Hamid Skif…L’écrivain clandestin
"Je suis un type impossible, vétéran d'une guerre
oubliée. J'écris des poèmes pour éclairer le jour ou teindre les cheveux de la
nuit."
Hamid Skif, Mohamed Benmebkhout de son vrai nom, est né en 1951 à Oran. Cette ville nous a donné d’autres écrivains talentueux de la même génération, à l’instar d’Abdelkader Djemaï ou Amin Zaoui. Skif fréquente tôt le cénacle des jeunes poètes animé par Jean Sénac, le chantre de la révolution et le martyr assassiné en 1973. Il se fait connaître à dix-huit ans, après la publication de ses poèmes dans une anthologie consacrée par le bouillonnant Sénac à la jeune poésie algérienne d’expression française : un début littéraire plein de promesses, d’autant plus que dans ces années-là, ENAL, les éditions de l’État, font un prodigieux effort pour faire exister les talents nationaux.
En 1992 Hamid Skif se battait avec acharnement contre l’intégrisme religieux comme tant d’autres. Il quitte l’Algérie en 1997 pour Hambourg, où le Pen Club allemand l’adopte comme écrivain réfugié en butte à l’intolérance dans son pays. S’il a renoué avec l’écriture au mitan des années 1990, c’est en exil qu’il publiera l’essentiel de sa production qui comprend au moins un recueil de nouvelles et deux romans, respectivement Citrouille fêlée (1998), La Princesse et le Clown (2000) et Monsieur le président (2002), ces trois ouvrages ont été publiés « en ligne » sur le site internet des éditions 00h00.com, ainsi qu’un autre recueil poétique, Poèmes de l’adieu (Marseille, Autres Temps, 1997).
Hamid Skif revient sur la scène littéraire avec son dernier roman, paru cette année : La Géographie du danger publié aux éditions Naïve à Paris.
L’aventure intellectuelle :
Le Parcours de cet écrivain est riche en enseignements. Une richesse qui est la nôtre et celle de toute une génération d’algériens, hommes et femmes confondus. Hamid Skif s’est mis à témoigner de son vécu et du vécu de son peuple, il s’inscrit dans la quête littéraire autour de la justice et de la vérité sur l’état du monde. On décèle dans son oeuvre et à travers son parcours, une obsession de la possibilité de se comprendre, de recevoir, de transmettre des valeurs et une mémoire qui permettent de réfléchir et d’avancer plus harmonieusement au sein de notre communauté humaine.
Hamid Skif est boursier du Pen-Club dans le cadre du programme « Ecrivains en exil » créé en 1999 et bénéficie ainsi de tous les avantages que prodigue cette institution versée dans la protection et l’amélioration du cadre de vie et de création des écrivains. L’écrivain est aujourd’hui consacré par la critique littéraire mondiale, il a reçu le 23 septembre 2005 un prix littéraire dédié par la ville de Heidelberg (Allemagne). La récompense s’élevait à 15 000 euros.
Notre auteur a fait l’essentiel de sa carrière professionnelle en tant que journaliste dans les organes nationaux algériens. Parallèlement à son métier de reporter, l’ami des lettres françaises, qui a également été membre fondateur de la troupe « Le théâtre de la mer » fondée à Oran, en compagnie de Naimi Kaddour, n’a dédaigné aucun genre littéraire, il est passé sans grandes contraintes et surtout avec de sûres passerelles, du poème à la nouvelle et de la nouvelle au roman.
Natif d’Oran, Skif s’est fait connaître en tant que journaliste au quotidien La République, le journal phare des années 1970 (son tirage atteignait allégrement les 70 000 exemplaires/jour sous la férule de Rezzoug Bachir). Viré comme un malpropre par Ahmed Taleb El Ibrahimi, puissant ministre de l’Information et de la censure de l’époque avec une cuvée de brillantes plumes à l’image, entre autres, de Ouasti Malek, Djemaï Abdelkader, Bessol Ahmed, il atterrit à Alger où il avait déjà fait un crochet par l’hebdomadaire Révolution africaine (un autre symbole de l’intelligentsia critique de l’Algérie des belles promesses), à l’Oncic, l’Office du cinéma où il est désigné comme chef de département.
L’expérience est courte, et voilà Hamid aux bras de ses premières amours, c’est-à-dire la presse écrite. Il est tour à tour, chef de bureau de l’APS à Oran, à Ouargla et enfin à Tipaza. Séduit par l’aventure intellectuelle promise au tout début des années 1990, avec l’ouverture du champ médiatique dans sa version presse écrite, Skif fonde un journal économique Perspectives, mais l’expérience foire relativement vite, parce que le poète qu’il est ne maîtrise pas les rouages du monde des affaires et de ses prolongements : les combines.
L’ancien complice et ami de Nourredine Khib, de Mustapha Mohamedi et de Nacer Mehal se consacrera à l’écriture dans la langue de Molière, via Hambourg. Quelque temps après, il est nommé chevalier des palmes académiques françaises. Ses œuvres Monsieur le président, Lettres d’absence, Les exilés du matin, Les escaliers du ciel, La princesse et le clown, Citrouille fêlée, Le serment du scorpion et La rouille sur les paupières sont aujourd’hui traduites dans plusieurs langues (italien, espagnol, français, arabe, etc.).
L’aventure littéraire
Hamid Skif est considéré, même s’il est précipité dans une certaine forme de clandestinité par l’édition électronique de ses oeuvres, comme l’une des grandes voix de la littérature maghrébine. Ses productions romanesques mettent en lumière toute la sensibilité de cet auteur à la vie tumultueuse, engagé dans la défense de la liberté d’expression.
Roman par lettres, Monsieur le président nous introduit dans la conscience du dénommé H.B., instituteur à la retraite et inventeur de la règle à calculer universelle. Scribe public, H.B. ne cesse d´écrire au président de la République pour réclamer le paiement de sa pension, promouvoir son invention, défendre les retraités et procurer du travail à ses enfants. En quarante lettres à l´humour corrosif, Hamid Skif nous conte quatre décennies d´Histoire à travers les tribulations de l´inventeur-pédagogue décidé à se faire justice. Cette incroyable description de la vie des petites gens mêle le tragique et le cocasse dans un style délirant.
« Permettez-moi de vous complimenter pour votre triomphale élection à la magistrature suprême. Vous êtes sans conteste l’homme qui sauvera notre pays des périls. » C’est dans ces termes que l’inventeur à la retraite, HB demande au président de la république de tenter d’améliorer le sort des gens.
Promu au rang de représentant des enseignants à la retraite et porte-flambeau des, Houari Boubernous se démène comme un beau diable pour se faire payer une chimérique pension. Il la réclame à tous les présidents qui passent et profite de l’aubaine pour leur glisser des conseils de son cru sur la meilleure façon de gérer un pays soumis au bon vouloir des uns et des autres. Cela donne un roman par lettres, cruel et tendre dans lequel on plonge, dès les premières lignes, entraînés par le délire et l’humour d’un auteur maniant avec férocité le sarcasme et qui nous fait la politesse d’éviter d’ennuyer son lecteur. Sur ce livre l’auteur dit : « Monsieur le président n’est pas un livre sur les enseignants, c’est un roman sur la folie, sur le destin de ceux qui se rebellent dans un système fermé, sourd aux appels de la société qu’il régente et qui produit des déments. Beaucoup de traits et de détails rapportés dans ce livre sont vrais. »
Le sujet est si grave qu’un autre traitement lui aurait fait
perdre toute saveur. Tout l’art du conteur est mis à profit dans ce livre léger
et dense déjà traduit et présent aussi bien sur le Web (chez l’éditeur français
00h00) que dans sa version classique, grâce à la Maison d’édition algérienne
Dar El-Hikma qui en a acquis les droits de la version française pour le Maghreb
et la France et qui l’a publié et mis sur le marché en 2002.
La Princesse et le Clown est d’une tout autre facture. Un étudiant qui se veut « le narrateur le plus brillant de sa génération » sort du grenier de son imagination un trio insolite : Selma, la princesse du désert du milieu, Zembreto le clown acrobate et Charlot, le poney danseur de tango. Ce monde poétique et mystérieux est secoué par l'irruption de Souleymane le Magnifique, théologien aux ambitions despotiques qui martyrise la fantaisie, la magie et l'amour. Il prend le pouvoir, chasse Zembreto et promulgue toutes sortes de lois répressives. Comment retrouver la paix d'antan ?
Dans ce roman, Hamid Skif dépasse l’argument narratif et déroule une écriture assurée et fait preuve d’un sens du récit en multipliant les effets de miroir. On passe d’un village fouetté par « le souffle de la géhenne » à la « ville d’Oran illustré par la peste qui y fit des ravages et la fortune d’un auteur » (p. 36). On croise un monde interlope digne d’un conte merveilleux.
Dans son dernier roman, La Géographie du danger (éditions Naïves, France 2006), l’écrivain montre qu’il est impliqué depuis toujours dans tout ce qui l’entoure. Son dernier roman est un long et lancinant voyage dans le monde des expatriés et des clandestins.
Dans l’ouvrage, Un sans-papiers vit depuis des mois terré dans une chambre de bonne. Observant parla lucarne les habitants de l'immeuble d'en face, le jeune homme se remémore son passé, fait défiler les figures pittoresques ou sinistres de l'exil et attend jour après jour la visite de Michel, l'étudiant qui l'héberge et le ravitaille en secret. Plus qu'une méditation sur le partage du monde, ce roman incandescent permet au lecteur de ressentir, au plus intime de lui-même, la peur et la misère des clandestins, la douleur du malentendu.
l’histoire du résident de l’exil commence comme toutes les histoires qui finissent mal. Elle débute par un passeur insaisissable et se termine par des menottes invariables. En conteur avisé, Skif installe son récit de l’échec entre ces deux moments d’une vie cassée par cette ininterrompue de l’ailleurs. Sous sa plume, l’actualité s’installe d’emblée sur l’imaginaire pour dire les douleurs de tous ceux qui ont buté sur les faux rêves. Les rôles que met en mouvement l’auteur de La Citrouille fêlée sont des personnages minés, désagrégés dès le départ, malchanceux à la naissance, parce que le destin ne les a pas fait naître du bon côté et parce qu’ils ont tenté de forcer ce même destin, défavorable sous tous les cieux. Les héros malheureux de Hamid Skif sont des héros de l’attente. C’est elle qui meuble leur temps, et c’est elle qui les mène droit à l’impasse dans ces chambres de bonnes sans issue et ses liaisons équivoques.
Ils se parlent en solitaires et s’épient en étrangers, en continu et sans témoins, n’étaient leurs souvenirs impuissants. Le style d’écriture adopté par l’écrivain algérien est un style fluide, proche de la langue française de tous les jours. Dans ses nuances, son humour et ses tournures populaires, le parler des personnages marginaux du roman est assez souvent emprunté à l’humus de naissance de l’auteur (Hamid Skif est fils de M’dina Jdida, l’inénarrable quartier populaire d’Oran). L’évolution du récit est une évolution qui se fait également par des allers-retours fréquents entre passé et présent de ce résident sans nom qui se jauge (et se juge sévèrement) entre quatre murs et mille reproches. Son monde extérieur est une devinette adaptée à l’humeur du jour, avant d’être un monde concret. Le Harrag sans pays et sans papier, que nous montre Skif, est déchu de tout ce qui peut s’apparenter à la citoyenneté. Il est une ombre égarée dans un pays sans étoile, une cible policière, un hasard rigide.
Hamid Skif ne se lamente pas, il plaint la condition de ce non-être, l’absurdité de son statut. Sa révolte, portée essentiellement par l’entre les lignes, est dirigée contre tous les architectes de frontières et autres soldats plomb des barbelés de la séparation. Tous ceux qui pensent juguler une envie par une loi. Armé de sa seule subjectivité, Hamid Skif a su dire tout cela. Avec l’ironie des désabusés et le détachement des gens lucides, lui, le Harrag chanceux, l’avocat, par effraction de tous les clandestins qui lui ressemblent, dans leur peau et leur origine. Soulignons au passage que ce roman a été bien accueilli par les critiques et les lecteurs, Der Spiegel le grand quotidien allemand a été intarissable sur ce livre : " La voix de Hamid Skif est de celles qu'on préférerait ne pas entendre car elles sont trop émouvantes et trop proches. " Que dire de plus ?
On se dit certainement que cet écrivain mérite une meilleure réputation que celle d’un auteur qui est passé à côté de son public.
Semmar Abderrahmane