Salim Bachi : Le périple
d’un Kamikaze
Le dernier
roman de Salim Bachi, Tuez-les tous (édit. Gallimard, 2006) est une
puissante plongée dans la conscience, à la fois confuse et lucide d’un kamikaze
imaginaire et pourtant si réel, et dont les
évènements du 11 septembre en sont le meilleur témoignage.
Ce roman est un
récit haletant qui a pour scène le monde intérieur d’un «islamiste radical», Seif
El Islam, quelques heures avant qu’il ne précipite un avion de ligne sur
les «deux tours les plus orgueilleuses de l’humanité».
Que peuvent être les dernières heures d’une vie depuis des mois destinée au
«martyre» sinon un ressassement frénétique du passé? Le narrateur nous conduit
dans le labyrinthe monomaniaque des souvenirs saccadés de Seif El Islam.
Incessant aller-retour entre ce passé embrumé, paradoxal, et le futur immédiat,
avec ses promesses de libération, de désintégration, de vide.
Qui est Seif El Islam, ce «héros» abstrait, ou plutôt cet antihéros,
sans âge et sans visage? Une enfance mutilée par l’absence de la mère que
l'amour du père, un humaniste à la façon des élites arabes modérément
occidentalisées, ne pouvait compenser. De brillantes études en Europe qui ne
lui ont pas épargné le racisme des flics et des fonctionnaires de la
préfecture. Une liaison «utile» avec une Européenne qu’il a épousée pour
échapper aux dits flics et fonctionnaires. Epilogue de cette première vie
d’émigré ordinaire, un divorce et un mariage indissoluble avec
l'«Organisation».
Ouverture d’une seconde vie, dans une mosquée parisienne puis dans les
montagnes afghanes, où s’affirmerait en même temps que sa haine de cet Occident
condescendant, son mépris pour ses «frères combattants», aux yeux desquels
rien, sinon son radicalisme, ne pouvait racheter son excentricité
quasi-hérétique. «Dieu sait et tu ne sais point», rétorquaient-ils à toutes ses
questions sur le fondement théologique de la guerre sainte, sous le
commandement de ce «Saoudien efféminé», ancien agent de
Seif El Islam, un terroriste
excentrique
Grâce aux
artifices du discours rapporté indirect, le narrateur se fait complice de ce
«héros» perdu dans les pensées noires d’avant-le suicide, dans cette ville
américaine typique, décadente, Portland, avec ses magistrales beuveries du
week-end et ses filles égarées qui hantent les comptoirs des bars à la
recherche d’une rencontre.
Le narrateur se montre soucieux de détacher Seif El Islam du lot
indistinct des «kamikazes musulmans». Car Seif El Islam est un islamiste
atypique, non seulement parce qu’il fête son entrée imminente dans le monde
bienheureux du martyre dans les vapeurs de l’alcool, mais aussi parce que son
incertitude est bien grande sur la validité de la «Cause». Son nom de guerre,
«le Sabre de la foi», n’est pas moins un masque que le faux nom, aux
consonances espagnoles, inscrit sur son faux passeport.
La pensée monologique de Seif El Islam est un modèle de pensée
circulaire, qui tourne en rond et à laquelle les versets coraniques ne sont
d’aucun secours. Le saint Coran ne recommande-t-il pas la lutte impitoyable
contre les incrédules tout en appelant à une fraternité universelle qui
engloberait, au-delà des «Gens du Livre», tous les humains? Comment s’y
retrouver sans tricher avec la raison?
La justification religieuse de la terreur s’arrête devant les remparts de la
logique, mais aussi devant cette cinglante assertion du Coran: «Celui qui a tué
un homme qui lui-même n’a pas tué […] est considéré comme s’il avait tué la
terre entière». Seul le désir d’action apaisera le tourbillon de ces réflexions
stériles et consumera les doutes de Seif El Islam sur sa propre
appartenance à la communauté des croyants. Tuer, se tuer pour se sauver du
purgatoire de la vie. Seif El Islam pourrait bien clamer, en paraphrasant le
narrateur d’un autre récit de Salim Bachi: «Des morts, des morts, des morts […]
Fosses communes où s’entassent nos illusions» (Autoportrait avec Grenade,
Paris, Editions du Rocher, 2005).
Un meurtre à la gloire de
Satan
Dans le roman
de Salim Bachi, le désir de «destruction des impies», théologiquement
injustifiable, est relayé par la volonté nihiliste de destruction de soi-même.
La revanche anachronique sur les «re-conquistadores», ces chrétiens qui ont
ravi l’Andalousie aux Arabes, s'avérera n’être qu’une revanche sur l’Occident
contemporain, post-colonialiste, auquel la génération du père, «génération
d’impuissants», tente encore de prouver le passé civilisé des musulmans en
cultivant le souvenir des fabuleux jardins de Grenade, ne sachant pas que «la
mémoire appartient aux vainqueurs, aux Romains». Cette revanche sur l’Occident
s’avérera n’être, à son tour, qu’une revanche toute personnelle, sur cette
Européenne qui a livré leur enfant, avec sa complicité lâche et muette, aux
curettes d’un médecin avorteur.
«Tuez-les
tous», s’écrie Seif El Islam, en écho à l’abbé de Cîteaux, chef de la
croisade contre les Cathares. Un cri de révolte et non un cri de ralliement. A
la différence de son maître dans la justification du massacre collectif, il
n’enchaîne pas: «Dieu reconnaîtra les siens». Il sait que Dieu ne le
reconnaîtra pas, lui qui ne pense aux suites de son attentat qu’en se répétant:
«Demain, ils parleraient de mon Acte sur toutes les télévisions du monde».
Péché d’orgueil, indigne d’un combattant de la foi. La détermination de Seif El Islam
n’est ainsi pas le reflet fidèle de celle, cynique et pour ainsi dire
cartésienne, du sinistre abbé médiéval. Sa pensée est doublement hérétique. D’abord
parce qu’elle se fonde sur une foi bien vacillante en la
nécessaire guerre contre les impies. Ensuite parce que Satan, comme dans la
pensée dualiste cathare, y est le quasi-égal de Dieu. Que sera ce meurtre
collectif sinon une révolte contre le Seigneur, une dérisoire tentative
d’égaler son infinie puissance? Seif El Islam, une fois les Twin Towers
réduites en cendres et lui redevenu poussière, ne rejoindra pas, il en est
persuadé, sa place naturelle aux côtés du Prophète. «Le Prophète lui cracherait
à la figure plutôt que de s’asseoir à côté de lui». A sa mort, il irait se
désagréger dans le monde initial de Satan.
Tuez-les tous, terrorisme et
contre-terrorisme
Salim Bachi a
pris de court tous ceux qui s’attendaient à ce qu’un roman sur le 11 septembre
ne soit qu'un récit linéaire des préliminaires de l’attentat, une autre
«histoire documentée» qui fascinerait les services de renseignements avant
d’intéresser les lecteurs. Il a surtout surpris ceux qui s’attendaient à ce
qu’il aspire de l’air du temps et procède, dans Tuez-les tous, à une
reconstitution archéologique du «profil de l'intégriste musulman» qui intrigue
tant les médias et les criminologues occidentaux. Seif El Islam n’est ni
un mystique ni un de ces intégristes pour qui Dieu a arrêté d’être une passion
pour devenir le moteur d’une action froide et calculée. C'est un homme moderne.
Son adhésion à l'«Organisation» est plus comparable à l'adhésion à une secte
qu'à un enrôlement aveugle dans une guerre sainte.
Tous les kamikazes du 11 septembre ressemblaient-ils à leurs portraits,
grossièrement croqués par les ordinateurs du FBI? Il a certes existé, dans
l’histoire de la traque contre Al Qaïda, des personnages ressemblant à Seif
El Islam, dont Salim Bachi s’est probablement inspiré, notamment cet ancien
membre de l’«Organisation» arrêté en Turquie et qui, à ses geôliers, s’est
avéré être plus un amateur de bon whisky qu’un lecteur assidu du Coran.
Cependant, un roman n’est ni documentaire ni un traité de criminologie; c’est
une grande interrogation et Tuez-les tous permet de s’interroger sur
l’homme moderne qui est forcément désespéré et qui se cache sous le déguisement
de tout kamikaze fanatisé.
Sans être un roman commercial, écrit sous la pression de l’«actualité», Tuez-les
tous se rattache, par un fil discret mais solide, aux débats les plus
actuels sur le terrorisme. Il s’inspire également du souvenir des violences
qu’a vécues l’Algérie dans les années 90. La ville natale de Seif El Islam,
la mythique Cyrtha, n’est-elle pas l’abstraction d’Annaba, ville natale de
l’auteur? Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’expérience algérienne est
pour l’auteur un creuset de représentations dans lequel il puise ses rouages
romanesques.
Au-delà du
renouveau stylistique qu'il constitue pour le roman algérien, souvent encore
linéaire, scolaire et platement militant, le dernier livre de Salim Bachi est
une belle réflexion sur les raisons de l’aversion du monde musulman pour cette
«Amérique orgueilleuse». Cette même Amérique dont beaucoup d’élites, après le
11 septembre 2001, se sont écriées en choeur: «Tuez-les tous, ces Mahométans».
Terrorisme et contre-terrorisme : l’abbé de Cîteaux,
conclura-t-on avec l'auteur, n’a pas fait des
émules que parmi les musulmans.
Né en Algérie en 1971, Salim
Bachi vit et travaille en France. Il a déjà publié chez Gallimard deux romans: Le
Chien d’Ulysse (prix littéraire de
Semmar Abderrahmane