LES LANGUES
DANS LA LANGUE
Revalorisation des langues populaires algériennes à
travers le théâtre
Le cas Kateb Yacine
A partir des années 70, Kateb Yacine s’engage à utiliser les langues populaires
algériennes dans le théâtre. De cette manière, en les réhabilitant, il répond
au phénomène de diglossie, phénomène de communication que l’on peut appréhender
ainsi :
« Ici en Algérie, si j’écrivais
encore un Nedjma ou un Polygone étoilé, ça n’aurait aucune
signification. »[1]
Le
concept de diglossie désigne dans un Etat plurilinguiste, des rapports de
coexistence entre deux ou plusieurs langues, de statut et de corpus (usages)[2]
inégal. Ces langues sont en outre caractérisées par une dissociation
fonctionnelle : à chaque langue est attribuée une fonction précise ;
dissociation accompagnée d’un repli sur soi et donc d’une perte de contact avec
la réalité des autres langues existantes.
Cette
situation linguistique à plusieurs vitesses est révélatrice d’un état social
profondémment inégalitaire et dysfonctionnel.
En Algérie, les relations diglossiques sont
en grande partie le produit des politiques d’expansion linguistique française
et arabe, des tentatives d’unification linguistique, qui impliquent un état de
minoration et de subordination linguistique de l’oral face à l’écrit, du
dialecte face à la langue.[3]
La production théâtrale de Kateb Yacine révèle les
difficultés de coexistence des différentes langues en Algérie. Elle s’inscrit
précisément dans une perspective de rupture avec le schéma diglossique qui
impose la langue écrite de l’idéologie dominante sur le marché linguistique.
En
effet, la prééminence de l’écrit (Voir la part importante du budget des pays en
voie de développement pour l’instruction) entraîne la dévaluation de ce qui
n’est pas écrit, de l’expérience même des techniques assurant
l’approvisionnement en nourriture, des occupations essentielles à la société.[4]
Elle a séparé l’apprentissage de l’action[5],
le discours de l’action.
C’est
précisément là que réside tout le combat de Kateb Yacine : utiliser la parole
comme acte politique, faire de l’art et de la politique un seul tenant, écarter
l’écrit en tant que pouvoir et représentation de la parole.
Dans
cette perspective, il investit le champ théâtral (I), s'évertuant à lutter
contre la représentation, l’image figée en théâtre (II), pour s’engager dans la
notion d’espace, d’action, de réalité, de révolution, de justice.
Face
à l’impérialisme linguistique de l’arabe classique, Kateb Yacine produit un
théâtre destiné à réhabiliter les dialectes, l’oralité, le peuple. Il réactive
la tradition populaire dans le dessein de la révolution, de l’autre libération,
de la réconciliation des Algériens avec eux-mêmes, leur histoire, leur langue,
leur pluralité.
En
allant au-devant du peuple, c’est lui qui s’adapte au peuple et non l’inverse.
REMISE
EN QUESTION DE L’ECRITURE en tant que
représentation de la parole
Démystification et démytification de
l’écriture et de l’arabe classique
L’écriture
est devenue nécessaire car « les
comptages notés maintenaient l’ordre social. Ils situaient chacun à sa place - celui qui apportait une
récolte, celui qui la stockait, la redistribuait et le fonctionnaire
responsable - ils donnaient à voir la relation entre les hommes , puis,
au-delà, la relation des hommes aux dieux ».[6] En d’autres termes, l’écriture rendait
visibles et consolidait les relations préexistantes de dépendance et de
hiérarchie entre les hommes.
L’écriture
est étroitement associée au pouvoir, d’une part parce qu’elle en est
directement issue (l’écriture a d’abord été la propriété des classes sociales
au pouvoir) et d’autre part parce qu’elle continue à évoluer dans les strictes
limites de celui-ci. Dès lors, la suprématie de l’écriture sur les coutumes,
l’habitus est sans cesse réaffirmée.
C’est
sur ce point que Kateb Yacine intervient, tant sur le plan formel que sur le
fond, dans la perspective de revaloriser la culture de groupe par la langue
parlée, référence essentielle à la collectivité, à un moment où la culture
communautaire s’amenuise avec la généralisation de l’écriture, l’émergence des
nouvelles formes de communication et la mondialisation. C’est une action
d’autant plus difficile à mener que le théâtre est écrit par des intellectuels
pour être joué devant le peuple.
Cette
recherche de l’identité orale demeure une constante dans son discours, passant
de l’écriture à l’oralité[7],
refusant l’isolement de l’homme de lettres. Parler la langue du peuple, c’est
dépasser la condition d’écrivain (Voir infra). Car il sait qu’en dépit de la
reconnaissance pour ce à quoi il oeuvre, ses livres ne sont pas lus.
Même
si elle marque une rupture avec l’écriture à partir des années 70, son oeuvre
s’inscrit toutefois dans une certaine continuité thématique et éthique : la
forme théâtrale de Nedjma préfigurait en effet son oeuvre théâtrale.[8]
Et même par-delà le fait que l’expérience théâtrale de Nedjma a été une
expérience aliénante.
On a voulu me « foutre »
dans le nouveau roman, on a essayé de spéculer sur mon nom. J’ai vécu de façon
très aliénante parce que je ne pouvais pas faire autrement. J’étais en France.
C’est comme ça que j’ai été amené à trouver la forme très complexe de Nedjma;
je sentais bien qu’il fallait à la fois « la boucler » aux
intellectuels et en même temps toucher suffisamment de gens pour leur montrer
ce que c’était l’Algérie, même de loin, qu’ils aient une idée à travers la
littérature de ce que pouvait être l’Algérie.
Dans
sa recherche à sensibiliser le peuple à la révolution[9],
l’oeuvre théâtrale de Kateb Yacine est l’expression de son combat contre
l’élitisme fomentée par l’écriture , combat contre le capitalisme linguistique
de l’arabe classique.
En
effet, l’arabe classique ou littéraire est une langue écrite hautement
codifiée, non expressive, non représentative de l’oralité bien qu ’elle
ait été,à ses débuts, porteuse de tradition orale (par la nature même du
message de Muhammad) jusqu’à ce que la Révélation soit consignée par écrit. Le
prophète, selon certaines sources, ne savait ni lire ni écrire, mais c’est lui
qui exigea que le Coran soit écrit dans la langue des moines syriaques qui
était la langue la plus lue au Machrek. L’Islam est alors devenu religion du
Livre. L’utilisation de l’écriture a été ensuite largement favorisée par divers
éléments : le désir d’exalter la culture arabe antéislamique ; la fabrication
du papier (moins cher et plus facile); l’évolution du type d’enseignement (issu
du manuel de grammaire de Sibawayi du 8e s.); le développement de l’art
calligraphique.[10]
Puis
dans le dessein de conserver le texte sacré, dans son état initial de pureté,
s’est développée la grammaire, nécessaire pour une lecture correcte et une
compréhension exacte du Coran. Depuis, la vénération de la grammaire s’est
accentuée, consolidant l’idée de supériorité de la langue arabe et du même coup
de l’écriture. Certains allèrent même jusqu’à considérer que la langue arabe
est révélation d’Allah.
Mais
l’adoration excessive de la grammaire était loin de représenter une attitude
générale surtout dans le peuple. L’anecdote suivante rapportée par Nadia Anghelescu
est révélatrice des 2 parties en présence , qui met en scène 2 personnages
: un
grammairien et un homme ordinaire qui discutent sur le pont d’un navire. Le
premier demande à son compagnon de voyage : « Sais-tu la grammaire
? » « Non », lui répond celui-ci. « Eh bien ,
lui dit le grammairien, tu as perdu la moitié de ta vie ». Quelque temps
après, la tempête se lève et le marin demande au grammairien « Tu sais
nager ? » « Non » répond-il.« Eh bien, dit l’autre, tu as
perdu toute ta vie? » [11]
C’est
dans ce contexte qu’en 1972, Le
cercle des représailles
traduit en arabe classique fut joué au TNA (Théâtre national algérien). Mais
les représentations furent arrêtées faute de spectateurs.Le théâtre, par
l’utilisation de l’arabe classique, est d’une certaine manière confisqué, et
son concept déformé. « On a tenté
une fois de monter Le Cadavre encerclé en arabe littéraire. Cela s’est fait
sans moi. Au nom d’une arabisation démagogique, on continue à assommer le
peuple avec une langue classique
qu’il ne parle pas. Ce coup-là m’avait complètement anéanti. ».
En
revanche, Mohammed, prends ta valise
jouée en arabe populaire a été un franc succès en Algérie même si elle n’a été
jouée que devant le public restreint des centres de formation professionnelle,
et en France auprès des immigrés (chez Renault,dans les entreprises,les
cités,...) et bien que l’option dialectale puisse poser le problème du
régionalisme. Elle a été également jouée en berbère à Tunis où elle a été très
favorablement accueillie.
Ce
qui nous fait dire que le choix de la langue, du modèle de communication est
fondamental. Kateb Yacine, à partir des années 70, dans Mohammed,prends ta valise ( 1971) ou La guerre de 2000 ans (1974), tente de démystifier l’arabe
classique au profit du dialectal , de la langue maternelle.
Afin
d ’éviter que ses nouvelles pièces soient montées en arabe littéraire,
d’une part, il n’écrit plus ses pièces (elles sont enregistrées), d’autre part
il y mêle arabe dialectal, français et berbère (car traduire ces trois langues par
la seule langue arabe littéraire éliminerait les nuances introduites entre le
dialectal, le français et le berbère).
Il est nécessaire de démythifier la
culture, l’acte d’écrire. Prenons l’exemple de grands révolutionnaires comme
Lénine ou Hô Chi Minh. Voyons ce que signifie pour eux la culture. Quand Lénine
créa L’Etincelle, le journal qui fut le précurseur de la révolution d’Octobre,
il y fit s’exprimer des analphabètes. Ces gens qui ne savaient pas écrire, ou
qui faisaient des fautes d’orthographes avaient quelque chose à dire. Peu
importe la forme, le contenu seul est important. Donc pour faire un journal, il
faut saisir la réalité, sans chercher la perfection et sans attendre la
bénédiction d’en haut.
... L’acte de penser, d’écrire, ne
doit pas être réservé à une catégorie de gens, cela doit être le fait de tous.
Il faut faire circuler les idées par n’importe quel moyen... et en faisant
participer le maximum de gens.[12]
Dans
cette continuité de désacralisation de l’arabe classique et de l’écriture, il s’accorde
une liberté d’expression, en s’affranchissant de certains codes linguistiques
écrits, en créant par exemple des néologismes (ex. : La Gandourie : pays dont
les habitants sont en gandouras), en introduisant de l’arabe, du français et du
berbère. Cette recherche de revalorisation de la langue orale ne doit pas
occulter le fait qu’il a eu recours à l’écriture, se servant abondamment de
documents historiques et journalistiques, évitant ainsi de s’enfermer dans le
ghetto des langues populaires, de l’oralité.
Les limites de cet engagement
Après
la libération, l’engagement est d’autant plus lourd à assumer que la classification entre langues écrites
et langues orales est d’une certaine manière officialisée par la politique
d’arabisation menée à partir de 1962 qui privilégie au grand jour la langue
arabe écrite à l’exclusion de tout autre. Le pouvoir poursuit comme objectif
l’intériorisation de cette distinction, en discréditant et
muselant l’oralité, et par là même tous ceux qui contribuent à la défendre,
avec une plus grande acuité à la mort de Boumedienne en 1978.
Sur
le plan culturel, cette politique d’arabisation a eu pour effet de limiter
sinon de suspendre les subventions et aides accordées par les institutions à
Kateb Yacine et à sa troupe (entre autres).
Cette situation matérielle indigente impose de travailler différemment :
l’acteur joue plusieurs personnages, les décors sont limités à l’extrême,... On
peut y voir un renvoi au statut social du public auquel il s’adresse.
Cette contrainte correspond d’autre part à une nécessité de
mobilité. Mais ce combat matériel révèle avant tout un véritable combat
politique : la troupe de Kateb Yacine ACT (Action culturelle des
travailleurs) est expulsée de son lieu de travail pour y être expédiée à Sidi
Bel Abbès où tout est fait pour les empêcher de travailler. Les problèmes de
logement, d’argent se posent avec acuité aux comédiens.
En
dépit des contraintes financières et des actions de dissuasion exercées à leur
encontre (interdiction de la troupe, sabotage de la publicité) ils réussissent
à imposer la langue populaire au théâtre, et même au TNA , avec bien sûr pour
ce dernier, des lourdeurs et l’intention de revenir au théâtre d’élite. La
langue du peuple permet un vrai travail d’expression. C’est d’ailleurs la
raison pour laquelle Kateb Yacine et sa troupe ACT ont une plus large audience
que le TNA, son champ d’action étant plus vaste : paysans, ouvriers...
À
cela s’ajoute le caractère en principe gratuit de ses spectacles qui ouvre des
perspectives encore plus grandes d’audience, ainsi que son énergie à aller
chercher le public là où il se trouve : écoles, entreprises, lieux de travail
des ouvriers agricoles.
Mais
l’exercice de la censure pèse toujours sur lui : les éditions ENAL lui
refusent la publication de ses pièces en arabe parlé, de même que la télévision
et la radio s’opposent à la programmation de ses pièces.
En
1982 sous la présidence de Chadli Bendjedid, le pouvoir interdit à Kateb Yacine
de jouer à Tizi-Ouzou sa pièce « La
guerre de 2000 ans» , deux ans après que Mouloud Mammeri ait connu le même
interdit frappant sa conférence sur « La
poésie ancienne des Kabyles ». Sans compter les campagnes de
dénigrement auxquelles il doit faire face.
Pourquoi
? Parce que, en principe lorsque le gouvernement autorise des pièces
théâtrales, c’est qu’il peut assurer un contrôle certain. Or le théâtre
katébien introduit la participation du public, symbolique de la société :
celui-ci devient acteur, brise le schéma de passivité et de soumission auquel
il est accoutumé.
Kateb
Yacine utilise la parole comme un acte politique comme il l’a déjà fait avec la
langue française. Il rétablit une égalité linguistique confisquée et replace
ainsi le peuple à égalité de parole avec les autorités, en conférant aux
langues populaires un certain pouvoir. En donnant la parole au peuple, il lui
donne le pouvoir, la liberté du discours, s’immisçant sur le terrain des
pouvoirs.
L’écrivain
algérien Tahar Djaout assassiné en 1993 à Alger rapporte que Kateb Yacine a
vécu au Centre Familial de Ben-Aknoun, un lieu réservé aux réfugiés politiques,
aux apatrides et aux cas sociaux, comme si son pays, ajoute-t-il, refusant de
le reconnaître, avait décidé de le cantonner dans la marge.[13]
Il fut maintes fois accusé de traitrise pour ses positions favorables aux
langues populaires.
A
sa mort en 1989, l’imam égyptien Mohamed El Ghazali déclarait à la radio
algérienne : « Il ne doit pas être enterré dans un cimetière
musulman. », ce qui n’a pas empêché le peuple d’accompagner le poète
jusqu ’au cimetière d’Alger.[14]
Le théâtre : un combat d’idées
collectif et permanent
...Faire de la littérature, le révolver en
poche. Comprendre une fois pour toutes, qu’on n’a le droit d’avoir des idées
que lorsqu’on les applique dans la vie. [15]
Avec
l’expérience de la prison c’est-à-dire de la politique, de l’homme, de la vie
collective, de la communication, Kateb Yacine prend conscience que le ferment de la littérature réside là et
non dans les livres de Baudelaire et de Rimbaud, selon ses propres
termes. [16] . Il
met un point d’orgue sur la conscience politique qui, dit-il, supprime tout
écart entre la classe ouvrière et les intellectuels.[17]
Précisémment parce que l’intellectuel se définit par son engagement politique.
Il
choisit alors de vivre dans la rue et avec la rue, de produire des oeuvres
engagées militantes souvent taxées de propagandistes, liant combat politique et
moyens d’expression, combat politique et théâtre.
Ce
théâtre, acte politique, est un combat d’idées qui dépasse ainsi le seul cadre
de la littérature.
Pour les écrivains qui ne sont pas des
militants, ils ne voient que la littérature. Ils sont frustrés à juste titre.
Moi j’ai choisi la Révolution. Je suis prêt à sacrifier beaucoup de recherches
de formes pour atteindre les objectifs de fond, vitaux pour la littérature. Je
considère qu’il faut être un homme et pas seulement un écrivain.[18]
Dans
cette optique, il exprime les préoccupations d’un peuple sans voix, l’aide à
s’exprimer en défendant la culture populaire, refusant l’oppression et
l’exclusion, réunissant la culture et le peuple, mettant le théâtre au service
de la révolution.
Il
veut rester imprégné et impliqué dans l’actualité, dans le réel, sortir de la
représentation et impliquer le peuple dans le fonctionnement de la société.
Il choisit de se dissoudre dans le
peuple, de disparaître, de devenir anonyme, et de mener son combat d’idées :
femmes, langues, obscurantisme religieux, pouvoir militaire.
Pour … faire que ce théâtre sache frapper dans
les tibias...[19],
il va mener un combat sur la base d’un travail collectif et non solitaire, en
travaillant forme et fond avec sa troupe.
Ce travail collectif s’accompagne d’un travail de longue
haleine, de durée, un travail permanent de profondeur toujours prêt à être
remodelé, restructuré, traduit, dans le dessein d’être écouté et vu par le plus
grand nombre de spectateurs et le plus divers. En effet, aucune version de ses
textes n’est définitive. Son théâtre est en perpétuel mouvement et recommencement
de fond et de forme : les titres se modifiant, les pièces s’incorporant au fil
du temps et de l’histoire les unes aux autres répondant à un devoir
d’information. Chacune de ses pièces ne doit pas être appréhendée dans son
individualité mais bien dans l’ensemble de son oeuvre qui offre des
intéractions, ramifications entre elles.
Réappropriation des moyens de
production théâtrale
Il essaie de se rapprocher de la condition du travailleur,
d’effacer les distinctions sociales, intellectuelles entre public/acteur/auteur. S’interrogeant sur les
rapports de l’intellectuel face au pouvoir et au peuple, il dit :
« Autrefois, chez les Grecs, on voyait
des foules entières venir pendant toute une semaine habiter l’immensité
théâtrale, vivre avec les acteurs, prendre tout le temps d’écouter l’oeuvre
intégrale des auteurs qui se confrontaient. C’était le bon vieux temps. Mais ,
dans la société occidentale d’aujourd’hui, le peuple est aliéné aussi bien dans
le temps que dans l’espace. Non seulement il vit mal, non seulement il mène une
vie de chien, mais encore on l’exclut du théâtre; ce qui explique l’envahissante
médiocrité des scènes de Paris, New York, où le théâtre populaire livre une
lutte inégale contre le pouvoir, l’argent, la bêtise, le vide. »
L’aspect
formel du théâtre katébien repose sur la
sollicitation et la participation du spectateur, en d’autres termes sur
la communication ( objet même de la diglossie), rendues possibles par la remise en cause de la séparation et
de la formalisation établies par la scène.
Il reconquiert les moyens de production théâtrale auparavant confisqués par la
classe dominante, en détruisant les barrières qu’elle avait établies : division
acteurs/spectateurs , acteurs protagonistes/choeur.[20]
Cette
suppression des barrières est une constante des anciens rites égyptiens et
mésopotamiens que l’on retrouve dans le théâtre grec classique, le théâtre
élisabéthain, ainsi que dans le théâtre moderne européen et oriental.
« Un peuple est né pour agir.Il ne cesse d’agir,il réclame
des actes.Il aime se voir et s’entendre agissant sur une scène de
théâtre.Comment ne se comprendrait-il pas lui-même quand il parle par sa propre
bouche... » [21]
C’est
une réponse au phénomène de diglossie qui est apportée à travers cette
réappropriation des moyens de production théâtrale. Il rétablit une
« égalité » matérielle, formelle.
Kateb
Yacine produit un théâtre des opprimés où le spectateur agit et s’implique dans
le spectacle, préfigurant ainsi d’une certaine manière ne l’oublions pas,
l’action réelle, la révolution. Sa
production théâtrale iconoclaste est une forme de déni de la représentation
et par conséquent une valorisation de l’approche de la réalité qu’il exprime à
travers cette implication du public. Il ne veut pas créer un espace de
représentation mais faire vivre l’espace. A l’image de Brecht, il veut détruire
le théâtre d’illusion, hypnotique pour sauvegarder l’esprit critique du
spectateur. On retrouve d’ailleurs dans l’art contemporain cette problématique
de la représentation, de la relation public / auteur / institution. [22]
Par
ailleurs il porte un intérêt à l’espace dans l’espace, au lieu dans l’espace,
en d’autres termes au théâtre dans l’espace.
Kateb
Yacine a toujours vécu et travaillé dans des espaces ouverts à tout le monde.
N’importe qui pouvait entrer chez l’écrivain, s’exprimer, se faire écouter.[23]
Ecrivain
public, il aimait à être imprégné de la réalité.
Dans
cet esprit, il dénonce le théâtre d’appartement réservé à quelques personnes.
Car les bouleversements socio-politiques dépendent de la mobilisation. Le
déroulement des représentations à Arras en 1984 de « Le Bourgeois Sans-Culotte ou le Spectre du parc
Monceau » réalisé à l’occasion du bicentenaire de la Révolution fut
une déception. « La municipalité lepéniste lui refusa les grandes salles.
Ils durent jouer leur pièce sur la révolution dans un musée ! » lui qui
porte une attention particulière aux théâtres de plein air, aux lieux
populaires, aux usines, aux comités agricoles, aux centres de formation
professionnelle, aux cités,...
Est
ici posé le problème de l’espace, de la communication sociale au public et de
la mobilisation. En effet, le théâtre bourgeois au sens où
l’entend Kateb Yacine se fait dans un endroit clos en relation avec la
tradition écrite, rigide. Par conséquent, la problématique de l’espace est liée
à celle de l’oralité, de la communauté. Ce théâtre des opprimés diminue la
distance entre le regard et l’objet du regard. Il rejoint la tradition
fonctionnaliste plastique arabo-musulmane où l’art arabo-musulman fut inscrit
sur des objets usuels, les objets du quotidien (tissus, plats, murs,...) et non
dans les musées.[24]
Kateb
Yacine va plus loin dans son opposition au théâtre bourgeois, dans
l’élimination des barrières : ses pièces ne sont pas reliées par un ordre
chronologique mais par une rotation dans le temps si bien qu’elles peuvent
commencer par n’importe quel acte.[25] La notion de hiérarchie est ainsi écartée.
Nous
venons de le voir, l’existence de Kateb Yacine, son parcours littéraire, le
caractère militant de son oeuvre mettent en lumière un problème de
communication, un problème d’ordre linguistique, la diglossie auquel il tente
de remédier par le théâtre. Mais comment réhabiliter les langues populaires par
le théâtre populaire alors même que le théâtre populaire est lui-même
dévalorisé ?
D’autre
part, on peut se demander si l’intérêt des autorités politiques n’est pas
d’accentuer ce phénomène de diglossie afin d’inciter le peuple à abandonner ses
langues usuelles et préférer l’arabe classique, cette attitude s’inscrivant
dans la politique arabo-islamique et le « grand projet arabe ».
Mais elle démontre également l’inégabilité de la langue arabe littéraire.
En
tout état de cause le phénomène de diglossie révèle la difficulté de concilier
la volonté de créer un Etat unitaire et la situation du plurilinguisme. Il est
issu de l’échec de la politique d’arabisation, d’uniformisation, de résistance
des particularités, à l’image même du mythe de Babel (Dieu a dispersé les
hommes rassemblés autour de Babel parce qu’ils allaient se contraindre à
l’uniformité ) .
Il
marque la tendance à faire de la diversité une division et soulève la question
des relations particulier/universel. Il s’avère par conséquent nécessaire d’établir une politique linguistique capable
avant tout de marquer le respect et la valorisation des différences afin
d’éviter ou de limiter une hiérarchisation des idiomes linguistiques et donc
une classification sociale des locuteurs. Même si l’on sait que la ou les langues officielles seront
toujours celles de la classe dominante parce qu’elle est l’unique détentrice
des moyens de la diffuser et que « les
armes du faible seront toujours de faibles armes ».[26]
Par
ailleurs, une autre question peut être soulevée :
aujourd’hui
que l’on envisage l’écriture berbère pour que le degré de reconnaissance de
cette langue se rapproche de son degré d’usage, on peut se demander si le passage à l’écrit ne va pas faire naître
une situation comparable à celle que connaît la langue arabe. D’autant plus que
le processus de passage à l’écrit de la langue berbère réaffirme les rapports
de subordination écriture/oralité car
il s’impose pour la reconnaissance et
la survie d’une langue. Autrement dit l’écriture en tant que pouvoir est
garante d’une reconnaissance d’une langue sans pouvoir.
[1] Kateb Yacine, Eclats de Mémoires, Imec 1994, p. 67
[2] La notion de corpus est définie par Chaudenson comme volume de production linguistique réalisé dans la langue et la nature de la compétence des locuteurs, cité par Louis-Jean Calvet, Les politiques linguistiques, PUF Que sais-je ?,1996, p.34
[3] Awal n° 2 , Une science et une politique pour Babel, Domenico Canciani, p. 27 s.
[4] Jack Goody, Entre l’oralité et l’écriture , PUF Ethnologies, 1993, p.175
[5] Mêmes références p. 198
[6] Chaire de l’IMA, L’Orient ancien et nous, Clarisse Herrenschmidt, Albin Michel, p. 104
[7] Awal n° 15, Zalia Sékaï,La langue à deux têtes, 1997, p.51
[8] Awal n° 9, spécial Kateb Yacine p.147, Beïda Chikli, Le théâtre et son double. A propos de la description dans Nedjma. Voir aussi Itinéraires et contacts de cultures, Actualité de Kateb Yacine, Vol. 17, 1er semestre 93, L’Harmattan, p. 56.
[9] Problématique également abordée par Augusto Boal, Théâtre de l’opprimé, La Découverte/Poche Essais, Paris, 1996
[10] Nadia Anghelescu, Langage et Culture dans la civilisation Arabe, L’Harmattan, 1995,p. 45 s.
[11] Voir réf. supra
[12] Kateb Yacine, Minuit passé de douze heures, Ecrits journalistiques 1947-1989, Seuil,1999, p. 300
[13] Kateb Yacine, Eclats de Mémoires, Imec, 1994,p. 5
[14] Mohamed Benrabah, Langue et pouvoir en Algérie. Histoire d’un traumatisme linguistique. Seguier, 1999,p. 257.
[15] d’après Richard Huelsenbeck, En avant DADA, Paris, 1983, p. 16-19
[16] Kateb Yacine, Eclats de mémoires, Imec, 1994, p.58
[17] Kateb Yacine, Minuit passé de douze heures (Ecrits journalistiques 1947-1989),Seuil,1999,p.299
[18] Kateb Yacine, Eclats de Mémoires, Imec, 1994,p. 71
[19] Kateb Yacine, Boucherie de l’espérance, oeuvres théâtrales recueillies par Zebeida Chergui,Seuil, 1999, p.20, Déclaration à la République d’Oran, mars 1973, p. 263
[20] Voir dans ce sens Augusto Boal, Théâtre de l’opprimé, La Découverte / Poche Essais, Paris 1996
[21] Awal n° 9 spécial Kateb Yacine,1992.
[22] Sur ce point voir notamment L’oeuvre de Claude Rutault, Définitions/Méthodes, Intelligence Service Productions, Paris 1979
[23] Kateb Yacine, Eclats de Mémoires, Imec ,1994,p.8
[24] Mohamed Aziza, L’image et l’Islam, Albin Michel, 1978, p. 100
[25] Kateb Yacine, Le poète comme un boxeur, Entretiens 1958-1989, Seuil, p. 41
[26] Cité dans Pierre Bourdieu, La domination masculine, Seuil, sept. 1998, p. 38