Phantasia (1) de Abdelwahab Meddeb :
par Rabahi Mohamed Mabrouk
Il y a deux siècles , en plein essor de la Modernité, Emmanuel Kant(1724-1804) posait la question suivante : Qui sommes-nous en ce moment bien précis de l’histoire ? Tout près de nous, à la fin du XX siècle, Michel Foucault(1926-1984) avait repris cette même question en pleine crise, sinon la fin de cette Modernité .Ce qui est frappant et même aisé pendant ce parcours fluctuant c’est la constance des conditions du questionnement ou de l’émergence de la question. C’est la constance du LIEU à partir duquel on advient à la pensée, ce lieu qu’est la modernité dans tous ses états et versions.
Comment advenir à cette modernité est l’une des questions les plus cruciales pour nous : les lointains , les marginaux de cette modernité. Ainsi pour A.Meddeb pour qui :
« Fonder un lieu dans la modernité continue à être pour moi un souci majeur. Quand on est d’origine arabe et islamique , ce n’est pas aussi simple » (2).
Trouver un ancrage dans cette modernité nécessite un travail de deconstruction , de généalogie allant des questions ontologiques de Qui nous sommes, de ce que nous devenons jusqu’aux questions esthétiques concernant l’accomplissement et la création dans les codes offerts par cette modernité.
A première vue et d’emblée notre rapport à cette modernité qui « s’impose comme une, homogène ; irradiant mondialement à partir de l’Occident » (3),se présente et se caractérise par la condition d’Orphelinat radical où la perte des repères et les rapports confus à l’espace et au temps sont les données intrinsèquement constitutives et immédiates.
Orphelins ! qu’est ce qui nous reste quand on a tout oublié ou perdu ?
Selon A.Meddeb :
« La vocation d’un tel orphelin est de mettre en crise les identités constituées et les appartenances aux frontières figées ou mues par des prétentions et une hégémonie parfois funeste » (4).
Cette vocation consiste justement en l’installation dans l’une des béances de la modernité en crise en épousant son mouvement et son incertitude à l’ère de l’effondrement et l’érosion de tous ses fondements. Une crise qui profite à tous les refoulés et les maudits de cette modernité qui a produit tant d’horreurs et d’exclusions, ayant glorifié une Raison trop instrumentale , un Universalisme assez Occidental et une Technique quasi aliénante. Cette brèche ouverte est l’occasion de réviser son rapport à sa culture, à sa langue et à sa mémoire : « Orphelin d’histoire, le décolonisé retrouvait dans sa culture la consolation d’une mère » (5).
A.Meddeb mise sur une réactivation des traces , une réhabilitation de l’archaïque et une confrontation des traditions pour advenir à leur modernité -donc à leur crise- dans une démarche syncrétique de l’entre-deux , qui débusque chacun de son identité fixe et close.
C’est une esthétique métisse et baroque qui s’élabore à partir de ce LIEU qui permet toutes les audaces où « tout élément cherche à déborder ses limites pour tendre vers un autre et le rejoindre, dans une constante dynamique de décentrement , de débordement et de transformation » (6) .C’est par l’ouverture aux diverses expériences que se réalise la circulation et le transport de l’individu pour l’élever à son accomplissement dans le code de la modernité à laquelle appelle A.Meddeb.
Dans Talismano , il s’agissait de la dénonciation du pouvoir theologico-politique à l’œuvre dans les sociétés Maghrébines , dénonciation au nom de leurs forces vitales et archaïques , il s’agissait aussi de « designer le lieu du mysticisme populaire et de la force qu’a l’islam de s’accommoder avec les pratiques et les rémanences paganiques, il s’agit aussi de mettre en scène l’énergie de la révolution impossible » (7). La mise en fiction des notions d’errance et d’hétérogénéité dans Talismano fait de ce roman dans l’itinéraire littéraire de A.Meddeb un roman d’initiation et d’apprentissage, et inscrit son expérience de l’écriture dans le sillage de la littérature de la quête voire romantique.
Phantasia dont il s’agit ici serait selon l’auteur une :«œuvre de passage .Elle interroge la généalogie islamique. Elle est brûlée par l’urgence de la modernité, par la sortie de l’être idéologique pour advenir à l’être esthétique,celui-là même dont on constate l’absence et la carence dans les ensembles islamiques» (8).
Phantasia servirait de creuset pour la constitution d’ une généalogie qui est DOUBLE en tant qu ‘elle est l’entre-deux de deux pôles -l’Orient et l’Occident- qui ont façonne cet être dans l’espace césurale de la modernité.
A la quête de la trace et dans le culte du beau , cet être est à la collecte des palimpsestes :
« Je cherche la beauté et les signes qui enrichissent, où qu’ils se trouvent » (9)
L’accès à l’être esthétique à travers la destitution de celui de l’idéologie fait de Phantasia ,dans le but de poser l’accomplissement et l’advenue du sujet en dehors des carcans idéologico-identitaires , une invitation pour stimuler l’imagination créatrice et l’ activité interprétative des différentes traditions dans une démarche foncièrement moderne et sécularisante.
Si Phantasia est brûlée par l’urgence de la modernité :Quelles pistes nous dégage-t-elle pour fonder ce LIEU dans la modernité ? Quels oublis réparent–elle au sein de la mémoire en tant que telle, au sein de la mémoire locale et intra-islamique et finalement au sein de la mémoire universelle, méditerranéenne ? Quelles transgressions ose-t-elle franchir pour qu’advient le sujet en dehors des lois qui l’ont forclos ?Sur quel substrat organise-t-elle la relève, la résistance ? Sur quelle faille fait-elle son entrée en tant qu’écriture et création ?Quel travail, quelle rupture opère-t-elle sur la tradition ?et quel usage en fait–elle de son corpus ?Comment configure-t-elle au sein de la littérature à l’ère de la clôture et des nihilismes ?
Bref, comment aborder Phantasia en tant que roman-mémoire , roman-corps et roman–texte remplissant respectivement les fonctions polémiques, subversives et critiques inhérentes ?
Fonctions nécessaires pour un projet de (dé)fondation tel le projet Meddebien sous la condition suivante :
« Si l’on a pas les moyens d’apprivoiser sa tradition, vaut mieux réclamer une rupture décisive » (Phantasia ,p131).
Telles sont les questions directrices de cette contribution.
MEMOIRE(S) ET OUBLI(S)
« Ce qui s’oppose à la mémoire n’est pas l’oubli , mais l’oubli de l’oubli, qui nous dissout au dehors , et qui constitue la mort »
Participer à la modernité là où elle se décide ne peut s’accomplir sans un travail de mémoire, un travail de désenfouissement de ce qui a été refoulé voire forclos.
Reprendre son passé sous forme de trace épouse le mouvement de la pensée contemporaine pour lequel : «Penser c’est faire mémoire, reprendre-accepter-distordre. Ou encore, c’est exercer à l’égard de la pensée du passé la pietàs en tant que dévotion et respect que l’on adresse à la vie-mort, au vivant en tant que producteur de monuments » (10)
L’orphelin –que nous sommes—n’a de pensée que mémoire , pour qui le passé est une suite de monuments ayant délivré la vérité d’une époque sous forme de mémoire. Amateur des tombes et des cimetières ;des Tombeaux , il est à l’écoute des messages et des appels émis par ces monuments. Rayons fossiles à passer au spectrographe en vue d’en délivrer le balbutiement de vie à l’état de trace :
« La mémoire est une stèle flexible dont l’extension s’arrête avec la fin de l’être. Malgré l’étendue du support, l’oubli guette » (Phantasia , p13)
.
L’envahissement du passé est différé par l’oubli ,condition de la remémoration en vue d’un avenir. Nonobstant, l’orphelin lutte contre l’excès de l’oubli , contre les fossoyeurs de la Différence au nom de l’Identité, contre les fossoyeurs locaux de notre Soufisme et contre les fossoyeurs Occidentaux de l’Autre au sein du Même.
A travers l’acte d’instauration de ces trois mémoires, Phantasia peut être considérée comme un emblème et représente si j’ose dire une « mémoire militante ».
Il ne peut y avoir de mémoire si l’être n’est pensé en tant que différence voire double d’où le fondement ontologique de la mémoire qui est : « cette pensée qui toujours pense son objet comme différé, comme constitutivement non présent » (11).
Le dédoublement du narrateur de Phantasia en son personnage est l’illustration d’un mouvement de différenciation , de sortie du principe d’Identité A=A. Avec une mise en abîme , le narrateur nous lance cette précision : « Pourquoi mon personnage ,qui, vous le savez , est mon double, ne rencontre-t-il pas Aya en ce point de la fiction ? » (Phantasia ,p167).
Cette doublure est constitutive du mouvement d’auto-affection qui constitue le vrai rapport à soi, qui est la mémoire elle-même comme l’espace est l’affection par quelque chose d’autre.
Se remémorer c’est s’absenter à soi-même, c’est redoubler le présent d’un passé qu’il lui est coextensif : « La mémoire est une stèle flexible dont l’extension s’arrête avec la fin de l’être » (Phantasia,p13).Les passages sur la figure insistante du double au chap 4 ne sont-ils pas des rappels sur la différenciation constitutive de toute identité ? Doublures inévitables provenant du dehors, rendant impossible la présence à soi comme dans l’acte de remémoration.
« Sur l’Escalator , Je reconnais Mon double qui déborde de lumière…Mon double est un homme des tropiques…Si je représente l’expérience, il incarne la théorie…Mon double réfute l’enseignement de la lune ,planète qui règne sur le premier ciel. Sa croyance l’incite à fixer les choses et les êtres dans le contour d’une identité » (Phantasia , p79 ,p80, p82).
Si «les langues puisent dans une mémoire qui les dépassent » (Phantasia ,p57), la mémoire veille à ce que cette différenciation ne coagule pas .Comme la ruine ou la trace, le souvenir exhibe une double identité,une fidélité floue :on se souvient aujourd’hui de ce qui s’est passé hier.
Jacques Madelain disait : « Pour Meddeb, l’écriture, particulièrement celle de la différence archaïque, est toujours en rupture, en porte-à-faux, déroutante au sens premier de ce mot » (12). La différence à soi-même ou le dédoublement font que l’existence ne coïncide jamais avec elle-même, elle est toujours différée. L’histoire ne nous dit jamais qui nous sommes, la mémoire et l’oubli constituent une sorte de nœud, un nœud le long d’une corde sur laquelle on est poussé extatiquement. Il y a mémoire parce qu’il n’ y a jamais eu d’ Identité à soi-même comme telle. Combien dédoublés sommes-nous, et nous coïncidons jamais avec nous-mêmes sauf en mourant , là le voile de l’oubli disparaît et la fin rejoint ou touche le début.
Phantasia plus que Talismano est un roman écrit sous le patronage d’Ibn’Arabi. Un nom qui jalonne et ponctue chaque chapitre de ce roman ,il est cite douze fois, vient ensuite Hallaj et Bistami deux fois ,Rabi’a et Suhrawardi une seul fois. L’auteur –narrateur s’identifie-t-il parfois au Grand Maître :
« Dans un monde qui change je me découvre ancien. Pourquoi retournerais-je en arrière et irais-je me promener dans les venelles de Murcia en la fin du siècle douze ? »(Phantasia ,p31).
Allusion faite à la ville natale d’Ibn’Arabi et à son siècle.
A.Meddeb a pris le parti pris en misant sur la fécondité de cet héritage, d’ailleurs les publications ultérieures à Phantasia en témoignent. Cet héritage a connu le répression et la censure par les instances theologico-politiques, son histoire est jalonnée de persécutions et de martyrs ,Hallaj exécuté en 922 en est l’emblème.
Les histoires officielles de la civilisation islamique relèguent le Soufisme aux oubliettes, symbole de la subversion de l’ordre théologique et des credos conformistes. Paradoxalement le Soufisme représente le joyau de cette civilisation, l’espoir perdu pendant les premiers siècles de l’Islam pour l’avènement des coupures requises pour la modernité qui s’est jouée ailleurs.
Paradoxalement encore c’est quelques bons orientalistes qui ont fait connaître cet héritage pour les musulmans eux-mêmes ! N’a-t-on déclaré plusieurs fois que c’est Louis Massignon qui a fait connaître Hallaj pour le monde chrétien et le monde musulman lui-même.
A.Meddeb revendique en Ibn’Arabi son maître spirituel, le nombre de fois qu’il le cite comme référence(p35,p40 ,p55), en jubilant à le lire(p40) , en faisant son éloge(p 69,p127) et en lui dédiant une séquence érotique(p181).
Dans Phantasia la référence Soufie côtoie celle des grands artistes :
« Je lis Kandinsky , Matisse .Je vois des Mondrian , des Malevitch. J’écoute Bram Van Velde .Leurs pensées et images ,qui se fixent dans des formes ou s’y refusent, suscitent des résonances avec mes intuitions de soufi .Le témoignage de l’être advient en peinture »(Phantasia p87-88).
A.Meddeb dans un autre texte résume et signale l’importance épistémologique et heuristique du Soufisme comme suit :
« Bref, nous devons savoir comment être “définitivement moderne” et ceci ne signifie pas la rupture avec l’ancien. Et l’ancien n’est pas le passé. Et en ce qui concerne la culture arabe et islamique, la dynamique de l’ancien réside véritablement dans le soufisme, non pas pour des raisons esthétiques et poétiques qui s’y trouvent à l’origine, mais parce que le sujet s’est réalisé dans le soufisme, et a réalisé sa souveraineté et sa vérité en tant que sujet divisé » (13).
Ce travail de déterrement et de réactivation s’inscrit dans un contexte historique marqué par l’hégémonie du pouvoir theologico-politique anti-mystique incarné par les Fuqaha.
L’édition des textes Soufis est sujet à censure jusqu’à présent au moment où les sociétés musulmanes ont besoin d’autres références qui peuvent les arracher à la torpeur et à la catatonie.Quelles références, non exclusivement Soufies , peuvent familiariser le sujet islamique à la pensée universelle ?
Au sujet d’Ibn’Arabi , A.Meddeb a écrit encore :
« Nous l’excavons comme trace et nous nous en imprégnons pour retrouver renouveau dans notre énergie creatrice. Telle trace constitue notre part archaïque qui nous permet de vivre moderne »(14).
Comment ne peut-on pas être inspiré par un tel penseur-Ibn’Arabi-qui croyait fortement à l’équivalence de toutes les croyances et confessions , qui disait qu’il ne peut y avoir d’initiation spirituelle pour celui qui ignore l’irradiation féminine.
IL est né à Murcie-Occident- et mourut à Damas-Orient- incarnant l’idéale double généalogie. Il a eu une énigmatique rencontre avec Ibn Roshd, il a été initié par des femmes mystiques en Andalousie, il a traversé le Maghreb et il a beaucoup écrit.
A Konya, il a donné son point de vue à un peintre sur un tableau qu’il était en train de peindre. Il a dit bienvenue à l’inspiration pour composer un long poème en la présence de Nidham, une belle fille persane qui se trouvait sur la terre sainte, la Mecque.Ca lui a attiré calomnies et excommunications de la part des théologiens têtus.
Esthétisant son existence de telle façon en ce siècle douze vaut comme exemple-trace pour l’advenue de l’être esthétique dans le devenir sujet de l’être islamique.
Ibn’Arabi, parmi tous les Soufis, incarnait parfaitement la figure contemporaine du philosophe-artiste.
Le troisième oubli qui doit être réparé dans la mémoire universelle, c’est bien à travers la restitution de la trace islamique au sein de la mémoire Occidentale, Européenne. Dans ce sens Phantasia se veut un roman anti-Reconquista ,en rappellant à l’Europe qu’il n’y a jamais eu une Méditerranée d’une seule rive, une rive greco-romaine-catholique. Cette vision repose sur trois amnésies : le passé asiatique , juif et musulman de l’Europe :
« On décida d’éxtirper la graine islamique qui a tant fécondé le sol andalou » (Phantasia ,p120).
Dans Phantasia , le narrateur ouvre une parenthèse historique sur le ravages de la Reconquista ( du milieu du VIII siècle jusqu'à 1492) et l’intolérance qui sévissait :
« L’Europe s’empara de l’espace impérial et n’en laissa pas moindre parcelle à l’islam, lequel, abandonné par l’esprit, se ferma à l’altérité que sa loi reconnaissait » (Phantasia ,p129).
Cette parenthèse historique qu’ouvre le narrateur (chap 6,p115-137), qui se déambule lui-même sur le sol de cette Europe, le mène à méditer sur le sort de cet Islam dans ce face à face avec un Occident en avance.En réparant l’amnésie, en revendiquant l’héritage musulman en Europe, en corrigeant même Hegel sur l’Islam (p60, p66), le narrateur s’interroge sur quelle stratégie adopter :
« Je rêve d’un universel que l’événement bat à la montée de l’agressif particulier.
Je réfléchis sur le destin européen de l’islam au moment où les musulmans humiliés, déçus par la carence de leur cité, desservis par l’absente valeur, se terrent dans la nuit de leur atavisme gardée par les fantômes de la guerre civile et de la terreur » (Phantasia ,p135).
C’est dans un cadre et avec un esprit sécularisants, ayant fait le deuil du mythe de l’origine et de la hiérarchie des civilisations que le narrateur précise :
« Ne demeure pour ta survie que l’islam des traces, celui qui convient à la séparation esthétique, qui contente ta nostalgie » (Phantasia ,p66).
En ne faisant encore aucune illusion sur la valeur politique et idéologique de l’islam à l’heure de le résurgence des fondamentalismes, le narrateur reconnaît :
« les religions agonisent. Et mon origine islamique ne me lâche pas. J’entretiens la trace à travers des rites et une culture dont je soigne la mutation » (Phantasia ,p194).
Une mutation qui s’opère par un travail de sécularisation continu pour l’advenue de l’être esthétique et l’accomplissement de soi selon l’exemple de l’art, c’est –à- dire la vie comme une œuvre d’art en esthétisant l’existence. Dans ce sens la Zitouna revisitée de retour au sol natal -Tunis- est moins un haut lieu islamique et religieux qu’un site patrimonial, un espace artistique qui appartient à l’imaginaire et à la mythologie individuelle de l’auteur-narrateur dont il constitue l’un des épisodes majeurs de son enfance.
Apres avoir décrit l’expulsion des juifs d’Espagne, et devant la synagogue du Trànsito à Tolède dont le plafond est décoré à la calligraphie arabe , le narrateur déclare :
« Refusant de me soumettre au diktat de mon époque, nageant à contre-courant, je célèbre ce vestige comme l’emblème du conviviat arabo-juif » (Phantasia , p126).
Réparer les oublis c’est assumer le passé pour aller de l’avant et dépasser les traumatismes. La différence à soi , qui est le fondement ontologique de la mémoire, accompagne et sous-tend toute la pensée. L’oubli est constitutif de la mémoire et prévient contre l’engluement dans le passé, et fina- lement : « L’oubli comme impossibilité de retour, et la mémoire comme nécessité du recommencement » (15).
TRANSGRESSION(S) ET LOI(S)
« De l’érotisme, il est possible de dire qu’il est l’approbation de la vie jusque dans la mort »
Phantasia nous livre le(s) corps dans tous ses états limites à travers la déambulation d’un corps qui s’écrit, qui organise l’espace et la relation à l’autre selon une topologie qu’élabore un corps acéphale, dionysiaque :
« Sais-tu t’adapter au feu de la nuit et courtiser les insomniaques qui aiguisent leurs sens dans la présence de l’imagination, absence à soi, ivresse qui enchante l’ego et l’annule ? Euphorique, tu disparais à toi-même , acéphale » (Phantasia ,p22).
Ce corps érotique, sans raison perce le voile de la culture et de son langage collés sur lui comme une inscription première. Il tente de regagner le degré zéro de la culture dans un mouvement d’immanence à soi d’où est abolie toute intentionnalité si ce n’est un désir brut, irrationnel et pervers. Il choisit le site de la transgression, qui selon Georges Balandier :
« va au limites afin de passer outre, elle s’effectue par rupture, par profanation et par infraction. Elle efface les frontières du sacré (avec l’acte sacrilège), elle casse les prohibitions sexuelles et elle ravage les mœurs ».(17).
Phantasia est un roman scandé par plusieurs scènes érotiques allant de la simple rencontre du narrateur, de son double avec AYA- le personnage féminin du roman- jusqu’à une séquence érotique décrite en plus de dix pages(chap 8, p172-185).
N’empêche aussi le narrateur de décrire l’accouplement animal, de comparer chevaux et tortues dans leurs ébats amoureux respectifs(fin du chap 4 ,p93-94).
La rencontre amoureuse révèle la pluralité des corps et leurs partis sensuelles. Sa description emprunte à l’écriture du roman la même sensualité, Rolland Barthes disait de la signifiance qu’elle est le sens « en tant qu’il est produit sensuellement ». (18).
Le corps est habité par ce qui le dépasse :
« Je ne réprime pas l’instinct qui me pousse à dévorer les fruits de la terre : l’excès épuise le corps jusqu’à l’annihilation »(Phantasia ,p36).
Le désir sexuel est le nœud à partir duquel l’espace du roman, le mouvement du personnage et celui d’AYA sont organisés de sorte que l’aimée AYA est guettée là même où elle n’est pas supposée être pour un éventuel ébat amoureux.
Le narrateur est le metteur en scène comme un pornographe de la rencontre amoureuse de son personnage avec AYA, en y ajustant le décor et l’atmosphère, en y associant vin et ivresse :qu’en est-t-il du désir ,de l’érotisme sans orgie ?
« Installant mes personnages dans le même faste, je les découvre dans une semblable posture, Aya, à moitié nue, assise sur le lit, lui, encore en tenue de ville et debout, dégustant le bon vin qui, bien que sec, a du moelleux, qui, se laissant boire, vit dans le corps, et, peu à peu, prend corps dans le corps, rendant intérieure l’œuvre d’Eros . » (Phantasia ,p172).
La longue séquence érotique qui commence ainsi est intercalée par un poème d’Abu Nuwas sur le vin, traduit par les soins du narrateur, servant en quelque sorte d’aphrodisiaque. Cette séquence érotique est dédiée à Ibn’Arabi qui inspire et jalonne le roman.
Georges Bataille disait de l’érotisme qu’il «est l’approbation de la vie jusque dans la mort » (19), la séquence érotique la plus noire faisant écho à cette définition fut celle de la rencontre -rêvée- du narrateur avec la dame à la peau blanche dans une maison en deuil :
« Je reconnais la dame à la peau blanche qui m’initia aux jeux de l ‘amour. Nous cacherions-nous dans les cuisines qui ,désertées par les humains en deuil ,demeurent habitées par les dieux ?…la dame se couche sur un banc étroit…. Avec mes mains électriques, je lui remodèle le corps …le linceul a le blanc du vertige. Les femmes pleurent… » (Phantasia ,p 76-77).
L’ambiance mortuaire de la maison en deuil emprunte à cette rencontre fortuite, qui débouche sur le désir et l’envie, une allure transgressive qui élève et excite le désir à son apogée :
« Les gémissements de la dame, rapide à jouir, couvrent les pleurs discrets des femmes… »
(Phantasia ,p 77).
Essentiellement, l’érotisme est le domaine de la violation, Najeh Jegham disait des rencontres amoureuses avec AYA dans Phantasia :
« Le mythe religieux semble transgressé : chassés du jardin paradisiaque, l’homme et la femme entreprennent, dans Phantasia, un retour à l’“espace prohibé” (p18) afin de réaliser leur union originelle. La transgression de la loi religieuse se double d’une transgression de la loi sociale qui interdit l’accès nocturne à un “jardin public ” (p18) » (20).
Il faut ajouter une autre transgression, celle de la loi qui veille à la continuité de l’être, qui interdit de se cacher dans «les cuisines qui, désertées par les humains en deuil » (Phantasia,p76) et faire l’amour avec la dame derrière les murs qui abritent un cadavre. Dans cette scène rêvée, les domestiques surprennent notre narrateur-personnage et la dame, y ajoutent dans ce cas là une quatrième transgression en allumant le feu dans cette maison de mort. Suite à cette dernière le narrateur se réveille et «cette fantaisie s’évapore » (Phantasia,p77)
L’espace de la fiction est décrit et organisé selon une topologie qu’élabore un corps comme ultime réalité entre un dehors et un dedans en continuité, sans passer par la représentation et la raison :
«La béance sera l’endroit du corps qui engloutira ton œil sans retour. Tu fixeras différemment le monde. Tu n’érigeras pas, tu erreras »(Phantasia, p 22)
Le corps dont la raison est neutralisée est le lieu de la tension, de l’ambivalence d’où :
« Il y a des moments où le corps rayonne comme un temple. Il y en a d’autres où il est la caverne des douleurs » (Phantasia, p 19)
Le corps est le siège des tensions qui déchirent le sujet, le morcellent, et l’expression première en est le cri comme trace brut d’un désir irreprésentable, innommable, irréductible en premier lieu à toute saisie signifiante :
« Les corps en leur fluide accord défient la pesanteur. Ils sortent des limites de la chair. Et le cri déchire l’air. Ils convolent comme le feu qui arde le feu et l’air qui expand l’air » (Phantasia, p 94)
Les facultés cognitives et intelligibles s’éclipsent au profit des états limites du corps bouillonnant et brûlant de l’intérieur comme une fournaise . La connaissance est du coté de l’excès, de la perte, de la douleur, de la dépense et finalement l’accomplissement exige que:
« l’art ne représente pas le sentiment ou l’idée selon les principes de la raison et de la mesure, mais dans l’excès, cri et douleur, captés au-delà de la folie, où l’on meurt avant de mourir, d’où l’on revient accablé par les millénaires, la voix transformé, étrangement calme, marquée par la fin de la contrainte organique » (Phantasia, p 152)
A partir du moment que la vraie expérience intérieure du sacré n’a rien à avoir avec la théologie surtout dans un monde déserté par les dieux, il ne reste à la subjectivité que l’excès et la perte, en se transgressant elle-même dans l’expérience érotique.
En abandonnant ses personnages pour des ébats amoureux réitèrés, le narrateur les décrits :
« La veille et la dépense les a rendus transparents. Ils sont aériens. L’ubiquité les auréole. Et rien ne les atteint » (Phantasia, p 185)
Il s’agit bien d’une expérience quasi-mystique, spirituelle où effroi, douleur et jouissance s’alternent et se mêlent dans une subjectivité purifiée, défaite de ses limites, hors de soi et extatique. Faudrait-il rappeler la scène rêvée avec la dame à la peau blanche où la mort et le sexe se côtoient, étant biensur les deux territoires du sacré :
« Je reconnais la dame à la peau blanche qui m’initia aux jeux de l ‘amour. Nous cacherions-nous dans les cuisines qui, désertées par les humains en deuil ,demeurent habitées par les dieux ?… la dame se couche sur un banc étroit…. Avec mes mains électriques, je lui remodèle le corps …Le cadavre est lavé à grandes eaux …Le linceul a le blanc du vertige. Les femmes pleurent…. Les gémissements de la dame, rapide à jouir, couvrent les pleurs discrets des femmes…Ils (les domestiques) ne relèvent pas notre nudité et la sueur qui enduit nos corps. Ils transgressent l’interdit en allumant le feu dans la maison d’un mort » (Phantasia, p 76-77)
D’ailleurs les rites funéraires et l’apparition du vêtement montrent que les vieux interdits s’originent dans la mort(le corps mort) et la sexualité(le corps nu). La sexualité célèbre la continuité de l’être en acte. Continuité de l’être que vient interrompre la mort d’où la révélation du sacré pour rabattre et ramener cette disparition et cette discontinuité insupportables et irrepresentables à la vie, à son horizon, à son immanence.
Si la finitude se coagule en tant que mémoire, la hantise des tombes ne peut calmer le bouillonnement d’Eros. Le corps sans raison, acéphale impose son rythme, son anarchie. Il en détruit les formes, il transgresse, il rappelle à la vie qui ne peut être que joyeuse et affirmative. La femme en est-elle le modèle à l’état brut et archaïque ? Le prophète Mohamed disait : « Les femmes : déficientes de Raison et de Religion ». Tant mieux ! Il y a de quoi en faire une affirmation.
« Agité par un appétit obscur, dans la répétition insatiable me prêterais-je à quelque forme féminine, rien que pour démentir ou accréditer l’adage répandu entre les langues, fondant la créance que leurs raisons est dans leurs vagins » (Phantasia, p 184-185)
Le corps érotique, ivre et dionysiaque élabore sa symbolique, ses rituels : c’est le sacré d’avant sa perversion religieuse. Si pour Bataille le sommet de l’être ne se révèle en son entier que dans le mouvement de la transgression faut-il appliquer à Meddeb cette remarque d’Habermas à propos de Bataille :
« Sans doute la profanation du sacré est-elle le modèle de la transgression, mais Bataille ne se fait pas d’illusion : il en reste plus rien à profaner dans la modernité et la tache de la philosophie ne saurait être de fournir un ersatz, procédant d’une quelconque mystique de l’être » (21)
La scène érotique avec la dame n’est-elle qu’une scène rêvée par le narrateur, un rêve dans lequel il est accompagné par un djinn. Un rêve qui alterne avec la vision, entre le sommeil et la veille :
« Je m’étends habillé, je ferme les yeux. Pendant que je courtise le sommeil…Je convoite ceux qui dorment comme des enfants. Quelle faute a chassé de mes yeux le sommeil ? ».(Phantasia, p 73)
« Vous ajouterai-je qu’écriture s’implique multiple, étapes et étages, errance et séjour, départ et retour ? »
Abdelwahab Meddeb ,Talismano,p215
Fonder un lieu dans la modernité, veiller à l’advenue de l’être esthétique en pleine crise et fracture de cette modernité suppose nager à contre-courant des discours de la clôture et de l’achèvement. L’écriture consacre non seulement l’ésseulement et l’étrangeté radicale de la subjectivité qui se meut dans l’espace de cette modernité en crise :
« Tu te dis : non, je ne suis pas d’ici , je viens d’ailleurs .J’ai déjà vécu en ce
monde »(phantasia, p 15)
ou
«Dans un monde qui change je me découvre ancien . »(Phantasia, p 31)
mais plus encore le retour au sol natal-Tunis- confirme l’étrangeté à soi-même et au siens :
« Je ne reconnais plus mes semblables…J’assimile à des fantômes les proches qui sont venus m’accueillir » (Phantasia, p 208)
Les notions d’errance et de voyage sont mises en fiction dans Talismano à travers la descente dans les différentes strates qui constituent le soi dans sa version ethnologique, c’est-à-dire une archéologie des sociétés Maghrébines dans ce qu’elles véhiculent d’hétérogène et d’irréductible. Le voyage continue d’être la métaphore de l’écriture meddebienne en tant que la quête de soi en errant, en confrontant l’Autre creuse l’intériorité indéfiniment dans un mouvement de décentrement et produit une écriture de dissémination.
Le narrateur de Phantasia continue sa quête sur une terre d’exil -Paris-, exil transformé en sainteté, sainteté dont le signe d’élection est sûrement l’ECRITURE :
« l’exil instaure la sainteté au regard d’une situation sans racine, sans avenir »(Phantasia, p 53)
L’exil et l’étrangeté sont dans ce cas les conditions ontologiques de l’avènement de la scène de l’écriture. L’étrangeté radicale creuse la distance avec le monde et avec soi, cette distance et cette faille président à l’acte d’écrire :
Cette étrangeté fait que le ‘soi’ soit une partie du dehors d’où le dédoublement(Phantasia, chap 4)ou la mort à soi :
« Le voisinage de la mort s’inscrute dans mon corps ». (Phantasia, p 143)
N’est-il pas déclaré dans Talismano qu’ «Ecrire ce n’est ni vomir, ni plaisir, ni parturition : c’est mourir à soi-même » (22) ?
L’expérience de l’exil et de l’étrangeté en tant que dimensions de l’être disant sa condition dans ce monde s’accompagnent du retrait et de la disparition contre toute réaffirmation d’une identité substantielle, pour le primat du multiple et de la dispersion en insistant sur la figure du double et de la métamorphose. Le ‘Je’ se retire, se décentre et prend des formes multiples et diverses sous le règne de Protee.Najeh Jegham précise dans une note :
« En effet, aucun personnage de Phantasia n’est cerné dans les limites d’un nom ; entre “ je ’’, “ tu’’, “il’’, “vous” se distribuent les personnages souvent dans l’indifférenciation. Mais, seule Aya porte un nom, O ! Combien révélateur !» (23)
AYA incarne-t-elle l’Altérité absolue, orientant le personnage divisé, multiple en vue de son accomplissement ; altérité indispensable en tant que femme-createur ?
Si Meddeb revendique en Ibn’Arabi son père spirituel, AYA ne serait-elle pas l’écho scriptural de Nidham, cette belle fille persane qui inspira à la Mecque le Grand Maître ? .
La lecture de Phantasia est inéluctablement perturbée par l’enchâssement ,dans le texte français du roman ,de plusieurs citations de différentes langues : l’italien, l’allemand, l’anglais, l’hiéroglyphe, les idéogrammes chinois et japonais, l’arabe, l’hébreu et l’hindou (24) Ayant la conviction que « ce n’est pas la race qui discrimine mais la langue »(Phantasia, p 43) , Phantasia se veut un creuset, un lieu de brassage et de métissage esthétique et linguistique rejoignant le métissage racial, elle incarne une écriture voulant traduire les réalités d’une identité contemporaine multiple, polymorphe et probablement métisse.
Tout en regrettant le babelisme, celui dont la version idéologique a préside aux guerres et aux divisions :
«Le mythe de Babel raconte comment les langues se sont multipliées pour diviser l’homme, le soulever contre lui-même. La séparation des langues instaure la guerre». (Phantasia, p 82)
Phantasia, de par son esthétique, veille à récupérer les éléments négligés par l’histoire et fait côtoyer langues antiques et modernes.
L’illisibilité des différentes graphies hiéroglyphiques ou autres instaure une lecture frustrante comme cette surprenante fin du roman par une phrase en italien non traduite :
« je dirai, à l’évocation de l’entrée au pays par la porte paganique, comme pour rallier les dieux : e già iernotte fu la luna tonda ».(Phantasia, p 214)
Cette illisibilité nous invite à traverser les langues et les saisir dans leur traductibilité qui est à la base de tout comprendre, perpétuant la circulation du sens par delà leurs différences.
Comme Talismano , le titre du roman ‘Phantasia ’ charrie plusieurs langues : le grec, le latin, l’allemand et l’italien. Un titre qui convoque l’imagination entre les différents signifiants de ces langues, et qui signifie cette imagination même et son œuvre.
Du genre
Phantasia est un roman. Roman métis par le mélange des genres et leur alternance. C’est un roman par le début de la fiction dans l’avion ensuite par la succession des péripéties lors de la marche à Paris et à Tunis, s’y ajoute la fiction amoureuse avec Aya, le personnage féminin du roman.
C’est un essai par l’analyse et l’examen objectif d’une situation historique, comme discours sur les civilisations, les religions et les arts et finalement une méditation sur l’Europe, sa technique et son destin (chap 3,5,6,7…)
C’est de la poésie non de par le style seulement mais au moins par la traduction des poèmes d’Abu Nuwas (p46,p172).
L’honneur revient au roman qui est le genre qui permet tous les genres en tant qu’il est :
« le genre le plus libre, le plus souple, c’est lui qui dit bienvenue à toutes les intrusions…Le roman permet de passer en toute liberté de la pensée à la narrativité,de la poésie à la fiction,de la description à l’analyse ». (25)
Le flou qui touche le genre de ce roman est du à l’excès de réflexion qui en fait un essai mais ceci revient aux préoccupations brûlantes de notre narrateur qui est le nœud de discontinuité entre un dehors et un dedans, du moment que le défilé de la pensée et de l’analyse est située dans l’espace mental du narrateur en dernier lieu :
« Votre main sera à la solde de votre œil et de votre mémoire. Vous faites croiser les genres. Pour discriminer dans le magma, vous affinez l’art du montage » (Phantasia, p 164 )
Outre la révélation de la source(la mémoire) et de la technique(le montage), il y a dans Phantasia une volonté de brouiller les frontières, de mêler les genres poursuivant la transgression des classifications et des catégorisations ; une volonté d’en finir avec l’appartenance ne serait-ce que dans le genre du livre.
Selon Maurice Blanchot seul le livre importe «tel qu’il est, loin des genres, en dehors des rubriques, prose, poésie, roman, témoignage, sous lesquelles il refuse de se ranger et auxquelles il dénie le pouvoir de lui fixer sa place et de déterminer sa forme. Un livre n’appartient plus à un genre, tout livre relève de la seule littérature ».(26)
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Que retenir au bout de cette traversée tumultueuse ? Traversée de Phantasia qui reste un texte inépuisable, à multiples facettes et interprétations. Le paradigme pictural dans Phantasia mérite toute une étude à titre d’exemple.
Nous avons vu que le pari de la modernité ne se tient qu’à partir du moment où on décide de déterrer les forces vivantes qui peuvent insuffler un peu d’esprit dans le corps inerte des sociétés Maghrébines ou Arabo-Islamiques. Raviver la différence disséminante, subversive à l’œuvre contre le recroquevillement identitaire fixe et clos , réanimer et réhabiliter l’héritage Soufi capable de contrebalancer tout dogmatisme religieux et toute clôture, étant producteur de subjectivation indispensable pour notre modernité. Enfin trouver un ancrage dans cette Europe qui n’est que l’œuvre du métissage, de la fécondation des différents héritages.
Phantasia est une descente aux différentes strates de la mémoire. Revient ce qui est digne de remémoration sous forme de trace à exhumer en pleine modernité pour une cure de réhabilitation de notre archaïsme. Le rôle de l’écrivain tel Abdelwahab Meddeb serait similaire à celui qu’attribue Christian Ruby (citant Botho Strauss) à l’artiste post-moderne : « Nous sommes ici pour rassembler les restes, nous ne sommes pas les fondateurs. L’artiste, le philosophe post-modernes se convertissent en transporteurs de traditions. C’est une question de traces et non de conservation » (27)
Phantasia se veut en deuxième lieu une mise en scène et en écriture des corps, celui de l’homme et de la femme, corps mouvant dans un espace fait de violence et de spectacularisation. Ces corps sont soustraits et arrachés à la pesanteur de cet espace urbain qui les emprisonnent et les enchaînent. Est donné libre cours au désir se produisant en transgressant les lois religieuses et sociales qui l’ont forclos .Les lois sont faites pour être transgressées. L’érotisme en est l’expérience ultime en pleine modernité.
En dernier lieu Phantasia est la mise en fiction de l’étrangeté et de l’exil à travers un processus d’écriture qui se veut écriture de l’expérience, jetant à la face du monde ce qui se travaille et bouillonne à l’intérieur de celui qui ose écrire. Ecriture risquée d’où les différentes métamorphoses du ‘Je’, de son dédoublement et de sa dispersion.
Le texte de Phantasia est surchargé et encombré par la reproduction d’une ‘‘foultitude’’ de langues transcrites dans leurs graphies d’origine, installant une illisibilité inévitable qui invite non seulement a la traductibilité constituante de toute communication mais encore permute le texte –malgré le lecteur--du paradigme scriptural au pictural. Du genre, notre roman est un mélange des genres, ne brouillant que les repères de lectures fixés par l’édition et la convention. Bref, Phantasia promeut une esthétique métisse et baroque, une esthétique de l’excès, du débordement et de l’entre-deux.
L’entrée dans la modernité est un acte périlleux, modernité esthétique et littéraire qui exige rupture et discipline :
« il convient de s’adapter à la vocation qui vous fait entrer en écriture, laquelle est une discipline qui vous force à l’ascèse. Votre regard sur le monde s’en trouve conditionné ». (Phantasia, p 164)
Phantasia a-t-elle tenu sa promesse d’œuvre de transition et de passage ? Répondre suppose une certaine assurance et cloture. La question reste ouverte tant que l’urgente modernité qui la brûle maintient sa face problématique et reste tiraillée entre un inachèvement(neo-modernité), une fin(post-modernité), un non-lieu(a-modernité) et d’autres versions voire d’autres néologismes.
Fatigué et désenchanté sur la terre de la Modernité-Paris-,déçu et sceptique à voir la soi-disant modernisation de sa terre natale-Tunis-, le narrateur-personnage de Phantasia n’a d’autres échappatoire ou remède que de refaire le parcours de Talismano.
Encore une autre fois , une nouvelle descente à travers Talismano à la strate archaïque, vernaculaire, féminine et hierologique de notre MAGHREB.
NOTES
1-Abdelwahab Meddeb,Phantasia ,ed Sindbad, Paris, 1986
2-Abdelwahab Meddeb , ‘L’urgence de la modernité’ , entretien avec Jelila Hafsia, Parcours Maghrebin/Reperes
n°3 ,1987,Tunis,p 16
3-Jean Baudrillard , ‘Modernité’ , in Encyclopedie Universalis ,Corpus 15 ,Paris,(1969) 1996 , p 552
4-A.Meddeb ; ‘L’interruption genealogique’ , Esprit , Janvier 1995 , Paris ,p 79
5-Hélè Bèji ; L’imposture culturelle , ed Stock , Paris , 1997 , p35
6-Françoise Laplantine&Alexis Nouss ; Le metissage , ed Flammarion , Paris , 1997 , p51
7-A.Meddeb ; Entretien avec L.Barbulesco et Ph.Gardenal , in L’Islam en question ,edGrasset , Paris , 1986 p269
8-A.Meddeb ; ‘L’urgence de la modernité’ , Op.Cit ,p 17
9-A.Meddeb ; Entretien avec L.Barbulesco et Ph.Gardenal , Op ;Cit , p17
10-Gianni Vattimo ; L’éthique de l’interprétation , ed La Decouverte , Paris , 1992, p24
11-Gianni Vattimo ; Les aventures de la difference , ed Minuit , Paris ,1985 , p138
12-Jacques Madelain ; Errance et itineraire.Lecture du roman maghrebin de langue française , ed Sindbad , Paris 1983 , p 163
13-A.Meddeb ; ‘Le poison de l’identité’ , in Mawaqif n°67 1992 traduit et mentionné par Najeh Jegham ; Ecriture de l’indefini , In-defini de l’écriture : Lectures de Phantasia d’Abdelawahab Meddeb ,These de doctorat,Paris VIII , 1993 , p 247 (http://sir.univ-lyon2.fr/limag/ThesesSommaire.htm)
14-A.Meddeb ; ‘Le palimpseste du bilingue : Ibn Arabi et Dante’ , in Du Bilinguisme (collectif) , ed Denoel , Paris , 1985,p 137
15-Gilles Deleuze ; Foucault , ed Minuit , Paris , 1986 , p 115
16-Bernard Sichere ; Eloge du sujet.Du retard de la pensée sur les corps , ed Grasset , Paris , 1990 , p24
17-Georges Balandier ; Le detour .Modernite et pouvoir , ed Fayard , Paris , 1985 , p44
18- Rolland Barthes ; Le plaisir du texte , ed Seuil , Paris , 1973 , p97
19- Georges Bataillle ; L’érotisme , ed Minuit , Paris , 1957 , p 17
20-N.Jegham ; Op. Cit , p 32
21-Jûrgen Habermas ; Le discours philosophique de la modernité ,ed Gallimard , Paris ,1985 , p 253
22-A.Meddeb; Talismano , ed Sindbad , Paris ,1987(1eredition Christian Bourgois,1979),
p 215.
23-N.Jegham ; Op.Cit , p 246
24-Abdellatif El-Alami a donne un tableau comparatif des occurrences linguistiques de ces différentes langues dans Talismano et Phantasia .v.A.El-Alami ; Ecriture et métalangage dans l’œuvre d’A.Meddeb , Thèse de doctorat , Fes , 1997 , p50-60 (http://sir.univ-lyon2.fr/limag/ThesesSommaire.htm)
25-A.Meddeb ; ‘Surprise de l’hybridation’ , entretien avec Tahar Djaout , in ParcoursMaghrebin/Reperes , n° 3 , Tunis ,1986, p 8
26-Maurice Blanchot ; Le livre à venir , ed Gallimard , Paris , 1958 , p293
27-Christian Ruby ; Le champ de bataille.Postmoderne/Neomoderne , ed L’Harmattan , Paris ,1990, p 17