Un mois en Algérie

où le petit poucet

sème des morceaux de son cœur.

Décembre.

Le soleil blanc de l’hiver glisse sur les collines d’Alger.

Descendant du quartier des Glycines,

entre pins et palmiers, nous marchons lentement vers le centre ville.

À l’horizon les grands pétroliers se dissipent

dans la brume matinale.

De jeunes écolières se tiennent par la main,

amples chevelures et foulards mêlés.

Les « hidjabs » (1) se font rares.

Les couleurs du soleil blanc d’Alger

Le passage qui longe l’hôpital Mustapha fourmille de monde. Le flux continu de la foule s'interrompt parfois devant les étals sauvages des trabendistes (2), puis soudain des cris et une course effrénée qui frappe au dos ceux qui ne se reculent pas à temps ; Bousculade : « balek, balek, la police ! ». Des jeunes fuient comme des chats sauvages emportant les marchandises illicites intelligemment posées sur des tapis à poignées. « Makanch mouchkil », pas de problème.

Quelques jours avant le début de Ramadan les mesures de sécurité se font drastiques. La veille, au marché d’El Harrach, aucune caisse, aucun paquet ne pouvait dépasser sur les trottoirs. Les vendeurs à la sauvette n’y ont plus droit de cité. Pas question de laisser son couffin se promener tout seul cinq minutes. Le stationnement y est interdit. C’est par de tels détails tout autant que par les grandes affiches officielles (en français ! ) appelant à la vigilance contre le terrorisme, qu’est perceptible la hantise de l’attentat à la bombe. Car rien ne transparaît dans les visages croisés. Pourtant, d’évidence, l’air d’Alger a depuis l’année dernière gagné en sérénité. La machine de la vie s’y est remise en marche. Nous avons repris le goût des dérives que balisent notre petit café secret où peuvent fumer les femmes, le photographe Khellil de la rue Didouche, la galerie Isma à Riadh El Feth qui expose Ali Khodja, ou les toiles d’Issiakhem, de Khadda ou de Baya au musée des beaux-arts. Le plaisir de la couleur n’est plus futile, pas plus que le temps pris à choisir la bonne rechta(3) dans les galeries du marché Meissonnier. L’air du matin peut se respirer avec gourmandise.

Il était d’une fraîcheur translucide et heureuse dans la rue Larbi Ben M’hidi à cette heure où la cinémathèque projetait « Le gone du chaâba » (4) pour les enfants qu’avaient fait venir les militantes de la fondation Belkhenchir. Il y a quelques années, à une centaine de mètres, une bombe explosait place de l’Émir Abdelkader. À ce moment-là qui aurait cru que l’on puisse à nouveau goûter aux simples joies du cinéma…

La seule chose qui explose quotidiennement au nez des chalands est le prix des denrées de première nécessite. Les spéculateurs, impunément, s’en donnent à cœur joie car ils savent qu’après l’heure de la rupture du jeûne les tables débordent de mets et que les foyers ne lésinent pas à la dépense ! Or le SMIG est à 5000 dinars, le kilo de viande à 500 dinars et la courgette à 120 !

Chacun verra ensuite comment régler l’endettement de la maison. « Inch’Allah » : comme, de toute façon, il n’y a pas de travail, la légendaire débrouillardise de l’Algérien espère trouver dans « l’économie informelle » la solution à ce problème.

La parole libérée

Nous arrivons enfin place Audin où rendez-vous est donné pour la manif du jour.

Le matraquage qui y a eu lieu quelques minutes avant notre arrivée n’a pas desserré le groupe compact des enseignants du CNES (Conseil National des Enseignants du Supérieur) et des étudiants venus d’Alger, de Constantine et de Tizi-Ouzou. Nez contre les casques des forces de l’ordre ils crient et chantent à plein poumon, entamant des sauts rythmés et ironiques.

Ma compagne, heureuse, y retrouve ses copines et « l’ambiance » d’Alger : rires et colère, embrassades et slogans, poings levés contre la « hogra » (5) d’un ministère qui ne daigne même pas prendre en considération les revendications des enseignants en grève. Car l’école est sinistrée. Les salaires dérisoires. Le système éducatif obsolète est aux mains des pires conservateurs qui, après l’avoir mis plus bas que terre, veulent entamer sa privatisation : c’est les ras-le-bol, et l’angoisse d’une année blanche pour les étudiants.

La parole, désormais, se partage sans retenue.

La Maison de la presse Tahar Djaout, à côté de la place du 1er Mai, est devenue le lieu de ses envolées les plus virulentes. Ici la véhémente et douloureuse protestation de l’association « Djazairouna » (6) et du bureau d’Alger de l’Association Nationale des Familles Victimes du Terrorisme ; là la dénonciation, par les avocats des cadres de la société Cosider incarcérés depuis 35 mois, et la preuve apportée de la falsification des documents d’accusation. À deux pas de là le Collectif issu de la Caravane des associations démocratiques est réuni dans les locaux désertés du journal « Alger Républicain » : ils sont venus de Tamanraset, de Tiaret, de Tizi-Ouzou, de Bejaïa, de Blida et d’Alger. Partout règne une besogneuse activité, jusque dans le petit deux pièces de la section algérienne de la Fédération Internationale des Journalistes où se traduisent laborieusement, en arabe, les statuts du Syndicat National des Journalistes, créé il y a quelques mois.

Et partout la même volonté impérative, exigeante, d’essayer d’y voir clair, d’avoir son mot à dire, de ne plus vouloir se laisser faire… La parole s’est débridée et, de toute évidence, beaucoup de tabous sont tombés. Les personnages historiques plus ou moins occultés et souvent diffamés, Messali Hadj, Ferhat Abbas, ont droit à de pleines pages dans la presse quotidienne. Qu’Abane Ramdane ait été assassiné par ses « frères » du F.L.N. y est enfin dit clairement. Même Boumédienne est contraint de descendre du panthéon des intouchables pour répondre de son autocratie. Des pans entiers de la mémoire enfouie, de l’histoire « révisée » par l’État depuis l’indépendance, refont surface, d’abord par volonté citoyenne, puis par la rupture de cette « omerta » qui liait entr’eux les divers clans du pouvoir : deux raisons opposées pour ressortir les cadavres du placard à l’occasion des élections présidentielles. On n’en a décidément pas fini, des deux côtés de la Méditerranée, avec le devoir de vérité sur la guerre de libération nationale.

Quand El Harrach se remet à espérer…

Dernière soirée à El Harrach. Première cigarette grillée dans la rue. Les abeilles, au milieu des fumets des grillades, ont envahi le trottoir, se régalant des gâteux au miel (les zalabia, makrout, et autres kelbelouz) qui abondent sur les étalages. Toutes les boutiques sont ouvertes, beaucoup plus coquettes qu’il y a quelques années. Les badauds flânent, réchauffés par les délices de la chorba d’après la rupture du jeun.

Dehors, les anciens du Club de pétanque municipal de Mohammédia (champions d’Algérie !) jouent aux cartes. Sur les murs, les portraits de trois d’entr’eux assassinés en 1993 par les islamistes, dont celui d’un ancien champion du monde. Depuis que la municipalité a été reprise par le RCD (7), le petit boulodrome, avec ses bancs ombragés, est revenu à la vie. Désertées après leur prise en main par le FIS (8), les associations de jeu d’échec se redynamisent avec l’arrivée des démocrates et les jeunes filles y reviennent.

« Alors, fils de coyotte ! ».

Le jeune ainsi interpellé dodeline de la tête, penaud : « Arrête, c’était avant… ».

« Avant » il avait été un très virulent propagandiste du FIS, traînant dans le quartier sa barbichette et son kamis, harcelant ses sœurs et les gens du quartier toujours trop « mécréants » à ses yeux.

Mais comme il n’avait pas tué, il n’eût à subir qu’une simple mise en quarantaine de la part des gens du quartier : les jeunes ne jouaient plus au foot avec lui ni ne lui parlaient. Quand il y eût l’élimination de l’émir de Harrach et de son groupe par l’armée, son agressivité prosélyte se dissipa et il pût alors réintégrer la vie du quartier.

Les tensions du voyage

Le bus s’ébranle. Les voyageurs ont fait le plein des journaux quotidiens. La mort accidentelle à Alger du jeune chanteur de Chaâbi (9), Kamel Messaoudi, est la pire nouvelle du jour : chemâa (10) s’est éteinte. La lumière du soleil a encore un peu pâli.

Comme toujours la tension est intérieure, silencieuse : on fait tous mine de rien. Boumerdes, les gorges de Palestro, Bouira font revivre des fantômes cauchemardesques.

Quelques jours auparavant le bus avait reçu du plomb lors de l’affrontement entre un groupe de patriotes et un groupe d’islamistes. Ce n’était pas grave : les passagers étaient arrivés à bon port.

Rien dans les vastes piémonts qui filent jusqu’aux cimes enneigées du Djurdjura, les étals abondamment pourvus au bord de la route et les groupes d’enfants qui jouent en chahutant ne permet d’imaginer les géographies de l’horreur qui parfois se sont superposées à cette apparente sérénité. C’est dans la tension de ces déplacements parfois hasardeux que l’on comprend à quel point de simples actes de vie, circuler, aller à l’école ou à une rencontre sportive dans une autre willaya sont des actes intérieurs de résistance. Mais il suffit d’un léger embouteillage sur la route, de deux voitures accidentées en travers de la route, pour que l’ensemble des passagers se lève et laisse éclater les craintes dissimulées.

À La vue de Yemma Gouraya (11), le ciel redevient bleu : on est arrivé à Béjaïa.

Une diversité revendiquée…et combattue

La Kabylie se remet difficilement de l’assassinat du chanteur Matoub Lounes. Son effigie et les photos de sa dépouille sont affichées jusque dans les petites boutiques des villages de la montagne. La ville porte encore les stigmates des mouvements de colère qui ont conduit la jeunesse à descendre dans la rue pour arracher tous les panneaux écrits en arabe. Chacun se souvient ici de la mort de trois jeunes manifestants sous les balles de la police à Tazmalt, Sidi Aïch et Tizi Ouzou. L’amertume est partout très vive et traverse toutes les générations. Il y a le chômage, comme partout et les difficultés particulières d’une pauvre économie de montagne dont l’olivier est la seule richesse vénérée. (À Akbou la fête de l’olive est presque un rituel sacré. L’école est envahie par les petits producteurs d’huile d’olive. Sous le préau et dans les salles de classe ils font déguster avec fierté la boisson ambrée aux mille vertus).

Mais en plus il y a blessure exacerbée d’une indissoluble culture berbère qui a trop subi les provocations d’un État voué, depuis l’Indépendance, au culte de la civilisation arabo-musulmane. Plus vivement qu’ailleurs, sans doute, les valeurs importées de l’Orient arabe sont ressenties comme une véritable provocation, une terrible falsification de l’identité algérienne, méditerranéenne et africaine. Quelques semaines plus tard les mêmes choses nous étaient dites dans la région d’Oran, par des familles arabophones à propos de l’arabe algérien. L’offensive contre une des composantes de l’Algérie est perçue, au-delà des régions berbérophones, comme une attaque idéologique contre cette culture de la diversité inscrite dans l’histoire de l’Algérie. On ne comprend pas l’adhésion profonde à Mohamed Boudiaf si l’on ignore que, comme fait symboliquement marquant de son premier discours, il avait été le premier à s’être adressé à son peuple en arabe algérien (certains disent dialectal). On en revient à la mémoire : savoir d’où l’on vient, qui on est, pour savoir où l’on va. Il est patent — malgré toutes ses contradictions — que l’Algérie a parcouru, depuis les émeutes du printemps berbère de 1980, un chemin immense. L’État, pourtant hostile, a été contraint de reconnaître la réalité berbère comme « patrimoine » dans le préambule de la Constitution, ne serait-ce que pour la folkloriser, désamorcer et récupérer les luttes.

La nation, après avoir abandonné le modèle hérité de l’Union soviétique, est désormais contrainte de se penser au-delà du Jacobinisme produit par le colonialisme français. Et nos amis de rappeler, ironiquement, qu’au même moment, la France s’interroge sur la constitutionnalité de l’enseignement des langues minoritaires.

Hélas les combats d’arrière-garde de l’orientalisation du peuple (officiellement intitulée arabisation) sont en train de produire de graves exclusions et sécrètent les risques d’un éclatement de type ethnique que tout le monde craint.

Désespérants démocrates

La troisième cause de la désespérance Kabyle : ce sont les démocrates.

Dans cette région dont la rare caractéristique et de voter exclusivement pour les candidats de cette mouvance, les élus du FFS (Front des forces Socialiste) et du RCD (Rassemblement pour la Culture et la Démocratie), ont la majorité absolue. Mais ils passent leur temps à s’entre-déchirer et certains d’entre-eux se comportent comme de petits potentats locaux. Triste chose que de voir ces politiques tenter le noyautage des associations, recourir au clientélisme et se traîner devant les tribunaux pour détournement.

Il y a quelques temps ces hommes politiques se virent conspuer par des militant(e)s associatifs sous les cris de : « nous voulons un SMIG démocratique ».

La coupure entre les citoyens et les politiques nous est sans doute une commune réalité, mais elle prend en Algérie une dimension dramatique : qui fera le lien entre les revendications très claires (12) affichées par des années de luttes sociales et les nécessaires modifications institutionnelles, voire constitutionnelles ? Aujourd’hui personne n’est en mesure de construire ce pôle républicain. Ce n’est pas, ici, le lieu d’en analyser les raisons : elles tiennent à la fois à la suspicion vis à vis des anciens qui ont apporté leur « soutien critique » au système du parti unique et du « socialisme spécifique », aux positions ambiguës et versatiles des autres. Et, de manière générale à leurs pratiques politiciennes.

Sans doute faudra-t-il plus de temps pour voir émerger une autre génération de femmes (?) et d’hommes politiques. Et encore beaucoup de constance et de courage aux femmes de ce pays pour revendiquer l’abrogation du Code de la famille.

Nous finîmes notre dernière journée à Béjaïa par une longue promenade nocturne dans les pinèdes et les landes de Yemma Gouraya. Il y avait les lumières de la côte et les loupiotes des navires qui se perdaient dans les noirceurs de l’horizon. Il y avait les scintillements de la ville endormie. Il y avait la bière et les accords de la guitare. Oubliés le chômage de Hakima et les petits boulots de Ghazi. Il n’y avait que le ciel, l’amitié et l’Algérie : «… on a fêté nos retrouvailles/çà m’fait d’la peine/mais il faut que je m’en aille… ».

Interrogations Mozabites

De retour à Alger pour une nuit. « Mus » et Nadia se sont levés de bonne heure pour nous souhaiter, avec un peu d’inquiétude, bonne route pour notre nouvelle destination : Ghardaïa. La voiture est déjà en bas. À huit heures nous avons passé Blida. Et les villes s’enchaînent, Médéa, les gorges de la Chifa, Laghouat, Djelfa, jusqu’aux paysages minéraux du M’Zab (13). Contrairement aux routes de Kabylie étrangement désertées par les forces de sécurité, celle qui conduit à cette « porte du désert » (… et vers l’exploitation pétrolière de Hassi-Messaoud) est sous haute surveillance. Plus d’une vingtaine de barrages de gendarmerie et de gardes communales. Il serait démagogique de dire que les voyageurs s’en plaignent. Ce sont d’autres barrages, ceux d’où l’on ne redémarre pas, qui nourrissent leurs angoisses.

Le M’Zab est une autre région berbère dont tout laisse à croire qu’elle est à l’opposé radical – hormis la langue (14) et la forte conscience de l’identité culturelle – de sa sœur Kabyle.

Ce qui frappe en Kabylie, c’est l’allure de liberté des femmes, c’est une tradition de politisation extrême liée à l’histoire de l’immigration ouvrière tournée vers la Méditerranée et corrélativement à celle de la lutte anticolonialiste, c’est enfin l’existence prépondérante d’un « islam laïc ».

Au M’Zab – a contrario – c’est le statut féodal d’une femme « interdite au regard », voilée à l’exception d’un seul œil, c’est l’indifférence aux grandes luttes sociales et culturelles du nord, à l’État, une grande proximité de la culture du sud, et l’existence d’un islam extrêmement rigoriste, exclusif, qui régule la vie quotidienne et structure – y compris architecturalement – la cité : l’Ibadhisme.

Mais l’une et l’autre ont en commun d’avoir rejeté l’islamisme politique comme un corps étranger, parce que l’une et l’autre sont des sociétés enracinées, à la mémoire farouche, âpres à défendre et à régénérer leur identité. Elles traduisent l’une et l’autre que l’islamisme politique se produit et se reproduit fondamentalement sur le terreau du déracinement et de l’acculturation. Il faudrait remonter dans le temps pour analyser ce phénomène : à l’époque de la déstructuration profonde produite par le colonialisme, à l’époque des errances du boumedienisme. Il faudrait pénétrer plus au fond de la migration des populations paysannes vers les villes, là où elles ne furent jamais vraiment acceptées, où elles furent les premières fragilisées par les revers économiques, et dont elles ne prirent jamais la culture alors qu’elles avaient déjà perdu la leur. Pour reprendre un vieux dicton populaire « À Vouloir à tout prix apprendre la démarche de la perdrix, on finit par perdre celle de la poule ».

Le M’Zab a donc évité les grandes douleurs. Mais la chaleur de l’accueil, le respect attentif et amical pour cet étrange roumi (15) salué en français au hasard du marché, qualité qui sont coutumières aux Mozabites, montrent aussi – ainsi ce bruit qui se mit à circuler selon lequel « les touristes étaient de retour » – que la région souffre de l’isolement dans lequel la situation sécuritaire l’a plongé.

La communauté Mozabite n’a survécu en tant que minorité parmi les minorités que par la conservation rigoriste de ses traditions et de son autarcie culturelle. La brièveté de notre passage, ou une certaine pudeur, ne nous permît pas de demander à nos amis mozabites – dont nous ne doutions pas qu’ils fussent à maints égards des hommes de progrès – comment ils voyaient l’évolution de leur communauté dans le cadre d’une démocratie qui se définit aussi par l’émancipation de la femme. La parabole a déjà produit d’autres référents culturels. Y résisterait-elle ?

Nous partîmes avec la frustration de ces interrogations sans réponse.

Oran n’est pas langue morte (16)

Oran, qui s’était connue plus heureuse, vit comme elle peut avec le sentiment d’être en état de siège. Les petits groupes islamistes qui ravagent régulièrement la région et les maraudeurs qui rodent autour de la ville, ne permettent plus aux familles de sortir se promener ou pique-niquer comme elles le faisaient avant. La corniche qui passe par Mers el Kébir jusqu’à Ain el Turk est sécurisée parceque militarisée. Mais c’est un chemin balisé. Pas un chemin buissonnier.

Mais Oran a gardé de sa légèreté. Plus qu’ailleurs, me semble-t-il, la présence des femmes, dans les rues noires de monde de ces nuits de Ramdan, est visible. Au bord de la mer, dans un petit café, la chanteuse d’un groupe de Madahat (17) enchaîne d’une voix au timbre profond de vieux airs de Raï. Rainette, Rimitti, la Zahouania : toute une culture dont les femmes sont les chantres et les héroïnes. Et Cheb Hasni le martyr. Le Raï qui, parcequ’il bouscule les tabous, chante l’amour et dit les vraies choses de la vie est perçu comme un chant de résistance. La municipalité RND (18) conservatrice ne s’y trompe pas qui voudrait bien que le festival annuel de Raï aille se produire sous d’autres cieux, parcequ’il donne une « mauvaise image » à sa cité (!). Pourquoi pas à Orange, nous demande-t-on ?

Le soleil irise le parvis de la cathédrale. Des couples et de petits groupes, assis sur ses marches, discutent, le dernier numéro du « Quotidien d’Oran » à la main. À l’intérieur une foule silencieuse, jusqu’aux pieds du chœur dont la croix à disparue. Nous sommes au sein de la bibliothèque municipale : notre lieu de rendez-vous avec l’association du « Petit lecteur d’Oran » qui y est hébergée. Sentiment d’étrangeté devant une telle métamorphose pour qui a gardé en mémoire son passage dans des lieux de culte…

La sacristie est occupée par la bibliothèque pour enfants. Elle n’est plus un lieu religieux, mais en est-elle pour autant devenu celui d’une éducation critique ?. Les rayons vert-de-gris et marron glorifiant les exploits de l‘Émir, les vertus du Djihad, où abondent cavaliers barbus au cimetère brandi et au cheval cabré en font douter. L’exception : un coin de rayonnage où l’on s’adonne au plaisir de la lecture, aux papiers frais et aux couleurs : celui du Petit lecteur d’Oran. Plaisir ! Lecture plaisir. Avec du théâtre, de la musique, des contes, des ateliers d’écriture. Une oasis.

Villes refuges

Il est très tôt. Le vent qui vient du large est glacé. Aucun café n’est ouvert. Il faut attendre l’ouverture d’Air Algérie. Sous les arcades des couples avec enfant, des hommes seuls, ou des femmes, dorment à même le sol, recroquevillés sous des couvertures de fortune. On ne voyait pas cette misère, auparavant, en Algérie. Les gourbis et les pauvres hères faisaient partie des souvenirs de l’époque coloniale.

Ce sont des chômeurs sans allocation chômage, bien sûr. Des salariés sans salaire, peut-être. Des femmes répudiées dont le mari, conformément à la loi, s’attribue l’appartement, certainement. Mais aussi des gens terrorisés, qui fuient leurs douars, qui viennent de Relizane et des hameaux voisins, espérant trouver protection dans la ville. Les queues, devant les locaux du Croissant Rouge, sont les plus longues qu’on ait connu depuis des années.

À Béjaïa, nous nous trouvions, à la nuit tombée dans le quartier de Sidi M’hamed et nous nous étonnions d’une certaine qualité de l’urbanisme, rarissime dans un pays où tout pousse n’importe comment et n’importe où. « C’est nouveau, me répondit-on : les gens qui vivent dans ces immeubles viennent d’ailleurs, pour se protéger. Tu comprends, Béjaïa est une ville calme. C’est une ville vigilante ».

Ailleurs, même chose. À Ouargla les prix des loyers ont été multipliés par trois car des commerçants riches, abandonnant Blida ou Aïn Defla, ont fait quelque sept cent kilomètres pour s’installer, à n’importe quel prix, aux portes du sud.

Tout témoigne de l’existence de véritables migrations de la peur.

Comment leur dire

Nous voici revenus en France… Comment dire à nos amis d’ici qu’un peu de la chaleur de notre cœur s’est essaimée, là-bas, au fil des routes, des haltes et des visages. Comment leur dire, à eux qui n’entendent parler que de sauvagerie, que l’Algérie blessée et douloureuse est aussi une Algérie amicale, chaleureuse, accueillante, passionnante. Qu’elle se bat. Qu’elle s’invente dans un siècle où le temps s’est accéléré. Qu’elle ne mérite pas les balivernes réductrices qu’on lit, parfois, sur elle.

Et que nous attendons le printemps avec impatience pour retourner vers elle.

Georges Rivière

Janvier 1999

1 Hidjab : voile importé de l’Orient, qui n’a rien à voir avec le fichu ou le « Haïck » traditionnel.

Il est la manifestation ostentatoire d’une adhésion à l’intégrisme ismamiste.

2 Trabendiste : commerçant clandestin qui s‘est spécialisé dans les produits d’importation.

3 Rechta : pâte à base de semoule coupée très finement, comme des vermicelles.

4 Le gone du chaâba : ou « L’enfant du bidonville », d’après deux mots du vocabulaire populaire lyonnais et algérien ;

film très populaire issu du roman de Azouz Begag (Éditions du Seuil).

5 Hogra : mépris, arrogance.

6 Djazairouna : « Notre Algérie », association des familles victimes du terrorisme de la Mitidja. Elle mène actuellement une lutte pour que ne soient pas mis sur un même niveau de reconnaissance les familles victimes des islamistes et celles des islamistes.

7 RCD : Rassemblement pour la Culture et la Démocratie, parti laïc, démocratique et libéral du docteur Saïd Saadi, qui prône la rupture radicale avec les islamistes. Son « frère ennemi » est le Front des Forces Socialistes (FFS) de Aït Ahmed, qui se réclame de la social démocratie, et s’est prononcé en faveur d’un dialogue de réconciliation les islamistes du FIS, symbolisé par les fameux « accords de Rome ».

8 FIS : Front Islamiste du Salut, parti intégriste dissous.

9 Chaâbi : musique et chanson populaire algéroise (« Chaâb » veut dire « le peuple ») dont les figures les plus connues sont El Hadj Mohammed El Anka, Guerouabi, Dahrmane el Harrachi.

10 Chemâa : la bougie

11 Yemma Gouraya : « mère Gouraya », montagne qui surplombe Béjaïa et dont on dit qu’elle fait penser au corps d’une femme allongée. C’est un leu de promenade… et d’isolement.

12 Depuis des années les revendications qui s’expriment avec constance sont : la séparation du politique et du religieux (suppression de l’article 2 de la Constitution), l’abrogation du Code de la famille ou « Code de l'infamie », la refonte du système éducatif et la reconnaissance de la langue berbère (Tamazight) comme langue nationale.

13 M’Zab : région située à 600 km au sud d’Alger. La vallée du M’Zab englobe 5 villes : El Atteuf, Bounoura, Beni-Izguen, Melika et Ghardaïa.

14 Les populations berbères (Imazighen) ont une langue ancestrale, très différente de l’arabe, et couramment pratiquée qui s’appelle Tamazight. Elle se module en fonction des régions de Kabylie, des Aurès, du M’Zab et du désert Touareg. Il en est de même au Maroc avec les Rifains, les Soussi, les Chleuhs ou les populations de la vallée du Draa. Les îles Canaries, des micro-régions de Tunisie et de Libye comptent aussi parmi les régions berbères. Elle a une écriture spécifique, essentiellement conservée par les touareg : le Tifinagh.

15 roumi : terme utilisé pour nommer indifféremment les européens — « les romains ».

16 Oran n’est pas langue morte : « Oran langue morte », titre de l’ouvrage de Assia Djebar aux Éditions Actes Sud.

17 Madahat : groupes de chanteuses animant traditionnellement les mariages.

18 RND : Rassemblement National pour la Démocratie, surnommé aussi « parti de l‘administration » ou « Rassemblement pour la Nouvelle Dictature » : issu de F.L.N., l’ancien parti unique, il a été créé sur pièce pour permettre au président de la République Yamine Zéroual d’avoir une majorité à l‘Assemblée Populaire Nationale.