Mourad Djebel  

                           

chevaucher une plume avec les griffes de la transe                                                         

 

Mourad Djebel fait partie de ces nouvelles plumes algériennes qui restent profondément marquées par le chaos et la descente en enfer de l’Algérie dans les années 1990. Comme beaucoup d’autres il a commencé à écrire en exil, avec de la douleur, de la rage et de la révolte, il a élaboré une écriture neuves, bouleversées mais virtuoses.

« Ma génération est habitée par une révolte incommensurable, affirme Mourad Djebel, né en 1967, Nous sommes nés après l’indépendance et nous avons connu une sorte de dictature. Notre passage de l’adolescence à l’âge adulte a été ponctué par des explosions – celle des étudiants en 1986, celle de 1988, puis celle qu’on nomme « les événement ». Nous vivions alors la peur au ventre. » Mourad Djebel était architecte à Annaba. « Vient un moment où je  me suis senti face à un mur, où il ne restait que l’asile ou le cimetière. Une parcelle d’instinct de vie m’a poussée à partir, à écrire. » 

Il voyage d’abord en Afrique de l’Ouest, attiré par les sources africaines du Maghreb et par les auteurs qu’il admire, tel le congolais Tchicaya U’Tamsi, avant de s’installer en France en 1994. Il sait qu’il écrira, pour se reconstruire, mais il attend : « J’avais besoin que la mémoire fasse son travail, pour aller au-delà du témoignage, de la restitution des faits. »

 

Sa prose mêle différentes textures d’écriture : elle tutoie la poésie, si elle emprunte humour et érotisme aux contes traditionnels féminins, elle scintille d’une rage brute, splendide. 

Son premier roman, Sens interdits, publié aux éditions de La Différence (2001), est certainement, un des romans les plus forts écrits par un Algérien ces dernières années. Tout plein de l’univers katébien, il " chevauche une plume avec les griffes de la transe ", pour rompre avec la narration descriptive de l’actualité amère de l’Algérie telle qu’on la retrouve presque chez tous les auteurs. Mourad Djebel est un écrivain, il est rare qu’on le soit des son premier texte publié, amitieux et véhément. Ce premier roman dit comment « tout, autour de nous, jusqu’au substrat de notre vie, semblait se disloquer pour ouvrir sous nos pieds un abîme ». C’est un livre terrible comme la réalité composée de « garçon égorgé à … », d’ « une famille assassiné à … », d’ « une bombe qui fait une cinquantaine de morts au souk de … », d’ « un village décimé à l’arme blanche… » Et Mourad Djebel, avec rage et tendresse, montre la révolte des consciences et l’impuissance lancinante face à l’inexorable barbarie des massacres et la litanie des deuils.

 

Ce roman nous raconte le parcours de trois personnages masculins qui tournent en phalènes et avides de feu autour d’une femme, Yasmina. " Il ne savait pas que nous avions croisé une passante, une inconnue qui courait pour nous devenir une icône indélébile ". Trois villes : Constantine, Annaba, Taghit - oasis du Sud-Ouest algérien. À la différence de Nedjma, un seul narrateur pour dire le souffle profond d’une Algérie africaine. Et elle : " Tu veux juste partir ? " Et lui : " En Afrique de l’Ouest ". Et elle : " Pourquoi ? " Et lui : " Si je le savais... ". Mourad Djebel est sans doute le premier auteur algérien à river ainsi le regard de son pays sur l’Afrique, à la recherche d’un rythme ancestral et obscur, celui qui dit les séismes, haines et amours qui se transmettent dans le sang, battent sur les peaux tendues des jours aveuglés de soleil et de douleur, les histoires des pères, des histoires d’ancêtres.

" Ils ont failli la tuer. " Ainsi Mourad Djebel entame son récit pour nous introduire dans " le cercle des imprécations ". Une construction en boucle, qui déroute parfois le lecteur avec son sens du détail (digressions, parenthèses, poupées russes), autour de cette phrase toujours : " Ils ont failli la tuer. " Il n’y a toutefois pas de cassure dans les cycles de l’écriture en révolutions, une évolution du récit portée par une quête obsessionnelle, un délire halluciné et poétique. " Écris comme passion insurmontable / Écris comme cousant de mots ton propre linceul. "

Plus que d'un premier roman, il s'agit ici du livre d'un écrivain vrai qui nous restitue, à travers tous les registres de la langue, la folie de l'homme dans un monde à la fois proche et très lointain.

 

L’une des vertus de cette oeuvre, la volonté et l’art de déployer la parole des femmes, se retrouve tout naturellement dans Les Cinq et Une Nuit de Sharazède (éditions de la Différence 2005), roman d’égale ambition mais nettement plus lyrique. Avec ce deuxième roman, il crée un personnage féminin, nommé tantôt, Sharazède, tantôt Loundja, pivot d’un récit qui court de l’indépendance aux années noires. A l’heure où les hommes font régner la terreur, c’est une femme qui incarne la raison – jusqu’au moment où l’ombre triomphe. 

Dans ce roman, Shahrazède, l'héroïne originelle des contes des Mille et Une Nuits, avait choisi pour défi de sauver sa vie et celle d'autres femmes d'une exécution certaine par le roi Shahrayar en usant de sa ruse et de son talent de conteuse. Celle qui porte ce surnom dans le roman aura, elle, à sauver de lui-même un homme qu'elle pressent au bord du gouffre. N'ayant pu résister au chaos et à l'anarchie d'une réalité où la mort trouvait un terrain à la mesure de ses projets les plus fous, il était prêt à mourir.

 À cet homme, elle est liée par un très ancien pacte secret. A travers les histoires, imaginées ou vraies, que la grande Histoire relègue aux oubliettes, elle va déployer en cinq nuits tous ses talents où se mêlent littérature et sensualité, poésie, conte et désir, pour contrecarrer les desseins de la mort. Mais là s'arrête la ressemblance entre les deux héroïnes. La femme à multiples facettes, qui traverse de bout en bout les pages de ce roman et qui nous sera révélée à travers le second surnom de Loundja, va devenir un double féminin d'Orphée pour accompagner sa descente aux enfers.    

 

Dans ce livre, Mourad Djebel parle de l’Algérie avec finesse et générosité, il mêle l’introspection la plus loyale à une généalogie des passions algériennes autour de laquelle s’entortille comme du lierre la généalogie de la fascination de l’occident pour l’orient. La conquête amoureuse et la conquête haineuse se frottent l’une contre l’autre pour que naisse un feu qui n’en finit pas de brûler. La richesse du roman balaie les hésitations du lecteur devant une certaine tendance au ressassement qui imposent un climat exalté, mixte d’ulcérations et d’allégresses menacées. Avec ses deux livres, Mourad Djebel s’avère un romancier qui pense sans poser ni peser, car il écrit comme un joueur forcené et subtil, décrochant ses meilleures cartes en semblant se les êtres arracher comme les lambeaux d’un amour insécable. Il raconte la jeunesse de l’Algérie contemporaine avec une précision dans le détail et un sens du vécu des personnes qui forcent le respect et justifient la gratitude de ses lecteurs. Il exprime la passion amoureuse comme seule rengaine susceptible d’aider à rengainer les armes. C’est bien une idée de poète mais peu de romanciers, aujourd’hui, savent tisser une si large  toile d’événements, un tel réseau de désarrois, de fureurs et de dilections en faisant confiance qu’à leur passion pour la vie et le langage. Bref, Mourad Djebel est un auteur avec qui il faut compter aujourd’hui.

.                                                        Semmar Abderrahmane