain public, lorsque les autres malades lui demandent d'écrire leurs lettres. Un seul récit, dans L'Insolation, n'est pas explicitement rapporté à l'hôpital comme lieu d'énonciation : celui du voyage à Constantine aux chapitres 8 et 9. Mais on verra que dans ces deux chapitres la ville est exclusivement textes multiples l'espace y est encore davantage texte que dans le reste du roman.

L'espace, dans L'Insolation, est presqu'exclusivement citadin, ce qui marginalise en quelque sorte le récit de l'insolation au premier chapitre. Or, on verra que l'inter­rogation sur la véracité de ce récit est l'un des thèmes es­sentiels du roman. L'hôpital est cerné par la ville, qui ap­paraît d'emblée comme une blessure. D'ailleurs, tous les li­eux de L’Insolation sont blessures. Le roman ne contient pas de lieu de refuge, de retraite rassurante. Lieux et espaces agressent le narrateur (et le lecteur), et donnent en partie à l'écriture sa violence. La violence initiale de l'insola­tion, vraie ou supposée, provient du lieu, gardé par le nè­gre, et dont la lumière aveuglante autant que le sacrifice sanglant de la chèvre noire, sont immolation, en fait, du narrateur comme de Samia : le lieu est piège mortel. Il l'est de la même manière pour Selma, la mère, dans sa maison : même lumière aveuglante, et même sacrifice sanglant imposé au personnage par le lieu dont il est prisonnier. Et il l'est aussi lors de la circoncision, où la même association d'une lumière aveuglante et d'un rite de sang cerne le jeune héros d'une fête dont il n'est nullement participant.

Ces trois lieux, la plage, la maison où a lieu la cir­concision et celle où ont lieu le viol, la folie et l'agonie de la mère (il s'agit probablement de la même maison, même si rien ne le dit dans le texte, et ceci ne fait que renfor­cer liaison symbolique entre ces trois récits) sont l'espace de trois récits de sacrifice, celui de la mère se décompo­sant à son tour en trois moments essentiels, lesquels sont produits à partir de et par un autre espace-récit : l'hôpital, selon un schéma qu'on avait déjà vu dans La Répudia­tion. L'espace et le récit de l'hôpital projettent et con­tiennent les récits dont le lieu est extérieur à l'hôpital. Et pourtant, on a vu que l'hôpital est cerné par la ville, avec laquelle il partage - comme avec tous les récits men­tionnés jusqu'ici - l'agression aveuglante de la lumière (pp. 12 et 102 : la ville, p. 17 : l'hôpital), et que d'au­tre part, le seul récit qui échappe à cette dépendance par rapport au lieu-récit de l'hôpital, dans la mesure où il ne se présente pas explicitement comme y étant formulé, est ce­lui d'une escapade à Constantine, c'est-à-dire encore dans une ville.

On peut donc dire que la ville et ses récits contien­nent tous les récits du roman, dont l'écriture se confond avec les discours d'un espace citadin implicite ou explicite: cet espace où la véracité du seul récit qui fait mine de ne pas être citadin, celui de la plage, est perpétuellement po­sée comme problématique. Le récit de la plage, qui pourtant donne son titre à ce roman dont l'écriture est citadine, n'en est que davantage clandestin. Si la défloration de Sa­mia est un outrage au Clan, elle l'est aussi à la ville, qui se venge en la niant, en la frappant d'inexistence. La ville, du moins celle qui cerne l'hôpital, comme le cernent aussi les M.S.C., réprime toute marginalité, tout manquement à son ordre. Et le roman en constitue un, au même titre que le ré­cit de la défloration de Samia, auquel il s'efforce de nous faire croire, et c'est pourquoi il est brutalement coupé à la dernière page par l'arrivée des M.S.C. Car la ville peut d'autant plus facilement mettre fin à cette écriture lors­qu'elle dérange, que c'est elle qui lui fournit le délire qui la meut.

Cependant, si dans La Répudiation la ville du récit actuel et celle du récit des souvenirs différaient entre el­les, mais gardaient chacune une relative homogénéité, les villes de L'Insolation se dédoublent à l'infini en une proli­fération de discours souvent contradictoires. Si la ville est un ordre, un lieu contraignant et agressif, elle révèle à qui sait les y lire des envers qui subvertissent son espa­ce comme son discours.

Ainsi, dans la ville du Clan et des M.S.C. se meut a­vec aisance Djoha, alias Si Slimane le malicieux, dont les mouvements comme les paroles dessinent une autre ville dans la dure ville solaire de l'Ordre. Son arrière-boutique est l'envers de la ville, où l'on retrouve tous les "déchets hu­mains que la ville rejette impitoyablement" et dont l'énumé­ration dans une longue parenthèse d'une page et demie (pp. 98-99) donne lieu à une accumulation proprement carnavales­que, dont Bakhtine a montré la fonction subversive : le car­navalesque de l'envers s'en prend ici au discours de l'en­droit, au discours officiel de la ville des bourgeois, qu'il fait vaciller sur ses bases par la farce, par la démesure, ou l'incongru d'une autre lecture de la ville : celle qu'en fait, justement, Djoha lorsqu'il traverse avec son âne

"dans les avenues où circulent les voitures rutilantes et les autobus bondés. Mais lui n'y fait pas at­tention car la ville européenne n'est pas la sienne et il l'ignore superbement. La réverbération gêne l'â­ne qui se met à braire dans le tumulte et le tapage des boulevards encombrés. Lui y voit la structuration du songe..." (p. 101).

La ville de Djoha - et c'est pourtant le même espace - pro­duit un autre langage que celui de l'opposition entre les voitures rutilantes et les autobus bondés. Par sa lecture de la ville, "structuration du songe", Djoha y est incongru. Et pourtant, son langage bien réel, surtout lorsque les con­teurs et les devins viennent faire chœur avec lui (p. 103), finit par retourner l'incongruité. La ville-langage est sub­vertie par la prolifération dans son espace de langages quelle ne contrôle pas. Son discours spatial est subverti par son propre envers. Et ce n'est pas un hasard si la confu­sion du scribe fait partie des rêves éveillés de Djoha dans la ville : le délire de l'écrivain, même s'il est tout en­tier contenu par l'espace du discours citadin, n'en est pas moins l'un des envers, l'un des négatifs de ce discours ci­tadin duquel il surgit.

D'ailleurs, la ville où se trouve l'hôpital n'existe que pour entourer-enfermer celui-ci, lui-même lieu d'enfer­mement, comme elle enferme tout le roman, jusqu'à y mettre fin à la dernière page. Elle est aussi l'extérieur qui sou­ligne la clôture du lieu d'énonciation (l'hôpital), et l'ex­térieur d'où vient Djoha. Mais elle est une fonction (exté­rieur et enfermement), plus qu'elle n'est pour elle-même. Elle n'a pas d'existence propre, pas d'épaisseur autre que celle de sa contre-lecture par Djoha. Aussi, même si nous devinons qu'il s'agit d'Alger, cette ville n'a pas de nom. Elle est aussi anonyme que cet hôpital qu'elle contient, et dont on a vu que le rôle était justement le rabotage de l'i­dentité des malades, leur "normalisation".

La ville des chapitres 8 et 9 est tout autre. Or, on a vu que le récit qu'elle contient échappe, dans une certai­ne mesure, à l'ensemble des récits produits depuis l'hôpital, et encerclés de ce fait par la ville de l'anonymat qu'on vient de décrire. Et cette seconde ville est nommée (pp. 154 et 158) : il s'agit de Constantine, "ad-dahma" (l'écrasante), dans le langage populaire, et la plus authentiquement arabo­-musulmane, avec Tlemcen, des villes d'Algérie. Elle s'oppose donc fortement â l'autre ville, et l'autonomie relative de son récit par rapport aux autres ne peut nous surprendre. Au même titre que la "structuration du songe" de Djoha dé­crite plus haut, elle est envers de la ville anonyme.

Cet envers se manifeste d'abord par une prodigieuse prolifération de textes.' La tradition andalouse de Constan­tine va lui permettre d'apparaître d'emblée, non seulement comme le cadre, mais comme la texture même de cette quête quelque peu (et volontairement) conventionnelle de la fian­cée impossible dont on a déjà montré l'hyper-littérarité. La ville ne se contente pas d'être le lieu où l'amante est gar­dée par un ogre, dans un antre (p. 149) : elle est l'amante, puisque le narrateur erre dans toute la ville à la recher­che de celle-ci. D'ailleurs, pour :vieux être présent dans chaque recoin de cette ville dont toutes les pierres disent la tradition andalouse de l'amour impossible, Samia n'est pas nommée pendant les dix premières pages du récit de sa poursuite : elle est "l'amante" le plus souvent, ou encore la "dulcinée" (p. 157), c'est-à-dire des qualificatifs de convention qui lui donnent une existence plus culturelle que réelle, et qui lui permettent de se retrouver dans la tradi­tion véhiculée par les chants d'Om Kalthoum et les textes du poète Omar dans tout l'espace de la ville. Et on a vu que d'être "l'amante" lui permettait également de rappeler 1a geste de Kateb Yacine, dont Constantine justement est l'un des hauts lieux. La quête de l'amante identifiée à la ville fournit donc le prétexte à une superposition de figures fémi­nines mythiques qui se confondent avec la ville-symbole de culture andalouse. Or, de la même manière, 1e narrateur se dédouble, puisqu'il est flanqué d'un compagnon qui boit, per­mettant du même coup d'associer Om Kalthoum, que l'on entend dans les cafés, à cet autre thème traditionnel de l'âge d'or arabe : l'ivresse. C'est donc le dédoublement du narrateur, générateur de lieux culturels (les cafés) grâce à l'ébriété de son compagnon, qui permet le dédoublement de l'amante en Om Kalthoum (et les textes d'Omar le fou, p. 151) et en Nedj­ma, puisque le leitmotiv du patron du bouge, "Misère noire !", rappelle justement Kateb : nous voici revenus à cette struc­ture fondamentale de l'écriture de Boudjedra.

Cependant, les textes de la ville ne sont pas que lit­téraires. La ville est aussi le lieu de la rencontre de lan­gues différentes. Les citations en arabe dans l'écriture française du roman : on en a déjà parlé. Mais aussi les lan­gues diverses des touristes, qui donnent un spectacle bien ridicule, et qu'on entend dire : "Be quite, boy ! Smile ! Smile ! Achtung ! (...) il fait chaud, n'est-ce pas ? Hot ! Hot ! Hot-dog. Chien chaud. Kelb ! L'autre tire la langue à force de voir tant de chair se trémousser et tant de gros seins en sueur" (pp. 153-154). Enfin, et surtout, la tradi­tion orale. Celle des conteurs, du troubadour, des charla­tans, de l'arracheur de dents (pp. 155 et 161-165).

Or, cette omniprésence obsédante de la tradition ora­le dans l'espace des deux villes, mais spécialement de Cons­tantine, nous amène encore à d'autres figures de dédouble­ment. Un clin d’œil, d'abord, au Meddah, double du Muezzin de Bourboune, qu'on peut retrouver dans le conteur (p. 155), mais aussi dans le personnage même du compagnon, qu'on a dé­jà pu comparer à Bourboune en personne, mais qui de plus ra­conte, oralement, l'histoire d'Amar Bô.

Mais le dédoublement essentiel, et qui s'inscrit bien dans cette identification de l'espace citadin à ses diffé­rents textes, même antithétiques, est bien celui que dévelop­pe l'opposition entre la quête littéraire de l'amante impos­sible, qui se situe au début du chapitre 8 dans l'espace ou­vert de la ville européenne (qui est pourtant la prison de l'amante) et l'histoire, triviale et orale, d'Amar Bô, ra­contée avec truculence dans l'espace apparemment replié sur lui-même de la ville ancienne, et plus encore du bordel (or, le bordel, dit "maison close", est ouvert, alors que la mai­son, l'antre de l'ogre où est retenue Samia, est un lieu clos au contraire, et symétriquement). Dédoublement qui souligne la convention étriquée d'une tradition littéraire andalouse, mais appose également en permanence (car les visages de la tradition orale sont multiples et proliférants dans L'Insola­tion) la tradition orale à l'écriture même de L'Insolation. On assiste en effet au chapitre 9 à une sorte d'envol autonome de l'histoire d'Amar Bô, racontée successivement par le compagnon au bordel, reprise entre parenthèses par le nar­rateur, et prenant soudain sa vraie dimension orale dans le récit direct par le conteur. Or, que ce soit au bordel dans la bouche du compagnon, ou sur la place dans celle du Med­dah, cette histoire devient le prétexte - dont l'auditoire n'a que faire a priori - pour prendre à parti l'histoire mê­me en opposition à laquelle elle se construit : celle de la quête de l'amante par le narrateur, puis pour inclure dans la diatribe qu'elle développe le compagnon ex-muezzin, et Djo­ha lui-même, qui devient l'ennemi juré d'Amar Bô (pp. 177, 180 et 182). De ce fait, Djoha entre dans un récit fait dans une ville où il n'est pas, de même que le compagnon entre lui aussi dans ce -récit (p. 184). L'histoire orale intègre donc les principaux éléments du récit écrit, et en même temps elle permet le surgissement de personnages comme le conteur qui ne sont pas racontés dans l'histoire, mais qui la racon­tent. L'histoire inverse sa causalité et produit son conteur.

Et en même temps, elle produit l'espace de la narra­tion : la vieille ville, dont les pierres des enfants pour- chassant les intrus dessinent les limites (p. 184). L'espace de la vieille ville est ainsi produit, non tant par l'histoi­re d'Amar Bô, que par la. truculence du conteur qu'elle s'est cependant suscitée elle-même. De plus, l'intégration de Djo­ha absent (puisqu'il vit - jusqu'ici du moins - dans la ville "anonyme" qu'il lit à sa manière), qu'on a déjà opposé au poète Omar, même s'il en est un grand lecteur, développe face à l'écrit d'un roman qui revendique son caractère scrip­tural, le registre prodigieusement fécond de l'oralité.

L'écriture de L'Insolation se développe en contrepoint à la floraison de l'oralité. Or, l'espace de cette écriture, c'est, d'une part l'hôpital dans la ville anonyme (que Djo­ha récuse), et d'autre part la ville nouvelle, espace de la littérature et du chant nobles, où se développe la quête cul­turelle de l'amante impossible. Dans les deux cas, les récits de la tradition orale dessinent à cette ville de l'écrit un contre-espace : celui de la "structuration du rêve" dans la ville anonyme, celui du bordel et du quartier de la place des Chameaux à Constantine, à côté et contre ses quartiers à l'européenne. Quoi qu'il en soit, une fois de plus, espa­ces et récits ne peuvent être que disjoints, et la production des uns par les autres va dans les deux sens, ce qui confère au texte une richesse particulière.

Il convient cependant de revenir à l'opposition des deux villes, qui a été vue jusqu'ici essentiellement sous l'angle de l'emboîtement des récits. On a vu, en effet, que si la ville de l'hôpital était une ville anonyme, Constanti­ne au contraire est d'abord une ville qui porte son nom, et ne peut être confondue avec aucune autre, même si jamais el­le ne donne lieu à une description véritable. La ville est décrite indirectement, par le récit des actions qui s'y dé­veloppent, plus que par une attention au site - pourtant bien particulier - pour lui-même. Car Constantine n'est pas objet de description extérieure. La ville a, au contraire, un rôle actif, producteur : elle doit donner identité et mémoire. L'identité, elle la donne, multiple, par la prolifération de textes qu'elle suscite, qu'elle est, en la répétition de ses différents espaces. Or, il n'est pas indifférent de remarquer le moment de cette incursion à Constantine : il s'agit du Ramadhan (p. 157), dont on avait déjà vu dans La Répudiation la fonction de dispensateur d'identité. Rien, là, d'ailleurs, d'étonnant, quand on sait que le Ramadhan est dans tous les pays musulmans le moment de la plus grande floraison de la tradition orale, sous tous ses aspects.

Mais il n'est pas d'identité sans mémoire, cette mé­moire justement qu'à l'hôpital le narrateur cherche désespé­rément à retrouver par des récits que Nadia nie à mesure, et auxquels la ville anonyme des M.S.C. va mettre un terme à la dernière page. Constantine, ville de l'identité collective, patrie de Ben Badis, se doit de redonner au narrateur les souvenirs perdus de son adolescence qui lui permettront de trouver l'unité de son être. Ne va-t-il pas jusqu'à penser "que Samia n'était qu'un prétexte et que,je voulais surtout revenir dans cette ville pour parvenir à retrouver une cer­taine atmosphère que je n'avais cessé de regretter tout le long de mes différentes pérégrinations ? " (p. 158). Aussi Samia n'est-elle nommée pour la première fois que dans ce passage justement, où il est question de la mémoire, dix pa­ges seulement après le début de ce chapitre consacré à sa poursuite dans la ville. Samia, c'est peut-être aussi l'iden­tité arabe reposant, littérairement, sur cette tradition andalouse dont elle devient ici le symbole avant d'être, beau­coup plus tard, la jeune fille déflorée sur la plage de l'in­solation. Et Samia, c'est aussi celle qui croit les récits du narrateur (qu'on a déjà vu lui "faire le coup de la cir­concision"), et devient donc en partie sa mémoire, contraire­ment à Nadia. C'est pourquoi il n'est pas indifférent qu'elle soit originaire de Constantine, comme le rappelle justement le meddah (p. 182).

Mais c'est pourquoi également l'échec auprès d'elle va de pair avec "cette incapacité à retrouver les souvenirs que j'avais éparpillés à travers la ville, il y a une dizai­ne d'années". La tradition andalouse a quoi s'arc-boute le discours culturel algérien officiel quand il cherche à défi­nir son identité musicale, ne sait pas redonner la mémoire individuelle. Est-ce à dire que cette tradition n'est plus en prise sur la vie ? "Impossible de retrouver - mémoire blo­quée ? - cette impression de liberté dont j'avais longtemps rêvé". Cette tradition que le vécu récuse, entre autres dans la dissolution de cette quête romantique par la réalité de l'oralité et du bordel où elle va déboucher, semble bien ne, plus pouvoir symboliser la liberté comme elle le faisait con­tre l'occupation coloniale. Elle devient "mémoire bloquée" que la vie réelle répudie, et en tout cas Constantine qui la symbolisait n'est plus qu'une "cité fatale â ma mémoire" (p. 158).

Ne reste plus alors, devant cette mémoire bloquée, que la dérision, elle aussi inscrite dans les murs de la vil­le. Et cette dérision va prendre soudain une signification politique, celle de la révolution confisquée, non plus tant, comme dans La Répudiation, par le Clan et les M.S.C., mais tout bonnement par la ville elle-même qui devait en être la vivante mémoire. Car les souvenirs que le narrateur n'arrive plus à retrouver dans cette ville, ce sont ceux de son pre­mier engagement révolutionnaire d'adolescent. Dans la phrasé­ologie culturelle officielle, l'identité algérienne se fonde sur la grande tradition littéraire arabo-andalouse, le Coran, et la mémoire du maquis. Or, dans L'Insolation, le Coran ne sert qu'à ridiculiser les M.S.C. qui ne le connaissent pas, l'espace culturel arabo-andalou, mémoire bloquée, se dilue au contact du réel, dans la parodie qu'introduit le bordel. Quant à la mémoire du maquis, que le scribe était venu re­chercher dans la ville de son adolescence, elle sombre dans la récupération : le Devin lui-même, pourtant tué par les siens, n'a-t-il pas sa rue à Constantine (p. 159) ?

La mémoire est falsifiée, et l'équipée des anciens compagnon finit au bordel par la tétée d'une bouteille de vin, dans les bras d'une putain, dérision de la mère, comme peut-être de la révolution elle-même. En ce sens, la fin de la sédition d'Amar Bô, lui aussi récupéré par l'Ascète en chef, était presque moins lamentable. Quoi qu'il en soit, son récit apparaît comme un double parodique de l'histoire des deux compagnons, et il n'est pas indifférent que la fin de ce récit soit dite par le conteur - c'est-à-dire par la vil­le même - au moment où les deux compagnons, dans le bouge, sont bien incapables de poursuivre quelque récit que ce soit. La dernière figure que laisse ce naufrage est encore celle de la putain dépouillée à la fin du chapitre 9 de tous ses oripeaux, comme l'érudit Wassem dans La Danse du roi de Dib, par ceux-là mêmes qui croyaient avoir fait la révolution (p. 187). L'espace de la révolution que devait dessiner la ville de l'adolescence se réduit à ce bouge minable, parodie d'une révolution qui n'a peut-être même pas existé ?

C'est pourquoi le récit de cette escapade - et la rupture spatiale qu'il constituait par rapport à l'enferme­ment de l'hôpital - va se détruire lui-même, dans la caverne maternelle sans mémoire qu'est l'hôpital. Caverne tout aussi parodique de la clôture maternelle que le bouge où la putain joue à la maman. Mais l'hôpital ne désigne aucune mémoire de révolution trahie. Le chapitre 10 commence par : "Je n'a­vais jamais quitté l'hôpital. Au fond, je n'y étais pas mal (...) Je pouvais écrire tranquille. Bavarder avec Djoha..." (p. 189). Après l'autodestruction du seul récit non explici­tement généré depuis la clôture de l'hôpital, comme du seul espace qui aurait pu être réel, face à la négation de tout référent par l'espace de l'hôpital et de la ville anonyme, l'activité double et a-temporelle de Mehdi, écrire et bavar­der avec Djoha, désigne sa coupure d'avec le réel : d'avec l'épaisseur dangereuse que donnait à ce réel sa dimension temporelle. La clôture faussement maternelle de l'hôpital supprime le temps. Elle ne peut donc plus renvoyer qu'au seul espace réel d'où le temps et sa blessure pouvaient être exclus : l'espace de la mère, dont la lente agonie va sous-­tendre tout le roman. La ville-mémoire disparaît, pour ne plus laisser place qu'à un souvenir sans référent : "je gardais de cette visite à la ville de mon enfance une impression inoubliable (...). Mais de la ville elle-même, il ne me res­tait plus rien. (p. 189).

Après tout, cette escapade (chap. 8-9) était-elle autre chose qu'une parenthèse dans le récit de la folie (chap. 7) et de l'agonie de la mère (chap. 10) qui l'encadre juste­ment ? Or, on a vu que la putain, en qui cette parenthèse se consume, est la parodie burlesque, à l'intérieur même de cet­te escapade narrative, de la mère dont elle s'institue comme le double grotesque (p. 184). Le récit ultime, le seul réel qui subsiste face à la perte de référents que produit l'hôpi­tal, est celui du viol, de la folie et de l'agonie de la mè­re, dont tous les autres récits du roman - à commencer par l'insolation elle-même - peuvent apparaître comme une deu­xième figuration, comme une reproduction symbolique. L'une des découvertes de la psychanalyse la plus récente, qu'illus­tre entre autres le film d'Alain Resnais Mon oncle d'Amérique (1980), n'est-elle pas que nous ne cessons de reproduire, dans notre existence d'adulte, la ou les situations qui nous ont le plus marqué dans notre enfance ? Cette reproduction, si on la trouve dans la correspondance entre eux des diffé­rents récits de L'Insolation, on peut la trouver aussi dans le passage de La Répudiation, qui nomme le supplice de la mère, mais le décrit finalement fort peu (on a vu que la ré­pudiation n'en était pas vraiment une), à L'Insolation qui nomme un épisode apparemment sans rapport avec le supplice de la mère, et raconte en fait ce supplice, tant par son ré­cit même qui sous-tend le livre, que par sa reproduction symbolique dans d'autres récits.

2) Le supplice de la mère, modèle narratif profond

"je me souciais peu de toute cette affaire : M.S.C., Nadia, Djoha, même ! Tous dans le même sac. L'essentiel é­tait ailleurs : j'avais perdu ma mère et j'étais anxieux" (p. 213).

L'essentiel du roman est ainsi explicitement et pa­rodiquement rapporté à la perte de la mère. Comme pour bien montrer que tout le roman ne tire son sens que de lui, mais en même temps le camoufler, le récit du viol, de la folie, de l'agonie et de l'enterrement de la mère, forme avec les autres récits du roman une sorte de savant entrelacs : le chapitre 4 narre la défloration de la mère "au village, il y a très longtemps" (p. 71), c'est-à-dire dans la même clan­destinité spatiale par rapports aux récits citadins d'un ro­man citadin, que l'insolation qui ouvre le roman, et tempo­rellement également puisqu'elle représente l'antériorité ab­solue, la"scène fondamentale" dont il est significatif qu'el­le ait lieu (comme l'insolation) dans un espace autre que l'espace normal du roman : l'au-delà temporel de la naissan­ce ne peut se situer que dans un autre côté spatial. Et c'est pourquoi aussi la répétition de cette scène fondamentale est décrite dans ce même chapitre à travers son reflet grotesquement déformé dans une glace (p. 83), description re­prise à la fin du roman (p. 201) tant elle est importante pour justifier la naissance même de l'écriture. Le chapitre 7 est tout entier consacré au récit de la folie de Selma (la mère) et du sacrifice rituel du coq noir entre ses jambes. Le chapitre 10 est celui de son agonie, le chapitre 11 celui de son enterrement, auquel le narrateur est aussi ab­sent qu'il l'était (et pour cause !) lors de la"scène fonda­mentale" de sa propre conception.

Le récit du supplice de la mère sous-tend donc tout le roman, dans lequel il tient presqu'autant de pages que le récit de l'hôpital. De plus, ce récit est le plus développé de tous ceux du roman : si le récit de l'hôpital est le plus étendu en pages, il ne narre en fait, à proprement parler, rien, si ce n'est les fornications avec Nadia, les visites de Djoha, et les stations dans les latrines ! Le récit de l'hôpital est cet écran pour ainsi dire neutre sur lequel les autres récits sont projetés. Il se passe d'autant moins d'é­vénements significatifs dans ce récit que l'hôpital est l'es­pace de l'impuissance du narrateur : impuissance sexuelle, certes, mais aussi culturelle et politique. Le temps narra­tif de ce récit est un présent itératif (même si syntaxique­ment il s'agit de l'imparfait, également itératif) : celui de la répétition d'actes et de récits avortés, dans une du­rée totale comparable à celle que dessine notre lecture du livre. La durée du récit du supplice de la mère est au con­traire plus importante que celle de la vie même du narrateur. Il est donc le récit le plus long du roman. Enfin, ce récit est le seul à s'articuler sur plusieurs moments, tous impor­tants, alors que tous les autres, mis à part le moment itéra­tif de l'hôpital., ne déploient chacun qu'un seul moment. 0n pourrait faire une exception pour Samia, qui apparaît à la fois sur la plage de l'insolation et à Constantine, mais on a suffisamment montré comment la quête de l'amante était di­luée, irréalisée dans les chapitres 8 et 9. Le récit du sup­plice de la mère est donc le récit le plus développé du ro­man, le seul à dépasser l'épisode isolé pour prendre une di­mension romanesque en lui-même.

Mais l'importance de ce récit est encore augmentée par le fait qu'il sert en quelque sorte de matrice génératrice aux autres récits du roman. Les deux autres récits narrés depuis la clôture de l'hôpital, à savoir l'insolation (chap. 1) et la circoncision (chap. 2) ont en commun, avec la déflo­ration de la mère, puis le sacrifice du coq pour la guérir de sa folie, d'être des rites sanglants. Sang des deux dé­florations. Sang de la chèvre noire sur la plage, ou du coq noir entre les jambes de la mère, sang de la circoncision. D'ailleurs, parlant de la culpabilité ressentie dans le mau­solée face à Samia, le narrateur n'insiste-t-il pas sur le parallèle en disant qu'il avait "l'impression d'avoir tué un coq" (p. 21) ? Et puis, pour bien ressembler au "nègre" de la plage, la sorcière de Selma n'est-elle pas appelée "gros­se négresse" (p. 141), de même que le circonciseur ne paie pas davantage de mine au chapitre 2 (p. 27) que ces deux of­ficiants ? on a déjà vu également que dans tous ces récits, le lieu est aveuglant. C'est l'insolation proprement dite. C'est l'incendie des yeux, "striés par les mille flamboie­ments du soleil sur la chaux vive" du patio de la circonci­sion (p. 31); c'est la "blancheur démente" du même patio, cause du délire de la mère (p. 145), comme l'insolation est la cause du délire du narrateur.

L'insolation et la circoncision sont donc (et l'on pourrait multiplier les exemples pour l'illustrer) l'une et l'autre des sortes de doubles des différents supplices de la mère, dont ils reproduisent la plupart des éléments. Or, on avait vu que la circoncision de L'Insolation peut être consi­dérée comme la fête ultime qui se cache derrière les différen­tes fêtes narrées dans La Répudiation. De la même façon, on peut dire à présent que le supplice de la mère est le rite de sang et de lumière qui se cache derrière ces deux rites de sang et de lumière et les génère en quelque sorte. Et dans l'économie narrative du roman, ces deux récits qui précèdent le premier récit concernant la mère, peuvent en être consi­dérés comme des sortes d'annonces, à un niveau plus superfi­ciel de blessure. De l'insolation à la circoncision, puis au viol de la mère, la blessure est, en effet, chaque fois un peu plus profonde; la brisure est à chaque fois un peu plus essentielle, un peu plus fondamentale.

Or, c'est justement de cette brisure fondamentale que procède l'écriture romanesque proprement dite. Les récits sont présentés comme produits par le scribe depuis la clôtu­re de l'hôpital. Mais, dans les chapitres 10 et 11, maison et hôpital sont deux espaces imbriqués. Lorsqu'il dit, après l'épisode constantinois : "De toute manière, il aurait fallu que je rentre" (p. 191), et introduit ainsi le récit de l'a­gonie de sa mère, le narrateur vient de nous dire deux pages plus haut : "je n'avais jamais quitté l'hôpital" (p. 189). On peut donc se demander, même s'il s'agit bien ici de la maison maternelle, où il rentre. Car l'agonie de sa mère, il en vit, certes, une partie auprès d'elle, mais l'essentiel de cette agonie a lieu pendant qu'il est à l'hôpital, de mê­me qu'il est à l'hôpital pendant l'enterrement de sa mère. Et le délire sur lequel repose l'écriture romanesque n'est-il pas, finalement, celui que l'on trouve dans ce poème halluci­né qui donne en partie les clés de cette écriture (dans cet au-delà d'écriture que constitue cette enclave poétique dans un roman) au chapitre 11, et dont l'image centrale est celle , de la "morte allongée près de moi" (p. 220), en qui se re­trouvent, la mère d'abord, mais aussi toutes les amantes dont l'écriture, on l'a vu pour La Répudiation, est en par­tie mode de séduction. Et surtout tous les récits qu'on vi­ent d'énumérer. Ce poème, entrecoupé de "Que radotes-tu 4", ou de "Tu parles, Scribe", contient et indique tous les dis­cours comme tous les récits du roman, et les rapporte à cette image fondamentale, que l'on trouvait d'ailleurs déjà dans La Répudiation (le rêve du lapin écorché).

L'écriture de L'Insolation comme celle de La Répudia­tion est donc d'abord celle de la brisure- que constitue le viol de la mère, lequel ne peut entraîner que sa folie, son agonie et sa mort, sans que le narrateur, qui pourtant ne vit que par rapport à ces sacrifices, y assiste véritable­ment, car on ne peut assister que par la fantasme et le dé­lire à la"scène fondamentale"de sa propre conception. C'est pourquoi l'hôpital est d'abord ce lieu qui lui permet de ne pas assister à l'enterrement de sa mère, tout en le vivant - dans le récit de Djoha et les condoléances des autres mala­des -, mais à côté. Le supplice, l'agonie, l'enterrement de sa mère sont la réalité qu'il vit sans la vivre, et dont sa vie dans la clôture de l'hôpital est à la fois la fuite, et la reproduction, car la clôture de l'hôpital comme celle de la maison maternelle sont inaccessibles au temps. La brisure, c'est d'abord le fossé infranchissable entre le réel qu'est le supplice de la mère, et le simulacre (vrai ou faux, qu'im­porte, l'essentiel était que la véracité de ces récits soit mise en question perpétuellement à l'hôpital) des récits qui le reproduisent : l'insolation et la circoncision, récits­-objets de l'interrogation sur la véracité qui sera l'une des lignes de force essentielles du roman.

Cette brisure est l'image fondamentale qui donne leur titre aux deux romans : l'insolation comme la répudiation sont des brisures symboliques avant d'être, ou de ne pas ê­tre, des brisures réelles. La brisure est l'image génératri­ce de tout le roman. Et elle remonte à la "scène initiale'': le rapport sexuel de ses parents, dont le narrateur est is­su ("Moi qui fus conçu le jour du viol", p. 81), et qui des­sine une séparation entre un après, et un avant, dédouble­ment fondamental du temps comme de l'espace, qui peut expli­quer en partie la démarche double de l'écriture de Boudjedra dont on a déjà parlé. Ne pouvant, par définition, vivre la défloration sanglante de sa propre mère, le narrateur se la fait raconter par sa tante, sœur et double de sa mère puis­qu'elle est l'épouse du père. Et puis, il la revit dans le sacrifice sanglant du coq, qui va provoquer à la fois la fo­lie de sa mère, et le dédoublement du narrateur en scribe, dont il parlera à la troisième personne, en décrivant lui-même la genèse de tout le roman par une longue parenthèse dans le récit de ce sacrifice :

"(N'est-ce pas cette image [du visage de la malade i­nondé par le sang du coq) que l'autre, le scribe, a­vait transposée à l'hôpital, à raconter et à écrire sa vie comme si cela avait un intérêt quelconque, puis à dire qu'il avait séduit une jeune élève qu'un nègre avait aspergée du sang d'une chèvre noire, avant de la laisser se noyer dans la mer.... etc.)" (p. 146).

L'enchaînement des récits de L'Insolation se fait toujours à partir d'une image de blessure, de rite sanglant, qui n'est jamais que la reproduction de ce sacrifice, lequel est lui­-même le double de la scène initiale. Ainsi, chaque récit est, par l'image d'un rite sanglant, le double d'un autre récit, et tous ne sont, en fin de compte, que les doubles du -récit de la"scène initiale" que le narrateur ne peut faire lui-même, dont il est absent comme il est absent de l'enterrement de sa mère.

On peut donc considérer, dans une certaine mesure, tout le roman comme généré par la double figure complémentai­re de la brisure et du dédoublement. Or, cette brisure était déjà omniprésente dans La Répudiation, par le titre du roman comme par le leitmotiv du "saccage", que l'on -retrouve dans L'Insolation, et de la même façon on a vu comme L'Insolation était à la fois le double de La Répudiation, et son indispen­sable complément. Aussi, l'on ne sera point étonné de retrou­ver brisure et dédoublement à l'intérieur même de l'écriture de L'Insolation (comme ils étaient déjà préparés par La Répudiation) qui se parodie elle-même comme elle avait parodié d'autres écritures dans le jeu de l'intertextualité (démarche double, comme on l'a vu). Ainsi, cette écriture finit dans ce jeu à l'infini sur son propre simulacre, par perdre le réel auquel elle se réfère, par systématiser la perte du référent pour mieux désigner sa brisure même.

Autoparodie et perte du référent

Cette double démarche productrice ne concerne pas seulement le rapport de L'Insolation avec d'autres textes, mais bel et bien le rapport de l'écriture de L'Insolation avec elle-même, en ce plurilinguisme déjà mis à jour dans La Répudiation. Mais la parodie, dans L'Insolation, va plus loin qu'une simple mise en perspective réciproque de langa­ges le plus souvent étrangers à l'énonciation du romancier, objectivés et relativisés par lui dans la parodie. Ici, c'est l'énonciation elle-même qui est parodiée, dans un dérèglement systématique des niveaux narratifs.

On a vu à propos du récit de l'insolation que la dyna­mique du roman tenait en grande partie à une interrogation sur la véracité de ce récit liminaire. Ce débat sur la cré­dibilité des récits du narrateur était déjà l'un des moteurs du noyau central où convergeaient les récits de La Répudia­tion. Dans L'Insolation comme dans La Répudiation, il s'agit pour le narrateur de faire croire son récit à l'amante-audi­trice, quitte à imposer ce récit par une sorte de terrorisme interne. Nadia conteste 1a vérité des récits de Mehdi, par exemple en les taxant de Garagouz (p. 26), ou en leur opposant des contre-récits : celui qui fait partir tout le "con­te" de Samia de la photo d'une chanteuse égyptienne (p. 55), ou celui d'une tentative de suicide du narrateur à la suite d'un échec amoureux banal (pp 58-59). Mais on a vu le narra­teur lui-même laisser entendre joyeusement le mensonge de tel de ses récits inventé pour séduire Samia, lorsqu'il a­vait affirmé : "Je lui avais fait le coup de la circoncision (...) elle m'avait tout de suite cru !" (p. 18). L'interro­gation sur la crédibilité des récits n'a pas, dans L'Insolation, le tragique qu'elle avait dans La Répudiation. Le si­mulacre est assumé.

Très souvent, les récits contiennent l'élément de leur autodestruction : celui qui empêchera le lecteur d'y croire, et désignera leur dimension carnavalesque. Ainsi, on a vu comme la présence de Djoha rendait caduc le récit de la révolte des femmes à l'enterrement de Selma (p. 199). De  même, les "machinations obscures" des malades de l'hôpital ne peuvent être prises au sérieux, puisqu'on sait d'avance de quoi il y "était certainement question" (p. 51). Cette auto­destruction concerne, d'ailleurs, essentiellement les dis­cours révolutionnaires : la parodie, ici, devient amère. La fin de La Répudiation n'était-elle pas déjà à lire à un double niveau : la découverte de l'engagement positif, certes, mais dans un contexte carcéral qui de toute manière condamne à l'inefficacité ou au burlesque ? Dans L'Insolation, le ré­cit historique qui amènerait à une dénonciation positive est aussitôt cassé par une parenthèse burlesque, qui introduit un changement de voix : "(Mais, dirait mon ami parti boire, c'est une autre histoire et tu nous casses les pieds avec ces digressions qui n'ont ni queue ni tête)". L'analyse politi­que est faite le plus souvent par des porte-parole récusés d'avance : le même compagnon ivre (p. 167), et surtout Djo­ha, que personne n'écoute, sauf son âne (pp. 96-100).

Deux fois seulement, l'analyse politique n'est pas cassée par le contexte de son surgissement. Mais elle est, alors, masquée, c'est-à-dire qu'elle est à lire à l'envers dans un autre discours : dans la déréalisation, au chapitre 9, du thème littéraire de la quête de la fiancée impossible ("Je n'étais même pas amoureux",finit par dire le narrateur (p. 171), opposé à la réalité politique concrète du pays au pouvoir du Clan des grandes familles. Le discours politique qui intervient soudain ici dans le récit de cette quête amou­reuse de convention rompt cette convention littéraire. Ce­pendant, dans ce discours politique, le narrateur se désigne à la troisième personne : l'efficacité du discours politique ne peut surgir chez Boudjedra, on l'a déjà vu pour La Répu­diation, que d'un passage du récit individuel à l'exempla­rité. Mais du même coup, le discours politique perd la for­ce d'impact que lui aurait donnée l'utilisation directe du récit.

De façon comparable, le chapitre 2, qui relate la circoncision dont on sait la profonde signification biogra­phique individuelle pour le narrateur des deux romans, dési­gne celui-ci, non plus à la première, mais à la troisième personne. Cependant, se produit ici le phénomène inverse : si cette troisième personne introduit une distance par rapport à l'aspect biographique du fait narré en l'exemplari­sant encore une fois, cette exemplarisation s'accompagne et contient un discours inverse de celui qu'aurait tenu le nar­rateur "engagé" : l'événement est non seulement distancié, mais lu et interprété politiquement par le circonciseur (p. 47). Ce sera donc au lecteur, devenu actif, de retourner ce contre-discours et de lire lui-même la signification politique que le narrateur s'est bien gardé de lui livrer en son nom propre. Le message y gagne en virulence. Mais le récit proprement dit est doublement noyé sous la signification, sous le discours (pour reprendre ici l'opposition décrite par Genette entre discours et récit).

Pourtant, si cette perte de crédibilité des récits, ou simplement cette distance dans laquelle nous sommes ins­tallés par rapport à eux, diminue leur impact de récits, el­le peut servir parfois, on vient de le voir, la positivité d'un discours. Il n'en est cependant pas toujours ainsi, et la destruction carnavalesque de ses propres récits par Boud­jedra va plus loin. Ainsi, tel récit du roman peut souvent être lu comme le double parodique d'un autre récit. La quê­te conventionnelle de Samia, l'amante intouchable du chapi­tre 8 n'est pas seulement irréalisée par l'intrusion dans son récit du dire politique : elle l'est aussi par sa répé­tition parodique qui reproduit comme on l'a vu sur le mode trivial et burlesque, au borde!, chapitre 9, le lyrisme du chapitre 8. Héros romantique affublé d'un compagnon ivre au chapitre 8, le narrateur changera de rôle avec celui-ci et deviendra complice de la "tentative burlesque de séduction" d'une putain (p. 170). On a même pu aller plus loin : déri­sion de l'amante romantique du chapitre précédent, la vieil­le putain du chapitre 9 est également dérision, en l'évoca­tion de ses derniers beaux jours (p. 187), de la mère agoni­sante du chapitre suivant (et l'on a vu comme Samia et Selma sont assimilées l'une à l'autre). Ainsi, le récit le plus grave, le plus tragique du roman, celui dont on a vu qu'il sous-tend tous les autres récits, et donc le roman tout en­tier, est lui-même tourné en dérision par cette juxtaposi­tion.

Le récit de la circoncision également contient sa pro­pre parodie dans les agressions verbales et obscènes des en­fants - victimes réelles de la fête, dans l'optique de Boud­jedra - contre les adultes sacrificateurs (p. 34 : le musi­cien, p. 37 : le barbier). Mais il est lui-même dans ces agressions, retournement parodique de l'Aïd de La Répudiation où il était impossible d"'échapper à l'horrible carnage". Et cependant, il est également parodie du récit de l'insola­tion, par la brûlure obsédante du soleil dans l’œil du vieil oncle, à qui il équarrit chairs et nerfs (pp. 38-39), de même que la dissymétrie de la moustache du circonciseur (p. 28) introduit un rappel burlesque de la dissymétrie des seins de Nadia : les récits de L'Insolation fonctionnent parallèlement les uns aux autres, au lieu de se contenir réciproque­ment comme ceux de La Répudiation. Mais ce parallélisme est désigné souvent par des associations carnavalesques qui ré­cusent, tout en la soulignant parodiquement, la correspon­dance des récits entre eux, base du fonctionnement narratif du roman, lequel s'autoparodie de cette manière.

Le roman, d'ailleurs, ne joue-t-il pas en permanence avec les propres poncifs de l'écriture de Boudjedra, lorsque Djoha est appelé par le narrateur "mon ex-père" (p. 109), que l'insolation devient elle-même "un coup de lune sur la tête" (pp. 159-160), ou que le jeu avec la psychanalyse de­vient résolument trop voyant, pour mieux indiquer sa gratui­té, qui frise le pied de nez au lecteur : le narrateur insis­te, par exemple, en le mettant d'emblée en rapport avec sa mère, sur son goût pour les lieux d'aisance (p. 114) et y fait même remonter sa "fonction primordiale de scribe". En poussant jusqu'au burlesque des observations que la psychana­lyse n'avance que prudemment, Boudjedra désigne toute son écriture comme résolument parodique :

"Dans cette ambiance ouatée, quelque peu glaireuse, je retrouve ma fonction primordiale de scribe. Alors là, j'en remplis des pages ! Le papier me manque pour tout dire. C'est l'extase. Je bave. Je m'excite sur mon siège, avec au-dessous de moi, toute la tiédeur de l'univers qui monte vers mes narines en chapes qua­si concentriques et me rassure tant ! (...) Je halè­te à récrire la mort de ma mère (...) Je me sens li­bre dans cette sorte de poche où je retrouve comme u­ne conscience d'avant ma naissance, où, fœtus, je vo­guais dans le ventre de ma mère qui venait d'être vio­lée" (pp. 119-120).

Or le jeu porte ici sur le récit dont on a vu qu'il était la matrice génératrice même de tout le roman : l'écriture réso­lument parodique fait éclater jusqu'à son propre noyau : com­ment nous étonner, après cela, si elle s'installe dans une perte généralisée de son référent ? Car c'est justement l'un des attraits majeurs de cette écriture que ce refus, malgré ses parenthèses politiques, de toute cette lourde positivité univoque qu'on a pu voir ---.en-- première partie dans bien des textes plus maladroits, et à quoi la lecture de La Répu­diation, comme de L'Insolation, a trop souvent voulu réduire ces romans. Le texte "positif", celui des nouvelles de Pro­messes, s'embourbe au contraire dans son référent, prisonnier qu'il est de son propre discours.

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Car c'est, finalement, la suprême ironie de ce roman, que de se poser comme n'existant littérairement (et on a vu combien la reconnaissance de son écriture, dans et par la littérature lui était essentielle) que dans sa propre néga­tion comme discours porteur de sens. Le récit romanesque est répétition, reproduction du supplice de la mère ? Certes, mais il ne peut l'être qu'en perdant le référent qu'est ce supplice, la matrice première que constitue son récit. En effet, l'hôpital imite la maison maternelle mais en protège, et le narrateur n'assiste ni à la mort, ni à l'enterrement de sa mère. Il a beau se répéter : "C'est pourtant vrai que ma mère est morte !" (p. 206), il est absent à cette réalité. Et de la même manière, les différents récits qui reprodui­sent le supplice de la mère, sont également des camouflages de leur matrice narrative, le récit de ce supplice, qui est camouflé dans le titre, comme il est camouflé dans l'impor­tance apparemment plus grande donnée aux autres récits.

Ce jeu de dédoublement à l'infini, dont un terme en cache toujours un autre, débouche implicitement sur la ruine de la fonction identifiante du récit. Car quelle identité peut conférer un récit qui met perpétuellement en doute son propre signifié ? On a vu que tout le récit de l'hôpital pouvait être considéré en grande partie comme une interroga­tion sur la véracité des deux récits de l'insolation et de la circoncision. Mais si ces derniers ne sont à leur tour que le camouflage du supplice de la mère, la question ne perd­-elle pas d'elle-même son objet ?

De plus, l'identité est traditionnellement conférée par le père. Certes, on sait que, dans le roman algérien depuis Kateb, les pères ont le plus souvent trahi, ont man­qué à leur rôle, puisque ce sont eux qui ont bradé le patri­moine des ancêtres. Mais que dire d'un texte qui n'introduit la quête de la paternité que comme un jeu supplémentaire qui s'ajoute aux jeux sur la parodie et la crédibilité des récits et les complète, et qui, alors que sa fonction était de don­ner une identité, se termine sur un chapitre qui est tout en­tier refus d'identité, entre autres dans la répétition de la phrase du narrateur : "Je n'ai jamais eu de père", qui ré­pond à celle de Djoha : "Non, je ne suis pas ton père". L'ex­clamation pourrait être révolte : elle n'est, encore une fois, que dérision, parce que la révélation de Djoha, le scribe n'en avait pas besoin : il savait.

Le récit est impuissant à conférer une identité, par­ce que l'identité ne peut être qu'une. Or, l'écriture romanesque est ambiguë en ce qu'elle naît de la ruine du récit mythique, seul récit susceptible de conférer une identité. L'identité que donne l'écriture romanesque ne peut que décol­ler du réel, en ce que le rôle du roman n'est plus d'imposer un sens, une lecture signifiante au monde, comme le faisait le mythe, mais bien au contraire de récuser l'accaparement du réel, du référent, par des discours univoques, qui impo­sent un sens. Tous les sens qui pourraient être donnés par L'Insolation sont récusés au fur et à mesure de leur énon­ciation.

L'écriture récuse la signification du référent, au lieu, comme le discours de pouvoir, de la lui conférer. Elle ne se donne d'identité qu'à elle-même, et c'est pour cette identité langagière précisément qu'elle devient le scandale du référent qu'elle abandonne à une signification ouverte, dans la mesure où elle récuse le sens, non par son discours, non par les idées qu'elle véhicule, mais par le seul fait d'exister, à côté, parallèlement au réel. C'est pourquoi le référent va rompre ce scandale, et couper le texte en pleine phrase, au moment où peut-être cette écriture allait obtenir une réponse ?

"Restait maintenant à s'en aller le plus discrètement possible, malgré la peur stupide du sang et le silence de Samia qui ne répondait toujours pas à mes lettres; à moins que." (p. 236)

Rupture et écart

L'Insolation installe donc plus sûrement que ne le faisait la rupture de La Répudiation, l'écart de son inscrip­tion par rapport aux normes du dire selon l'horizon d'atten­te. Ecart qui établit le roman dans la faille d'un dire du sens à quoi les lectures idéologiques voudraient tirer l'é­criture du romancier. Ce n'est donc pas un hasard si le ro­man a connu un succès d'édition bien moindre que celui de son prédécesseur, qui reste de loin le plus souvent et le plus largement réédité des romans de Boudjedra. Cependant, cet écart produit l'espace d'une littérarité, d'une énoncia­tion assez assurée de son statut pour en jouer.

Le jeu de L'Insolation avec son propre signifiant com­me avec son inscription intertextuelle n'est certes pas une nouveauté pour qui est familier d'un procédé cher à Borgès, entre autres. Mais l'horizon d'attente algérien subit la ty­rannie du sens, justification implicite du dire, surtout de langue autre, et c'est pourquoi ces jeux sur le signifiant produisent dans l'écart qu'ils manifestent, un nouvel espace, carnavalesque, du dire romanesque algérien. L'autoparodie comme le jeu intertextuel, structures signifiantes de l'ambi­guïté, sont fondateurs par la dérision même qu'ils introdui­sent de la fonction fondatrice du récit. Et cependant, la ré­pétition, la reproduction qu'est en grande partie L'Insola­tion par rapport à La Répudiation fonde d'abord la clôture spatiale d'une écriture : ayant ainsi posé spéculairement sa présence incontournable, l'écriture de Boudjedra pourra désormais s'inscrire dans un jeu de séduction-répulsion avec ses lectures, le plus souvent idéologiques, le plus souvent en quête du sens qu'elle a fait mine de récuser (pour mieux le solliciter ?). Cette écriture pourra-t-elle longtemps jouer avec le sens qu'elle affiche et récuse à la fois, sans succomber un jour à ses séductions, qui sont aussi celles du statut que propose toujours sa lecture à la parole littérai­re : l'espace de l'énonciation est ainsi plus que jamais ce­lui de l’ambiguïté.


CONCLUSION.
De l'écart a la marge, ou : d'un nouveau paternalisme ?

L'horizon d'attente de la gauche française

Entre rupture et écart, la duplicité qu'entretient u­ne lecture attentive aux contenus, au sens plus qu'à l'ins­cription historique de l'écriture "décolonisée" produit de plus en plus un certain nombre de textes que leur relecture critique fait apparaître comme singulièrement datés, irrémé­diablement liés à l'attente précise qu'ils comblaient au mo­ment de leur parution. Attente de lecture d'ailleurs elle-­même datable puisque liée à l'actualité politique, et en partie aux fluctuations du discours de la gauche française face à l'Algérie.

La différence que j'établis entre écart et rupture impose de dire ici quelques mots, sans en proposer toutefois une description détaillée, de la manière dont la gauche fran­çaise continue, alors que s'approche le vingtième anniversai­re de l'Indépendance, de tenir vis à vis de l'ensemble des pays arabes, mais particulièrement de l'Algérie à laquelle la lient d'anciennes solidarités, un discours tronqué, dont l'ancrage idéologique est contradictoire. D'une part, en ef­fet, il s'agit de présenter l'Algérie comme une des rares réussite du socialisme dans le Tiers-Monde. Toute parole cri­tique vis à vis de ce modèle a priori est donc suspecte, essentiellement si elle vient d'un français, car l'identité ethnique de l'énonciateur, ici, conditionne dangereusement la crédibilité de son dire. Mais, d'autre part, la société musulmane est vécue, non sans projection raciste inconscien­te, comme un symbole de répression sexuelle par les récents mots d'ordre de libération de la femme. La "réaction" qu'a­vaient constitué - toujours selon les mêmes clichés - jus qu'au lancement de la Révolution Agraire le régime militaire du président Boumédienne venait donc à point nommé pour "ré­soudre" cette contradiction doctrinale : la répression sexu­elle devenait le fait, non plus d'une société avec laquelle nos anciennes solidarités se vivaient de plus en plus mal­heureuses, mais d'une conspiration patriarcale des "mâles, alliés aux mouches et à Dieu", selon l'expression de La Ré­pudiation, dont le coup d'Etat installait le pouvoir tout en exilant la gauche politique.

Le succès de La Répudiation s'explique en Algérie, on l'a vu, par l'attente d'un dire d'effraction nommant la dis­tance soudain vécue comme scandaleuse entre le discours et le réel. Distance scandaleuse pour une conscience nouvelle du rôle de la parole, essentiellement de langue française, dont on réclame un dévoilement du vécu et non plus seule­ment une célébration codée des valeurs du groupe, dans une énonciation traditionnellement performative plus que cons­tative. Cet appel d'un dire du mal-être, qui dépasse de loin le seul "problème" de la situation de la femme va de pair aus­si avec un surgissement de l'individu face au conformisme collectif dans le contexte d'une modernisation de la socié­té. C'est pourquoi il se prolonge dans un foisonnement de "jeunes poètes" le plus souvent éphémères, mais de plus en plus nombreux, peut-être parce que le jaillissement ponctuel d'un "poème" d'un jour répond davantage à sa seule motiva­tion d'un sens à dire, que des formes plus élaborées, plus inscrites dans une historicité de la parole littéraire.

Rien de tel pour la pré-lecture par la gauche française qui permit le lancement et la diffusion du livre. Pour cette dernière, en effet, La Répudiation est d'abord vécu comme le signifiant d'un vécu non-français. L'épaisseur du référent maghrébin du roman de Boudjedra ne permet pas l'as­similation à un vécu européen. Mais la précision de la cible socio-politique, le "Clan", le patriarche et, prudemment, le "chef suprême", désigne le bouc émissaire dans lequel on résoudra la contradiction entre les projections célébrative et féministe d'une idéologie entièrement constituée en Euro­pe, et selon des normes européennes. Et le contexte politi­que algérien de 1969, lié aux retombées de Mai 1968 en Fran­ce, se prêtait à une solidarité oppositionnelle contre un régime incarné alors par la figure pittoresque et facile à déprécier d'Ahmed Kaïd, lequel sera une des premières victi­mes du lancement de la Révolution Agraire, signe d'une nou­velle alliance du pouvoir algérien avec la gauche nationale (le P.A.G.S. et l'U.N.E.A.) et française. C'est la raison politique, cette fois, du succès moindre de L'Insolation, en 1972, raison à laquelle il faut ajouter bien sûr le jeu difficilement acceptable de ce roman avec un dire du sens. Topographie idéale pour une agression caractérisée, en 1975, saisit à propos la cible plus commode que lui propose l'actualité : l'émigration (immigration pour les français).

Là, aucune contradiction entre les analyses de la gau­che française et celle du pouvoir algérien. D'ailleurs, la recrudescence des attentats racistes en France n'est-elle pas la conséquence de la décision anti-impérialiste du pou­voir algérien enfin rallié, de nationaliser les hydrocarbu­res ? Aussi le roman ne manque-t-il pas de citer le communi­qué officiel de la suspension de l'émigration par le pouvoir algérien le 19 septembre 1973, décision dont il apparaît vite comme une sorte de "défense et illustration", même si elle ne fait qu'ajouter au désarroi d'un personnage émigrant une se­maine plus tard : "Et ce con qui s'amène le 26 !" [52].

Boudjedra, nouvel "arabe de service" ?

Le projet de Topographie idéale pour une agression ca­ractérisée est, certes, dans sa mise en évidence du meurtre quotidien de l'immigré par la ville européenne-mégalopolis, une "accusation", pour reprendre le titre d'un article en lui-même significatif de l'attente que le roman vient combler dans la gauche française [53]. Mais, d'une part, même si sa répétition n'en a pas épuisé l'objet, le racisme fleurissant toujours en France, cette "accusation" reprend celle qu'é­nonce cette gauche française [54] au moment où l'émigration, longtemps occultée, est devenue un des thèmes dominants du discours officiel algérien. Et, d'autre part, cette "accusa­tion" est singulièrement atténuée par ce qu'il faut bien appeler la gratuité de l'exercice de style anachronique auquel elle sert de prétexte. Le labyrinthe du métro parisien, sym­bole référentiel dont la force signifiante aurait pu servir à l'invention d'une écriture de la spatialité citadine nouvelle, puisque vécue par cet immigré perdu hanté par son "Pi­ton" natal, se confond ici avec le labyrinthe d'une écriture scolaire qui reprend vingt ans plus tard des modèles expéri­mentaux du Nouveau Roman. Il est vrai que Robbe-Grillet vient de publier Topologie d'une cité fantôme, au titre étrangement ressemblant, dans lequel il renouvelle cependant bien plus que Boudjedra l'écriture déjà ancienne de Dans le labyrinthe [55]. Mais le modèle de Robert Pinget ou de Claude Simon au­quel renvoie, comme le montre Nafissa Hamel, la rupture lu­dique de la fonction référentielle du roman, celui de Le Clézio, plus récent, qu'elle voit dans l'errance circulaire et la proximité de la mort codent une écriture apprise, re­produite, appliquée, qui transforme l'"accusation" en exer­cice d'école.

Le projet signifiant n'est pas multiplié par cette écriture d'allégeance qui désigne même, en lui empruntant ses schémas de description de la publicité ou du système des ob­jets la sémiologie de Barthes et de Baudrillard dont elle réclame la caution [56] : il date au contraire, en montrant qu'il n'en maîtrise pas l'inscription historique, et donc le lieu d'énonciation, une écriture anachronique, et illisible de surcroît par ceux-là mêmes à qui elle feignait de donner voix, et qui sont au contraire autant piégés que le héros du roman dans son labyrinthe formel gratuit. Alors que les deux premiers romans de Boudjedra, dit encore Nafissa Hamel,

"attaquaient ordres et privilèges établis, coutumes et habi­tudes transmises, au sein d'un pays mutant, le troisième en­fonce des portes plus qu'entrebâillées. Quel lecteur fran­çais risque de s'insurger contre ces descriptions des situa­tions faites aux travailleurs immigrés ? L'anti-racisme des uns y trouvera de quoi alimenter ses fureurs et son masochis­me. Le racisme des autres n'y reconnaîtra que la loi d'airain des rapports de force entre développés et sous-développés, et trouvera dans le 'calvaire' d'un prolétaire arabe, au cœur du luna-park publicitaire qu'est le métro, une relation à la fois exagérée et déplacée. En Algérie, la vision officielle de l'émigré martyr de la guerre économique et victime dési­gnée de la société capitaliste mondiale n'en sera que confir­mée. Le pouvoir n'a d'ailleurs plus aucune raison de crain­dre un ouvrage qui ne l'égratigne plus. Le "clan" composé de bourgeois cupides, hier accusés de détournement de révoluti­on encore mineure, a cédé la place à une quarteron de laissés pour compte, perdus en haut d'un 'Piton', ivres d'alcool et de leurs exploits passés, piètre et peu dangereuse séquelle des périodes troubles. Topographie idéale pour une agression caractérisée fait le procès de la société française, à juste titre. En changeant de cible, son auteur a sans doute favori­sé sa réinsertion officielle dans la société algérienne. Il n'est pas sûr que nous y ayons tous gagné !" [57].

La partialité suspecte de ce que je viens d'appeler la "pré-lecture" (ou la "commande") par la gauche française qui "fait la carrière" d'un roman maghrébin en le choisissant pour la publication aux éditions du Seuil ou Denoël peut être quelque peu précisée et ramenée à la problématique de l'écart et du lieu d'énonciation, si l'on considère, face à la "car­rière" d'une écriture d'allégeance comme celle de Topographie idéale pour une agression caractérisée, la diffusion quasi-confidentielle d'un "roman" sur le même "sujet", l'immigrati­on, celui de Mengouchi et Ramdane, L'Homme qui enjamba la mer [58]). Roman de politique-fiction à la truculence directement issue de la tradition orale des foyers d'immigrés dont il se fait en quelque sorte la voix, il s'agit bien là, dans ses maladresses mêmes que compense cependant un vrai plaisir de lecture joyeuse et triste à la fois, d'une parole autre, d'u­ne parole non-codée, non attendue. La parole de l'immigré s'exprimant directement est possible, dans l'horizon d'atten­te de la gauche française concernant le Maghreb, à condition qu'il respecte le pacte référentiel, que le récit soit un "témoignage brut", de préférence recueilli au magnétophone et "transcrit scrupuleusement". C'est-à-dire que cette paro­le de l'immigré se transforme en un récit-objet, un "docu­ment" [59] ethnographique laissant la maîtrise de l'analyse, le pôle du "Même", au transcripteur européen bien intention­né, qui se garde d'ailleurs véritablement d'en_ user. Dans le cas de Topographie idéale pour une agression caractérisée, au contraire, comme dans celui de ce "document", le signi­fiant est pré-codé. Si nouveauté il y a, ce ne peut être que dans le signifié, dans le sens, le "message". Le pôle de l'é­nonciation reste celui du récepteur : le lecteur français pour qui l'"objet" de ces textes est toujours exotique, dans une formulation selon les codes du récepteur, seuls critères de lisibilité.

L'invention du signifiant est refusée à l’"Autre" par une lecture paternaliste, et c'est pourquoi "l'homme qui en­jamba la mer" n'a pas droit à sa propre parole, doit rester objet : Mengouchi et Ramdane ne se permettent-ils pas, au contraire, de renverser la perspective de l'énonciation, d'offrir le spectacle d'un dire de l'immigré qui, contraire­ment à celui de Boudjedra, a tellement fait sien son référent parisien qu'il le transforme librement dans un-fantastique qui n'appartient qu'à lui ? Car ce qui est insupportable pour le discours idéologique sur l'immigré, ce n'est pas l'impossibilité pour celui-ci, comme dans Topographie idéale pour une agression caractérisée, de lire les signes de Méga­lopolis : c'est au contraire l'invention d'un nouveau langa­ge de Mégalopolis par celui qui devait -rester l'objet du di­re par Mégalopolis.

Discours de conformité idéologique manifestant grâce à l'émigré-immigré providentiel la nouvelle alliance entre le discours du pouvoir algérien et celui de la gauche fran­çaise, écriture codée manifestant la littérarité française pour le lecteur algérien, et le bon élève un peu anachroni­que pour le lecteur français (et de toute manière exercice de style difficilement lisible, contraire d'une lecture de plaisir pour l'un et l'autre), Topographie idéale pour une agression caractérisée, après le succès de scandale de La Répudiation, a réussi ce tour de force de permettre la réinsertion de son auteur dans son pays où il occupe à présent un poste envié, et de le faire considérer par le lecteur français comme une sorte d'interprète patenté de la Diffé­rence algérienne, assez critique (à cause de ses premiers romans) pour être crédible, assez conforme (par le troisiè­me) pour ne pas être déviant. Il occupe en fait, ainsi, la place laissée vide en France par les deux "grands" écrivains algériens qui l'ont précédé, Kateb Yacine et Mohammed Dib, lesquels se refusent absolument à jouer ce rôle un peu trop facile d"'arabe de service", dont Abdelkebir Khatibi a sou­ligné l'importance dans les maisons d'édition dès 1956. L'Es­cargot entêté et Les mille et une années de la nostalgie [60] peuvent être considérés ainsi comme répondant en partie, dans l'horizon d'attente des lecteurs français, à une sorte d'éviction du risque de l'écart, dans leur production habi­le d'une rupture parodique qui signe la conformité.

Ce n'est pas, en effet, la qualité littéraire de ces deux romans, bien meilleurs que Topographie idéale pour une agression caractérisée, qui est ici en question. Françoise Lorcerie souligne ainsi à bon droit "l'écriture raffinée, extrêmement maîtrisée", de L'Escargot entêté [61] et montre comment l'effet de burlesque y devient particulièrement pro­ducteur de sens, et irréductible, selon elle, à toute tenta­tive de lecture totalitaire, tout comme le film Omar Gatlato dont j'ai parlé en première partie, ou la bande dessinée Zid Ya Bouzid de Slim [62] qui lui sont contemporains. Le paral­lèle est intéressant en ce qu'il montre l'effective généra­lisation de ce que j'ai appelé le carnaval dans un fonction­nement culturel effectif des citadins algériens qui réagissent ainsi au "contraste entre les réalités vécues et... les 'réalités nationales', ce code rhétorique/idéologique" que j'appelle le discours idéologique, ou plutôt la "doxa". Car­naval irréductible aux clichés du discours qu'il parodie, sans pour autant le réfuter, car ce discours n'est pas refu­sé : le carnaval se développe simplement parallèlement à lui pour, en quelque sorte, le relativiser. Le carnaval comme toute une production parodique récente dont relève à sa ma­nière en France L'Homme qui enjamba la mer complète la doxa par une salutaire revanche du réel dans le surgissement de laquelle La Répudiation n'est certes pas pour rien.

L'Escargot entêté, par son titre comme par son sujet, est cette matérialisation burlesque du signifiant, théâtra­lisation du discours, par exemple du discours du Moudjahid, dont Françoise Lorcerie relève quelques exemples particuliè­rement savoureux. Mais, contrairement à l'affirmation du critique, il me semble que la mise en spectacle du discours du Moudjahid, le recul amusé du lecteur, sans lesquels il n'y a pas de dimension carnavalesque de l'écriture, ne sont pos­sibles que pour qui maîtrise un langage psychanalytique élé­mentaire hors duquel le procédé n'a aucun sens. Déjà, certes, La Répudiation et L'Insolation nous amenaient à l'utilisa­tion burlesque d'une lecture psychanalytique. Mais la mise en spectacle du discours du Clan y passait par l'action ro­manesque et la logorrhée verbale du narrateur, lesquels fonc­tionnaient comme une sorte de prisme décomposant les éléments de la plurivocalité. L'Escargot entêté apparaît au contraire d'abord comme une sorte de fable psychanalytique savoureuse, certes, mais opaque pour qui n'en a pas la clé. Le carnaval ne fonctionne ici que par une application à la réalité connue de la bureaucratie et de sa logique absurde, d'une fable psy­chanalytique préexistante à l'objet auquel elle est ici "ap­pliquée".

Car c'est bien de l'application d'un schéma théorique a priori qu'il s'agit de ce fait, c'est-à-dire de la projec­tion entre le grossissement carnavalesque des discours repré­sentés et son déchiffrement par le lecteur, d'une grille par­faitement signifiante pour l'intellectuel francisant, sinon français, complaisant, mais grille non issue comme dans La Répudiation et L'Insolation du référent réel et culturel sur lequel elle dirige notre regard. Il n'est pas question ici de tomber dans une autre forme de paternalisme en niant au lecteur algérien la capacité de lire L'Escargot entêté à tra­vers cette grille qui seule en fait apparaître le burlesque. Mais de constater que, à la différence de Boudjedra, Slim ou Allouache se passent fort bien de cette grille importée, pour dégager le carnaval de la réalité vécue elle-même. C'est pourquoi d'ailleurs leur texte, graphique ou cinématographi­que (mais on pourrait faire la même remarque pour le texte "littéraire" de L'Homme qui enjamba la mer) "parle" plus à un citadin algérien (ou à un émigré algérien en France) qu'à un intellectuel français. C'est l'inverse pour L'Escargot en­têté, dont le lieu d'énonciation est donc bien français. En­fin, faut-il souligner que, même pour qui en pénètre, en Al­gérie, la dimension carnavalesque, cette satire de la bureau­cratie et de ses discours est facilement généralisable, et n'est donc guère dangereuse, comme pouvait l'être la violen­ce directe de La Répudiation ? La rupture annoncée est donc bel et bien biaisée, évitée. Et d'ailleurs, qui ne sait que s'il y a effectivement un"problème" de la bureaucratie en Algérie, ce "problème" n'est absolument pas celui de l'excès maniaque de conscience professionnelle du "héros" de L'Escar­got entêté, lequel figure donc bien ainsi un "cas" pittores­que projeté sur une réalité escamotée de ce fait, par un dis­cours intellectuel étranger.

Ces observations valent pour Les mille et une années de la nostalgie qui apparaît lui aussi comme l'application d'une recette qui a fait ses preuves. Le burlesque, ici, est plus lisible, mais si L'Escargot entêté avait le mérite de la brièveté, en accord avec la minceur de son "sujet", la "trou­vaille" de nommer "S.N.P." ("Sans nom patronymique"), "telle­ment méfiant qu'il s'était toujours arrangé pour ne pas lais­ser traîner son ombre derrière lui", le personnage central, vaut-elle ce fantastique développement de jeux sur l'identi­té autour du thème de l'acculturation dont on a déjà vu ce qu'il pouvait recouvrir de complaisance ? La fable, ici, est essentiellement jeu culturel raffiné, certes,,mais autour d'une fiction à laquelle seul ce thème discursif de l'acculturation peut fournir la justification référentielle néces­saire à l'étiquette de "rupture" (d'avec quoi ??) accolée au texte par une lecture préexistante, celle-là même qui en a fourni le projet proclamé. C'est-à-dire que le projet même du roman, quelle que soit encore une fois l'habileté de sa mise en oeuvre (un peu fastidieuse, cependant !) repose en fait sur un concept hérité de l'anthropologie, et dont la "subversion", pour qui connaît l'évolution de son "représen­tant" littéraire en Algérie, à savoir Malek Haddad, a fait long feu...

De plus, même si la fable, par son titre comme par son récit le plus important, c'est-à-dire les facéties d'une mise en scène cinématographique à l'américaine des Mille et une nuits grâce aux subventions fantasques d'un émir, est jeu parodique sur les emblèmes de la culture arabe (jeu qu'on avait déjà vu dans L'Insolation), l'écriture du roman démar­que en grande partie, en l'appliquant à un contexte "spéci­fique", celle d'un roman non-arabe considéré par la critique européenne comme un des emblèmes d'une production romanesque du Tiers-Monde : Cent ans de solitude de Garcia Marquez [63], auquel renvoie également le titre.

Or, la rencontre dans le titre et le projet narratif de Boudjedra de ces deux références littéraires prestigieuses [64] révèle face à elles une attitude d'énonciation différen­te. Si vis à vis des Mille et une nuits se développe un jeu complexe d'auto-gratification spéculaire et de dérision paro­dique, Cent ans de solitude n'est nullement parodié ni mis en scène. Il est au contraire une sorte de garant de litté­rarité pour une lecture "culturelle" qui est encore une fois celle de la gauche française. Il joue ainsi, dans une sophis­tication de l'écriture plus grande, un rôle comparable à ce­lui de modèle qu'on avait vu jouer le Nouveau Roman dans To­pographie idéale pour une agression caractérisée, ou plus grossièrement le roman réaliste du XIXème siècle français pour les romans ethnographiques des années 1950. De roman en roman, l'exercice de style appliqué de l'élève Boudjedra l'éloigne de plus en plus de l'écart qu'instituaient la rugo­sité de La Répudiation, ou le travail sur le signifiant de L'Insolation. Son jeu avec les normes implicites et changeantes de l'horizon d'attente de la gauche française se fait complexe et raffiné. Mais le lieu d'énonciation de son écri­ture n'en est que davantage cet horizon d'attente, qu'au li­eu de devancer dans un écart productif, il suit en lui em­pruntant des modèles-recettes déjà transformés en normes, en "valeurs" littéraires "lexicalisées" en quelque sorte. Or, dans cette course à la reconnaissance, la rupture qu'in­troduisaient ses premiers romans s'est elle-même progressi­vement effacée en sa propre parodie.

Ainsi, Boudjedra est-il bel et bien victime de sa lec­ture préexistante par la gauche française, laquelle lecture l'institue en interlocuteur privilégié mais anachronique à cause de son extranéité ethnique par rapport à l'espace cul­turel d'élaboration d'un écart qui risque fort de lui être interdit tant qu'il ne sera pas totalement assimilé à cet espace culturel, c'est-à-dire que sa lecture française ne lui aura pas enlevé son identité d'algérien-objet-témoin, et non sujet. Or, ce statut d'objet-témoin dans un langage "de dévoilement" dont les clés de l'énonciation ne lui appartien­nent pas (toujours selon le non-dit de cette lecture pater­naliste) est nécessaire à la crédibilité de la "rupture" qu'institueraient ses romans selon une lecture de contenu.. Assistera-t-on au paradoxe de voir Boudjedra devenir écrivain, c'est-à-dire accéder à une énonciation de l'écart, au détriment de la rupture "spécifique" qui l'avait fait crédi­ter comme interlocuteur à partir de ses premiers textes, rup­ture dont on vient de voir qu'elle s'efface progressivement chez lui en sa propre parodie ?

Quelle rupture ?

On en arrive ainsi, au-delà du paternalisme d'une lec­ture qui s'attache apparemment au sens mais ne concède pas l'écart productif à l'inscription historique de l'écriture "décolonisée", à s'interroger sur la nature même de la rup­ture dans le sens véhiculé que cette lecture attendrait. Car la rupture dans le contenu par rapport à un discours de pou­voir semble ici l'emblème de 1"'engagement", mot-clé d'une lecture elle-même "engagée".

Or, si la rupture qui avait signalé Boudjedra tend à se fondre en sa propre parodie, une oeuvre qui de texte en texte accentue la rupture de son contenu et développe l'écart de son écriture, je veux dire celle de Nabile Farès, se trou­ve progressivement marginalisée jusqu'à l'occultation pure et simple. Il n'est que de voir à ce propos dans la Biblio­graphie de Jean Déjeux [65] la diminution de titre en titre du nombre d'articles consacrés à chacun de ses romans, après le "score" maximal (quoique relativement faible) atteint par son deuxième roman, Un passager de l'Occident, en 1971. Il y a pis : les tribulations du même auteur avec ses éditeurs. Les éditions du Seuil ayant refusé la publication de son cinquième roman, L'exil et le désarroi (1976), à cause en partie de la trop grande violence de rupture de ce texte, qu'on décrira en troisième partie, il est repris par les é­ditions Maspéro (ce qui vaudra à l'ensemble des collections de Maspéro, qui y avaient été interdites, d'être à nouveau autorisées à la vente au Maroc, où l'on semble croire que la violence du livre sera utile dans la polémique avec l'Algérie à propos du Sahara..), cependant qu'après bien des difficul­tés encore ses deux textes suivants, un poème [66] et un ro­man, La mort de Salah Baye (1980), sont publiés à L'Harmattan et qu'en 1982, L'État perdu paraît à Marseille chez Actes Sud [67].

De la même façon, Le Muezzin, de Bourboune, dont la rupture est bien plus "lisible" que celle de La Répudiation, est publié confidentiellement chez Christian Bourgois, et ne suscite que fort peu d'articles dans la presse. On atteint peut-être ici un autre aspect de cette lecture sélective par la gauche française : d'une part, on refuse à l'écrivain "dé­colonisé" l'écart d'une écriture de recherche comme celle de Farès, et l'on se réfugie derrière la qualification d "'obscu­rité" dont on ne qualifiera pas l'avant-garde française. Mais de l'autre, on refuse aussi un sens trop clair à la transparence qu'on réclame de la rupture limitée d'un roman algérien. La rupture de La Répudiation a été perçue essen­tiellement en France dans sa dénonciation de la répression sexuelle en Algérie, dénonciation dont un discours français ne perçoit pas nécessairement la dimension politique, bien s'en faut. Le Muezzin, au contraire, sous un carnaval bien trop lisible, appelle un chat un chat et dénonce les contradictions de l'Indépendance. Or, cette dénonciation met directement en cause le principe de la coopération, au­quel gauche française et dirigeants algériens, quelles que soient leurs divergences passagères, sont trop fondamentale­ment attachés, parce qu'elle est à la base de ce que j'appe­lais plus haut leur alliance objective.

Mais si Le Muezzin a eu malgré tout quelque audience, peut-être parce qu'en 1968 il devenait possible de dire la rupture, il faut souligner ici un exemple d'occultation ab­solue d'un roman pourtant de bonne qualité, mais dont le car­naval est encore plus lisible, avec les mêmes cibles politi­ques, et qui de plus est paru quelques mois à peine avant le coup d'Etat du 19 juin 1965 : Le milieu et la marge, de Reda Falaki (1964) [68]. François Desplanques, à qui l'on doit, neuf ans après la publication de ce roman le seul article qui lui ait été consacré, s'étonne fort justement de ce si­lence des critiques et de la non-diffusion du roman, qu'il a pourtant trouvé comme moi "sur les rayons poussiéreux de la vieille ville de Constantine" : "L'auteur aurait-il été pestiféré ?", et propose l'explication suivante : "Falaki n'embouche pas les trompettes héroïques, il prend tout le monde à contre-pied et c'est l'envers du décor qu'il choisit de nous décrire : les salons d'Alger s'agitant fébrilement pour la passation des pouvoirs (.... ) On attendait l'épopée, vint la farce sacrilège ! " [69].

Or, cet envers lui-même ne se prête pas aux réductions manichéennes d'un discours idéologique quelconque. Uttu est, certes, le "bourgeois" dont le fils peut dire à la fin, tout en se "rangeant" lui aussi, qu'il représente "l'entrée en scène de la bourgeoisie à cravate qui ne pouvait se faire pen­dant les années où le peuple n'avait que la poudre pour argu­ment de discussion" (p. 218), mais nous vivons ses peurs burlesques dans les situations invraisemblables mais vraies où il est plongé. Son fils Ali se marie avec la fille du co­lon Putenvie (le jeu sur les noms, à commencer par celui d'Uttu-Ubu, mais aussi sur le langage débridé, est une des dimensions carnavalesques du livre), mais intervient auprès des "frères" pour libérer Slim, personnage le plus 'intègre" (relativement), et pourtant seul emprisonné à l'Indépendance. Par ailleurs, Yasmina, chargée de poser une bombe pour l'O.A.S. est un personnage attachant, cependant que le mouton qui portera cette bombe est aussi Badia, l'épouse qui se "contente de brouter (son) herbe sur les chemins de parcours autorisés" (p. 134). Surtout, tout cet univers effrayant et dérisoire ne se prête à aucune réduction ethnographique : son cadre culturel est proprement insituable comme objet distan­cié par rapport à un lecteur européen, à la manière par exem­ple de la société lourdement traditionnelle de La Répudiation sur laquelle le carnaval peut d'autant plus facilement s'exercer qu'il emprunte ses catégories descriptives à la différence qu'instaure la présence de Céline dans l'espace de la narration. Ici, le carnaval est d'abord l'émanation même de son référent une situation politique et historique où l’incroyable seul est vrai, et qui devient le lieu de la mise en spectacle des langages qui voudraient la décrire, plutôt que d'être décrite dans leur lieu culturel d'énoncia­tion.

Le milieu et la marge (dont le titre pourrait être la symbolisation idéologique de l'itinéraire complexe de l'oppor­tuniste Uttu par rapport aux diverses forces politiques, mais manifeste également dans sa dimension spatiale ce lieu-sujet, et non objet, de la signifiance carnavalesque qu'on vient de souligner) est donc bien le texte irréductible à une mise en perspective idéologique. D'abord parce que la dénonciation burlesque y est trop crue, monstrueusement évidente. Puis à cause du contexte précis de sa publication : la coopération qui se développe a trop besoin de sa justification idéologi­que progressiste pour accepter cet éclatement de tous les lieux de formulation de son idéologie; et quelques mois plus tard, le coup d'Etat créera de toute manière d'autres urgen­ces. L'occultation radicale de ce roman montre bien en tout cas que si l'idéologie progressiste réclame des contenus à allure oppositionnelle, elle tient à en conserver la maîtri­se, ou du moins les schémas de fonctionnement a priori. Une signifiance carnavalesque est possible, dans cette lec­ture inconsciemment paternaliste, à la seule condition de maintenir son référent en situation d'objet. Rupture, certes, mais rupture limitée, rupture finalement dans le cadre d'une conformité à des schémas d'analyse dont le lieu d'énoncia­tion est celui-là même de cette pré-lecture par l'idéologie qui suscite des "romans sur" tel ou tel "sujet".

Des femmes...

C'est également à partir de schémas d'explication précédant la rencontre de leur objet qu'une telle attention sera donnée a priori à toute parole de femme issue du Magh­reb, de la même façon qu'on avait vu la parole de "témoin privilégié" de Boudjedra sur la situation de la femme asseoir le succès de La Répudiation. L'univers des femmes au Maghreb est certainement celui que la lecture française mettra le plus de temps à débarrasser des clichés exotiques dont il est cou­vert dans son horizon d'attente depuis bien avant Pierre Lo­ti. Le statut de la femme est ressenti, isolé de son contex­te, comme la "différence" majeure entre les deux civilisati­ons (l'observation est valable dans les deux sens... De part et d'autre, cette "différence" supposée de la femme de l'Au­tre est à la base de représentations sexuelles fantasmées que décrivait déjà Fanon), chacune se croyant autorisée à juger en fonction de ses normes propres un comportement qui n'a de sens que par la cohérence d'un ensemble de valeurs cultu­relles dont on détache ce "problème" par prédilection. Cette "différence" sera donc par excellence, ainsi séparée de son contexte, 1"'objet" d'une approche dans un langage - c'est-à-dire un système de valeurs - différent, objet d'avec lequel ce langage ne pourra, à partir de ses normes implicites, que marquer sa propre distance, se poser lui-même en sujet sou­verain. Dans les deux sens, cette différence est bien, ainsi, ce qui motive le dire. Il n'est que de voir l'importance de la femme européenne dans la littérature maghrébine de langue arabe pour s'en convaincre.

Dans une lecture "de gauche" française de la société maghrébine, la femme, dès l'instant qu'on en parle, est res­sentie comme la "rupture" majeure. Parler d'elle, comme l'a fait Boudjedra, mais comme l'avait fait bien avant lui Assia Djebar, est déjà briser la clôture de silence dont elle sem­ble d'autant plus "scandaleusement" entourée qu'il n'y a pas si longtemps que les femmes européennes commencent à en sor­tir. Mais lorsqu'une femme prend elle-même la parole depuis cette clôture où le cliché d'une lecture exotique place o­bligatoirement la femme maghrébine, cette parole, quoiqu'el­le dise, et quelle que soit son insertion historique en de­hors de l'identité de l'écrivain, sera tout aussi obligatoi­rement ressentie comme une effraction, une rupture non plus cette fois par le sens véhiculé, mais par le simple fait d'exister. Il est vrai que les romans de femmes sont rares en Algérie [70] : est-ce une raison pour abdiquer toute at­titude critique devant leur écriture, développant par là même un paternalisme leur niant plus encore qu'aux hommes la maîtrise de leur énonciation ?

On avait vu en première partie comment Assia Djebar avait été quelque peu "lancée" par Julliard en jouant sur ce type de lecture. Mais entre La Soif (1957) et Les Alouettes naïves (1967), Assia Djebar n'en avait pas moins manifesté, sinon la réalisation, du moins la question d'une parole au­thentiquement féminine. Les Alouettes naïves fait non seule­ment parler les femmes, ce que faisaient déjà les romans précédents du même auteur, mais met en scène la différence de leur parole, à la fois dans l'action révolutionnaire et en marge de son dire stéréotypé, en quête d'une autre énoncia­tion. On n'y voit pas seulement dénoncer, dans un roman par ailleurs indubitablement "engagé", le "mythe du 'peuple' qui permet de ne jamais se tromper, à la différence de la réa­lité d'un être aimé, individu unique" (pp. 397-398) : on y voit l'action révolutionnaire dans la parole de Nadjia ou de Nafissa, dans sa réalité vécue hors des clichés idéologiques escamotant le concret de la souffrance et de la mort. Le ré­cit de l'attentat, par exemple (pp. 226-228), y est récit féminin qui interrompt depuis l'intérieur du pays (la réali­té du maquis) le récit tunisien d'Omar. La violence et le sens de l'évènement historique ne sont jamais mieux dits, chez Assia Djebar, que comme ici depuis un espace féminin, celui des tantes et de Lella Aïcha. Et c'est de la même fa­çon la parole féminine qui dit et voit peu avant cet atten­tat la mort de l'adolescent comme aucun discours d'homme n'aurait par exemple su en rendre compte (pp. 207-209), si ce n'est, peut-être, dans un autre registre, le chant de Na­bile Farès qu'on a vu dans Yahia, pas de chance, et qu'on retrouvera davantage encore à la limite de l'indicible aux chapitres suivants.

Assia Djebar continuera avec plus ou moins de réussi­te cette quête d'une parole féminine peut-être introuvable dans son film La Nouba des femmes du mont Chenoua, et dans les nouvelles réunies dans Femmes d'Alger dans leur apparte­ment [71], recueil dont la couverture s'orne cependant de façon significative d'une reproduction du tableau de Delacroix qui lui a donné son titre : la parole féminine arabe serait-elle condamnée à n'arriver à l'expression qu'en jou­ant sur sa réception par une lecture exotique ? Quoiqu'il en soit, la présentation récuse cependant un regard exotique en précisant que ces femmes "ne sont pas ici objet d'enquête mais sujets amorçant leur quête d'elles-mêmes, cherchant au­tant dans une condition de réclusion que dans la solidarité présente, une 'nouvelle parole'" : c'est bien là poser le "problème" dans les termes dans lesquels je voudrais l'abor­der à présent en quelques mots à travers un roman publié en France aux mêmes éditions "féministes" : La Chrysalide, d'Aï­cha Lemsine (1976).

Ce roman a fait l'objet d'un essai de lecture criti­que dans lequel Christiane Achour tente de lui appliquer d'une part une grille de lecture issue d'un article de Clau­de Abastado sur les récits de magazines, à partir de laquel­le elle le voit comme un roman rose, de l'autre, la grille proposée par Henri Gourdon, jean-Robert et Françoise Henry dans leur article sur le roman colonial que j'ai déjà utili­sé en début de première partie, qui lui permet de le décrire comme un "roman néo-colonial et/ou de la bourgeoisie nationa­le" (p. 49) [72]. Certes, semblable application mécanique de grilles qui n'ont pas été établies (surtout la première) pour le type de roman dont il s'agit ici peut paraître arti­ficielle, et justifie mal le parti-pris sous une rigueur plus affichée que réelle, mais les deux genres auxquels cet­te lecture idéologique du roman le ramène néanmoins fort jus­tement vont me permettre de passer d'une problématique idéologique de l'énonciation centrée sur l'auteur (la bourgeoi­sie algérienne à défaut de la personne d'Aïcha Lemsine, qui n'est d'ailleurs qu'un pseudonyme), à la problématique de la réception qui seule permet, selon moi, de définir le vé­ritable lieu d'énonciation d'une écriture.

Je commencerai par constater avec Christiane Achour une quasi-unanimité dans l'enthousiasme de la presse fran­çaise, de Elle au Nouvel Observateur et de la presse algé­rienne, cette dernière étant quelque peu critique, au moins dans deux articles. Mais n'est-il pas curieux de constater que cet enthousiasme est surtout dans la presse française, et que les deux hebdomadaires pourtant bien éloignés l'un de l'autre qu'on vient de citer soient d'accord sur ce roman ? Leur attente vis-à-vis du roman d'une algérienne serait-elle la même ? C'est ici que l'aspect "roman rose" que Christia­ne Achour souligne à partir des structures du texte, va pren­dre son sens dans une pré-lecture française du "roman d'une algérienne". Certes, l'engouement des jeunes lycéennes ou é­tudiantes algériennes pour le roman va de pair, comme le mon­tre encore Christiane Achour, avec celui qu'elles manifes­tent pour les romans de Guy des Cars, Dominique de Saint­ Alban, Slaughter et Delly, et le roman rose en tant que tel peut être vécu par ces jeunes citadines comme une première évasion, un peu facile, hors de la contradiction non-analysée politiquement entre les deux univers culturels desquels el­les participent. Mais ce qu'il me semble plus important d'in­terroger, c'est la raison pour laquelle la gauche féministe française, qui rejette l'aliénation que peut représenter pour elle le roman rose, y voit au contraire un moyen d'émancipa­tion pour les femmes algériennes, et le leur propose comme tel, car l'engouement du public algérien a été de toute évi­dence provoqué par sa lecture dans la presse française, qui rendit compte de La Chrysalide plusieurs mois avant la presse algérienne ? On retrouve ici la distance entre sujet et objet de l'énonciation développée plus haut : le roman rose n'est pas un modèle littéraire élaboré en Algérie; son lieu d'énon­ciation est dans un horizon d'attente depuis longtemps dépré­cié en France au niveau de l'écart productif de la littératu­re vivante, mais récupéré par le mal-être de jeunes citadines algériennes comme une sorte d'emblème de "libération" dans une prise de parole qui est d'abord installation dans un lieu culturel mythique autre.

Et cependant, m'objectera-t-on, l'univers référentiel décrit par La Chrysalide n'est pas l'univers de rêve proposé d'habitude par le roman rose, mais l'univers bien réel des femmes algériennes. N'est-ce pas ce que soulignent leurs ré­actions à la lecture de ce texte [73], et le thème essentiel de sa présentation par la presse nationale ? "La Chrysalide re­flète une société : la vie quotidienne de la famille algé­rienne, sa mutation avant, pendant, et après la Révolution", dit le chroniqueur d'Algérie-Acutalités [74]. Sans entrer dans le détail de l'image conventionnelle et plaquée de la femme algérienne que donne le roman, et que Christiane Achour analyse comme l'image d'elle-même fournie par une bourgeoisie féminine dont les modèles sont français, on ne peut que sou­ligner une fois de plus le malentendu d'une critique qui ne s'attache qu'au référent signifié par le texte, en négligeant totalement l'inscription historique de son écriture : certes, La Chrysalide montre des femmes algériennes, mais comment les montrent-elles, comment les juge-t-elle, en fonction de quels normes, et quels modèles d"'émancipation" leur propo­se-t-elle ? Et surtout, quel modèle de récit choisit-elle pour les inciter à s'inventer une parole inouïe ?

Car c'est bien la maîtrise de l'énonciation littérai­re que la critique française "de gauche" refuse plus ou moins consciemment à l"'algérienne" dans son enthousiasme même pour le roman. "C'est un roman naïf, comme sont naïves les plus belles peintures des paysans et des pêcheurs de Haïti, comme sont 'l'architecture et la fantaisie de l'homme maçon' dans le village qu'elle décrit. Chaque été, elle remet la gandoura pour aller écouter les vieilles paysannes" écrit Katia D. Kaupp dans Le Nouvel Observateur [75], en insistant davantage sur la personne exemplaire de l'auteur, elle-même objet d'un dire exotique de journaliste française, que sur le texte littéraire présenté : l'article ne figure-t-il pas dans la rubrique "portrait", et non dans la rubrique "criti­que littéraire" ? "Naïveté" d'une écriture-objet exotique et exemplarité de la biographie en clichés de l'auteur-prodige même de la part d'une journaliste française "féministe de gauche", la parole d'une femme algérienne ne peut être que l'objet d'une émerveillement condescendant et paternaliste. Son écriture, neutralisée, ne vaudra que par la personnalité emblématique de l'auteur, et par le contenu exotique de sa description. Document qu'il appartiendra à sa lecture française de situer dans la problématique idéologique de cette lecture extérieure à son objet. C'est le mécanisme même de l'illusion référentielle dans la fausse transparence de son signifiant déjà maintes fois dénoncée.

Or, cette illusion référentielle nous ramène à ce qu'on avait dit plus haut de la non-maîtrise du lieu d'énon­ciation de l'écriture réaliste. Non-maîtrise du lieu d'énonciation qui me semble un concept plus précis que celui de "roman colonial" auquel a recourt Christiane Achour dans son analyse, et qu'elle voile pudiquement en "roman exotique" dans le titre de son opuscule [76]. Là encore, la précision plus grande du concept que je propose me semble tenir au fait que, à la différence de celui du roman colonial qui n'envisage que le point de vue de la production du texte, il s'appuie sur une considération de la réception à laquelle le texte répond par avance, au moment même de son énonciation, qui se fait en fonction de cette "lecture préalable".

C'est là qu'on pourra avancer que, de même que le mo­dèle du roman rose est récupéré par le "mal-être" de jeunes citadines algériennes comme une sorte d'emblème de "libéra­tion" dont elles ne voient pas, faute de participation réelle à l'univers culturel français dans lequel elles projettent mythiquement des réponses qu'elles ne sont pas à même d'y formuler de ce fait, combien il y est déprécié; de même l'é­nonciation d'Aïcha Lemsine vise une reconnaissance dans un modèle littéraire français de description de la société al­gérienne qui est encore le modèle ethnographique dont on a vu l'ambiguïté et l'anachronisme. Modèle ethnographique que Christiane Achour assimile certes un peu vite au modèle co­lonial [77], mais qui signale son destinataire, par exemple dans la description et les explications, inutiles pour un lecteur algérien, qui parsèment le texte et donnent parfois l'impression d'en être la véritable justification. Mécanisme qu'on a déjà décrit au chapitre 5 de la première partie, dans certains romans publiés à la S.N.E.D. et avec lesquels La Chrysalide a plus d'un point commun. Bien plus, au lieu d'être seulement, comme dans ces romans de la S.N.E.D., des sortes de plaidoyers pour la reconnaissance de la spécifici­té ethnographique algérienne par la lecture étrangère, ces descriptions et explications fonctionnent souvent dans La Chrysalide sur un mode de distanciation méprisante que Chris­tiane Achour relève par exemple dans le jeu de la ponctua­tion, et qui lui permettent de conclure, dans certains passa­ges, à ce qui serait "au mieux (...) un regard extérieur, paternaliste, sur la société algérienne de la pré-indépen­dance" (p. 58).

Même si l'on ne souscrit pas totalement à la réduction qu'opèrent les critères purement idéologiques de la lecture de La Chrysalide par Christiane Achour, on ne peut donc que souligner combien ce roman, présenté comme une "révélation" par la presse tant française qu'algérienne, fonctionne en fait comme un modèle bien anachronique de conformisme. Con­formisme des modèles d'émancipation qu'il propose aux femmes algériennes. Conformisme d'une écriture anachronique. Con­formisme d'un modèle ethnographique dont la transparence du signifiant camoufle mal des présupposés idéologiques qui sont ceux de la grande bourgeoisie nationale dont l'auteur fait partie. Quoiqu'il en soit, la pré-lecture idéologique par la gauche française a donc bien triplement manqué son but affiché, à supposer que ce but le fût vraiment. D'ailleurs, cet engouement conjoncturel pour cette écriture de femme algérienne tombée du ciel a fait long feu : deux ans plus tard, le deuxième roman de l'auteur, Ciel de Porphyre [78], est publié quasi confidentiellement chez un éditeur peu diffusé. Et que dire du silence quasi général qui accueil­le en 1979 la publication chez un éditeur tout aussi peu prestigieux d'un texte qui aurait pu pourtant être bien plus efficace dans sa dénonciation de la situation de la femme en Algérie, malgré son écriture elle aussi "réaliste", Une femme pour mon fils [79] de Ali Ghalem ? Il est vrai que le roman est écrit par un homme, algérien de surcroît, c'est-­à-dire qu'il n'entre pas dans les clichés biographiques dé­noncés plus haut. Mais aussi, la mode est passée...

Ecart, rupture et lieu d'énonciation

Semblables confusions sont malheureusement fréquentes dans la lecture comme dans la pré-lecture des romans maghré­bins par la gauche intellectuelle française qui "fait" enco­re en grande partie leur "carrière" littéraire. Du fait de la nationalité de ses auteurs comme de son référent, le ro­man maghrébin de langue française est d'abord lu à travers une grille idéologique, qui par la "bonne volonté" même dont elle procède lui nie une énonciation autonome en ce que cet­te lecture est différente de celle qu'on réserve au roman français, allemand, italien, ou américain. C'est-à-dire qu'une lecture idéologique sépare lieu référentiel (l'auteur et le pays décrit) et lieu d'énonciation. C'est le propre d'une lecture paternaliste, même (et surtout) lorsqu'elle est reprise (c'est le plus souvent le cas, avec quelques variations uniquement idéologiques) par la critique nationa­le algérienne, qui devient de ce fait, et pour utiliser son propre vocabulaire, une critique aliénée [80]. Lecture pa­ternaliste qui se mire elle-même dans des ruptures de conte­nu limitées et éphémères.

On en arrive ainsi à proposer qu'un écart véritable, et non plus une rupture de façade vite récupérée, n'est pos­sible que dans une adaptation de la productivité du texte et de son lieu d'énonciation. Mais de quel lieu d'énonciation s'agit-il ? Là encore, il faut dénoncer les simplismes idéo­logiques qui assimilent automatiquement lieu d'énonciation et lieu géographique référentiel : le lieu d'énonciation d'un texte est toujours un espace de paroles beaucoup plus qu'un espace géographique. Il est l'espace culturel d'un horizon d'attente auquel l'énonciation s'adresse, par rap­port auquel elle est ou non productive en ce qu'elle crée, ou non, un écart. Il est lectures et discours. Système si­gnifiant et non seul référent, en ce qu'un référent géogra­phique n'a de sens, et ne peut devenir lieu d'énonciation, que par une parole. A la limite, on peut dire qu'il n'est pas de référent absolu, du moins dans le domaine qui nous préoccupe, où la géographie n'existe que lue par des textes, des paroles ou des idéologies.

Et c'est bien pourquoi, même s'il n'a pas de valeur absolue en tant que référent, l'espace référentiel participe cependant de la définition du lieu d'énonciation. Plus : é­criture et localisation sont indissociables, surtout lorsque l'espace est codé, surcodé par l'Histoire. Il n'est pas d'é­criture sans localisation. Et l'écriture s'installera d'au­tant plus dans l'écart productif par rapport au camouflage de leur lieu d'énonciation qu'opèrent, comme on l'a vu, les divers discours idéologiques sur l'espace culturel et poli­tique de l'identité, qu'elle revendiquera plus fermement sa localisation.

Si la localisation est écart par rapport au camou­flage de leur lieu d'énonciation qu'opèrent les discours i­déologiques comme le faisait déjà l'anthropologie coloniale, ce lieu d'énonciation étant présenté, on l'a vu, comme "uni­versel" dans le temps comme dans l'espace, la localisation est précisément rupture de cet "universel", de cet a-typique posé comme un absolu capable de juger à cause de sa propre absence supposée d'identité. La localisation est donc reven­dication de regarder la vérité de toute parole en face, de ne pas fuir l'identité de son propre dire. Aussi Henry Miller a-t-il pu affirmer, lui dont l'errance est un lieu essentiel de son écriture, que "tout grand art est local" [81].

 

 

 


 

 



[1] Dib (Mohammed). Qui se souvient de !a mer. Paris, Le Seuil, 1962, 191 p.

[2] A qui voudrait forcer le décodage, il serait aisé de voir dans les minotaures des soldats, et dans les spyrovirs à la sirène agressive des jeeps de l'armée. Mais l'expression onirique que nous avons ici n'est‑elle pas infiniment plus riche d'évocations et de connotations ? Sans compter que ce vocabulaire accentue, comme le titre de l'Hospodar (ancien titre des princes vassaux du sultan de Turquie, qui permet ainsi de « banaliser » la colonisation répressive en

son principe même, indifféremment turc ou français.), le caractère étranger et impersonnel de tout ce système répressif.

[3] Elle est, en fait, plus que cela, puisqu'elle n'apparaît pas comme un univers provisoire ; sinon, pourquoi les habitants ne la quitteraient‑ils pas une fois les nouvelles constructions détruites par la mer ?

[4] Dib n'a pas appelé chapitres ni numéroté les divisions de son roman. J'utilise néan­moins ce terme pour la clarté de l'exposé.

[5] Le premier acte de violence révolutionnaire était l'explosion (un attentat) provoquée par le « type » de la metabkha au chapitre 3 (p.25). Mais le « type » venait de l'extérieur. Ici, ce sont les gens de la ville qui résistent. Il y a donc progression de la prise de conscience révo­lutionnaire.

[6] La même image reviendra dans La Danse du Roi, pp.103‑105.

[7] Dès la deuxième page du roman, « un sursis était accordé à la ville » (p.10).

[8] On retrouvera ce processus de pétrification du langage à plusieurs reprises, entre autres pp.110‑111, ou 167.

[9] « Au point de départ de toute action révolutionnaire il y a ce qu'on peut appeler le « mythe des origines ». Toute activité révolutionnaire ne tend, au fond, qu'à ramener les hommes à leur état de soi‑disant pureté primitive, à dégager le tronc de la tradition de toutes les excroissances parasitaires qui l'ont recouvert au cours des siècles et menacent de l'écraser sous leur poids (...). Toute révolution est une recherche du paradis perdu ». (Jankelevitch (Vladimir), Révolution et tradition, Paris, Janin, 1947, pp.13‑14).

[10] Lettre personnelle du 10 mars 1976.

[11] Cette problématique du vide, envers signifiant, rejoint bien sûr celle de la perte qu'on a vue plus haut. Comme la perte, le vide est une notion essentiellement ambiguë, en ce qu'elle signifie le contraire de ce qu'elle annonce en même temps que ce qu'elle annonce. La perte était réponse tronquée à la quête d'une plénitude. Présentée comme plénitude, elle disait en fait son contraire : le silence. Le vide, inversement, s'annonce comme absence, alors qu'il est foisonnement. Dans les deux cas la lecture univoque manque le sens, en produisant littéra­lement le contre‑sens attaché à l'annonce, versant unique d'une notion ambiguë.

[12] FARES (Nabile), Yahia, pas de chance, Paris, Le Seuil, 1970, 159 p.

[13] Interview par Monique MARTINEAU, L'Afrique littéraire et artistique (Paris), N° 12, août 1970, p. 13.

[14] C'est pourquoi, même si je lui concède une certaine maladresse de Yahia, pas de chance par rapport aux romans suivants de Farès, je ne suivrai pas Anne ROCHE lorsqu'elle minimise (in : "L'acceptabilité d'un discours politique. Nabile Farès, en marge des pays en guerre", Annuaire de l'Afrique du Nord, 1976, Aix en Provence, C.R.E.S.M. - C.N.R.S., 1978, pp. 953-962) la non-orthodoxie du discours politique de ce roman. Il me semble au contraire - et je crois l'avoir démontré -, que le propos même de Yahia, pas de chance est la démonstration implicite de l'impossibilité d'un discours ortho­doxe sur la guerre, J'irai même jusqu'à voir dans l'apparente maladresse de l'écriture (la juxtaposition de récits linéaires "plats", et des deux flamboie­ments que sont le "dîner", et l"'enterrement d'Ali-Saïd"), une structure ambiguë signifiante de plus, en ce qu'elle désigne sans la dire (ce qui serait tomber dans son piège) l'impossibilité même de ce discours orthodoxe.

[15] Ou celui, selon une intertextualité algérienne plus lointaine, avec lequel court le jeune Omar de L'Incendie lorsqu'il découvre lui aussi la violence de l'amour dans sa douceur même devant le corps nu de Zhor ? C'est bien en tout cas de la même ambiguïté fondamentale qu'il s'agit. (Mohamed Dib, L'Incendie, Paris, Le Seuil, 1954).

[16] Yacine Kateb, Le Polygone étoilé. Paris, Le Seuil, 1966.

[17] J. Arnaud, op. cit., pp. 521 et 526.

[18] Ibid., p. 844

[19] Nedjma, p. 187.

[20] « Ils étaient tombés dans un grand cri, les  yeux fermés. Ils se sentirent aussitôt prisonniers »  (p. 7).

[21] Nedjma, p. 97.

[22] Pour le détail de cette datation et le découpage des séquences, voir J. Arnaud, op. cit., p. 844.

[23] Seul repère incontestable, « en l'an III de l'Algérie libre (p. 76), n'est pas donné dans l'espace et le récit du camp, puisqu'il s'agit de Mauvais Temps et Pas de Chance à l'hôtel Britannic. Mais il souligne et rend explicite la mise en parallèle des textes concernant l'après-Indépen­dance, avec ceux concernant la colonisation, puisque c'est le geste de lire (parallèle à celui de recevoir des livres, dans le camp), qui va introduire une dépêche d'agence, cette fois non datée, sur la répression religieuse au Maroc indépendant, de même que le geste de recevoir des livres intro­duisait les communiqués militaires de la colonisation. C'est donc bien la figure du parallèle qui est signifiante, ici, plus que le contenu. Et la signification est encore plus explicite dans l'absence même de date de la dépêche d'agence de la p. 77 : la date étant fournie à la page précédente dans c l'Algérie libre », cette répression de toute évidence ne peut plus ne concerner que le Maroc. On retrouve l'interrogation de l'épisode maro­cain de L'Opium et le bâton de Mouloud Mammeri, encore qu'un échange entre les deux écrivains me semble assez peu probable.

[24] Le texte de Mohammed prends ta valise, monté par Kateb avec le Théâtre de la Mer (Voir l'historique de l'entreprise dans la thèse de Jacqueline Arnaud, pp. 985-1032) n'est pas publié.

[25] Voir à ce propos l'interview de Yacine Kateb dans El Moudjahid culturel (Alger), 4 avril 1975.

[26] Kamel Gaha, Métaphore et métonymie dans «Le Polygone étoilé». Publications de l'Université de Tunis, 1979.

[27] De plus, « ad-dahma », l'inhumaine, est également le surnom de Constantine, symbole d'identité mythique qu'on vient de voir associée à Moutt-Nedjma-Chimère.

[28] Les Ancêtres redoublent de férocité, dans Le Cercle des représailles, p. 126.

[29] Ibid., p. 146.

[30] Mourad Bourboune, Le Muezzin. Paris, Christian Bourgois, 1968.

[31] Mohammed Dib, La Danse du Roi. Paris, Le Seuil, 1968. Le jeu scé­nique de La Danse du Roi a été monté, partiellement remanié, su festival d'Avignon sous le titre Mille hourras pour une gueuse, qui est également celui de son édition à part (Paris, Le Seuil, 1980).

[32] Mohammed Khaïr-Eddine, Corps négatif, suivi de Histoire d'un Bon Dieu. Paris, Le Seuil, 1968.

[33] «  - Ils n'ont pas été réguliers ; ils pouvaient nous dire que ça ne

changerait rien pour nous (...).

- On a marché sans ça, et la preuve, on marche encore… ils ont menti » (p. 81).

[34] Entretien avec Marie-Alice Seferian, à l'occasion de la publication d'une traduction danoise du Muezzin. Copenhague, Arena, 1977.

[35] Sur l'arabesque : Marie-Alice Seferian, « L'arabesque, un espace mythique des romans de Mourad Bourboune ». Communication au IX° Congrès de l'A.I.L.C., Innsbruck, août 1979.

[36][36] Rachid Boudjedra, La Répudiation. Paris, Denoël, 1969.

[37] Jean Sénac, Anthologie de la nouvelle poésie algérienne. Paris, Saint-Germain-des-Prés, 1971. Pour des aperçus plus récents, voir l'antho­logie que j'ai moi-même composée pour Europe (Paris), n° 567-568, juillet-août 1976, ainsi que la toute récente anthologie de Jean Déjeux, Jeunes poètes algériens. Paris, Saint-Germain-des-Prés, 1982.

[38] Rachid Boudjedra, Pour ne plus rêver. Alger, E.N.A., 1965.

[39] Histoire de Yasmina : pp. 156-158. Chapitre sur l'hôpital, pp. 159-169.

[40] « Dame ennemie des changements », in Sénac, op. cit., p. 117.

[41] « Te dire », p. 21.

[42] « Avec la fin de l'hallucination venait la paix lumineuse », p. 9.

[43] J'emprunte l'expression à : Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, Paris, Grasset, 1972.

[44] Seconde dans l'ordre du roman, même si chronologiquement elle est antérieure au Ramadhan du chapitre 1, où Zoubida est déjà la « marâtre », p. 22.

[45] « Ne pas hésiter: les buter, lui, sa gamine et le fœtus », répétait-il », p. 76.

[46] Shoshana Felman Le Scandale du corps parlant. Paris, Le Seuil, 1980.

[47] Rachid Boudjedra, L’Insolation, Paris, Denoël, 1972, 236 p.

[48] 11 septembre 1972.

[49] Sur ce rapport complexe auteur-narrateur dans le roman en général, on pourra se reporter à KAYSER (Wolfgang), « Qui raconte le roman ? », in : BARTHES (Roland) et al., Poétique du récit, Paris, Le Seuil, 1976, pp. 59-84.

[50] BERQUE (Jacques), L’Orient second, Paris, Gallimard, 1970, 436 p.

[51] Localisation référentielle, à différencier de la localisation textuelle dont il sera question en troisième partie, même si elle y participe.

[52] BOUDJEDRA (Rachid), Topographie idéale pour une agression caractérisée, Paris, Denoël, 1975, 243 p., pp. 225-226.

[53] VATIN (Jean-Claude), « Un romancier d’accusation, Rachid Boudjedra », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée (Aix en Provence), n° 22, 2ème semestre 1976, pp. 69-97. Significatif par exemple de cette attente-projection est ce désir de Vatin de voir à tout prix continuité polémique entre Topographie… et les romans précédents, continuité affirmée et réaffirmée contre toute évidence.

[54] Sur le plan littéraire on citera par exemple le roman de Raymond Jean, La Ligne 12, Paris, Le Seuil, 1973, 154 p., publié trois ans plus tôt au plus fort de la vague d’agressions racistes face à laquelle le roman de Boudjedra fait déjà en 1976 figure de discours commémoratif.

[55] ROBBE-GRILLET (Alain), Topologie d'une cité fantôme, Paris, Editions de Minuit, 1975, 201 p.; Dans le labyrinthe, Editions de Minuit, 1959.

[56] On renverra entre autres, à la suite de Jean-Claude Vatin, à: BAUDRILLARD (Jean), Le système des objets, Paris, Gallimard, 1968, et à BARTHES (Roland), Mythologies, Paris, Le Seuil, 1° édition, 1957.

[57] HAMEL (Nefissa), Compte rendu critique de Topographie..., Annuaire de l'Afrique du Nord. 1975, Aix en Provence, C.R.E.S.M.-C.N.R.S., 1977, pp. 1351-1353.

[58] MENGOUCHI ET RAMDANE, L'homme qui enjamba la mer, Paris, Editions Henri Veyrier, 1978, 224 p.

[59] Comme, par exemple (mais il y en a d'autres), AHMED, Une vie d' Algérien, est-ce que ça fait un livre que les gens vont lire ?, Paris, Le Seuil, 1973, 191 p.. Ce "récite est bien sûr encadré d'un commentaire paternaliste du transcripteur, dans lequel on peut lire ces clichés significatifs, droit issus du discours anthropologique dénoncé plus haut: "La fuite en Europe a remplacé le nomadismes, ou: "Dans l'immense majorité des cas, l'atavisme islamique ne mène qu'à une insurmontable résignation " (p. 7. C'est moi qui souligne.).

[60] BOUDJEDRA (Rachid), L'escargot entêté, Paris, Denoël, 1977,, 173 p., Les mille et une années de la nostalgie, Paris, Denoël, 1979, 399 p.

[61] LORCERIE (Françoise), Compte-rendu critique de L'escargot entêté, Annuaire de l' Afrique du Nord. 1977, Aix en Provence, C.R.E.S.M., 1979, pp. 1090-1093. Il s'agit à ma connaissance de la meilleure présentation du roman.

[62] Deux albums en ont paru à la S.N.E.D. (Alger), sous le titre Zid ya Bouzid. Le premier, paru en 1980 et nettement le meilleur, est déjà épuisé. Le second, paru. en 1981, est nettement moins bon.

[63] GARCIA-MARQUEZ (Gabriel), Cent ans de solitude, 1967, traduction française, Paris, Le Seuil, 1968, 391 p.

[64] Il faudrait peut être y ajouter  tcr celle, moins comique mais fonctionnant également comme un gage de littérarité non distancié en le dialogisme productif qu'il aurait pu susciter, de La merveilleuse histoire de Peter Schlemihl l'homme qui a perdu son ombre, de CHAMISSO (1824).

[65] DEJEUX (Jean), Bibliographie méthodique et critique de la littérature algérienne de langue  française. 1945-1977, Alger, S.N.E.D., 1981, 307 p. p. 133.

[66] FARES (Nabile), Escuchando tu historia. Peuple sahraoui. Chants d'histoire et de vie pour des roses de sable, Paris, L'Harmattan, 1978.

[67] FARES (Nabile), L'Etat perdu, précédé du Discours pratique de I' émigré, Marseille, Actes Sud, 1982, 100 p.

[68] FALAKI (Reda), Le milieu et la marge, Paris, Denoël, 1964, 227 p.

[69] DESPLANQUES (François), "Une grenade qui nta pas encore explosé: Le milieu et la marge de Reda Falaki.", Présence francophone (Sherbrooke), no 6, printemps 1973, pp. 115-118.

[70] Dans l'ordre de leur parution:

AMROUCHE (Marguerite-Taos), Jacinthe noire, Paris, 1947, rééd. Maspéro 1972, 302 p..

DEBECHE (Djamila), Aziza, Alger, Impr. Imbert, 1955,182 p.

DJEBAR (Assia), La soif, Paris, Julliard, 1957, 165 p.

DJEBAR (Assia), Les impatients, Paris, Julliard, 1958, 239 p.

AMROUCHE (Marguerite-Taos), Rue des tambourins, Paris, La table ronde, 1960, 335 p..

DJEBAR (Assia.), Les enfants du nouveau monde, Paris, Julliard, 1962, 219 p.

DJEBAR (Assia) Les alouettes naïves, Paris, Julliard, 1967, 427 p.

AOUCHAL (Leïla), Une autre vie, Alger, S.N.E.D., 1970, 155 p..

AMROUCHE (Marguerite-Taos ), L'amant imaginaire, Paris, Robert Morel, 1975, 513 p..

LEMSINE (Aïcha), La chrysalide, chroniques algériennes, Paris, Des femmes, 1976, 279 p.

BOUKORTT (Zoulika), Le corps en pièces, Montpellier, Coprah, 1977, 62 p.

LEMSINE (Aïcha), Ciel de porphyre, Paris, Jean-Claude Simoen, 1978, 310 p..

MECHAKRA (Yamina), La grotte éclatée, Alger, S.N.E.D.,, 1979, 172 p.

Voir aussi la. section "femmes" de ma bibliographies infra, VI, 4. Cependant, dans la. liste ci-dessus, Le cors en pièces n'est pas vrai­ment un roman, au sens où on l'entend ici, pas plus que la. semi­autobiographie que Taos Amrouche ne cessait de poursuivre de "roman" en "roman". Signalons enfin une supercherie qu'il faut rendre hommage â Jean Déjeux d'avoir démasquée: en 1973 parait chez Belfond un roman "érotique" de Mina BOUMEDINE, L'oiseau dans la main, 161 p;, dont I' écriture reprend assez pâlement certains procédés d'Eden. Eden. Eden, de Pierre GUYOTAT, Paris, Gallimard, 1970, 270 p., roman présenté comme écrit par une algérienne dont on nous donne en couverture une biographie détaillée. On nous dit même (ce n'est pas la. première fois que le procédé est utilisé) qu'il aurait été écrit en arabe et traduit en français. Or, Déjeux a découvert qu'il s'agissait en fait d'un auteur français. (DEJEUX, BibLiographie..., op. cit., p..179.). La supercherie montre en tout cas comme l'exotisme et l'érotisme font bon ménage dans un cynisme commercial dont la série des romans d'espionnage de Youcef Khader fournit un autre exemple, encore que la crédulité exploitée par cette dernière série soit plutôt algérienne, alors que le livre de Mina Boumedine vise un public français.

[71] DJEBAR (Assia), Femmes d'Alger dans leur appartement, Paris, Des femmes, 1980, 195 p.

[72] ACHOUR (Christiane), Entre le roman rose et le roman exotique, "La Chrysalide" de A Lemsine. Essai de lecture critique, Alger, En.A.P., 1978, 79 p.; ABASTADO (Claude ), "Itinéraire marginal: étude des récits de magazines", Pratiques (Metz), n° 14, mars 1977, pp. 5-20; GOURDON (Henri), HENRY Jean-Robert) et HENRY-LORCERIE (Françoise), "Roman colonial et idéologie coloniale en Algérie." Revue algérienne (Alger, Faculté de droit), 1974.

[73] Celui de Christiane SOURIAU dans El Moudiahid culturel, n° 232, 9 mars 1977, et celui d'une enseignante prénommée Latifa dans Jeunesse Action, n° 19, 25 avril, au 8 mai 1977.

[74] BEHRI (Mourad), dans Algérie Actualité (Alger), n° 594, du 4 au 10 mars 1977.

[75] Le nouvel observateur (Paris), 20 décembre 1976. Le "chapeau" de l'article est également révélateur: "Ni femme voilée, ni féministe: algérienne, Aïcha Lemsine écrit, depuis l'âge de 14 ans, l'histoire da son pays". Tous les clichés de la biographie de magazine dont on dénonce par ailleurs le pouvoir aliénant sont réunis ici. Une idéologie, deux langages ? (Sur les biographies de magazines, on se reportera par exemple à l'étude du GROUPE µ sur "Les biographies de Paris - Match.", in: Communications (Paris), n° 16, 1970, pp. 110-124).

[76] Jeu de vocabulaire que souligne malicieusement Françoise Henry-Lorcerie, qui indique également les limites du propos de Christiane Achour: "L'ouvrage néglige d'analyser le roman comme un produit élaboré fonctionnant dans une relation complexe avec un système social, et se contente d'en relever des éléments atomisés auxquels il assigne une catégorisation a -priori, elle-même extraite par parcellisation de travaux critiques détournés de leur globalité. Il se préoccupe moins d'expliquer ou de cerner les questions, que de justifier des anathèmes." (Compte-rendu critique de l'ouvrage, dans l' Annuaire de l'Afrique du Nord. Aix en Provence, C.R.E.S.M., 1980, p. 1154.): j 'ai relevé le jugement en ce qu'il me semble assez bien rendre compte, non tant de l'ouvrage de Christiane Achour, dont je me sers abondamment maigre l'aspect quelque peu mécanique de son application de modèles, que de toute une tendance de plus en plus dominatrice dans le discours des universités maghrébines.

[77] Malgré la distinction qu'elle fait p. 54 à partir de la thèse de Naget Khadda, et qui contredit plus ou moins son propos.

[78] En 1978: voir note 19.

[79] GHALEM (Ali), Une femme pour mon fils, Paris, Syros, 1979, 219 p

[80] Et, au sens étymologique du terme: "Qui appartient à un autre"... On peut se demander en effet dans quelle mesure une critique nationale qui applique mécaniquement a une littérature nationale des grilles de lecture forgées ailleurs, pour une démonstration de son "aliénation" pour laquelle elles n'ont certes pas été conçues, ne démontre pas dl abord sa propre aliénation ?

[81] MILLER (Henry), Aller-retour New York,Paris, Buchet-Chastel,  1962, p. 209.