Leopold-Franzens-Universität
Innsbruck
Institut
für Romanistik
Seminar
‘Meisterwerke der frankophonen Literaturen (II)’
L’écriture
pour Assia Djebar
et dans
Mémoire
de séminaire rédigé par
Martina Perfler
Matr.
9317415
Sommaire
1. L’écriture pour Assia Djebar... 3
1.1. Données universelles, ‘pré-écriture’ 3
1.2. Le silence ou «J’écris à force de me
taire!» 4
1.3. Ecrire, l’écriture, l’écrit 6
1.4. La post-écriture (avec un regard
particulier sur l’autobiographie) 7
1.5. Résumé et critique 9
2. Le processus d’écriture de L’amour,
la fantasia 10
2.1. L’autobiographie. 10
2.2. La ‘naissance’ de L’Amour, la fantasia... 11
2.3. La ‘post-écriture’ 13
3. La structure 14
3.1. Les enchaînements littéraux 14
3.2. Un texte hétérogène 15
3.3. Construction en parallèle des
chapitres historiques et autobiographiques 16
3.4. ’Les voix ensevelies’ 17
4. L’écriture dans L’amour,
la fantasia 18
4.1. Le danger de l’écriture.. 18
4.2. L’importance de l’écriture.. 19
4.3. Passages choisis sur l’écriture.. 20
5. Résumé et conclusion 22
6. Bibliographie.. 22
Dans de nombreux essais et conférences, Assia Djebar
tente de cerner ce qu’est, pour elle, l’écriture et comment se déroule son
processus d’écriture. Dans ses réflexions exposées depuis les années 80 et en
partie recueillies dans le livre Ces voix
qui m’assiègent édité en 1999[1],
quatre stades d’écriture peuvent être décelés ; deux concernant la
‘pré-écriture’, l’un ‘l’écriture/l’écrit’ proprement dits et enfin la
‘post-écriture’.
Nous allons dans un premier temps donner un aperçu
théorique de ces quatre phases pour ensuite voir leurs interférences et la
réalisation concrète dans L’Amour, la fantasia.
C’est une phase plus universelle que celles qui vont
suivre. Elle est liée en évidence à tout ce qui constitue la personnalité de
l’auteur. Ce sont donc des éléments faciles à repérer puisqu’ils proviennent en
grande partie d’influences extérieures. Assia Djebar est fort consciente de ces
données et ne manque pas de les souligner expressis verbis à maintes reprises.
Dans son cas, cela implique le fait qu’elle est Algérienne issue d’un milieu
arabo-berbère, mais qu’elle a reçu en même temps une éducation française. Les
deux citations suivantes illustreront ceci, même si Assia Djebar ne résume pas
ses origines d’une manière aussi lapidaire et définitive : [2]
Je suis, sans nul doute, une
femme d’éducation française, de par ma formation, en langue française,
du temps de l’Algérie colonisée, et […] j’ajoute aussitôt «d’éducation
française» et de sensibilité algérienne, ou arabo-berbère, ou même musulmane
lorsque l’islam est vécu comme une culture, plus encore que comme une foi et
une pratique, […].[3]
Parce que femme d’éducation
arabe – ou disons de sensibilité maghrébine –, et cela, au creux
même de la langue française, je crois, que j’ai élaboré ainsi, par
tâtonnements, mon esthétique.[4]
Assia Djebar ne se considère ni plutôt algérienne ni
plutôt française, il y a en elle les deux composantes étroitement liées. Quand
elle en cite une, elle en mentionne l’autre aussi. Elles ne recouvrent par
contre pas tout à fait les mêmes compétences : ce qui provient du milieu
algérien, maghrébin ou musulman selon de différents termes se trouve plus
rapproché du côté émotionnel (« sensibilité ») et les aspects de l’« éducation
française » se placent sur le côté de l’intellectuel.
L’écrivain Assia Djebar a donc été imprégnée d’une
multitude d’expériences culturelles et linguistiques provenant de deux univers
différents. Elles sont susceptibles de se heurter les unes contre les autres.
Il en résulte un conflit intérieur, mais pour Assia Djebar le différend n’en
reste pas là. Il se transforme dans de l’énergie intérieure qui demande son
extériorisation et ce qui apparaît d’abord comme quelque chose de destructeur
(un conflit) deviendra par la suite – nous le verrons dans les chapitres
ci-dessous – constructeur en matière d’écriture. Ce différend ne s’exprime
d’abord que par un état de silence. Mais ce silence sera une sorte de tremplin.
Regardons maintenant le stade qui précède l’écriture
et qui selon Assia Djebar «s’impose souvent […] comme matière de départ»
(Djebar 1993, in : Djebar 1999, 65) : le silence.
«J’écris à force de me taire!» (Djebar 1997,
in : Djebar 1999, 25) – cette
réponse donnée par Assia Djebar en 1993 à la question d’un journaliste:
« Pourquoi écrivez-vous? », révèle son ampleur seulement après la
prise en considération de ses nombreuses interventions au sujet du silence.
En effet, il y a des sujets sur lesquels Assia
Djebar ne s’exprime pas oralement. Elle ne sait pas ou n’arrive pas à en
parler, cela provoquerait trop de critique ou trop de douleur. L’expression par
la voie de la parole est impossible. On pourrait dire qu’Assia Djebar se trouve
dans un vacuum de la parole. Par contre, ce silence envers l’extérieur se
caractérise par la réception permanente de stimuli acoustiques, visuels ou
autres venus ‘du dehors’ et qui resurgissent dans sa mémoire. Pour Djebar,
c’est d’abord un silence ‘sens unique’ (c’est-à-dire qu’elle ne s’exprime pas, ce qu’il y a autour d’elle n’est pas
obligatoirement silencieux), et pour en ressortir, puisqu’elle ressent la
nécessité de s’exprimer, elle a trouvé la parole par la voie de l’écriture.
Elle s’y livre activement, mais elle sera aussitôt confrontée à une deuxième
difficulté : elle se retrouve régulateur de tension
« dans un rapport
obscur entre le «devoir dire» et le ‹ne jamais pouvoir dire›, ou disons entre
garder trace et affronter la loi de l’‹impossibilité de dire›, le ‹devoir
taire›, le ‹taire absolument›. » (Djebar 1993, in : Djebar 1999, 65)
L’écriture pour Assia Djebar se dresse donc entre
deux pôles. Il y a le défi de surmonter un conflit. Ce qui en résulte au
premier abord est nécessairement le silence. Par contre, ce silence est un
«silence plein» (Djebar 1993, in : Djebar 1999, 65), c’est-à-dire un
silence avec une résonance intérieure de multiples voix (c’est d'ailleurs ce
qu’elle appelle «Les voix qui m’assiègent»),
surtout en arabe et en berbère. Ce sont ces voix qu’elle s’efforce de «ramener
[…] jusqu’à un texte français» (Djebar 1997, in : Djebar 1999, 29).
L’écriture est «toujours comme une mise en écho, dans un besoin compulsif de
garder trace des voix, tout autour, qui s’envolent et s’assèchent» (Djebar
1997, in : Djebar 1999, 26).
Cependant, avant d’arriver au stade de l’écriture,
il y a le stade de silence envers l’extérieur, et à l’intérieur d’elle quelque
chose qu’elle essaie d’expliquer par des termes comme «un rythme, une scansion,
un mouvement intérieur, un martèlement sans mots – ou en deçà de la langue, une
avant-langue, ou plutôt un amont obscur de la langue…» (Djebar 1997, in :
Djebar 1999, 25).
Ce qui précède l’écriture, c’est une phase d’attente
et de recherche de mots, un «hors-les-langues» dit Assia Djebar elle-même
(Djebar 1997, in : Djebar 1999, 26). Mais l’auteur est dans la nécessité
de surmonter le silence et cela est ressenti comme une lutte, voire une «guerre
intérieure».[5]
Par ailleurs, il faut élargir le sens de ‘silence’
dans le cas d’Assia Djebar. Ce n’est pas seulement l’absence de mots prononcés
ou écrits concernant sa production littéraire. Viennent s’ajouter son silence
par rapport à l’actualité algérienne, surtout par rapport à la violence, et un
silence historique tel qu’il est imposé aux femmes musulmanes depuis des
siècles et tel qu’Assia Djebar l’a vécu elle-même et plus particulièrement à
travers sa propre éducation et sa généalogie maternelle. (cf. Djebar 1997, in :
Djebar 1999, 27)
Nous avons vu que l’étape qui précède l’écriture est
alors conflictuelle et en conséquence douloureuse. Puis se fait le passage à
l’écrit :
On remarque dans les propos d’Assia Djebar qu’en
décrivant son processus d’écriture elle ne dit pas ‘J’écris, je cherche mes
mots, je construis des phrases…’. Elle parle plutôt d’une écriture
quasi-autonome qui s’impose sans qu’elle ait l’impression de l’avoir
consciemment conçue, ou de pouvoir influencer activement sa progression. Dans
les extraits suivants, on observera l’expression de cette autonomie dont jouit
son écriture selon elle :
[…] les mots à
chercher, à trouver, à esquisser viennent se placer, malgré eux et
malgré moi, autour du rempart intérieur de la mutité […]. Parfois, les
mots fusent, s’imposent, font voler en poussière d’or toute immobilité […].
(Djebar 1993, in : Djebar 1999, 65-66)
[…] mon écriture sort,
surgit, coule soudain ou par moments explose. (Djebar
1997, in : Djebar 1999, 25)
Disons plutôt que l’écriture
qui surgit, qui s’inscrit, qui court sur le sable, la
soie, le parchemin ou les tablettes, sur le papier ou l’écran allumé, s’anime
en effet, prend vie, gagne vitesse et même galope […].
(Djebar 1997, in : Djebar 1999, 26)
Nous le voyons dans ces citations, les vrais
compositeurs des textes, sont d’abord les mots et l’écriture elle-même, animée
et personnalisée puisqu’elle peut courir, accélérer et définir le tempo.
L’auteur par contre, dans le dessin que nous dresse ici Assia Djebar, ne fait
que se contenter de suivre une dictée. Cela est aussi vrai dans le cas précis
d’un début de texte :
Texte de fiction ou texte
autobiographique, pour moi, quand j’écris, l’essentiel au départ est la
première phrase. Celle-ci se dresse soudain, suspendue, presque visible
dans l’azur, mais c’est le rythme qu’elle dessine, qu’elle saisit,
qui devient premier flux : je ne sais encore si ce début va se déployer
sur vingt pages, ou sur cinquante, ou davantage. Mais c’est le départ, survient
l’envol, la toute première respiration... (Djebar 1996, in : Djebar 1999,
115)
Cela est un phénomène connu mais pas moins
surprenant que le constat que l’écrit s’écrit par soi-même, que l’écrit se
développe de manière autonome. Cela est exprimé aussi bien dans le dernier
extrait que dans les citations données plus haut ou bien au moyen de formes
verbales réfléchies (‘viennent se placer’, ‘s’imposent’, ‘s’inscrit’, ‘se
dresse’, ‘va se déployer’) ou en accordant aux termes ‘mots’, ‘écriture’,
‘phrase’ une place sujet, c’est-à-dire que les éléments de l’écriture se
trouvent rapprochés de vrais acteurs, au moins dans le langage grammatical.
Assia Djebar va jusqu’à dire que ses livres
«naissent» (Djebar 1997, in : Djebar 1999, 26), qu’elle ne fait
qu’assister à la «genèse» du texte (Djebar 1996, in : Djebar 1999, 105),
et que ce n’est pas obligatoirement l’auteur qui décide à un moment donné que
son livre est fini. Cf. :
Se termine enfin, un jour, le livre,
le roman, l’autobiographie en fragments. (Djebar 1996, in : Djebar 1999,
114)
Venons maintenant à ce que vit et ressent Assia
Djebar après avoir fini un de ses livres et en particulier à la parution d’une
œuvre autobiographique. Cette expérience vécue pour la première fois avec L’Amour, la fantasia est assez bien
documentée de la part de l’auteur. Elle en a parlé dans plusieurs colloques,
surtout dans une conférence sur l’autobiographie à l’Université de Würzburg en
1996 intitulée ‘Violence de
l’autobiographie’[6].
Assia Djebar dit n’avoir jamais relu ses livres et
de le faire en partie seulement depuis qu’elle est invitée à en lire des
extraits en public. Elle a alors le sentiment d’écouter « un son
étranger » (Djebar 1996, in : Djebar 1999, 104). Elle a l’impression
de n’avoir plus rien à voir avec son propre texte.
Si l’on revient à l’image de la ‘naissance’ d’un
livre on pourrait dire que le cordon ombilical entre l’auteur et son texte a
été coupé. Ceci paraît au premier abord un événement ponctuel : dernière
phrase, impression, parution du livre.
En réalité, il y a tout un processus de détachement
qui parfois même se fait violemment, comme la séparation entre une mère et son
enfant qui grandit et qu’elle laisse partir construire sa propre vie. Or, pour
Assia Djebar, ses livres prennent une nouvelle dimension face aux lecteurs et à
la critique littéraire. Ils développent une sorte de dynamisme propre à eux à
travers la réception.
Assia Djebar témoigne – en dehors des moments de conflit intérieur avant et
pendant l’écriture – d’une
phase assez douloureuse après la conception d’une œuvre littéraire, surtout
quand il s’agit de l’autobiographique.
C’est le passage où l’auteur qui a introduit de
l’intimité dans son texte est contraint de se retirer du monde qu’il y a
construit pour se retrouver à l’extérieur. Il est confronté à un univers
hermétiquement clos, tout comme un simple lecteur.
Pour Assia Djebar, ce changement de rôle devant un
texte (passage du rôle d’auteur, celui qui fait avancer son écrit, qui lui
inspire de l’énergie ou qui lui crée un moteur interne, au rôle d’un simple
spectateur ou lecteur), est difficile à assumer, comme pour une mère, quand
l’enfant n’a, pour ainsi dire, plus besoin d’elle. L’auteur est conscient qu’il
a introduit une partie de lui-même dans son texte et que cela sera visible pour
un lecteur. Dès la réaction de ce dernier, il en a la preuve et c’est ce qui a
tant surpris Assia Djebar. Elle en est restée comme paralysée au début :
Je désire parler de cet influx de tension, ou
de passion secrète que l’auteur introduit au cours de la genèse de son texte, à
un moment bien précis : comment le livre autobiographique, en vous
quittant – juste après sa publication, à la première lecture de quelque lecteur
[…] -, comment donc le texte, en vous échappant vers l’autre […], oui, comment
cet écrit – de vous et sur vous – vous déchire, vous arrache un lambeau de
vous-même, vous paralyse au moment où le premier lecteur, s’il vous écrit, vous
donne ainsi la preuve de la réception… Celle-ci vous fige littéralement, et
même s’il s’agit d’éloges, ou d’étonnement, vous voici statufiée, devenue
sourde soudain à vous-même et aux gens du dehors – cela non pas une seconde ni
un jour, parfois des mois entiers… (Djebar 1996, in : Djebar 1999,
105-106)
Finalement, la reprise d’élan après la publication
d’une œuvre autobiographique est comme une épreuve de force. Pour Assia Djebar,
ce phénomène est lié à l’écriture autobiographique et elle l’a intégré dans son
esthétique en l’appelant « le retour de violence de l’écrit
autobiographique » (Djebar 1996, in : Djebar 1999, 106). De plus, sa
première expérience de l’autobiographie lui a révélé son
« irréversibilité » (Djebar 1996, in : Djebar 1999, 110).
En dressant un bilan de ce qui a été exposé dans ce
chapitre qui prend pour références des propos tenus par Assia Djebar au sujet
d’elle-même et de sa manière d’écrire, il faut conclure qu’elle se réserve un
rôle assez passif dans la conception de ses œuvres. En tant qu’auteur créateur,
elle prend beaucoup de recul par rapport à l’inspiration du ‘génie-écrivain’.
Doit-on se fier entièrement à ce qu’écrivent les écrivains sur leur manière d’écrire?
Ou est-ce que la perception de leurs expériences d’un point de vue ultérieur et
extérieur au processus d’écriture et à la mise en écrit subliment justement ces
expériences en quelque chose de moins laborieux, de moins artisanal et de plus
poétique? Peut-être.
Dans tous les cas de figure, vu la complexité
structurelle de L’Amour, la fantasia,
il s’avère difficile d’imaginer sa conception sans préliminaires, sans plan
délibéré. Il se peut effectivement que la conception ne se soit pas faite
précisément selon chacune des différentes parties de l’œuvre, mais Assia Djebar
a commencé à penser à ce livre bien avant de l’entamer[7].
Cela renforce nos doutes sur l’origine cent pour cent intuitive de son écriture
qui se focalisent et aboutissent à un texte littéraire remarquable.
La structure du roman L’Amour, la fantasia étant très
complexe, nous proposons de montrer en premier lieu dans quelles circonstances
et à partir de quels éléments cette œuvre a été écrite. En effet, dans des
conférences tenues par l’auteur et dans différents essais, Assia Djebar évoque
à maintes reprises la naissance ou genèse de ce roman, bien plus fréquemment
que celle d’un de ses autres livres[8]
ce qui souligne sa particularité non seulement pour un lecteur mais aussi du
point de vue de l’auteur.
En outre, il a été souligné
par la critique littéraire que L’Amour,
la fantasia marquait l’entrée dans une étape nouvelle d’écriture. Cf. par
exemple Charles Bonn dans son article sur Assia Djebar du Dictionnaire des littératures de langue française (1994) :
“Longtemps prisonnière d’une
écriture «psychologique» assez traditionnelle, Assia Djebar a donc entamé une
recherche de parole vraie qui paraît pleine de promesses. Paru en 1985, L’Amour, la Fantasia en est une
illustration frappante.”
Nous
essayerons maintenant de retracer le chemin qui a mené à cette œuvre en faisant
référence aux phases d’écriture exposées ci-dessus.
C’est
à l’âge de 47 ans qu’Assia Djebar entreprend une œuvre dont elle dit pour la
première fois de manière explicite qu’elle est essentiellement
autobiographique.
L’autobiographie
étant un cas particulier d’écriture, tout ce qui a été évoqué dans le chapitre
‘L’écriture pour Assia Djebar’, prend au-delà de la dimension ‘données
universelles’ une dimension très personnelle. L’auteur ne se sert pas
uniquement de sa vie et de ses expériences mais il en fait en même temps le
thème de son écrit. C’est-à-dire que ce qu’il a vécu sera à la fois ce qui
déclenche l’écriture et ce que l’auteur note noir sur blanc.[9]
Les
données universelles en ce qui concerne L’Amour,
la fantasia sont en l’occurrence l’histoire de vie propre à Assia Djebar,
l’histoire de son pays d’origine et en particulier ses études d’histoire. En
outre, son travail de cinéaste pendant les années 70 ayant pour sujet les
femmes d’Algérie a été une source d’inspiration.[11]
Le
point de départ concret est sa prise de conscience qu’elle « n’avai[t]
jamais pu dire des mots d’amour en français… » (Djebar 1996, in :
Djebar 1999, 107) et « que, dès que l’affectivité et le désir étaient là,
cette langue [le français] [lui] devenait aphasique » (Gauvin 1996, 79).
Cela va déclencher chez elle une recherche intérieure des causes. Avec ceci
nous retrouvons le stade du ‘silence’.
Cette
quête des causes se faisant aussitôt par écrit, le terme théorique ‘phase de
silence’ prête à la confusion. Mais il ne faut pas prendre les différents
stades comme des périodes parfaitement successives et distinctes. Les trois
premières phases progressent partiellement en parallèle. Cela demeure surtout
valable pour le ‘silence’ et ‘l’écriture’. Toute écriture se caractérise par
des phases plus ou moins longues de stagnation, à partir du simple mouvement
d’écrire jusque dans la progression de la production d’un texte.
L’un
des autres éléments déclencheurs, par rapport aux composantes historiques de
l’œuvre, a été décelé par Hafid Gafaiti dans son article Assia Djebar ou l’autobiographie plurielle[12].
En effet, au début des années 80, on voit apparaître en Algérie, à la suite
d’une campagne du nouveau pouvoir en vue de l’écriture de l’histoire
(« c’est-à-dire de la falsification »)
« une littérature semi-officielle, publiée par
l’Etat, et dont les caractéristiques principales sont l’auto-célébration, le
nationalisme béat et une grande médiocrité sur le plan littéraire »
(ibid.).
Le
livre d’Assia Djebar L’Amour, la fantasia
se range dans les réactions à cet appel, mais il détonne parce que c’est
« une remise en question du discours
nationaliste dominant par sa description plus subtile et nuancée des rapports
entre l’Algérie et la France rompant avec le ton radical adopté jusque-là, et
surtout, subversion véritable, en racontant cette Histoire du point de vue de
celles que l’idéologie officielle exclut en les reléguant contre la vérité
historique à un rôle secondaire : les femmes. » (ibid.)
Nous
avons vu deux éléments concrets qui ont fait démarrer au juste l’écriture du
livre L’Amour, la fantasia. Pendant six
mois, Assia Djebar ne quitte plus ce travail, elle s’y investit entièrement
« chaque jour et chaque nuit » (Djebar 1996, in : Djebar 1999,
111).
Mon texte devint, avec urgence, quête personnelle,
intime tout autant que collective; il progressait par ailleurs à la recherche
exigeante d’une forme obscure, d’une structure, qu’il me fallait, peu à peu,
inventer. (Djebar 1996, in : Djebar 1999, 107)
Or,
elle écrit les deux premières parties du livre (‘La prise de la ville’ et ‘Les
cris de la fantasia’) « d’un premier jet » (Djebar 1996,
in : Djebar 1999, 111).
Elle
aura plus de difficultés à rédiger ‘Les
voix ensevelies’. Il y aura une sorte de rupture quand elle commence cette
troisième partie, qui est constituée essentiellement de voix de femmes
différentes, en partie à cause de sa différence thématique et
structurelle :
Ensuite, j’ai piétiné longtemps, essentiellement sur
la structure de la troisième partie. (ibid.)
Elle
est obligée de reprendre deux fois cette partie. Cette inertie momentanée
montre bien l’alternance entre ‘l’écriture’ et le ‘silence’. Dans ce contexte,
Assia Djebar évoque deux étés passés à Venise où par moments, elle ne fait
qu’aspirer des images et des voix autour d’elle et en elle (Djebar 1996,
in : Djebar 1999, 111-112). L’écrivain reste silencieuse en essayant de
démêler une multitude de bruits et de visions qui l’entourent et qu’il y a à
l’intérieur d’elle.
Pourquoi
la rédaction de cette partie se présentait-elle si problématique par rapport
aux deux premières ?
Les
voix des femmes qu’Assia Djebar veut rendre n’avaient jamais encore été
écrites, d’où résultait une double-difficulté : Il fallait passer de
l’oral à l’écrit et d’une langue à l’autre en gardant leur authenticité.
Pour
les deux autres parties, il y a aussi eu des hésitations, mais rendre par écrit
quelque chose d’autobiographique, est une des premières compétences qu’acquiert
celui qui apprend à écrire (cf. les premières rédactions à l’école) et sur un
plan général, d’autant plus facile. En ce qui concerne sa propre histoire de vie,
chacun est ‘the world’s leading specialist’.
Quant
aux chapitres historiques, Assia Djebar s’est servie de matériel qui avait déjà
été écrit et elle n’a pas été confrontée à la difficulté de le traduire puisque
tous les témoins avaient rédigé leurs rapports en français.
Assia
Djebar termine son livre après deux années de travail. Il a été édité en 1985.
Il
s’ensuit du jamais vu ni senti pour elle. Au moment de la parution de L’Amour, la fantasia, elle, un écrivain
expérimenté et confirmé, sera bouleversée en constatant que ce qu’elle a donné
d’elle-même – en quelque sorte camouflé par les parties historiques (Djebar
1996, in : Djebar 1999, 109), par le jeu des pronoms ou par le simple fait
de le vêtir par des mots écrits – sera lu. Elle se sent tout d’un coup
vulnérable puisque « mise à nu devant un homme – inévitablement devant
tous les hommes » (ibid.). Ce trouble psychologique se manifeste même par
une tendinite bien qu’elle ne joue pas du tout au tennis (Djebar 1996, in :
Djebar 1999, 107). L’exposition de son histoire personnelle lui inflige un
sentiment de pudeur comme si on lui avait ôté le voile qu’elle n’avait jamais
porté mais qui était pourtant incontournable pour les adolescentes de son
entourage.
Par
la suite, nous verrons comment Assia Djebar a construit son texte au niveau de
la structure et nous tenterons de déceler les éléments les plus importants.
A
plusieurs niveaux, L’Amour, la fantasia
se caractérise par une structure non conventionnelle. Pendant l’écriture, Assia
Djebar en a été consciente mais le fait que quelqu’un d’autre le constate l’a
quand-même surprise lors de la recherche d’un éditeur :
[...] il [le texte] progressait à la recherche
exigeante d’une forme obscure, d’une structure qu’il me fallait, peu à peu,
inventer. [...]
Mes éditeurs trouvaient que L’Amour, la fantasia n’avait l’air de rien : ce n’était pas
une simple continuité autobiographique, et ce n’était pas un vrai
roman !... (Djebar 1996, in : Djebar 1999, 107-108)
Une
des particularités du livre L’Amour, la
fantasia est l’alternance entre chapitres ‘historiques’,
‘autobiographiques’ et ‘biographiques’[13].
Mis à part les quelques enchaînements littéraux qui surviennent
systématiquement dans la première partie entre les chapitres autobiographiques
et les chapitres historiques, ils sont placés l’un à côté de l’autre sans
motivation en surface. La technique consiste à reprendre un mot de la dernière
ligne du passage précédant pour en commencer un autre :
Ma fillette me tenant la main, je suis partie à l’aube.
(Fillette
arabe allant pour la première fois à l’école, 17)[14]
Aube de ce 13 juin 1830...
(I, 18)
Je pressentais que, derrière la torpeur du hameau,
se préparait, insoupçonné, un étrange combat de femmes.
(Trois jeunes
filles cloîtrées, 27)
Le combat de Staouéli se déroule le samedi 19
juin.
(II, 28)
Un jour ou l’autre, parce que cet état autistique
ferait chape à mes élans de femme, surviendrait à rebours quelque soudaine explosion.
(La fille du
gendarme français, 42)
Explosion du Fort l’Empereur, le 4 juillet 1830, à dix heures
du matin.
(III, 43)
L’un et l’autre, [...] se nommaient réciproquement,
autant dire s’aimaient ouvertement.
(Mon père
écrit à ma mère, 53)
Ouverte la ville plutôt que prise.
(IV, 54)
Ce
lien établi entre un passage autobiographique et le passage historique suivant
par un seul mot peut nous en dire plus sur la manière dont les différentes
parties ont été enchaînées par l’auteur en écrivant, c’est-à-dire que très
probablement les chapitres historiques ont été rédigés après les chapitres
autobiographiques. Assia Djebar a saisi un mot pour relancer l’écriture et ne
pas perdre le fil en écrivant.
On
remarque qu’au niveau technique du récit les chapitres autobiographiques n’exigent
d’aucune façon des parties historiques. En démêlant les passages assez
nettement délimités, on obtient trois grands ensembles :
1. Histoire de l’Algérie au 19e siècle (= chapitres
historiques) ;
2. Eléments autobiographiques d’une femme
algérienne du 20e siècle
(= chapitres autobiographiques) ;
3. Récits de femmes algériennes sur la
guerre d’indépendance (= chapitres biographiques).
Donc
- comment interpréter cette coexistence de textes hétérogènes tissés dans un
grand ensemble comme un patchwork ?
Assia
Djebar nous en donne une explication dans le colloque sur l’autobiographie déjà
cité.[15]
En fait, elle n’avait pas été habituée à exposer sa vie personnelle en public.
Quand elle a écrit ses souvenirs souvent intimes, elle l’a ressenti comme une
mise à nu, comme un dévoilement, déjà avant que quelqu’un les lise
véritablement et elle a trouvé un moyen de les dissimuler sur le moment par les
chapitres historiques ou par le jeu de pronoms :
[...] comme si les apparentes fenêtres des chapitres
« historiques », de la mise en scène des combats meurtriers
franco-algériens jouaient le rôle de muraille épaisse.
Comme si, du fond d’une fondrière, je racontais mes
émois d’adolescente mais aussi je les cachais, [...].
[...] les émois, les secrets, les passions de
jeunesse que je réinscrivais, j’ai cru, en dépit de toute vraisemblance, qu’ils
resteraient voilés définitivement, grâce aux couleurs fauves des récits de
combats ! (Djebar 1996, in : Djebar 1999, 109)
Cette
tentative va s’avérer vaine pour ce qui est de la dissimulation, par contre
elle nous amène à un deuxième point qui fournira plus d’explications sur la
question pourquoi les retours au 19e siècle étaient incontournables
pour Assia Djebar.
Ce
qui se présentait au départ comme une recherche très personnelle que de
réfléchir sur sa propre langue a dû être élargie dans le domaine historique et
politique. Assia Djebar s’est rendue compte que sa langue de réflexion et de
communication, le français, ne pouvait se réduire à ses fonctionnalités
quotidiennes, mais qu’elle transporte tout un tas de bagages culturels,
politiques et historiques. Il fallait considérer que son acquisition se fit de
manière forcée dans le cadre de la colonisation. L’auteur a compris que par conséquence,
à son ouïe, même la langue française d’aujourd’hui fait toujours allusion au
sang, au combat, à la guerre.
Les
chapitres historiques l’illustrent.
Ce
constat nous aide à comprendre le rapport profond entre d’une part les récits
historiques de la conquête de l’Algérie et d’autre part l’histoire du
« je » dans L’Amour, la
fantasia. Dans la première et la deuxième partie, on observe une progression
qui se fait en parallèle pour la jeune fille algérienne apprenant le français
et l’Algérie conquise par les Français.
A
la fin de la première partie (‘Mon père
écrit à ma mère’) la langue française a pénetré profondément la famille de
la jeune fille, au point que son père adresse une carte postale personnelle à
sa femme (ce qui serait impensable en culture arabe) et qu’elle évoque son mari
par son prénom (ce qui fait également scandale parmi les autres femmes). Au
niveau des chapitres historiques (‘IV’),
on s’aperçoit que les Français ont pénétré le territoire algérien (pareil que
leur langue dans le cas spécifique d’une famille arabe plus que cent ans plus
tard) et que les premiers pourparlers ont lieu. Il y a donc une synchronie
diachronique entre l’invasion de l’Algérie par les hommes français et
l’apprentissage de la langue française par la jeune fille arabe. Cette langue
qui a été à l’origine de l’œuvre se révèle alors aussi point nodal entre les
les passages historiques et autobiographiques :
[...] c’était elle, la « langue » des
autres, de mon père, puis enfin de moi, elle, le vrai personnage ! (Djebar
1996, in :Djebar 1999, 109)
Il
convient par ailleurs de mentionner un autre parallélisme : La jeune fille
arabe est forcée de subir la volonté de quelqu’un d’autre de la même manière
que l’Algérie. Cependant, on note une différence importante. L’acquisition du
français et des mœurs qui ressemblent à ceux de la métropole est ressentie par
la jeune fille comme un moyen d’accès à plus de liberté et plus d’ouverture, ce
qui va à l’encontre de l’Algérie envahie. C’est cette tension qui fait avancer
le récit.
La
troisième partie ’Les voix ensevelies’
est en même temps synthèse et antithèse des deux premières parties. Ce sont des
femmes arabes qui racontent oralement des combats (au lieu d’hommes français
qui écrivent) ayant lieu au vingtième siécle. Ces femmes ont un rôle actif,
contrairement aux femmes dans les chapitres autobiographiques. Par contre,
elles ont grandi à la même époque que la jeune fille arabe et, comme elle,
elles exposent leurs histoires très personnelles.
Dans
les chapitres précédants, nous avons pu constater qu’en général, l’écriture est
la cause de troubles importants pour Assia Djebar. Dans ce dernier chapitre,
nous retracerons l’histoire de la venue à l’écriture du « je » de L’amour, la fantasia et de ses rapports
à l’écriture. Par ailleurs, nous constaterons son importance pour tous les
personnages du livre.
Il s’impose un premier
fait : L’écriture est sujette à une interrogation permanente. La
problématique est évoquée dès le début du texte, dès le premier volet intitulé ‘La prise de la ville ou l’Amour s’écrit’,
et dès la première page (‘Fillette arabe
allant pour la première fois à l’école’ (p.15)), où il est question d’une
jeune fille arabe qui apprend à écrire, un fait fortement désapprouvé par son
entourage, profondément marqué par la tradition :
Dès le premier jour où une fillette
« sort » pour apprendre l’alphabet, les voisins prennent le regard
matois de ceux qui s’apitoient, dix ou quinze ans à l’avance : sur le père
audacieux, sur le frère inconséquent. Le malheur fondra immanquablement sur
eux. Toute vierge savante saura écrire, écrira à coup sûr « la »
lettre. Viendra l’heure pour elle où l’amour qui s’écrit est plus dangereux que
l’amour séquestré.
[…]
Le geôlier d’un corps sans mots – et les mots écrits
sont mobiles – peut finir, lui, par dormir tranquille […]
Si la jouvencelle écrit ? Sa voix, en dépit du
silence, circule. […] L’écrit s’envolera par le patio, sera lancé d’une
terrasse. Azur soudain trop vaste. Tout est à recommencer. (15-16)
L’écrit est par conséquence
considéré comme quelque chose de dangereux puisqu’il permet à la fille
d’accéder au monde extérieur, normalement interdit aux femmes selon la
tradition musulmane.
La jeune fille de L’Amour, la fantasia vient à l’écriture
par l’intermédiaire de son père qui est instituteur français et elle
l’expérimentera dans un premier temps comme quelque chose d’enrichissant et qui
lui accorde plus de liberté par rapport aux filles de son âge qu’elle
fréquente.
Le père qui paraît au
premier abord un homme libéral pour son époque vis-à-vis de sa fille, réagira
dès la première lettre adressée à sa fille par un garçon comme tout autre père
arabe. Il se met en colère et déchire la missive (p.16). En faisant cela, il
provoque un conflit fondamental en sa fille, qui ne comprend pas cette réaction
contradictoire : C’est son père qui est à l’origine de son éducation
‘française’, mais c’est aussi lui qui n’accepte pas les conséquences.
L’adolescente et plus tard
la femme aura du mal à vivre avec cet interdit. Cela entraîne une réflexion
sans fin et des souffrances jusqu’au moment où elle entame sa première tentative
d’autobiographie.
Il y a une sorte de jeu de
ping-pong entre d’un côté l’accès à un autre monde enrichissant que lui apporte
la langue française et de l’autre côté, le doute permanent que lui inflige la
désapprobation paternelle :
Ces lettres, je le perçois plus de vingt ans après,
voilaient l’amour plus qu’elles ne l’exprimaient, et presque par contrainte
allègre : car l’ombre du père se tient là. La jeune fille, à demi
affranchie, s’imagine prendre cette présence à témoin :
-
Tu
vois, j’écris, ce n’est pas « pour le mal », pour
« l’indécent » ! Seulement pour dire que j’existe et en
palpiter ! Ecrire, n’est-ce pas « me » dire ? (75-76)
Chaque mot d’amour, qui me serait destiné, ne
pourrait que rencontrer le diktat paternel. Chaque lettre, même la plus
innocente, supposerait l’œil constant du père, avant de me parvenir. (79)
Les séquences du livre qui parlent de l’écriture nous en montrent un aperçu ambigu, et leur multitude ne laisse nul doute : Elle est considérée comme un des éléments fondamentaux dans le processus d’identification et de libération de la femme (cf. les jeunes filles qui écrivent pour dialoguer secrètement avec de jeunes hommes ou la mère du « je » qui reçoit la carte postale personnelle). Par ailleurs, elle a d’autres aspects importants pas uniquement centrés sur la femme. Elle est susceptible de changer la vie de quelqu’un, elle peut même décider entre la vie et la mort (cf. les premiers pourparlers). Elle permet de gérer des expériences cruelles qui demandent de la force psychologique (cf. les rapports sur la guerre). Finalement, dans la troisième partie, où de première apparence personne n’écrit, l’écriture est quand-même l’événement central puisque toute cette partie n’existerait pas sans l’écriture.
Par la suite, nous ferons l’inventaire non exhaustif des passages du livres se rapportant explicitement à l’écriture afin d’illustrer son importance prépondérante à tous les niveaux.
L’ecriture comme arme contre
le silence :
Mon écriture […] devenait en moi tentative – ou
tentation – de délimiter mon propre silence… (79)
Laminage de ma culture orale en perdition :
expulsée à onze, douze ans de ce théâtre des aveux féminins, ai-je par là même
été épargné du silence de la mortification ? (181)
Le dévoilement - L’écriture comme possibilité
d’accès à la transparence extérieure et intérieure :
Ecrire devant
l’amour. Eclairer le corps, pour aider à lever l’interdit, pour dévoiler…
Dévoiler et simulanément tenir secret ce qui doit le rester, tant que
n’intervient pas la fulgurance de la révélation. (79)
Parler de soi-même hors de la langue des aïeules,
c’est se dévoiler, certes, mais pas seulement pour sortir de l’enfance, pour
s’en exiler définitivement. Le dévoilement, aussi contingent, devient ,
comme le souligne mon arabe dialectal du quotidien, vraiment « se mettre à
nu ». (182)
L’écriture est dévoilement, en public, devant des
voyeurs qui ricanent… (208)
« J’écris, dit Michaux, pour me
parcourir ». (246-247)
L’écriture comme
voile :
L’autobiographie pratiquée dans la langue adverse se
tisse comme une fiction, du moins tant que l’oubli des morts charriés par
l’écriture n’opère pas son anesthésie. Croyant « me parcourir », je
ne fais que choisir un autre voile. Voulant, à chaque pas, parvenir à la
transparence, je m’engloutis davantage dans l’anonymat des aïeules ! (247)
L’écriture comme moyen
d’identification à travers le dialogue intérieur :
Ecrire, n’est-ce pas « me » dire ? (76)
L’écriture comme mesure de
précision :
Préliminaires de la séduction où la lettre d’amour
exige non l’effusion du cœur ou de l’âme, mais la précision du regard. (80)
L’écriture comme moyen
insuffisant pour une précision parfaite :
Une seule angoisse m’habite dans cette
communication : celle de ne pas assez dire, ou plutôt ne pas dire juste.
Surmonter le lyrisme, tourner le dos à l’emphase ; toute métaphore me
paraît ruse misérable, approximative faiblesse. (80)
[…] ; dès mon adolescence, j’expérimentai une
sorte d’aphasie amoureuse : les mots écrits, les mots appris, faisaient
retrait devant moi, dès que tentait de s’exprimer le moindre élan de mon cœur.
(149)
L’écriture comme moyen de figer l’histoire et de la
transmettre :
L’amour, si je parvenais à l’écrire, s’approcherait
d’un point nodal : là gît le risque d’exhumer des cris, ceux d’hier comme
ceux du siècle dernier. Mais je n’aspire qu’à une écriture de transhumance,
tandis que, voyageuse, je remplis mes outres d’un silence inépuisable. (80)
Ecrire la guerre […] c’est frôler de plus près la
mort et son exigence de cérémonie, c’est retrouver l’empreinte même de ses pas
de danseuse… […]
Pélissier, l’intercesseur de cette mort longue, […]
me tend son rapport et je reçois ce palimpseste pour y inscrire à mon tour la
passion calcinée des ancêtres. (97)
Dire à mon tour. Transmettre ce qui a été dit, puis
écrit. (191)
Ecrire ne tue pas la voix, mais la réveille, surtout
pour ressusciter tant de sœurs disparues. (233)
Pour ma part, tandis que j’inscris la plus banale
des phrases, aussitôt la guerre ancienne entre deux peuples entrecroise ses signes
au creux de mon écriture. (246)
L’écriture physique comme
illustration de la femme :
Inscrite partout en luxe de dorures, jusqu’à
nettoyer autour d’elle toute autre image animale ou végétale, l’écriture, se
mirant en elle-même par ses courbes, se perçoit femme, plus encore que la voix.
(208)
L’écriture comme moyen
d’accès à la liberté pour une femme arabe :
« Elle lit », autant dire que l’écriture à
lire, y compris celle des mécréants, est toujours source de révélation :
de la mobilité du corps dans mon cas, et donc de ma future liberté. (207)
En effet, l’auteur de L’Amour, la fantasia nous révèle de très nombreux aspects de l’écriture. Ils sont parfois ouvertement contradictoires, comme dans les exemples qui représentent l’écriture comme ‘dévoilement’ et ‘voile’ en même temps ou comme ‘mesure de précision’ et ‘moyen insuffisant pour une précision parfaite’. Mais cette antinomie ne fait que souligner que l’écriture est perçue comme une composante essentielle du plus contradictoire qui soit : la vie.
Ce mémoire rend compte des
différents aspects de l’écriture pour Assia Djebar. Nous avons tenté de montrer
à l’aide de témoignages de cet auteur comment se déroule théoriquement son
processus d’écriture et comment cela s’est passé en pratique pour le livre L’Amour, la fantasia. A travers
l’analyse de sa structure, en raison de la thématique de la langue française,
le motif de l’écriture est aussitôt réapparu. Ainsi, nous avons démontré que
dans cette oeuvre, à côté de la problématique d’une femme arabe qui a grandi
dans deux cultures différentes, l’écriture constitue un des thèmes centraux.
L’écriture y est synonyme de vie et plus particulièrement mais pas
exclusivement de la vie d’une femme.
Djebar, Assia (1992) : L’amour, la fantasia. Casablanca,
Editions EDDIF.
Djebar, Assia (1999) : Ces voix qui m’assiègent. Paris,
Editions Albin Michel.
éssais et conférences y
compris :
Djebar, Assia (1989) : Pourquoi
je fais du cinéma. Université de Würzburg (Allemagne). In : Djebar
1999, p. 176-182.
Djebar, Assia (1989) : Regard de
l’autre, regard sur l’autre. Article paru dans Le journal de l’Unesco. In : Djebar 1999, p. 161-167.
Djebar, Assia (1989) : Voyage en
cinéma. Berlin. In : Djebar 1999, p. 183-186.
Djebar, Assia (1993) : Ecrivain/Ecrivaine :
Rencontre de femmes écrivaines, Londres. In : Djebar 1999, p. 61-68.
Djebar, Assia (1994) : Mon
besoin de cinéma. Colloque « Ecrit/Ecran : Assia Djebar-Sembène
Ousmane », Université de Victoria, Vancouver (Canada). In : Djebar
1999, p. 168-175.
Djebar, Assia (1996) : Violence
de l’autobiographie : Université de Würzburg (Allemagne), colloque sur
l’autobiographie, Journée Assia Djebar. In : Djebar 1999, p. 104-115.
Djebar, Assia (1997) : Etre une
voix francophone : Colloque «Francophone voices», Université de Leeds
(Grande-Bretagne). In : Djebar 1999, p. 25-29.
Gafaiti, Hafid : Ecriture autobiographique dans l’œuvre
d’Assia Djebar : L’amour, la fantasia. In : Itinéraires et contacts de culture 13, 1991
(1° sem.), p. 95-101.
(http://www.limag.com)
Gafaiti, Hafid : Assia
Djebar ou l’autobiographie plurielle. In : Itinéraires et contacts de culture 27, 1999 (1° sem.), p.
119-128.
(http://www.limag.com/Textes/lti27/Gafaiti.htm)
Gauvin, Lise : Territoires
des langues : entretien (avec Assia Djebar). In : LITTERATURE
101, 1996, p. 73-87.
Regaïeg,
Najiba (1995) : De l’autobiographie
à la fiction ou le je(u) de l’écriture : Etude de L’Amour, la fantasia
et d’Ombre sultane d’Assia
Djebar. Université Paris Nord, U.F.R. Lettres, Département de français.
(=Thèse de doctorat de littérature française rédigée sous la direction de
M.Charles Bonn).
(http://www.limag.com)
Dictionnaire
Beaumarchais, Jean-Pierre de, Daniel Couty, Alain Rey (Ed.)
(1994) : Dictionnaire des
littératures de langue française. Paris, Bordas.
[1] Assia Djebar (1999) : Ces voix qui m’assiègent. Paris, Editions Albin Michel.
[2] Le soulignage a été effectué par l’auteur de ce mémoire.
[3] Assia Djebar (1997) : Etre une voix francophone, in: Djebar 1999, 26.
[4] Assia Djebar (1993) : Ecrivain/Ecrivaine, in: Djebar 1999, 65.
[5] Assia Djebar (1996) : Violence de l’autobiographie, in : Djebar 1999, 112.
[6]Assia Djebar : Violence de l’autobiographie : Université de Würzburg (Allemagne), colloque sur l’autobiographie, Journée Assia Djebar, juin 1996. In : Djebar 1999, p. 104-115.
[7]Cf. Lise Gauvin : Territoires des langues: entretien (avec Assia Djebar). In : LITTERATURE 101, 1996, 80.
[8] Voir Assia Djebar : Ces voix qui m’assiègent. Paris, Editions Albin Michel 1999.
[9] Pour tout ce qui concerne l’autobiographie par rapport à L’Amour, la fantasia, voir le mémoire de thèse très complet de Najiba Regaïeg (1995) : De l’autobiographie à la fiction ou le je(u) de l’écriture : Etude de L’Amour, la fantasia et d’Ombre sultane d’Assia Djebar. Université Paris Nord, U.F.R. Lettres, Département de français. (=Thèse de doctorat de littérature française rédigée sous la direction de M.Charles Bonn).
[10] Cf. Djebar 1996, in : Djebar 1999, p. 104-115.
[11] Cf. Assia Djebar (1989) : Pourquoi je fais du cinéma. In : Djebar 1999, p. 176-182.
Assia Djebar (1989) : Regard de l’autre, regard sur l’autre. In : Djebar 1999, p. 161-167.
Assia Djebar (1989) : Voyage en cinéma. Berlin 1989. In : Djebar 1999, p. 183-186.
Assia Djebar (1994) : Mon besoin de cinéma. In : Djebar 1999, p. 168-175.
[12] Hafid Gafaiti : Assia Djebar ou l’autobiographie plurielle. In : Itinéraires et contacts de culture 27, 1999 (1° sem.), sans pagination (http://www.limag.com/Textes/lti27/Gafaiti.htm).
[13] Cette classification a été effectuée par l’auteur de ce mémoire à titre indicatif pour avoir plus de facilité de travail. Elle ne prétend pas prendre en compte toutes les subtilités de construction et les interférences entre les chapitres, mais elle permet d’indiquer un certain nombre de caractéristiques propres à différencier au premier plan sans l’obligation d’entrer à chaque fois dans les détails. Voir aussi page suivante, 3.2.
[14] Les numéros de page entre parenthèses après les citations sans autre précision se réfèrent à Assia Djebar (1992) : L’Amour, la fantasia. Casablanca, Editions EDDIF.
[15] Assia Djebar : Violence de l’autobiographie : Université de Würzburg (Allemagne), colloque sur l’autobiographie, Journée Assia Djebar, juin 1996. In : Djebar 1999, p. 104-115.