La
dernière frappe du révisionnisme médiatique
Réflexions sur le livre de BENAMOU
Georges-Marc, Un mensonge français. Retours sur la guerre d’Algérie,
Robert Laffont, Paris, 2003, 345 p., prix : 21 €
La
crise algérienne donne lieu, ici et là, en France, à des tentatives pour
réhabiliter moralement la colonisation et l’absoudre de ses péchés. Faute de
parvenir à concevoir un rapport d’égalité avec l’Algérie, les nostalgiques de
l’ordre colonial œuvrent à la déconstruction de la mémoire collective que le
peuple algérien garde de la domination française. Ce projet et la stratégie de
sa mise en œuvre ne sont pas séparables. Le seul moyen pour assurer le succès,
c’est de ne pas reculer devant la pratique du détournement, de l’occultation
des travaux des historiens qui portent un regard neuf sur les rapports
franco-algériens en les dépouillant de leur lot de ressentiments et de mythes.
Le genre qui convient le mieux à la falsification de
l’histoire est l’examen d’un problème en pièces détachées. On peut dès lors
faire de l’histoire tout en affirmant n’avoir pas l’intention d’en faire.
Georges-Marc Benamou est coutumier de cet exercice. Dans l’exploitation du
révisionnisme médiatique, voici un travail rapide qui accumule les erreurs et
les omissions[1],
multiplie les citations sans références, et convoque surtout des témoignages et
des ouvrages de seconde main. Même s’ils sont incidemment cités, des historiens
aussi fondamentaux que
Non que Benamou, de fait, ne pose pas quelques questions
vraies –mais celles qu’il pose sont partielles. Et il leur donne des réponses
dans un certain air du temps : dans l’histoire algéro-française, il
n’apprécie que le delta sans quasiment dire un mot du fleuve dont il a charrié
les alluvions.
Pratiquement
pas un mot sur le bientôt bi-séculaire contentieux franco-algérien. A peine une
douzaine de lignes, page 250, en remords furtivement tardif, sur les ignominies
coloniales qui ont pesé si lourd. Même pas un rappel de la sanglante conquête
de l’Algérie ; si l’on y décompte les centaines de milliers de morts de la
famine de 1868, produite sur le lit du bouleversement du mode de production communautaire
sous les coups de l’intrusion du capitalisme, elle coûta à l’Algérie autour
d’un million de morts, soit pas loin d’un tiers de sa population. Rien sur les
brutales répressions des insurrections qui s’ensuivirent au XIXe siècle, rien
sur celle de l’insurrection de l’Aurès en 1916-1917. Si les milliers de victimes
de l’insurrection du Constantinois au printemps 1945 sont notées à la va-vite
(mais dites de responsabilités algériennes éventuelles), rien sur le bilan
humain global de la guerre de 1954-1962.
Si
l’historien ne peut à l’évidence retenir les chiffres algériens officiels de
mobilisation victimisante, et si l’on retient l’évaluation plausible de
Pas un
rappel non plus, même succinct, de la spoliation foncière qui porta pendant
l’Algérie française en superficie sur 2/5 des terres, mais plus si l’on tient
compte de la qualité desdites terres : les convoitises coloniales
s’étaient portées naturellement sur les meilleures d’entre elles. Il n’y a que
les Palestiniens qui, dans l’histoire des colonisations, aient été davantage
dépossédés (80% de leurs terres ont été confisquées si l’on en croit tels
« nouveaux historiens » israéliens ). Rien non plus sur les famines
et les disettes, souvent accompagnées de choléra et de typhus –1868, 1888,
1897, 1909, 1917, 1920[11]-,
sur celle de 1941-42, aggravée par le typhus[12],
rien sur les épidémies dévastatrices, non jugulées par un encadrement sanitaire
squelettique. Pas davantage de notations, si ce n’est par vagues et hâtives
allusions, sur l’inégalité systématique institutionnalisée et le racisme, les
promesses non tenues, les élections truquées. Juste, à la sauvette, une
notation non analysée sur « un apartheid sans nom » (p. 30). Silence encore sur le
service militaire obligatoire imposé sans contreparties depuis 1912, et qui
s’imposa effectivement à partir de 1916 à des classes d’âge entières pendant
trois décennies, ni sur l’obligation scolaire qui, elle, ne fut jamais réalisée
par la puissance tutélaire qui se targuait de faire œuvre de
civilisation : en 1914, seulement 5% des enfants algériens étaient
scolarisés dans le système d’enseignement français, à peine 10% l’étaient au moment
du déclenchement de l’insurrection de 1954.
Certes
on conviendra sans difficultés que la colonisation ne fut pas qu’une abjection
–elle fut par certains aspects, au moins dans sa bonne et dans sa mauvaise
conscience- relativement différente de
la pure réification marchande et financière de la mondialisation capitaliste
actuelle. Mais elle fut, aussi, largement une ignominie.
Dans le
cas de Georges-Marc Benamou, Français d’Algérie et juif arraché tout jeune
enfant à sa patrie algérienne, même une douleur réelle n’autorise pas à dire
n’importe quoi. Ainsi, « totalitarisme » est mis dans son livre à
toutes les sauces. Le FLN fut pour lui « totalitaire », « un
parti totalitaire ». Souvent, terrorisme est traité en quasi synonyme de
totalitarisme. Or, autoritaire et cruel ne veut pas forcément dire totalitaire.
Pour qui connaît un tant soit peu le FLN comme objet d’histoire, en aucun cas
l’historien ne pourra retenir le concernant la signification courante que le
terme de totalitaire a prise depuis Raymond Aron et Hannah Arendt –celui d’une
religion séculière imposant à la société et à l’État le poids de sa terreur
idéologique-, mais bien davantage l’acception des idéologues italiens Alfredo
Rocco et Giovanni Gentile, pour lesquels il signifia la dévotion absolue à la
nation et au pouvoir d’État.
En fait
de totalitarisme, le FLN fut surtout la projection politique de l’esprit de
surveillance et de l’unanimisme communautaires de la société algérienne. C’est
pourquoi, tout violent qu’ait pu être sur le terrain le FLN/ALN, il surfa plus
sur certaines tendances profondes de cette société qu’il ne s’imposa à elle par
la seule violence. L’unicité et l’unanimisme cultivés par l’idéal communautaire
y répondirent en écho, par exemple, au discours populiste révolutionnariste
d’un Boumediene. Pour cela, même autoritaire et violent, le FLN –celui du moins
qui a triomphé- ne peut même pas être considéré comme une vraie dictature.
Par
ailleurs, contrairement à ce que dit l’auteur d’Un Mensonge français, le
FLN ne fut pas un « parti », mais un front supervisé par un appareil
militaire. Il n’eut en tout cas rien à voir avec un parti communiste à la
soviétique : il ne fut jamais qu’une courroie de transmission du pouvoir
d’État tôt militarisé, et non le maître de ce même pouvoir d’État comme il le
fut en URSS. Citant Guy Pervillé, Benamou écrit que les institutions du FLN
furent « inspirées des statuts du PC de l’URSS » (p. 207). Le FLN
s’inspira en effet dans ses statuts de 1959 du modèle du « centralisme
démocratique ». Mais ce qu’il oublie de dire, c’est que ces statuts furent
soigneusement expurgés de toutes les références de classes. La direction du
FLN, cartel d’élites d’origines diverses et sans autre dénominateur commun que
la libération de l’Algérie de la servitude coloniale, évoluait au-dessus de
multiples factions.
Il y
eut en effet de tout au FLN. Même si un appareil militaire violent y a très tôt
emporté –cela dès l’été 1957-, cela n’autorise pas à mettre sous le boisseau
les talentueux ministres et cadres civils, et tous ces hommes de dossiers qui
–à l’UGTA, dans les ministères et ambassades du FLN- y travaillèrent avec
acharnement et avec un esprit ouvert à la libération de leur patrie. Que
Georges-Marc Benamou lise par exemple les mémoires de Saad Dahlab, le dernier ministre
des Affaires Étrangères du GPRA[13],
s’il est désireux de remédier à ses jugements tranchés.
Et, en
1955-56, même un pur maquisard comme Belkacem Krim était partisan de formules
de compromis, formules que le blocage de la situation politique enterra. Si vraiment,
comme un Alain Savary en avait engagé le processus, une stratégie par étapes à
la tunisienne avait été fermement proposée au FLN, tous les documents
disponibles indiquent que sa direction l’aurait acceptée. On sait –mais Benamou
ne le sait pas ou ne le dit pas- que le torpillage prit la forme, le 22 octobre
1956, de la piraterie aérienne française qui suspendit toute vraie négociation
pour quatre ans. Dans les thrènes que l’auteur adresse ici et là aux occasions
perdues, Alain Savary, désavoué par son lâche gouvernement, et acculé à la démission,
n’a droit à aucun salut. Ce n’est à vrai dire pas que le 6 février 1956 que Guy
Mollet s’est « déshonoré », « et avec lui la République »
(p. 86).
Parmi
les procès qu’il instruit contre De Gaulle, l’auteur lui reproche d’avoir
intronisé le FLN comme seul représentant du peuple algérien, notamment à la
suite des manifestations citadines de décembre 1960 qui lui démontrèrent la
représentativité dudit FLN. : « La leçon du voyage. Oui, décidément,
le FLN, c’est l’Algérie » (p. 179). En effet, même s’il n’était pas le
seul mouvement nationaliste en scène –il y avait le MNA-, et que cela plaise ou
non, le FLN incarnait l’indépendance depuis si longtemps désirée par le peuple
algérien. Ce n’est pas De Gaulle à lui seul qui en fit « l’incarnation de
la nation algérienne. » En
histoire, on ne choisit généralement pas ses interlocuteurs. Ils s’imposent à
vous. En l’occurrence, qui avait lancé et conduit la guerre, si ce n’est le
FLN ? Et en toutes circonstances, discuter avec des fantoches, avec des
interlocuteurs préfabriqués ou de convenance, est une perte de temps et une
faute politique.
Quant à « l’anticolonialisme
totalitaire », qui est un des topoi du livre, un syntagme bricolé
ne peut tenir lieu de concept. Et il faut savoir ce que totalitarisme veut
dire. Que l’anticolonialisme soit devenu une norme éthique n’autorise certes
pas le manichéisme échafaudé en son nom, mais pas non plus sa dévalorisation
vulgaire en épouvantail politique. Historiens, nous n’avons rien à voir avec ce
procès intenté aux « images pieuses » qui auraient été imposées par
ce « totalitarisme. » Rappelons que les images que propose
l’historien ne peuvent qu’être impies parce qu’il tente de dire le vrai contre
tous les stéréotypes et contre toutes les conventions de toutes les histoires
officielles et l’exposent aux feux croisés des uns et des autres. Nous les
avons subis l’un et l’autre et nous en sommes fiers. Et, contrairement aux
allégations de l’auteur pour qui l’histoire de la guerre d’Algérie « ne
s’étudie pas » (p. 36), nous sommes quelques-uns à penser contribuer à
l’écrire.
La
« religion anticolonialiste »
(p. 101) n’était en tout cas pas hégémonique dans les années cinquante ;
elle était plutôt à contre-courant. L’un de nous (GM) a en mémoire, dans son
expérience de lycéen, les boycotts et l’ostracisme dont quelques-uns de ses
condisciples et lui-même furent pour cela l’objet au très bourgeois lycée
Ampère à Lyon, sans compter les tabassages par les CRS lors de manifestations anticolonialistes,
pour ne pas parler de la répression qui s’abattit sur les jeunes
anticolonialistes ou soldats refuzniks. G. M. Benamou a-t-il entendu parler de
Jean Muller ? Connaît-il le sort qui fut celui de Marc Sagnier ? Même
si la répression y fut quantitativement moins sanglante que celle du 17 octobre
contre les Algériens, les victimes du métro Charonne, le 8 février 1962,
étaient bien des militants communistes anticolonialistes.
Et ne
pourrait-on être anticolonialiste sans épouser le manichéisme de Sartre, de
Fanon ou de Ben Bella ? Lutter pour l’indépendance de l’Algérie, ce
n’était pas forcément approuver en tout le vent dominant au FLN dans ses
schématisations communautaristes, et il n’y eut pas qu’Albert Memmi et Raymond
Aron dans ce cas. Des anticolonialistes aussi prestigieux que Francis Jeanson
ou Henri Curiel eurent des débats parfois très vifs avec des militants de la
Fédération de France du FLN, voire eurent maille à partir avec lui. Alors,
« de leurs utopies [des « anticolonialistes totalitaires »,
NDA], il ne reste rien que des cendres, des ruines » ? (p. 113).
Notre contempteur d’anticolonialisme range dans ces dernières la
« révolution algérienne. » Or, le terme de « révolution »
ne fut, au FLN, que l’équivalent sémantique de guerre de libération ou de jihâd.
Et, avec Boumediene, le discours et la pratique révolutionnaristes furent une
rhétorique et un moyen de clientéliser globalement le peuple pour qu’il reste
docile et soumis au pouvoir d’État. Ceci dit, une aspiration libertaire, celle
qui mut les hommes de la guerre d’indépendance, ne peut en aucun cas être
confondue avec sa mouture bureaucratique. Et, en histoire, tout est
dialectique, et toute analyse tranchée qui ignore la dialectique relève plus de
l’idéologie que de l’histoire.
Alors,
quels peuvent être les dessous des dénonciations de Benamou ? Ne
s’inscrivent-elles pas en contrepoint de ses sanglots mal contenus sur
« l’ultime soupir de l’Empire (avec une majuscule, NDA) français »,
sur « le terminus de l’histoire pour la France d’hier » p. 18).
Serions-nous dans la plus ordinaire des nostalgéries ? Les femmes
algériennes sont toujours « les fatmas » (p. 34, p. 96…), sans
majuscules et sans guillemets… En tout cas, nous sommes dans le narcissisme
nationaliste français : l’auteur adresse un péan à cette Algérie française
qui aurait été « le produit de cette culture laïque et
universaliste » (p. 51), mais en ignorant apparemment que ce fut selon une
variante de cette culture qui confisqua les biens dévolus aux fondations
pieuses et au système d’enseignement traditionnel (biens habûs)
et les fit servir à instrumentaliser l’islam par un clergé musulman aux
ordres ; et qui, aussi, institutionnalisa la discrimination et le racisme.
Ne se contredit-il pas quand il parle d’ « apartheid » (p.
30) ? A moins que l’apartheid ne fasse partie des catégories de
l’universalisme…
Que
dire du panégyrique de Camus qu’il dresse en tentant laborieusement d’éclaircir
sa fameuse formule : « Je préfère ma mère à la justice »
(traduisons : je préfère les Français d’Algérie au FLN, son combat fût-il
juste). Mais, s’en étonnera-t-on, silence sur le Jules Roy de La Guerre
d’Algérie[14]
qui préférait, de son côté, aimer autant la justice que sa mère, Jules Roy,
tout autant Pied-Noir que Camus, et au surplus colonel de l’armée de l’air et à
contre-courant de son milieu militaire d’origine : il déclara finalement,
non sans douleur, ne pouvoir que soutenir le camp des pouilleux violentés. La
seule fois où Benamou mentionne Jules Roy (p. 249), c’est pour noter qu’un vieux
colon qui lui ressemblait était antisémite. Ceci dit, il ne faut surtout pas
comprendre que Jules Roy l’était.
Comme
Camus, notre auteur ne dit jamais « les Algériens », mais « les
Arabes », conformément aux vieilles taxinomies coloniales –qui furent aussi
celles de Maurice Thorez- qui voyaient en les Algériens une mosaïque de
communautés : « Les Arabes, les Kabyles et les Européens » (p.
265). Cela ferait rire aujourd’hui même le plus obtus des islamo-arabistes ou
le plus benêt des berbéristes. Quelle amertume : il y a des gens qui en
sont encore là au début du XXIe siècle… La citation que Benamou produit page
94, tirée de la préface de Camus aux Chroniques algériennes en 1958,
pourrait à la virgule près figurer dans n’importe quel rapport d’officier français
du 2ème Bureau. Qu’on en juge :
[Si Camus] « ne peut approuver une politique de conservation ou d’oppression, [il ne peut] non plus approuver une politique de démission qui abandonnerait le peuple arabe à une plus grande misère, arracherait de ses racines séculaires le peuple français d’Algérie et favoriserait seulement, sans profit pour personne, le nouvel impérialisme qui menace la liberté de la France et de l’Occident ».
Le
livre fonctionne aussi, au moins implicitement, comme une défense de l’universalité
du capitalisme et du marché, et parfois fort explicitement, comme un
dédouanement de la guerre de reconquête coloniale française et de son arsenal
répressif corollaire. Par exemple, il est dit, sur les manifestations citadines
de décembre 1960 organisées à l’occasion de la visite de De Gaulle, que
« les forces de l’ordre […] ne savaient plus qui réprimer » (p. 176).
Doit-on rappeler qu’elles l’ont vite su ? : il n’y eut, parmi les
morts, pratiquement que des Algériens alors que les manifestants acclamaient le
FLN, et, en même temps, soutenaient la politique gaullienne engagée par le
discours du 16 septembre 1959. Mais, chez Benamou, cela donne :
« Chacune des étapes du général De Gaulle a ainsi apporté son lot de morts
arabes et européens ». No comment.
Toujours
sur la répression, le général Massu et le colonel Godard, dits « hostiles
à toute ségrégation » (p. 52), sont présentés, ou peu s’en faut, comme de
doux humanistes alors que tous les gens normalement informés savent que, quels
que fussent les prurits humanitaires de tel ou tel, l’armée française fut plus
massivement et plus industriellement tortionnaire que certains éléments d’une
ALN, fondamentalement artisanale dans sa violence, et qui, au moins, luttait
pour l’affranchissement des Algériens ; et que les Algériens se défendaient
contre un conquérant qui les avait conquis dans la brutalité. Quand on ne se
contente pas de l’écume des aboutissements factuels, c’est la violence
française qui fut première. Certes, Mouloud Feraoun, dans son Journal[15]
« dresse un portrait terrifiant des futurs maîtres de l’Algérie » (p.
208). Saisi par le syndrome de la dénonciation hémiplégique qu’il juge par
ailleurs sévèrement, notre dénonciateur oublie de dire que Feraoun brosse un
tableau tout aussi terrifiant des pratiques de l’armée française.
Au
vrai, ces « Arabes » combattent-ils vraiment pour leur liberté ou
sont-ils primairament soumis à leurs pulsions violentes quand ils ne sont pas
tout bonnement manipulés ? Les pages 179-180 offrent au lecteur une anthologie
de facture coloniale sur ces jeunes d’Alger incapables d’agir, en décembre
1960, sans sollicitations extérieures. En d’autre temps, on enseignait que les
« indigènes » étaient « influençables. » Si ces jeunes se
sont alors mobilisés, ce fut, d’après notre auteur, du fait d’une manipulation
de « militaires d’obédience gaulliste des SAU »[16]. Si
l’on ne peut exclure de telles manœuvres pro-gaullistes, qui, en fait, durent
simplement signifier aux manifestants qu’ils avaient le champ libre, les acteurs
que met en scène le texte de Benamou, appartiennent bien à une masse manipulée
(donc manipulable), laquelle a donc affronté les balles des « forces de
l’ordre » en brandissant des drapeaux algériens cousus dans
l’improvisation (les manipulateurs français avaient-ils été à ce point
inconséquents qu’ils ne leur avaient pas fourni les drapeaux ?), mais,
selon cette version, sans la spontanéité sur laquelle tous les rapports militaires
français conservés aux archives insistent d’abondance ; cela à tel point
que l’organisation FLN d’Alger prit le train en marche en tâchant à la va-vite
d’encadrer les manifestations. Des musulmans manipulables, et qu’il vaudrait
mieux laisser à leur torpeur, cela renvoie à un essentialisme d’école primaire
orientaliste sur l’islam. L’islam incontournable.
Un
demi-siècle plus tard, « rien n’a changé » (p. 16), puisque
ressurgissent des affaires de foulard. C’est évidemment faux ; tout a
changé : les femmes, en Algérie, souvent contre leur société et contre le
pouvoir, sont courageusement devenues des actrices de leur vie, et souvent des
militantes ; et elles sont quasiment toutes scolarisées. Nous sommes des
laïques et nous n’aimons pas le voile, pas plus en France qu’ailleurs, car nous
savons combien il est signe d’oppression masculine et de ségrégation sexuelle
sous des oripeaux prétendument musulmans.
Ceci dit, en France, il est d’ores et déjà résiduel et il est symptomatique
d’un malaise multiforme porté structurellement par la sauvagerie capitaliste
actuelle, génératrice de régression sociale et de violence, et productrice des
replis communautaristes qui fragmentent
et fragilisent les résolutions politiques.
Il y a
certes un obscurantisme sous couleur d’islam ; il existe, mais pas comme
une essence qui serait en soi musulmane : Benamou note lui-même, en se
référant à Germaine Tillion, que telles
tendances réactionnaires plongent beaucoup plus leurs racines dans la préhistoire
que dans l’islam tard-venu. Et les stéréotypes sur un islam en soi
obscurantiste font bon marché des tendances rationalistes actuelles très
vivantes dans le monde arabe –vivantes mais suspectées ou pourchassées par les
pouvoirs- sans compter celles de l’islam classique où le terme de ilhâd
(athéisme) est attesté plusieurs siècles avant l’apparition de son synonyme
français. Mais Benamou accrédite les facilités/vulgarités médiatiques
ignorantes de vent d’Ouest à la mode sur le « choc des
civilisations. » Celles qui représentent une césure qui serait essentielle
entre Islam et Occident.
Ces
« Musulmans », ils se sont rendus coupables de tortures
« pratiquées par l’ennemi algérien » (p. 33) sur les Français
d’Algérie. La réalité oblige à dire qu’elles furent beaucoup plus largement appliquées
par des Algériens à d’autres Algériens, ceux qui étaient réputés traîtres et
qui furent, de fait, souvent impitoyablement traités. Mais, à lire Benamou (p.
81), on peut comprendre que seuls des Français furent torturés et exécutés par
la police de Boumediene après l’indépendance. Qu’il se rassure : les
Algériens à l’avoir été furent sans comparaison bien plus nombreux que les Français.
Et jamais la violence ne sépara les « Musulmans » des
« Européens ». Elle exista en intensité variable dans les deux camps.
Les
seuls « Arabes » que Benamou sauve, les hommes de son cœur, ce sont
les « libéraux » de l’UDMA réputés francisés, placés par l’appareil
militaire comme tête d’affiche internationale au GPRA, en particulier la figure
emblématique de Ferhat Abbas, qui est dit croire encore en 1945 à l’intégration
à la France (p. 267). Au prix d’un travestissement de leur itinéraire :
l’auteur ignore le Manifeste du Peuple algérien qu’Abbas signa en 1943,
et qui était déjà bien loin d’être un manifeste intégrationniste. Les autres
sont renvoyés aux gémonies dans une thématique, voisine de celle du
maccarthysme, comparable à celle de ces
officiers français du 2ème Bureau qui assimilaient faussement le FLN
au communisme ennemi du Monde Libre.
Finalement,
on l’aura compris, ce livre pèse lourd de son poids de nostalgies coloniales et
nationalistes françaises. « L’agonie de l’Algérie française » est vue
comme « une amputation » (p. 249), « comme ce fut le cas pour
l’Alsace-Lorraine » en 1871 : Thiers – De Gaulle, même combat. Et les
« Arabes » ont tout lieu de regretter d’avoir disjoint leurs destins
de ceux de la France : n’y eut-il pas des enfants pour scander à Oran
« Algérie française ! » lors de la visite de Chirac en mars
2003 ? Au vrai, le régime algérien actuel est tellement honni et méprisé
que tout ce qu’il clame est suspecté et rejeté, y compris parfois même la geste
résistante de 1954-62 dont il se réclame et qu’il manipule. Il n’y a donc rien
d’étonnant qu’une partie de l’opinion algérienne le voie comme un prolongement
du système colonial. Il n’y a rien d’étonnant non plus que la nostalgie
coloniale puisse figurer un remède à la dureté des temps et servir à
stigmatiser le pouvoir algérien. Faut-il préciser que cela n’entache en rien la
légitimité du combat du peuple algérien pour son indépendance ?
Plus
franco-françaises sont les autres accusations du livre, notamment la charge
portée contre De Gaulle, jugé piètre négociateur et politique médiocre ayant
agi dans l’imprévision. Surtout, il est accusé de « lâchage », voire
de « largage » de l’Algérie. On évite à peine le
« bradage », comme aurait dit Le Pen. C’est là une mouture à peine
nouvelle des vieux procès faits à De Gaulle par le nationalisme français et
tels de ses procureurs français d’Algérie. Le FLN est accusé d’avoir été
« allié à De Gaulle » (p. 56), comme si un accord de compromis entre
adversaires était une alliance. Mieux : il aurait existé un « axe De
Gaulle-Sartre » (p. 100) et, même, De Gaulle aurait été le
« complice » de Sartre (p. 103), Sartre aurait été le « Malraux
off » (p. 107) du président de la Ve République. Il ne saura être question
ici d’exonérer Sartre de son manichéisme et de ses jugements tranchés ;
mais tout de même ; une attirance éventuelle, d’ailleurs à mieux
démontrer, n’est pas une alliance et elle ne constitue pas un
« axe. »
Au
surplus, nous nageons en plein contresens quand nous voyons traiter De Gaulle
de vulgaire cartiériste séduit par un frileux repli hexagonal. En fait, on sait
maintenant que De Gaulle fut un politique soucieux de l’arrimage à l’Europe et
à la mondialisation capitaliste, qui déjà se profilait, et cela sous les scansions
vergogneuses gaulliennes du national, ainsi que l’a lumineusement montré
l’historien Harmut Elsenhans, professeur à l’université de Leipzig. Sa grande
thèse sur la guerre d’Algérie était parue à Munich en 1974. Benamou, qui ne la
connaît pas, est à l’unisson du narcissisme français ordinaire qui répugne à
lire les langues étrangères. Tout de même, Elsenhans a fini par être traduit en
français et publié en France en 1999. Il aurait donc pu le lire.
Rien de bien nouveau dans Un Mensonge français sur
les préparatifs du retour au pouvoir de De Gaulle, si ce n’est beaucoup de
remplissage journalistique. Rappelons sur ce point que Christophe Nick, qui est
une fois cité, a fait sur ces matières
le point de manière exemplaire[17]. Ce
qui est surtout attaqué, c’est le « dogme » d’une
« infaillibilité gaulliste sur la question algérienne » (p. 168)
(alors que les historiens sont d’accord sur l’empirisme et le pragmatisme du
président De Gaulle) ; et surtout, il fut le responsable d’une
« défaite française ». Sur les menaces de partition de l’Algérie,
pour lesquels fut utilisé à contre-temps Alain Peyrefitte, le livre ne dit pas
qu’elles ne furent vraisemblablement envisagées que comme un moyen de pression
sur le FLN.
Ce sont les accords d’Évian qui sont principalement
portés au passif de De Gaulle, ces accords qui auraient été par lui bâclés, et
jamais respectés (« violés », p. 41) par un FLN qui aurait négocié
avec l’idée bien arrêtée de ne pas les honorer (pp. 203 et sq.). Benamou ne dit
pas que les hommes qui appliquèrent les accords d’Évian ne furent pas ceux qui
avaient négocié ces accords : pour résumer, les ex-centralistes du MTLD,
Ben Khedda et Dahlab, vrais politiques et hommes de dossiers, chassés de l’exécutif algérien en août 1957
par les colonels de pouvoir, et rappelés au GPRA en août 1961 parce qu’ils
étaient les plus capables de conduire avec les Français la négociation –ceux-là
même que Benamou range sans discernement parmi « les révolutionnaires de
Tunis. » (p. 205) De cette conduite, l’appareil militaire algérien, et
notamment le segment militaire qui avait le vent en poupe –l’État-Major Général
(ÉMG) dirigé par le colonel Boumediene- était bien incapable.
Fut
donc déléguée la charge de la négociation à cette équipe de civils compétents
où émergea aussi la figure brillante du jeune Mohammed Seddik Benyahia. Mais,
pendant toute la poursuite des pourparlers, les hommes de l’ÉMG ne cessèrent de
les dénoncer démagogiquement comme traîtres et néocolonialistes, tout en
reconnaissant en privé que de tels accords étaient inévitables. Puis, la paix
et l’indépendance acquises, ils congédièrent lesdits civils et s’emparèrent du
pouvoir par la force à l’été 1962. Il est donc faux d’écrire que « la
plupart des dirigeants du FLN ne voulaient pas appliquer ces accords ».
Ceux qui les ont contractés furent exclus du pouvoir et marginalisés. Sans
compter que l’OAS aida aussi puissamment à les rendre inapplicables. Ceci dit,
aucune guerre ne se termine bien car aucune guerre n’est génératrice de morale.
Benamou, lui, ne voit « pas une seule qualité aux accords d’Évian »
(p. 212) alors même qu’ils consacrèrent l’inéluctable indépendance de l’Algérie
et qu’ils mirent fin à une guerre cruelle et injuste imposée à un peuple
pauvre, opprimé et mal armé.
Dans la
cruauté de la guerre, il y eut le sort des harkî(s). Benamou
parle à leur sujet de « massacre collectif » à raison de dizaines de
milliers de massacrés. A vrai dire, et
si l’on veut faire œuvre d’historien sachant raison garder, une série de
massacres, même sanglants, ne relèvent pas forcément de « l’extermination
systématique » (p. 221). Les horreurs dont les harkî(s)
furent les victimes ont été décrites, et nous avons été un de ceux qui ne
craignirent pas d’en parler. Mais dans certaines régions –l’Ouest Constantinois
notamment-, les harkî(s), qui furent tout sauf des enfants de
chœur, avaient fait des dégâts et s’étaient attiré la haine de bien des
populations. Il faut le dire.
Ceci
dit, jamais ni Ben Khedda, ni l’ÉMG, dirigé par Boumediene, ni personne au
GPRA, n’a jamais donné des ordres de massacrer. C’étaient des hommes d’ordre à
qui l’anarchie du printemps 1962 faisait horreur. Mais la direction de Tunis
était obsédée par les conflits internes et la course au pouvoir conduite par
l’ÉMG. Il y eut nombre d’actions de sous-ordres, souvent des « marsiens[18] »,
ralliés tardifs à l’ALN qui tenaient à surprouver dans le sang un patriotisme
tardivement démonstratif. Souvent, des communautés, dont, à l’origine, telles jamâ‘a(s)[19]
avaient choisi parmi leurs jeunes hommes lesquels iraient à l’ALN et lesquels
iraient dans les harka(s), protégèrent leurs ressortissants.
Lorsqu’ils purent rejoindre leurs contribules, les harkî(s)
purent être plus facilement protégés que lorsque l’isolement les rendait plus
vulnérables.
Les
« 10 000 disparus » parmi les harkî(s), ce n’est pas là
un chiffre « gaulliste », ainsi que le représente Benamou, c’est le
chiffre avancé par Jean Lacouture dans Le Monde en novembre 1962 sur la
foi de sources militaires françaises qui avaient bien peu le FLN en sympathie
–il suffit pour s’en convaincre de lire leurs rapports conservés aux archives-,
et qui n’avaient aucune raison de minimiser le chiffre des massacrés. Même si
Lacouture a pu ultérieurement être pris dans l’air du temps de la mobilisation
victimisante en avalisant l’impossible chiffre de 100 000 morts[20]. Sur
ce sujet, contrairement à ce qui est affirmé dans le livre, les archives
françaises ne sont plus complètement « cadenassées ». Les cartons
concernant les massacres des harkî(s) ne permettent en aucune
façon d’avaliser le chiffre de 70 000 victimes qu’avance Benamou . Dans
l’inflation victimisante, certains sont allés jusqu’à 150 000 morts :
encore un effort, et il n’y aura pas eu un seul survivant...
Ces chiffres
idéologiques sont martelés par leurs producteurs sans aucune preuve historique
sérieuse. Rien de tel dans les documents démographiques tels que ceux utilisés
pour ses bilans de victimes de la guerre par
Tous les
rapports évoquent les tâches dégradantes et l’humiliation infligées aux harkî(s).
Une enquête de la Croix Rouge parue dans L’Observateur du Moyen-Orient et de
l’Afrique du 1er mars 1963, évalue le bilan à « des
milliers de victimes. » La Croix Rouge a enquêté sur « des camps de
harkis », mais elle estime dans ce rapport que, « contrairement à
certaines rumeurs », il n’en existerait pas ès-qualités, tout en attestant
l’existence de « camps de travaux publics ouverts » où les harkî(s)
sont surveillés. Au surplus, ajoute la Croix Rouge, « Ben Bella s’est
efforcé, après avoir repris la situation [politique, NDA] en mains, de soustraire
les harkis menacés aux règlements de compte en les transférant dans des régions
où ils n’étaient pas connus. »
Et
Benamou ignore les trois articles fondamentaux de
A titre
hypothétique, l’origine de ces dizaines de milliers de gens tués comptabilisés
comme harkî(s) pourrait provenir d’un amalgame non innocent avec
les Algériens tués d’une manière ou d’une autre par l’ALN/FLN de 1954 à 1962,
et comprenant, outre les harkî(s) tués en 1962-63, les
« traîtres » abattus et les victimes des purges internes de l’ALN,
total général que l’un de nous (GM) a proposé, au grand maximum, à une
cinquantaine de mille en chiffres ronds[26].
Reste qu’il y eut une responsabilité certaine du pouvoir politique français
dans l’abandon à leur sort des harkî(s).
Un Mensonge
français insiste enfin sur le sort des Pieds-Noirs, ces
« empêcheurs de l’histoire » (p. 246)
pour De Gaulle, et surtout sur le massacre du 5 juillet 1962 à Oran. Sur
ces douloureux événements, il n’y aurait « aucune étude historique
définitive » (p. 252). Il ne faut pas pour autant oublier la décisive
contribution de Jean-François Paya à l’ouvrage collectif L’Agonie d’Oran[27], lequel
Paya est le seul, avec Fouad Soufi, à pouvoir écrire un livre sur ce sujet. Là,
le bilan est plausible et Benamou s’y révèle un peu moins non-historien que
d’ordinaire : il y aurait eu à Oran ce jour de 200 à 300 morts sur les 4
000 à 6 000 Pieds-Noirs tués de 1954 à 1962 qu’il comptabilise[28], le
chiffre fourni pour la même période par les archives militaires françaises étant
de 3 666 (soit moins de 0,36% de la population contre 2,7% pour les Algériens
avec les chiffres retenus par Ageron. Il y eut donc, au prorata de la
population, du fait de la guerre, près de 7,5 fois plus de morts côté algérien
que côté pied-noir.).
Dans le
sort des massacrés d’Oran, Benamou évoque une plausible provocation de
« l’ALN de l’extérieur » (une fusillade anonyme qui fit une centaine
de morts, dont les trois quarts d’Algériens, et qui fut suivie par le rapt de
centaines d’Européens et leur massacre à la cité Petit Lac), mais sans dire que
le FLN à Oran, obéissant au GPRA, le Gouvernement provisoire légal, il était
important pour l’armée des frontières et l’ÉMG qui la contrôlait, de démontrer
que ce FLN-là était incapable d’assurer l’ordre alors que des troupes dépendant
de l’EMG le seraient. De fait, ce furent des troupes survenues du Maroc,
conduites par le capitaine Bakhti, qui rétablirent brutalement l’ordre à Oran.
On ne
trouvera pas dans Un Mensonge français d’évocation aussi obsédante de ce
que Pierre Vidal-Naquet a appelé « les crimes de l’armée française »,
ou des crimes de l’OAS, à l’exception de l’assassinat de Mouloud Feraoun, que
de celle des massacres de harkî(s) ou d’Européens à Oran le 5
juillet 1962. Les violences de l’OAS sont aussi factuellement évoquées à
travers les obsessions d’enfance de l’auteur dans la confusion des
affrontements OAS-FLN, et l’évocation de la victime enfantine exemplaire,
Delphine Renard, grièvement blessée lors d’un attentat visant André Malraux.
Plus largement, les violences de l’OAS figurèrent le bouquet final d’une
violence coloniale séculaire. Rien ne permet dans le livre de s’en rendre
compte : c’est que nous y sommes dans l’émotionnel ; pas dans
l’histoire. Finalement, à lire Benamou, les « anticolonialistes
totalitaires » se sentent moins seuls à faire fonctionner leur
« mémoire hémiplégique. »
Enfin,
côté algérien, est-ce innocent d’affirmer que « le seul parti fréquentable
en Algérie [est] le RCD, militant intraitable de la laïcité », et qu’il
« fait partie des principaux partis d’opposition laïcs au FLN » (p.
273) ? D’une part, le FLN n’est plus le pouvoir, s’il l’a jamais
été : c’est beaucoup plus crûment l’oligarchie militaire, qui a pris
décidément barre sur le FLN depuis 46 ans, l’oligarchie militaire, dominante
dans sa sanglante majesté, qui le détient. Quant au RCD, tous les gens
normalement informés savent qu’il ne figure au mieux qu’une manière
d’opposition de sa majesté : une caution laïque, présentable pour les
médias français –et les naïfs qui les suivent-, de l’appareil militaire qui
opprime et pille l’Algérie. Rappelons que Khalida Messaoudi, figure du RCD, qui
fut l’égérie du féminisme laïque, a fini… porte-parole du gouvernement.
Benamou
dénonce l’Algérie actuelle, mais il se garde bien de nommer les responsables de
la terrible situation actuelle : rappelons que Pinochet a été inquiété
pour 3 000 disparitions au Chili. Avec les décideurs algériens d’aujourd’hui,
nous en sommes au moins à 7 200 –c’est là le nombre des dossiers constitués par
la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme. Les responsables, ils
sont dans la descendance de ceux qui ont réalisé par l’intimidation le coup
d’État de l’été 1957 contre le FLN civil et politique issu du congrès de la
Soummam. La dénonciation, chez notre dénonciateur, ne vise que des objets médiatiquement
porteurs, si même elle ne cautionne pas, au mieux par le silence, les pouvoirs
en place. Il révèle que, comme toute vertu, toute dénonciation à ses limites.
Pour
conclure, quand notre ami Pierre Vidal-Naquet juge, comme il l’a fait dans Marianne,
que le livre de G-M. Benamou est une « merde », nous sommes d’accord
en cela qu’il ne fait qu’opposer un examen rigoureux et méthodique des
conditions historiques qui ont présidé au déroulement du drame algérien à une
vision inutilement diabolisante.
Annexes :
les principales erreurs relevées dans Un Mensonge français
- p. 37 : la répression de
l’insurrection du Constantinois du printemps 1945 n’eut pas lieu « le jour
où s’achève la deuxième guerre mondiale » mais dans les semaines qui
suivirent.
- p. 38 : l’auteur signale
les 71 victimes européennes de l’insurrection du 20 août 1955 mais il omet de
signaler les autres tués : 21 civils algériens et 31 membres des
« forces de l’ordre ».
le Congrès de la Soummam n’adopta pas la
« stratégie de la terreur », déjà largement utilisée. Il décida simplement
de porter la guerre en ville.
- p. 50 : l’Algérie est
dite n’avoir été « ni une colonie de conquête ni une colonie de peuplement ».
C’est là une contre-vérité : elle fut l’une et l’autre.
- p. 51 : en 1848, la
« population arabe » est dite « surabondante ». Or, elle
n’était que de 2 à 3 millions d’habitants, décimés par la guerre de conquête.
Et la démographie, contrairement à ce qui est écrit, remonte près d’un
demi-siècle avant la pénicilline –dont l’usage est bien loin d’avoir été
« massif » ainsi qu’il est dit.
- p. 53 : Le projet
Viollette (et non « Violette ») fut discuté en 1936 et non en 1935.
- p. 54 : la vieille ligne
« julesferryste » ne fut jamais appliquée ainsi qu’en témoignent ses
fort maigres résultats en matière de scolarisation des enfants algériens.
- p. 71 : Sartre est
déclaré « marxiste » (p. 103, il devient « marxiste-léniniste).
Dieu reconnaîtra les siens.
- p. 79 : Amar Ouzegane et
Mohamed (écrit Mohammed) Lebjaoui n’ont jamais été dirigeants du Front à Alger
ainsi qu’il est allégué, même « en fait » début 1957. Tous les gens
normalement informés savent que la direction d’Alger revenait au CCE (Comité de
Coordination et d’Exécution) depuis le Congrès de la Soummam (août 1956), c’est
à dire, sous la houlette de Ramdane Abbane, à Benyoucef Ben Khedda, Saad
Dahlab, Mohammed Larbi Ben M’hidi et Belkacem Krim. Que Ouzegane et Lebjaoui
aient joué un rôle éminent dans la rédaction de la Charte de la Soummam et
aient été des adjoints du CCE n’empêche pas qu’ils furent des subordonnés.
- p. 98 : est mentionné
« un général du FLN ». Il n’y eut jamais de général au FLN. Le
Congrès de la Soummam avait fait du grade de colonel le grade suprême de l’ALN.
- p.108 : Henri Curiel n’a
jamais été « contrôlé par le parti communiste ». Il fut plutôt
considéré comme un stalinien autoproclamé.
- p. 116 : le commando qui
a exterminé 301 Algériens au douar Ben Ilman, mechta Kasba, dit « massacre
de Melouza », n’était pas dirigé par le colonel Saïd Mohammedi, mais par
le lieutenant Abdelkader Bariki, dit Sahnoun, agissant en effet sous les
directives de Mohammedi, colonel de la wilâya 3. « L’hémiplégie du
souvenir », stigmatisée par Benamou, qui différencie la bonne et la mauvaise
torture, ne fait pas partie du registre de l’historien. Au surplus, s’il avait
parcouru mon (GM) Histoire intérieure du FLN, il aurait appris qu’il y
eut plus sanglant que Melouza : le massacre de la « Nuit
rouge », dans la nuit du 13 au 14 avril 1956, commandé par le lieutenant
Fadel H’mimi, sous les directives du capitaine de zone, Amirouche, qui extermina
la dechra Tifraten dans la Basse Soummam.
- p. 122 : en 1945, De Gaulle n’a pas préféré « le conformiste Pinay au visionnaire Pierre Mendès-France ». Ce fut René Pléven, et non Antoine Pinay, qui fut préféré aux Finances à Mendès-France.
- p. 185 : Benamou
mentionne que, dans l’ALN, « des associations d’officiers libres se forment ».
A en juger par les documents disponibles, un seul groupe d’officiers se dénomma
« officiers libres » en se
rebellant contre la direction de la wilâya : ce fut en wilâya
3 (Kabylie) en 1959-60. Il y eut deux autres mouvements séditieux
d’importance : en 1957, le « complot des lieutenants » en wilâya
5 (Oranie, Maroc) et, dans la même wilâya, la révolte du capitaine Zoubir
en 1959-1960.
- p. 186 : le colonel
Mohand Ou El Hadj (wilâya 3) est dit avoir été tué en juillet 1961. En
réalité, il ne mourut que dans les années 70.
- p. 214 : est mentionné l’historien « Mohammed Arbi ». Il s’agit en réalité de Mohammed Harbi, l’un des deux signataires de ce texte. Et je (MH) ne fus jamais « un chef FLN », mais successivement un militant de la Fédération de France du FLN jusqu’en 1958, puis un cadre civil dans différents ministères, notamment les Affaires Étrangères dirigées en 1961-62 par Saad Dahlab ; et je fus aussi expert aux négociations d’Évian.
Mohammed HARBI Gilbert MEYNIER
[1] On
trouvera en annexes les principales d’entre elles.
[2] HARBI
Mohammed, Le FLN, mirage et réalité, des origines à la prise de pouvoir
(1945-1962), Paris, Jeune Afrique, 1980, 446 p.
[3] MEYNIER
Gilbert, Histoire intérieure du FLN 1954-1962, Paris, Fayard, 2002, 814
p.
[4]
ELSENHANS Hartmut, La Guerre d’Algérie, 1954-1962. La transition d’une
France à une autre. Le passage de la IVe à la Ve République, Paris,
Publisud, 1999, 1072 p.
[5] BRANCHE
Raphaëlle, La Torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, 1954-1962,
Paris, Gallimard, 2001, 474 p. ; THÉNAULT Sylvie, Une drôle de justice.
Les magistrats dans la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 2001, 347 p.
[6] La
France et l’Algérie en guerre 1830-1870, 1954-1962, Paris, Économica, 2002,
365 p.
[7] AGERON
[8]
Archives du Service Historique de l’Armée de Terre (Vincennes), carton 1H1459.
[9]
Reproduit notamment dans VIDAL NAQUET Pierre, La Raison d’État, réédit.
La Découverte, 2002, 338 p.
[10]
CORNATON Michel, Les Camps de regroupement de la guerre d’Algérie,
réédit. L’Harmattan 1998, 304 p. ; BOURDIEU Pierre, SAYAD Abdelmalek, Le
Déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Minuit,
1964, 228 p. ; AGERON
[11] Sur ce
sujet, on renverra à la thèse essentielle d’André NOUSCHI, Enquête sur le
niveau de vie des populations rurales constantinoises de la conquête jusqu’en
1919. Essai d’histoire économique et sociale, Paris, PUF, 1961, 767 p.
[12] D’après
les statistiques officielles, pour les années 1941 et 1942, le surcroît cumulé
des décès par rapport à 1939, année normazle (111 850) s’établit à 163 190.
[13] DAHLAB
Saad, Pour l’indépendance de l’Algérie. Mission accomplie, Alger,
Dahlab, 1990, 347 p.
[14]
Julliard, 1961, réédit. Union Générale d’Éditions/10-18, 1971, 254 p.
[15] Seuil,
1962.
[16]
Sections d’Administration Urbaines : l’équivalent urbain des SAS.
[17] NICK
Christophe, Résurrection, Paris, Fayard, 1998, 836 p.
[18] Hommes
n’ayant rejoint le FLN/ALN qu’au mois de mars 1962.
[19]
Assemblées de notables qui règlent la vie des communautés.
[20] Télérama,
13 septembre 1991.
[21] Service
Historique de l’Armée de Terre (Vincennes).
[22]
Respectivement Constantinois, Kabylie, Sud Constantinois/Aurès.
[23] Groupe
Mobile de Sécurité.
[24]
« Le drame des harkis », XXe siècle, N° 42, 1994, pp.
3-16 ; « Supplétifs algériens de la guerre d’Algérie », XXe
siècle, N° 48, 1995, pp. 3-20 ; «Le drame des harkis : mémoire ou
histoire » ?, XXe siècle, N° 68, 1995, pp. 3-15.
[25] Cf.
article cité supra, note 4.
[26] Gilbert
MEYNIER, op. cit., p. 283 et pp. 289-290.
[27] TERNANT
Geneviève de (dir.), L’Agonie d’Oran, t. 3, Nice, Éditions Gandini,
2001.
[28] Les
chiffres tirés des archives militaires françaises donnent 2 788 tués et 875
disparus, soit un total de 3 663 (cf.