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Compte rendu de lecture :
Un très proche Orient : Paroles
de paix, dir. Sapho
(Éditions Joëlle Losfeld/Dada, 2001)
par Cécile Oumhani
Au moment où Sapho apprend la visite de Sharon sur l’esplanade des mosquées puis la réaction des Palestiniens, elle pressent un nouveau tour tragique des événements et refuse, là où elle se trouve, de rester simple spectatrice. Elle connaît la force des mots et rappelle dans sa préface la puissance que revêtent ceux que l’on écrit, ceux qui viennent nous toucher, parce qu’ils nous interpellent dans le silence de la lecture. Ainsi naît ce manifeste littéraire, Un très proche Orient, paroles de paix. Portée par son élan, Sapho y a rassemblé une centaine d’auteurs, «une mosaïque de points de vue », dit-elle, pour s’interroger sur cette guerre.
Elle a tissé avec eux une mosaïque de mots, tracé la contiguïté de leurs regards multiples mais tous posés sur deux peuples déchirés dans l’incontournable proximité de leur destin. « Une photographie a deux dimensions, l’écran du téléviseur aussi, ni l’un ni l’autre ne peuvent être parcourus ». (p.102) Régine Detambel inscrit ainsi Jean Genet en exergue de son texte. Et c’est sans doute cette troisième dimension, inaccessible au spectateur de l’image, que ces auteurs tentent de faire voler en éclats pour rejoindre au plus près les êtres humains, acteurs forcés d’une scène où se jouent la vie et la mort. Les rejoindre comme on tend une main, comme on s’avance pour être plus proche et faire entendre ce qui autrement serait inaudible... Les rejoindre parce qu’on veut que se taise le vacarme des armes, la plainte des vivants qui pleurent les morts…
Ces auteurs ont réfléchi sur la paix, avec la singularité de leur voix et de leur vécu. Ils peuvent être juifs, arabes, vivre en France, en Israël, en Palestine ou en Algérie…. Français, Irakiens, Turcs ou Libanais, quelles que soient leur origine, leur appartenance, ils ont apporté leur parole à cette mosaïque. Ils l’ont offerte avec les mots qui sont les leurs, la résonance particulière que leur donne ce qu’ils sont dans la vie : poètes, romanciers, professeurs, philosophes, psychanalystes ou journalistes… Ils livrent ici leur réaction d’êtres humains dans la particularité de leur ressentir ou de leur pensée. La « Lettre » de Sapho qui ouvre Un très proche Orient ne dit-elle pas : « du poème à l’analyse en passant par le cri » ? Le peintre Rachid Koraïchi a aussi contribué à ce livre par ses images et la petite vignette qui figure en chaque bordure de page, toujours différente, vient scander la pluralité des individualités qui sont réunies autour d’une même réflexion.
Ce livre est un manifeste littéraire et ces Paroles de paix sont refus de la guerre, quelle que soit la diversité des regards posés sur elle. Et c’est peut-être précisément cette diversité qui, d’une page à l’autre, bouscule le lecteur d’un mode de pensée à un autre, d’une façon de ressentir à une autre. Il est secoué par cent voix différentes qui interpellent successivement et par surprise plusieurs facettes de ce qu’il est. De là vient sans doute l’ efficacité d’un livre qui ébranle le lecteur, assaille ses préjugés, les certitudes à l’abri desquelles il s’est peut-être rangé. Qu’ils soient poème ou analyse, témoignage ou démonstration, ces textes ont la puissance et la densité de leur brièveté.
Pour réfléchir sur une guerre il faut comprendre son arrière-plan historique. G.D Khoury, dans « Lettre à mon petit-fils », revient sur l’Histoire de la région depuis l’Empire Ottoman et rappelle que l’État d’Israël est né à une époque qui était aussi celle des indépendances nationales. « Alors, que pouvons-nous encore pour la paix au Moyen-Orient ? Nous ne sommes plus à l’heure des empires coloniaux, et le monde est devenu un village où chacun doit tenir compte de l’autre. Il faut donc renoncer aux manœuvres d’exclusion qui ne pourront que retarder les catastrophes, mais non permettre de les surmonter. » (p.72)
Frédéric Nathan-Murat se penche aussi sur l’Histoire et ses conséquences à travers ceux qui vivent le conflit, faisant la part de ce que chacun peut ressentir en pensant à sa situation présente ou au passé qu’il porte avec lui. Il pose des mots sur le sentiment d’injustice, la souffrance de l’un et de l’autre : « Pourquoi ne pas voir la détresse de celui-ci, ghettoïsé sur sa terre, étranglé de privation économique, invalidé dans la possibilité de se mouvoir comme de se dire ? Pourquoi ne pas entendre la détresse de celui-là, exilé de ses ghettos, sans terre depuis la destruction du Temple, empestant la puanteur de l’Histoire, antisémitisme et Shoa, qui ne laisse guère de choix ? » (p.61)
Il existe une détresse d’où que l’on observe ce qui se passe. Jacques Derrida se place, lui aussi, du point de vue de tout Israélien ou Palestinien, pour reconnaître le mal qui a été fait et ce qui nourrit l’amertume. Il n’est point de solution si ce n’est de « re-commencer » là où ce mal existe, en voyant avec lucidité la part d’irréparable qu’il contient : « Il faut réparer, autant que possible, il faut transfigurer les griefs les plus légitimes, il faut surtout partager la terre, il faut partager ce qu’on nomme, dans un vieux langage dont il serait urgent de changer, la souveraineté. » (p.55)
Là où Derrida parle « de faire de l’avenir avec du mal irréparable » (p.55), Mahmoud Darwich pose la nécessité d’une prise de conscience, celle que les uns et les autres devront vivre ensemble. Toutefois il réaffirme la liberté et l’égalité comme préliminaires à toute paix. « La Palestine historique est désormais le pays de deux peuples condamnés à coexister, aimantés qu’ils sont par la gravité d’un seul et même lieu. La force de ce que l’Histoire a fait de vous et de nous dépasse désormais le poids du mythe et ni vous ni nous ne pourrons faire abstraction de l’Autre ou dominer son destin et l’image qu’il a de lui-même. » (p. 58)
La reconnaissance du réparable et du non réparable, de ce que l’Histoire a décidé de l’avenir des uns et des autres, implique aussi d’affronter ce qui se cache sous cette violence. C’est ce que fait Dominique Simonney, psychiatre et psychanalyste : « Le sang ne vient que trahir l’impuissance de la parole et le débordement d’une sombre jouissance où la mort annoncée de l’Autre masque mal que c’est la sienne qu’implacablement on programme. » (p.135) Refuser l’aveuglement et les masques est possible par la parole : « Seule la parole, qui engage, promet, réconcilie, pardonne, mais aussi maudit et condamne, peut faire tenir un groupe à travers les âges, c’est elle qui lie et délie, scelle le sort d’un groupe. » (p.135)
Paroles nécessaires, analyse et réflexion permettent de prendre en compte des dimensions historiques, philosophiques, psychanalytiques pour dépasser ce qui est de l’ordre du pulsionnel. Mais place doit aussi être donnée à une parole qui jaillisse de l’humain. Le rabbin David Meyer appelle à une perception du conflit qui dépasse l’abstraction et s’arrête sur les victimes elles-mêmes : « Plutôt que des chiffres nous rappelant l’ampleur d’une tragédie qui ne cesse de grossir, essayons de voir la longue liste des noms et des prénoms, des histoires personnelles et des vies brisées. Prenons le temps et faisons l’effort de connaître les vies et les identités de ceux qui sont les victimes de ce conflit, car c’est en redonnant à cette tragédie un visage humain, que nous pourrons, peut-être, recréer une dynamique du respect de l’autre et de la paix. » (p.156) David Meyer se place ainsi à la jonction des deux versants de ce livre où s’entremêlent réflexions sur la guerre, témoignages individuels et textes littéraires qui sont cris de souffrance.
Souvenirs de rencontres, scènes
et anecdotes sont ici relatées avec des mots à la fois simples et émouvants.
Ainsi le docteur Eyad el Sarraj
raconte comment il a été élevé dans la haine des Juifs et ce qu’il a ressenti
après avoir échangé quelques mots avec un jeune soldat israélien : « Je
n’oublierai jamais son visage. Je crois que je décidai alors de penser que les
Juifs sont des humains comme nous, et que je ne serais jamais capable de tuer. »
(p.79) Élias Sanbar se souvient d’un reportage tourné
à Hébron : « Interviewé, un jeune soldat chargé de veiller à l’application
de la mesure (il s’agissait d’un couvre-feu sélectif) eut cet échange
avec le journaliste : - Comment faites-vous pour distinguer les civils
juifs des civils arabes ?
- Ceux qui ont l’air de Juifs désespérés sont palestiniens. » (p.47)
Une grande place est faite à la poésie pour évoquer la souffrance qui accompagne la guerre. L’image des enfants palestiniens revient dans nombre de ces textes. Privilégiant le rêve de la patrie qui a été confisquée, Mohamed Kacimi atténue par les images la violence et la mort pourtant tellement latentes dans « Dieu, et si tu oublies Jérusalem ! » : « Toutes les Palestines trouvent leur carte dans les yeux des enfants qui crient en hébreu au visage des soldats, aussi nombreux que les étoiles du ciel et les grains de sable de la mer. » (p.121) Dans « Palestine », Jamel Eddine Bencheikh dit un temps paralysé en deçà de toute paix : « Ruine figée à contretemps / Comme un pas qui se suspend / À la mémoire / Tandis que s’agrippe la ronce / À tes morsures » (p.162) Dans « La rose… », Salah Stétié parle d’une souffrance qui transcende l’individu et dont Jérusalem devient la métaphore : « Brûlure est cette ville et dans ses cils / Il y a une eau qui tremble / Rêvant d’un frais cheval rêvé par les colombes » (p.143) Jean-Michel Hirt écrit lui aussi sur la ville dans « mont du temple » et souligne le poids d’une douleur qui rapproche les enfants d’un côté et de l’autre : « Jérusalem tendre poupée fardée de poussières / détrempée de pourriture noble / comment t’oublier toi qui rigoles du sang / enfants d’Izieu et de Gaza / comme vous vous ressemblez » (p. 172)
Le poème de Rony Somek, traduit par Michel Opatowski « En réponse à la question : quand commença ta paix ? » introduit une tonalité plus légère mais non moins profonde : « Au mur du café près du bidonville / les cheveux de Ben Gourion défient le vent / et à côté, dans un cadre identique, le visage d’Oum Kalsoum / ressemble à un gâteau. / C’était en 55 ou 56, et j’ai pensé que si l’on accroche l’image / d’un homme et d’une femme l’un à côté de l’autre / ce seront sûrement des mariés. » (p.17) Dans « À la porte du temps », Sylvestre Clancier invoque tout ce qui sert à écrire comme voie possible vers la paix : « Stylets, calames / Plumes et stylos / Géographes de nos rives / Fixez leurs traces / À la porte du Temps./ Guetteurs de vérité / Sur la page redécouverte / Tracez le signe / La marque de la fraternité. » (p.185)
Un très proche Orient rassemble ainsi des textes à la fois très variés et très forts, qui se succèdent, si nombreux au fil des pages, qu’ils arrachent le lecteur à ce qu’il croyait savoir, pour le projeter vers la scène où aujourd’hui même, comme l’écrit André Bercoff, Ismaël et Israël continuent de « s’empoigner au-delà la haine » (p.117). Plus que jamais la question posée par Nedim Gürsel reste d’actualité : « Jusqu’à quand le monde fermera-t-il les yeux devant la mort des enfants qui tombent des arbres comme des oiseaux ? » (p.123) Que dire sinon que ce livre soit lu et relu et que croisse la « mosaïque » de mots réunis par Sapho ! Il faut croire à la force de la parole écrite, à sa capacité à se répandre, mosaïque toujours plus vaste, flux de ce qui doit rapprocher pour unir.
Cécile Oumhani
(le 1er août 2002)