(Communication au colloque "Paroles déplacées", Lyon, mars 2003, en cours de publication).
Partant d’une déclaration qu’a faite Rachid Boudjedra dans une communication intitulée « Pour un nouveau roman maghrébin de la modernité » et dans laquelle il explique son projet d’écrivain : « nous avions nos problèmes et j’ai voulu dire la problématique du monde moderne à travers l’Algérie, en tant qu’Algérien (…) qui essayait d’être en situation universelle par rapport à une réalité » [1], j’ai tenté de montrer, dans Topographie idéale … et Timimoun qui renvoient à des cadres spatiaux comme leurs noms l’indiquent, comment cet écrivain algérien, mû par une volonté de moderniser l’écriture maghrébine, d’utiliser des techniques narratives modernes comme celles que l’on trouve dans le Nouveau Roman français ou encore dans le Récit poétique, a su retracer l’itinéraire de la violence à travers la mise en scène d’un espace devenu le protagoniste principal du roman.
L’espace réel, géographique subira dans ces deux textes, au nom de la modernité, des déplacements et des replacements qui aboutiront au réagencement de l’espace textuel produisant ainsi « une mouvance géographique, discursive et générique ».
Le premier volet de ce travail se proposera d’étudier la mouvance des espaces, devenus pluriels et ambivalents dans Topographie idéale… et Timimoun, ce qui nous mènera à parler dans le second volet, de la mouvance du récit boudjedrien sous l’effet de la métaphorisation et de la subversion de l’ordre narratif.
Dix-neuf ans séparent Topographie idéale... (1975) et Timimoun (1994) mais nous retrouvons toujours la même perception de l’espace parce qu’il retrace le même itinéraire de la violence collective. D’emblée, les deux personnages boudjedriens sont confrontés à deux espaces complexes et hostiles : les stations du métropolitain parisien et le désert algérien. Bien que le contexte socio-politique soit différent (immigré algérien à Paris/exilé algérien à Timimoun), leur rapport à l’espace est presque identique. Dans Topographie idéale..., le voyageur immigré se retrouve dans un environnement souterrain fermé qui lui est étranger et qui le coupe du monde extérieur ; un espace incontournable puisqu’il doit prendre le métro afin de se rendre chez un cousin. Dans Timimoun, le personnage-narrateur est condamné à faire et à refaire le même circuit « Timimoun-El Goléa-Alger » et donc à subir le paysage saharien étendu à perte de vue et à être isolé des autres. Cet espace lui est également imposé parce qu’il s’y est exilé pour fuir la menace intégriste et oublier ses échecs professionnels et affectifs. Pour mieux rendre cette hostilité agressive de l’espace, Boudjedra mettra en scène un cadre spatial mobile et changeant qui manipulera en quelque sorte les deux personnages en les déroutant davantage.
La mouvance de l’espace est assurée d’abord par le recours aux moyens de transport tels que le métropolitain et le vieux bus qui font que l’espace change continuellement. Il s’agit donc d’un déplacement réel des deux personnages. Au fur et à mesure que le personnage de Topographie idéale... change de stations, prend des correspondances, se retrouve à l’extérieur du souterrain, les paysages se multiplient et se transforment sous son regard hagard : « il n’était pas sujet au vertige mais là au bord de l’abîme, il eut comme une impression irrémédiable qu’il allait mourir car le train, sans aucune transition, surgit de sous la voûte pour s’engouffrer dans le vide avec la lumière du jour qui faisait comme une inondation à l’intérieur de la voiture » (p. 38-9).
Quant au personnage de Timimoun, de par son travail de guide touristique, il est amené à faire découvrir aux touristes avides de paysages exotiques, tous les recoins du Sahara : Ksours, oasis, dunes, vestiges du passé, etc. : « Dehors le véhicule happe tout ce qu’il dépasse : caravanes de chameaux avançant au pas ; gros engins de forage revenant à leur base ; simples silhouettes gravissant les dunes pour couper à travers le désert et prendre des raccourcis » (p. 18). Les espaces défilent ainsi tout au long des deux textes, comme dans un film, donnant l’illusion de mouvance tout en s’enlisant dans la fixité. En effet, l’impression d’immobilité est due à l’invariabilité du décor et à la circularité des espaces. La structure des couloirs, dans les stations du métro, à cause des nombreux tournants, est perçue comme circulaire d’autant plus que cette impression est accentuée par la monotonie de la succession d’espaces identiques et la multiplication à l’infini des couloirs et des panneaux publicitaires placardés à droite et à gauche, provoquant le vertige chez le personnage-voyageur. Il ne cesse, en effet, de « tourne (r) en rond » (p. 17), de « contourne(r) les êtres et les objets pour se retrouver à son point de départ » (p. 18). L’étendue saharienne, avec ses dunes qui se confondent avec l’horizon, l’infini du sable blanc qui confère plus de platitude au désert donne l’impression que le bus fait du « surplace » et qu’il est condamné à revenir à son point de départ.
Par ailleurs, la mouvance de l’espace est assurée par un dédoublement des lieux. Afin d’atténuer la violence et l’agressivité de l’espace géographique, la mémoire des deux personnages le déplace en le transposant dans un espace affectif. Aussi une ouverture d’un autre espace dans l’espace réel s’opère-t-elle où le second surgit en rouvrant le premier à l’espace illimité, à l’air libre ; un espace subjectivisé, celui des vieilles maisons, des paysages chéris comme le village natal au Piton dans Topographie idéale... ou l’espace familier et rassurant de la maison ancestrale à Constantine dans Timimoun. Le jeu de la mémoire multiplie les espaces, instaure entre eux un jeu d’échos qui déplace les espaces ou les superpose. C’est ainsi que le lecteur de Topographie idéale... passe facilement de la station de métro au bureau de l’inspecteur de police puis sans transition aucune au Piton, et celui de Timimoun est transporté d’une oasis à un bar en Suisse puis à la cour de la maison familiale.
La pluralité des espaces est accentuée par une ambivalence du cadre spatial dans lequel se meuvent les deux personnages et avec lequel ils ont des rapports ambigus et complexes.
Les deux personnages rencontrent dans les stations souterraines du métro et l’espace saharien des expériences nouvelles : découverte du monde occidental et d’un nouvel espace culturel pour le voyageur de Topographie idéale... et découverte de l’amour, de nouvelles sensations pour le guide de Timimoun. Les deux personnages deviennent ainsi eux-mêmes porteurs d’espace, renvoient à lui tout en le subissant, y projettent leurs angoisses et leurs fantasmes, d’où l’ambivalence du cadre spatial.
L’espace réel, géographique, dans les deux récits boudjedriens, apparaît tour à tour comme un espace envahisseur, hostile ou alors comme un espace rassurant, matriciel.
Les stations du métro, dans Topographie idéale..., se présentent comme labyrinthiques, obscures, étouffantes. En arrivant, le personnage découvre un espace « (…) réel, hachuré, strié, sectionné et désarticulé comme un mille-pattes qui ne saurait plus démêler sa tête de sa queue » (p. 17). Il s’agit d’un endroit frappé par la monotonie qui fige, « avachi » par la répétition qui neutralise les personnes et les objets : « la laideur de ces matériaux superposés selon un désordre factice alors qu’en réalité les yeux mobiles peuvent découvrir une sorte de symétrie strictement routinière et affligeante » (p. 14). Le personnage immigré est complètement dérouté par les structures circulaires et vertigineuses de la station où il se trouve. Ballotté entre l’affiche publicitaire dont les couleurs lui « taraudent la tête » et les couloirs qui se succèdent « le laissant vidé et désemparé suant à grosses gouttes » (p. 88), il est agressé par cet espace physiquement et mentalement. Afin d’amplifier l’impact de l’espace sur le personnage, Boudjedra utilise des mots forts et cible les parties du corps comme dans ces exemples assez révélateurs et frappants : « (…) les affiches publicitaires se succédant (…) vrillant la rétine affolée et superposant les images les unes au-dessus des autres » (p. 14) ou encore « une verticalité saumâtre le grêlant de partout, le torturant de mille manières et taraudant les pupilles des voyageurs dans une véhémence foisonnante » (p. 25).
Dans Timimoun, c’est plutôt l’ouverture, l’étendue du désert qui devient agressive, envahissante. Le personnage est angoissé par ce « déploiement circulaire de l’horizon » qui lui fait perdre ses repères et dissoudre son corps : « toujours ce sentiment quand je roule sur le sable que je perds tous mes sens, toute la signification du monde, tous les contours de mon propre corps » (p. 15). La violence de l’espace saharien est ressentie physiquement par le personnage et Boudjedra s’évertue, dans la séquence suivante, à animer le désert pour mieux rendre son agressivité : « (…) un désert dont la configuration me saute au visage, me gerce les lèvres, y creuse des petites cicatrices qui brûlent cruellement ma peau, mes paupières et mes poumons chiffonnés et grêlés, à la fois, par la sécheresse incroyable de l’air » (p. 51).
Le guide de Timimoun se sent surtout menacé par cet espace énigmatique parce qu’il lui renvoie ses propres démons. L’air chaud du Sahara, ses oiseaux voraces, l’amoncellement de ses dunes lui rappellent des souvenirs douloureux liés à la mort accidentelle et brutale de son frère aîné, au jour des funérailles, à sa disgrâce professionnelle, à ses échecs sentimentaux : « je faisais exprès d’entretenir en moi cette souffrance saharienne. Je parcourais ces espaces arides, sciemment, en ressassant mes anomalies, mes échecs et mon incapacité à vivre le monde tel qu’il est » (p. 115). L’espace saharien renvoie au personnage l’image de sa propre souffrance, de son amertume due à son exil forcé, lui reflète la configuration de son passé et de sa destinée, le pousse à l’errance mentale ; c’est pourquoi il y est souvent tenté par le suicide, menacé par la folie et tous les dérèglements des sens : « il me fallait survivre et cahoter éternellement sur les pistes sahariennes, à la cadence de mon destin gaspillé, dispersé et éparpillé entre moi-même et ma propre mort qui me hantait et me fascinait » (p. 119).
Paradoxalement, c’est ce même désert qui fonctionnera comme un espace libérateur, d’où son ambivalence. En effet, l’espace illimité, infini permet au personnage d’y noyer ses angoisses, d’y projeter ses traumatismes et ses fantasmes. Il y est livré à lui-même, y découvre des sentiments jusque-là inconnus en tombant amoureux d’une jeune touriste qui va le tourmenter à la fois en aiguisant son désir et en le repoussant. Et c’est dans l’eau de Timimoun que le personnage essaiera de se délivrer de ses fantasmes obsessionnels, de se débarrasser de ses pulsions chaotiques : « je me propulsais dans un vertige d’eau pure, comme pour me nettoyer de tous ces désirs avortés et de toutes ces bribes d’érotisme (…) c’était comme une réminiscence surgie du fond de ma propre préhistoire dérisoire » (p. 116), et surtout de prendre conscience de son homosexualité.
Dans Topographie idéale..., on assiste à la fascination qu’a le personnage-voyageur devant tous les signes du progrès technique qui sont pourtant source d’angoisse rendant l’espace ambivalent. Le voyageur immigré est, en effet, obnubilé par l’infrastructure impressionnante des stations de métro, la succession des couloirs, les escaliers mécaniques, « les dallages, les colonnes, les bancs, les affiches publicitaires, les petites vitrines d’exposition, les machines à débiter les bonbons et autres accessoires » (p. 13). Il est surtout sensible au confort des sièges des voitures qui lui procure une sorte « d’avant-goût du luxe » qui l’attend peut-être dans la ville des lumières ! C’est ainsi que dans un moment de répit, il « s’enfonce suavement dans la mousse de plastique molle et recouverte de skaï rouge » en ayant « la nette impression que le luxe est là à portée de ses doigts gourds » (p. 73) ; le narrateur est certes ironique en parlant de ce confort factice et illusoire puisque le personnage sera vite ramené à la dure réalité, à cet espace déroutant qui assistera à sa mutilation, à sa mort.
Loin de constituer un simple décor, l’espace prend dans Topographie idéale... et Timimoun de nouvelles proportions. Pareil à un personnage romanesque, il se meut, se métamorphose, contrôle les événements, participe à leur progression, manipule les deux protagonistes. Il envahira même tout l’espace textuel en en modifiant la typographie et en subvertissant la narration.
« Le lieu se dérobe au moment où l’on croyait le saisir » comme l’a si bien dit Charles Bonn [2]. Les personnages de Topographie idéale... et de Timimoun, dans leur tentative d’apprivoiser l’espace géographique qui les agresse, se dissolvent dans l’étendue du Sahara ou dans les dédales sinusoïdaux du métro. Aussi tentent-ils de s’en défendre en le transcendant par le langage. La métaphore, par sa définition même, permet le voyage des mots et la circulation des images et par extension la mouvance des espaces. En fait, ce recours à la métaphore est une manière d’intérioriser l’espace, de le percevoir à travers une subjectivité qui poétise le cadre spatial comme dans ces deux exemples de Topographie idéale... : « Le train sortant de son espace habituel comme un fleuve de son méandre » (p. 39) / « (…) ce train suspendu maintenant entre l’eau et le ciel, jouant les cargos de l’espace, tachetant le soleil de stries anarchiques » (p. 39) ou encore dans Timimoun : « Le chott est une sorte d’interminable papier glacé qui fut jadis un grand lac » (p. 72) / « Le méhari traverse le chott comme verglacé sur lequel la silhouette du cavalier trace une marque mauve qui boursoufle le fond de l’air immobile et mobile à la fois » (p. 61).
Le fait de jouer avec les couleurs et de donner libre cours à l’imaginaire est une manière d’atténuer la panique des personnages et de les aider à mieux gérer l’espace. Cette poétisation verse, par moments, dans l’impressionnisme pictural comme nous le lisons dans Timimoun : « la ville moderne, le ksar, la palmeraie qui deviennent avec le changement rapide de la lumière, des détails de plus en plus brouillés, flous, brisés » (p. 93) ou bien « mais c’est avec le coucher de soleil que la réalité bascule…l’ensemble architectural se transforme alors en hachures, en traces et pointillés » (p. 94) et dans Topographie idéale... : « l’éclairage passant à travers prismes et déviations, créant des taches, des halos, rendant l’atmosphère comme fluide, comme fondue et malgré les éclats brusques de lumière dans telle ou telle zone, presque floue » (p. 98). C’est que l’espace n’existe qu’à travers le regard du personnage et ses déformations qui le perçoivent d’une manière fragmentaire et selon une impression instantanée et fugace.
Cette subjectivité du regard débouche sur un anthropomorphisme de l’espace qui s’anime, prenant tantôt des allures de bête gloutonne qui dévore sa proie dans Timimoun : « espace dans lequel s’engouffre le vieux tacot vite happé » (p. 11) et dans Topographie idéale... : « (…) montant les escaliers en marche ne cessant pas d’engloutir leur sol métallique et brillant » (p. 17), tantôt de corps érotisé : « Timimoun est un ksar rouge très ancien (…). Il se love sur une longue terrasse qui domine d’une vingtaine de mètres la palmeraie » (p. 77)/ « La nuit saharienne devenait de plus en plus charnelle, concrète et voluptueuse » (p. 81) ou encore dans Topographie idéale... : « le train pénètre suavement et mollement les ténèbres » (p. 77).
Il s’agit donc pour les deux personnages, confrontés à deux cadres spatiaux hostiles et angoissants, de recréer leur propre espace, en transfigurant l’espace réel pour qu’il corresponde à leur vision du monde et les rassure en leur apportant un semblant de quiétude et de sérénité. Ainsi donc le personnage de Timimoun s’approprie le désert : « tous ces éléments constituaient une sorte de désert qui n’appartenait qu’à moi-même, fait de fragments qui découpaient l’espace selon des formes arrondies et ondoyantes dont les volumes et les couleurs ne cessent jamais de varier » (p. 114).
Par ailleurs, les deux personnages de Topographie
idéale... et de Timimoun, ayant subi l’espace
géographique tout au long de leur itinéraire, l’agressent à leur tour par des
mots, l’écorchent par des métaphores, afin que ces images – cathartiques
semble-t-il – puissent rendre l’espace moins violent et moins agressif. C’est,
en effet, cette volonté de venir à bout de l’espace envahisseur qui fait que le
personnage de Timimoun, dans cet exemple, se
délecte avec des mots pour agresser sémantiquement l’espace : «
l’espace étalé devant moi se tire-bouchonne au moment où la chaleur redouble.
Il se durcit et s’effrite en lamelles aiguisés ». C’est aussi le cas
du personnage de Topographie idéale... qui constate que l’espace est agressé
par ses constituants immédiats, une agression accentuée par une allitération en
« s » : « (…) toute cette complexité de tunnels, de
couloirs, de galeries, de perspectives, d’avenues, de boulevards, de rues, de
ruelles et de places mutilant l’espace, le subdivisant, le domestiquant, en
créant une sorte de géométrie bâtarde » (p. 167).
En outre, le recours à une matérialisation et à une spatialisation d’éléments abstraits tels que le temps, l’air, le soleil, la fumée, ne fait qu’envahir l’espace réel, voire le résorber : « (…) au rythme saccadé du train allant son soûl, brisant la nuit du tunnel éternel et fracassant la mollesse de l’espace » (Topographie idéale..., p. 235) / « le soleil couchant durant ces jours polaires, semble un lambeau ovale, rouge et livide à la fois (…) le désert s’évanouit alors » (Timimoun, p. 62)/ « la fumée enveloppe aussitôt l’espace par strates solidifiées » (p. 49).
Transcendé par la puissance évocatrice des métaphores, par le jeu de mots subtil et poétique, l’espace géographique est apprivoisé, dans le récit boudjedrien, transfiguré par l’écriture qui recrée l’espace. Cependant, ce même espace dérèglera l’espace textuel, déréalisera la linéarité de la narration qui deviendra à l’image de l’itinéraire tourmenté des deux personnages.
La violence de l’espace réel qui ne fait que transposer une violence collective et une violence individuelle retournée se répercute sur l’espace textuel qui renverra à son tour l’image de cette violence généralisée. La narration et l’espace typographique s’en trouvent agressés, troués et c’est cette subversion du texte qui traduira concrètement la volonté de Boudjedra de déplacer des espaces, de les replacer pour une meilleure perception du réel et pour une dénonciation de la violence gratuite et démentielle. Ses pratiques scripturales se rapprochent ainsi de celle des nouveaux romanciers français qui ont accordé beaucoup d’importance à l’espace au détriment du personnage, qui ont déstructuré le système narratif et temporel pour mieux rendre l’image du monde moderne.
Les récits de Topographie idéale... et de Timimoun sont régis par les souvenirs, ces images du passé que fournit la mémoire déconstruisent la linéarité de la narration. Elles surgissent à la surface suite à un détail, une description, instaurant ainsi un jeu d’échos entre les différentes parties des deux romans. En fait, c’est la mémoire qui se métamorphose en récit et lui impose sa propre temporalité et son propre mouvement. Elle superpose les espaces, confond les strates temporelles (passé, présent, futur), car le temps est l’élément corollaire de l’espace, et devient lui-même espace. Notons, à ce propos, une analogie évidente entre espace réel et espace mémoriel dans Topographie idéale... comme si la structure des stations de métro avait déteint sur la mémoire du personnage : « la similitude est vraie avec ce lacis de lignes enchevêtrées les unes dans les autres s’arrêtant arbitrairement (…), se chevauchant, se ramifiant, se dédoublant, se recroquevillant un peu à la façon de la mémoire toujours leste à partir mais aussi leste à revenir se lover sinusoïdalement aux creux des choses, des impressions, formant elles aussi un lacis parcourant en tous sens les méandres du temps, s’affolant, se bloquant » (p. 142) alors que dans Timimoun, les souvenirs agressent la mémoire tout comme l’espace géographique agresse le personnage : « les refrains des rengaines d’antan tournaient dans ma tête. Elles enfonçaient leurs échardes et leurs aiguilles sous ma peau. » (p. 105) ou encore à la p. 107 : « les mêmes refrains imprégnaient ma mémoire comme les versets coraniques répétés pendant mon enfance et les mélodies ressassées dans les cafés maures qui suintent l’ennui et sentent les relents du thé à la menthe. Ils desséchaient ma bouche qui se remplissait des bouffées du passé ». L’analogie entre les deux espaces est assurée par l’utilisation de l’image circulaire « tournaient » et des effets du sable et de l’air chaud du désert sur le visage « desséchaient ma bouche ».
Cette agression de l’espace mémoriel par l’espace réel au point de métamorphoser la mémoire se répercutera sur l’organisation de l’espace textuel qui rendra toute cette violence. En effet, l’espace typographique de Topographie idéale... est agressé par des annonces publicitaires écrites en gros caractères, par des numéros et des noms de lignes et de stations de métro, par des parenthèses définitoires et surtout par des annonces de crimes racistes. Tous ces trous donnent à l’espace textuel un aspect décousu. Celui de Timimoun n’a pas été épargné non plus puisqu’il est « cassé » par des annonces d’attentats barbares perpétrés par des intégristes sur des intellectuels ou encore par des digressions sur des passages historiques transcrits en latin. Ces brisures typographiques rendent compte de la violence ambiante engendrée par le racisme ou l’extrémisme, vécus douloureusement par les deux personnages boudjedriens.
La description interrompt la narration pour y insérer des séquences qui ralentissent sa progression. Ces descriptions digressives interviennent soit sous l’effet d’un souvenir, soit à la suite d’une analogie et envahissent parfois tout l’espace textuel par des parenthèses qui le fragmentent, comme ces descriptions discontinues du plan du métro en trois scènes (pp. 24-110-141), des affiches publicitaires en deux scènes (pp. 170-173) dans Topographie idéale... ou les descriptions des ksours, de la ville de Constantine en deux ou trois scènes dans Timimoun. Mais curieusement, ces parenthèses descriptives fonctionnent comme un générateur de récits au lieu d’en être une simple extension en donnant lieu à des associations d’idées et d’images. Ainsi, la description de l’espace, loin de l’épuiser, le réactive, crée de nouveaux réseaux sémantiques, le donne à voir. L’espace textuel devient alors un espace vivant, mouvant, en éternel déploiement.
L’espace réel et l’espace mémoriel combinés miment le mouvement du récit en train de tâtonner, de se frayer un chemin, renvoient à une écriture qui se donne à voir dans un effet spéculaire et auto-référentiel. L’espace scriptural, avec l’imbrication de ses micro-récits et l’amoncellement des souvenirs ne rappelle-t-il pas « l’inextricable enchevêtrement de ce désert (…) composé d’amoncellements désordonnés, de dunes interminables, de montagnes schisteuses et d’éboulis en tous genre qui saturent l’espace, le bouleversent et le rendent essentiel et concret » (Timimoun, p. 16) ? L’écriture n’est-elle pas « l’addition de tous ces amalgames, mélanges, enchevêtrements, imbrications, amoncellements et accumulations divers d’un même et unique phénomène » (Topographie idéale…, p. 78) à savoir le réel ?
Par ailleurs, la subversion du texte se fait également par le truchement d’une surabondance d’images, d’une accumulation de passages descriptifs qui visent à poétiser le récit tout en rendant cette violence de l’espace. Faute de métrique et de vers, Boudjedra le surcharge d’images multiples et agressives « comme si (…) le rythme régulier avait un pouvoir imageant que l’on dût compenser par un excès d’images » ainsi que l’explique Yvon Belaval dans La Recherche de la poésie [3]. Ainsi donc, cette accumulation des images dans deux exemples de Topographie idéale... : « (…) le fouillis topographique du métro giclant à travers lignes et méandres et sphères et segments se brisant n’importe où, là puis là, dans l’amertume des formes s’amenuisant et tendus vers un néant que l’on imagine et donc que l’on enfle de chimères, de fantasmes et d’incongruités mal à propos vu la rigidité du tracé bizarre et tournant sur lui-même comme un mille-patte en panne d’imagination » (p. 166-7)/ « eux cinglant sa mémoire à coups de chaînes, l’achevant à coups de couteaux levés et abattus à une vitesse vertigineuse, avec une rage ponçant leurs nerfs à vif, le couvrant de plaies béantes, d’hématomes, de traumatismes, s’amusaient à taillader la chair jusqu’à l’os resurgi blanc de sel et faisaient gicler le sang » (p. 159). Dans Timimoun, nous retrouvons également cette surcharge d’images qui crée des effets sonores et rythmiques : « dans le désert, l’espace n’est plus qu’un conglomérat de vibrations bourrées de couleur, de formes et de sens zigzagant à travers ses méandres et ses tournants – comme échappées du réseau compact et serré des lignes entrecroisées et enchevêtrées des peignes d’irrigation et des trames discontinues de la végétation dans les oasis » (p. 50) / « le désert se remplissait tout à coup de soleil qui le coloriait d’un rouge flamboyant, couleur sanguine et empêchait la douleur de se coaguler dans ma tête et de faire plus de ravage dans mon ventre » (p. 117).
Les lieux, désert et stations de métro, retentissent ainsi dans cet espace poétique, dans le foisonnement des images et des couleurs, en un espace mouvant régénérateur de l’imagination boudjedrienne.
* * *
Frôlant les confins de la poésie, l’écriture de Boudjedra célèbre la puissance évocatrice des images, souligne le pouvoir producteur des mots. Par l’imaginaire, elle transforme l’espace réel, par le langage, elle le recrée. C’est une écriture qui rend aux souvenirs leurs dimensions sensorielles, qui revendique pour la perception, sa subjectivité. Pour cet écrivain algérien, « toute écriture moderne, toute écriture fascinée par elle-même et par la modernité, devient non pas un support de la fiction mais prend pour support la fiction ». Dans Topographie idéale... et Timimoun, Boudjedra ne s’étale pas sur des états d’âme en proposant un récit de témoignage. Il suggère la violence par l’espace et c’est là toute sa force. Les crimes racistes et intégristes ne sont justement évoqués qu’à travers des annonces brèves et concises ; la mort brutale du voyageur immigré est mentionnée par anticipation au milieu du récit qui continue à raconter l’itinéraire et les périples du personnage dans les stations de métro. C’est l’agencement de l’espace, ses déplacements et ses métamorphoses, son agressivité et sa fonction spéculaire qui donnent à la violence toute son ampleur.
Écrire un roman maghrébin moderne est une véritable gageure pour Boudjedra qui fait du livre sur l’espace, le lieu de la mémoire collective, qui fait de l’espace textuel, le lieu de toutes les mouvances.
[1] Rachid Boudjedra, « Pour un nouveau roman maghrébin de la modernité », in Cahier d’Études maghrébines, n°1, 1989, p. 42.
[2] Charles Bonn, « Entre ville et lieu, centre et périphérie : la difficile localisation du roman algérien de langue française », in Peuples méditerranéens, n°30, janvier-mars 1985, p. 192.
[3] Belaval, Yvon, La Recherche de la poésie, Paris, Gallimard, 1947, p. 60.