Aziz Chouaki…. La beauté de l’imaginaire  

 

Serait-il un secret ou une révélation de dire que Aziz Chouaki est l’un des meilleurs écrivains de ces dix dernières années ? Mais oui, vous me diriez que les secrets de polichinelle n’ont pas lieu d’être dans la littérature !

Vous avez certainement raison, car l’écriture de Aziz Chouaki, nerveuse, souvent à la limite de la rupture, n’a rien à envier à celle de d’autres grands talents littéraires de notre époque.

Son style est foisonnant, ironique et complice, il a aussi la richesse mordante de l’Algérois de Belcourt.  Aziz Chouaki dompte la langue française en lui donnant tout l’humour et la chaleur du sud de la Méditerranée, avec lui on est loin de l’académisme qui plombe la littérature nord-africaine et étouffe son génie créateur.

 

Le regard qu’il porte sur lui-même et sur son activité littéraire est révélateur et frappant par son originalité et sa profondeur. Il dit d’ailleurs :

« J'écris en français, certes, histoire oblige, mais à bien tendre l'oreille, ce sont d'autres langues qui parlent en moi, elles s'échangent des saveurs, se passent des programmes télé, se fendent la poire.

Il y a au moins, et surtout, le kabyle, l'arabe des rues et le français.

Voisines de paliers, ces langues font tout de suite dans l'hétérogène, l'arlequin, le créole.

On avait ça dans Les Oranges, ce côté patché, rhapsodie - au sens étymologique de coutures.

Il y a aussi écrire le monde, le "technocosme" (comme dirait Jeff) qui moule notre perception, s'empare de ses codes.

Ecrire avec et non contre les médias et les technologies. C'est en tous cas l'enjeu majeur dans AIGLE, revendiquer l'hybride et le contemporain.

Je suis un Oriental, avec tout le jasmin et la vase, mais aussi un parfait clone de la colonisation.

Gosse, j'ai pleuré Blandine dans nos vieux livres jaunes à gravures; à l'école communale j'admirais Bayard, sans peur et sans reproche, parmi les fumets de chorba du ramadan.

Aujourd'hui l'histoire, le drame, l'exil. Et l'écrire toujours là, à adoucir les moeurs. »

 

Cette confession témoigne de la sensibilité d’un auteur qui par delà les mots et les simples contours de la langue, cherche à dire le monde afin de le comprendre. Comme chaque artiste, l’homme l’intéresse et le passionne, l’écriture serait pour lui une destruction du paraître pour le triomphe de l’être. Telles sont les dimensions d’un univers esthétique qui se veut avant tout humaniste.

Aziz Chouaki est aujourd’hui installé en France depuis 1991, Il est l'auteur de plusieurs textes dont Argo (éd. L'unité, Alger), Baya (éd. Laphomic, Alger, 1989) ou encore Fruits de Mer (Radio Suisse Romande, 1993) écrit pour la radio. En juin 1997, Aziz Chouaki écrit et met en scène Les Oranges (TILF, La Villette). La pièce sera remontée par Laurent Vacher, en novembre 1998, et tournera dans toute la France. Le texte est paru aux éditions Mille et une Nuits en 1999.

Dans sa dernière pièce, Une virée (Éditions Théâtrales, Paris, 2006), l’auteur nous montre  trois personnages aussi divers que complémentaires, qui vont, l’espace d’une errance d’un soir, essayer d’assembler leurs lignes de fracture. Unis dans la dérive, ils se montreront leurs fantasmes, leur Algérie. Ils vont opposer la rage de leur blues « contre celle du béton, du Discours. »

En effet, dans une Algérie imaginaire, Mokhtar, Lakhdar et Rachid rêvent d'un autre monde. Ils veulent gueuler leur rage de vivre, " faire bombance ", pour échapper à la réalité qui les entoure (pauvreté, islamisme, frustration sexuelle, dictature, corruption). Ils rêvent d'être gangsters ou rockstars, évoquent des personnages, des extraits de films, des chansons qui sont autant de clichés de la culture occidentale. Le temps d'une soirée, ils vont tenter de noyer leur désespoir dans le mauvais alcool, le shit et les amphétamines, mais leur " virée " se transformera en errance spatiale et psychologique et débouchera sur le drame. La violence, le déchirement intérieur s'expriment dans une langue bariolée, métissée de français, d'arabe et d'anglais, où la syntaxe explose.

Une "virée". C’est celle de ses trois garçons dans Alger, inspirée par un fait-divers américain : un massacre entre copains qui se disputent à propos de Madonna. Ici il s’agit de Khaled et Cheb Mami, mais l’énergie désespérée de ces gamins sans avenir demeure tout aussi suicidaire. On y retrouve l’extravagante richesse d’un langage qui, à partir du français, du kabyle, de l’arabe, semble s’inventer à chaque mot. “Un Oriental avec tout le jasmin et la vase, mais aussi un parfait clone de la colonisation” ainsi se définit Aziz Chouaki.

La poésie sauvage de cette écriture, dénuée de toute attitude compassionnelle, saisit l’occasion de dire, redire à quoi rêve la jeunesse. L’occasion de “cerner le gâchis que ces gosses, là bas comme ici, ont dans la tête, et leur indestructible vitalité”.

 

En plus du dramaturge, Aziz Chouaki est aussi un excellent romancier, ses romans sont exquis et son génie romanesque est exceptionnel. Son premier roman : Aigle (Gallimard, 2000) a fait, des sa parution, l’unanimité parmi les critiques par sa qualité littéraire. Le réalisme du roman, le rythme, les tournures de phrases, les personnages, ainsi que les rêves, les mystères, les voyages et les rencontres auxquelles le lecteur est livré, font de ce roman l’un des romans les plus aboutis jamais écrit sur la personnalité et l'identité algérienne.

 Aigle c’est l’histoire d’un personnage, nommé Jeff,  qui rencontre sur son chemin les personnages qu'il a créés. D'étranges rapports se tissent alors entre eux et lui, teintés d'érotisme, d'ésotérisme et de gangstérisme. Prométhée de l'écriture, Jeff mène ce ballet mégalo et impose à chacun de vivre exactement comme il l'a imaginé. Fantasme et réalité se télescopent en une mise en abyme brillante, puzzle bariolé où les pièces narratives se remettent peu à peu en place. L'enjeu du roman prend la forme d'une exploration de tous les possibles de l'écriture. Bref, cette oeuvre est une merveille d'imagination et d'élégance.

 

Son deuxième roman,  L'Etoile d'Alger  (Éditions Balland, Paris, 2002), est une épopée noir et moderne d’un jeune personnage qui reflète la détresse d’une génération désemparée et livrée aux pires extrémités. En Algérie des début des années 90, le chaos règne et la peur est l’ombre des hommes. Mais Moussa, musicien funambule, rêve de succès international. Son ambition? devenir le Michael Jackson d'Alger. Avec talent et énergie pour tout bagage, il promène son fol espoir entre les boîtes douteuses et les producteurs véreux. La nouvelle étoile d'Alger, c'est lui, il en est sûr, héritier du rock et chantre de sa terre natale, la Kabylie. Cependant un drame de fond se ,joue. Le Nord et le Sud se déchirent. Le monde global des clips, des pubs et du scotch se heurte à l'Absolu hirsute d'un islam confisqué par de nouveaux fauves. Moussa est prisonnier de cette contradiction, dépositaire de cette blessure. Rattrapé par la misère quotidienne, largué par sa fiancée, blessé à jamais, il ne lui reste qu'une solution pour échapper au lent suicide: le saut dans l'Enfer...

Au chaos décrit et subi par son héros, Aziz Chouaki offre dans ce roman le miroir d’une langue abrupte, souvent proche de l’oralité, composée de notations qui campent le décor, l’attitude d’un personnage, les réflexions d’un autre en quelques phrases nominales d’une terrible efficacité («salle de bains, brin de toilette, coupures d’eau»). Son héros dit aussi, avec gravité et humour, la descente en enfer de toute une société qui devient le propre fossoyeur de ses rêves anciens sous le masque d’un engagement nihiliste et assassin dans les phalanges de l’intégrisme islamiste.  On retrouve dans ce texte les qualités qui ont fait d’Aziz Chouaki un auteur incontournable.

 

Enfin, son dernier roman, Arobase  (Éditions Balland, Paris, 2004), une chevauchée urbaine débridée, où les personnages courent vers une fin inattendue, sous l’œil vigilant de William Shakespeare. L’auteur plonge dans son milieu de prédilection : le théâtre. Son personnage principal, Arobase, de l’arabe arbâ (le quart), séduisante jeune femme de trente ans, qui s'accroche au théâtre comme ultime bouée de survie, décide d’adopter Othello de Shakespeare, version rollers et rockn’ roll. Aziz Chouaki lâche alors dans un Paris réinventé une dizaine de personnages hagards, blessés, joyeux, perdus. Fragiles et tenaces. Exils intérieurs. Sexe, drogue et théâtre. Paris, donc. Paris refuge, Paris enfer. Et aussi Paris passions. Car le livre de Chouaki ne parle que de ça : sexe, drogue et théâtre.

Tandis que Arobase prépare sa production, elle découvre l'amour fou sous les traits de Jean-Ba, comédien rwandais qui tient le rôle titre. Hélas, comme dans Othello, Arobase sombre peu à peu dans une jalousie passionnelle qui la conduira à l'irréparable. Et comme dans Othello de Shakespeare (moins la drogue, ou alors autrement), la vie est confrontée a la mort. La passion redonne la vie, mais elle mène aussi à la mort. Aimer à mourir. Aimer pour ne pas mourir. Avec beaucoup d’originalité, l’auteur de l’exubérant L’Etoile d’Alger fait croiser des destins et crée un monde agité, à la shakespearienne.

 

 Roman fort, drôle et touchant, Arobase illustre à nouveau le style et l'univers si particuliers d'Aziz Chouaki. Dramaturge lui-même,  comme on la dit, celui-ci dévoile l'univers du théâtre dont la scène devient celle de notre monde. A propos de ce livre, Aziz Chouaki dira plus tard :

« Ce livre, Arobase, constitue pour moi un capteur, c'est ce que l'air du temps me propose comme vision du monde, aujourd'hui. J'ai inventé ce personnage, Arobase, pour représenter une sorte de point de croisement des grandes questions contemporaines (technologie, migrations humaines, art). A travers cette belle jeune femme, qui veut mettre en scène Othello, c'est une image de la femme que j'ai voulu proposer, à la fois battante et fragile, amoureuse et pugnace à la fois. En même temps histoire d'amour et traversée de l'univers du théâtre français, Arobase est une espèce d'offrande aux Dieux de la fiction pour savourer ce goût indescriptible que constitue le simple fait de raconter une histoire. Celle ci en l'occurrence, je la dédie à tous les gens qui croient au père Noël, aux contes de fées, et à tout ce que l'imaginaire peut produire de magnifique. »

Oui, croire à tout ce que l’imaginaire peut produire de magnifique. Si vous n’êtes pas convaincu, alors lisez Chouaki.

                                                        Semmar Abderrahmane