Boualem Sansal…Le conteur
insolite
Il y a dans la vie et la carrière de Boualem Sansal (né en 1949, vit à Boumerdès près d'Alger) un avant et un après. Tout bascule à la fin des années 1990. Jusque-là, il s’est exclusivement passionné pour les théories économiques et les turboréacteurs. Il est haut fonctionnaire au ministère algérien de l’Industrie. Et puis, à près de 50 ans, sous le choc de l’atroce guerre civile qui dévaste l’Algérie, et grâce à son amitié avec l'écrivain Rachid Mimouni qui l'incite à écrire, il se lance dans l’écriture. En 1999, il adresse par la poste à l’éditeur français Gallimard le manuscrit d’un roman. Le Serment des barbares - c’est le titre de cet ovni littéraire - est aussitôt accepté et connaît un succès considérable.
En France et dans le monde entier. Il sera suivi de trois autres œuvres de fiction : L’Enfant fou de l’arbre creux (2000), Dis-moi le Paradis (2003) et Harraga (2005), qui sont autant de témoignages impitoyables sur la société algérienne d’aujourd’hui. On imagine aisément qu’en découvrant l’œuvre littéraire de ce grand commis de l’État sa hiérarchie n’ait pas été transportée d’enthousiasme. En 2003, à la suite d’une énième interview, il est limogé de la fonction publique.
Avec la publication de son dernier livre, toujours chez Gallimard, Poste restante : Alger. Lettres de colère et d’espoir à mes compatriotes, Boualem Sansal aborde un nouveau genre, le pamphlet. Nouveauté relative, d’ailleurs, puisque ses romans ne sont évidemment pas dépourvus de cette dimension.
Poste restante ne fait pas dans la dentelle. Sansal s’y livre à un véritable jeu de massacre contre les mythes fondateurs de la République algérienne démocratique et populaire, des
« constantes nationales » à la « famille révolutionnaire ». Il n’épargne ni les jeunes émeutiers d’aujourd’hui, ni la passivité - pour ne pas dire la complicité - d’une large fraction des intellectuels et de la société civile. Bref, c’est le coup de gueule d’un écrivain tout à la fois contre le pouvoir et contre les islamistes. Contre la télé et contre la mosquée. Contre l’arabité et contre le pétrole. Contre l’amnistie et contre l’oubli. C’est la marque d’un écrivain qui condamne la médiocratie et lutte contre la voyoucratie. En voici un extrait qui nous donne un large panorama sur la portée de cette oeuvre :
« En France, où vivent beaucoup de nos compatriotes,
les uns physiquement, les autres par le truchement de la parabole, rien ne va
et tout le monde le crie à longueur de journée, à la face du monde, à commencer
par la télé. Dieu, quelle misère ! Les banlieues retournées, les bagnoles
incendiées, le chômage endémique, le racisme comme au bon vieux temps, le froid
sibérien, les sans-abri, l'ETA, le FLNC, les islamistes, les inondations,
l'article 4 et ses dégâts collatéraux, les réseaux pédophiles, le gouffre de la
sécurité sociale, la dette publique, les délocalisations, les grèves à
répétition, le tsunami des clandestins...
Mon Dieu, mais dans quel pays vivent-ils, ces pauvres Français ? Un pays en guerre civile, une dictature obscure, une République bananière ou préislamique ? A leur place, j'émigrerais en Algérie, il y fait chaud, on rase gratis et on a des lunettes pour non-voyants. »
On ne peut parler de Boualem Sansal sans citer son premier roman Le serment des barbares qui l’a révélé au public et avec lequel il s’est retrouvé en lice pour plusieurs prix littéraires. Cette première œuvre fut aussi l’objet d’une adaptation cinématographique par le réalisateur Costa Gavras chez Toscan du Plantier.
Sous la forme d'un roman policier, Boualem Sansal avec son premier roman, signe un réquisitoire enflammé, au style puissant et généreux contre l'histoire du dernier demi-siècle en Algérie. Deux hommes sont assassinés. Moh est un parrain de la région, richissime, intouchable, mouillé dans tous les trafics, toutes les corruptions et Abdallah Bakour, un pauvre type, un anonyme. Cette deuxième enquête est confiée à Larbi, un vieux flic usé. En remontant les pistes, il démonte petit à petit les rouages de la dérive du pays. Ce premier roman remarqué par la critique est décrit par l'éditeur (Gallimard) comme une épopée rabelaisienne dans l'Algérie contemporaine.
« … Les vivants sont des morts qui s'ignorent, des morts
qui délirent. On ne peut à ce point se leurrer sans parvenir un jour à ses
fins. On ne peut à ce point fréquenter les morts sans finir par leur
ressembler. On ne peut à ce point parler de la mort sans oublier de vivre.
Cruelle et sans joie, cette aberration tragique fait
notre bonheur. Et nous, amants gâteux, lui sacrifions sans compter, avec au
ventre la peur d'être à court d'ennemis et de manquer à l'appel du devoir.
Mort, amour, parle-nous de tes débordements sans cesse renouvelés et cesse les
infidélités que tu nous fais sous d'autres cieux.
(…) Ce pays n'est pas gai; un sortilège le maintient au plus bas de la vie, et son peuple, tributaire de ses chaînes, le hante comme un fantôme vadrouille dans sa demeure. » (p. 215)
Dans son deuxième roman L'Enfant fou de l'arbre creux, Boualem Sansal montre toute sa générosité satirique. Il confronte deux destins dans une épopée truculente et lucide, émaillée de paraboles sur un pays dévasté par la violence, la méfiance et la corruption.
En Algérie, Pierre Chaumet, un informaticien français, croupit avec Farid, un criminel du cru, dans le bagne de Lambèse. Un Français condamné à mort dans un bagne algérien, voilà de quoi affoler l’opinion internationale. Une commission d’inspection se met en place pour tenter de négocier sa libération. Inquiètes de cette agitation nuisible à leurs trafics, les autorités de la région envisagent d’organiser son évasion. En attendant ce moment, Pierre et Farid enfermés dans leur cellule se racontent l’un à l’autre, à coup de longs monologues. Né en Algérie dans les années 50, le Français décide à la mort de sa mère de sillonner clandestinement le pays pour découvrir ses origines. Ce pèlerinage familial exhume une sordide affaire d’avant l’indépendance qui conduira Pierre directement à Lambèse. Quant à Farid, jeune délinquant confronté aux maux de son pays, il a choisi la violence pour ne pas perdre la raison tout en rêvant de Las Vegas. Une amitié se tisse avec en fond, le quotidien du bagne. Entre les appels du muezzin, un enfant fou, enchaîné à un arbre creux au centre de la cour, rythme la vie des prisonniers de ses cris et de ses pleurs. L’aile des Chevelus, fous de prières, d’armes et de violence, menace toujours d’embraser cet équilibre précaire.
L’espoir balaie le livre de part en part même si les racines du mal plongent dans l’histoire de chaque individu comme Pierre Chaumet en fait l’expérience.
Dis-moi le paradis, le troisième roman de Boualem Sansal, a lui aussi bénéficie d’un formidable accueil. Pierre Assouline, numéro un de la revue Une, l’une des grosses pointures de la critique littéraire française a dit lors de la parution de ce livre : « Il faut s’habituer à ce nom, il faudra du temps certainement pour reconnaître que le meilleur écrivain actuel de langue française est Algérien ! moi, je trouve cela plutôt réconfortant !»
Ce roman a pour cadre un bar (le bar de l’Amitié) sur les hauteurs de Bab El-Oued où le patron Ammi Salah, ancien maquisard qui en a vu des vertes et des pas mûres, «donne à causer». Chacun a son histoire à raconter, sa vision de l’avenir ou du passé à faire valoir ou à inventer. De ces tonitruantes controverses émerge plus particulièrement l’histoire de Tarik, l’un des habitués du bar, médecin dans un hôpital d’Alger. Tarik raconte comment il a récemment traversé l’Algérie en compagnie de deux de ses cousines, revenues de l’étranger pour aller voir leur mère mourante dans le sud du pays. Un personnage mystérieux incarne le désarroi du peuple algérien : c’est un enfant mutique recueilli en route par Tarik, qui garde les yeux grand ouverts sur un passé indicible. Le voyage permet à Tarik de dresser un inventaire de l’Algérie contemporaine, entre farce et cauchemar, et son récit autorise les ivrognes volubiles du bar de l’Amitié à déployer leurs précieux commentaires. On retrouve dans ce roman la verve rabelaisienne de Boualem Sansal, ses critiques cinglantes ou cocasses, son exceptionnelle vitalité littéraire. Cette oeuvre témoigne aussi de l’ancrage du génie romanesque de Sansal dans le réel et dans l’histoire brosser un portrait critique de l’Algérie d’aujourd’hui, avec un piment d’humour noir et de son de glas.
Harraga, son quatrième livre, démontre que Sansal est d'abord un excellent romancier, l'un des écrivains encore capables de faire briller la langue pour restituer une réalité sociale complexe et angoissante. Ce dernier roman témoigne avec éloquence des tendances troublantes qui traversent la société algérienne.
Harraga signifie «brûleur de route». C'est ainsi que l'on surnomme, les milliers de candidats à l'émigration qui préfèrent «mourir ailleurs que vivre ici». Quand, dans sa grande maison d'Alger, Lamia, une pédiatre célibataire, cultivée et arrogante - autant dire une paria - recueille Cherifa, la lolita extravagante qui frappe un soir à sa porte, c'est un choc. De toute sa famille, il ne reste à Lamia qu'un frère, un harraga dont elle était sans nouvelles. Or Cherifa se recommande justement de ce frère dont elle est enceinte de cinq mois. Jusqu'ici, Lamia, misanthrope au grand cœur, s'était réfugiée dans ses rêves, la folie douce et le deuil. Le silence était son refuge; l'errance, sa quête. Pour oublier la chape de plomb d'une société policière et misogyne où l'on abandonne les petites filles dans les décharges publiques, elle berçait, «à l'heure où l'âme ne tient plus au corps que par un fil d'argent», ses souvenirs heureux et les fantômes dont la vieille maison est remplie. En débarquant dans sa vie, Cherifa la tornade - «un scandale ambulant qui aurait échappé au courroux d'Allah» - l'oblige à revenir sur terre, à se battre, à s'interroger. Et à revivre. Las, quand Lamia finit par craquer pour cette gosse perdue et tente de l'éduquer comme sa fille, l'adolescente disparaît. Veut-elle brûler la route ou se brûler les ailes?
« Une maison que le temps ronge comme à regret. Des fantômes et de vieux souvenirs que l’on voit apparaître et disparaître. Une ville erratique qui se déglingue par ennui, par laisser-aller, par peur de la vie. Un quartier, Rampe Valée, qui semble ne plus avoir de raison d’être. Et partout dans les rues houleuses d’Alger des islamistes, des gouvernants prêts à tout, et des lâches qui les soutiennent au péril de leur âme. Des hommes surtout, les femmes n’ayant pas le droit d’avoir de sentiment ni de se promener. Des jeunes, absents jusqu’à l’insolence, qui rêvent, dos aux murs, de la Terre promise. C’est l’univers excessif et affreusement banal dans lequel vit Lamia, avec pour quotidien solitude et folie douce. Mais voilà qu’une jeune écervelée, arrivée d’un autre monde, vient frapper à sa porte. Elle dit s’appeler Chérifa, s’installe, sème la pagaille et bon gré mal gré va lui donner à penser, à se rebeller, à aimer, à croire en cette vie que Lamia avait fini par oublier et haïr »
Si ce dernier roman de Sansal, qui s'inspire de faits authentiques, relève du réquisitoire contre un pays où le soleil ne brille que pour certaines personnes, il s'agit avant tout d'une magnifique oeuvre. Un conte moderne plein d'histoires, de rêves, de personnages, où les vieux sont des parchemins, les maisons des poèmes et les villes des catins, comme Alger, la ténébreuse, qui demande «un mois d'amertume pour cinq minutes de plaisir». L'espérance dans cet univers devient malheureusement un luxe. Mais espérant quand même que cet écrivain talentueux continuera à briller à travers ses écrits dans l’univers des plumes.
Semmar Abderrahmane