Par Samir Mestiri
« L’univers semble honnête aux honnêtes gens parce
qu’ils ont des yeux châtrés. C’est pourquoi ils n’éprouvent aucune angoisse
s’ils entendent le cri du coq ou s’ils découvrent le ciel étoilé. »
L’Astrolabe de la mer, p.86.
Introduction
Toute
parole qui affirme, nie, explique porte sur quelque chose qui est son référent,
lequel peut-être imaginaire aussi bien que réel. Un discours sur les araignées
par exemple se réfère à la classe des arachnides, par contre, un discours sur
le pouvoir de l’araignée dans le conte
Le sens,
ou rapport du signifiant avec le signifié est donc distinct de la référence.
Pour reprendre l’exemple de L’Araignée, La
montagne de l’araignée n’a pas le même sens pour l’opposant Kadath que pour
le « cher peuple » victime des supercheries idéologiques, pour qui, l’araignée
est l’incarnation du pouvoir tutélaire et sacré. Pour le Héros problématique et
insoumis, par contre, elle est l’emblème d’un pouvoir corrompu et tentaculaire.
La référence est ce dont on parle, le sens ce qu’on en dit, ce qu’on feint de
dire ou ce qu’on ne dit pas explicitement, dans le cas de l’ironie
antiphrastique[5]
par exemple. C’est dire que le référent
n’est pas le monde tel qu’il est, mais tel qu’il est perçu dans une culture
donnée ou plutôt dans une idéologie donnée. Ainsi, la gamme des couleurs n’a
pas le même sens dans les diverses cultures, le blanc n’a pas la même
signification pour un boudhiste que pour un chrétien. De même pour les
chiffres, le treize est un nombre de mauvais augure pour les uns, mais pour un
non chrétien, c’est un chiffre comme un autre. Les idéologies jouent sur cette
relativité du référent. Elles sont chosistes, elles forgent de toutes pièces
des concepts qu’elles prennent aussitôt pour des réalités. Le même terme zindiq[6], el
mokhtara[7],
moatazilla[8], soufis[9],
sunnite, communistes, terroriste se réfère à des réalités totalement différentes,
selon l’idéologie de ceux qui l’emploient.
Le mot le plus fluctuent aujourd’hui est terroriste. Il n’a pas le même
sens pour un combattant palestinien que pour un occupant américain. Chacun donne
à son terme un référent opposé. Le terroriste est toujours l’autre, mais jamais
soi-même. De même pour les mots : communiste, juif, arabe, indigène, etc.
L’idéologie, est selon le mot de Raymond Aron « l’idée de mon
adversaire », mais jamais le « terroriste » ne dira qu’il est
terroriste, car en se désignant comme tel, il risque de brouiller son référent
idéologique. (1936) Le rôle donc du référent est non seulement de créer une référence, une réalité
parcellaire, mais aussi de distiller un message incitatif visant bien entendu
l’exclusion et l’évacuation pure et simple de l’autre. Bref, il s’agit d’une
« communication à hauts risques »[10], car
génératrice de malentendus. Nous montrerons donc dans la première partie
de cet exposé comment derrière le discours narratif de l’astrolabe se cache un
discours universaliste discrètement défendu par l’auteur lui-même. Et dans une seconde partie nous essayerons
d’analyser les deux stratégies discursives sur lesquelles s’appuie ce discours
qui tend à créer son propre référent, à savoir l’amalgame et la présupposition.
I- L’universalisme
ou la référence brouillée
En tant que
fable, cultivant l'apparence du détachement et de l’objectivité caractérisant
traditionnellement ce genre d’écriture, le texte de C. D., ce carrefour d’absence[11]
( pour reprendre l’expression de Ph. Hamon), recèlerait néanmoins une critique
biaisée du modèle occidental et du pouvoir totalitaire en général. Nous posons
donc que cette prétention à l’universalité, du mois telle qu’elle se manifeste
dans les fables de L’AM. est en soi idéologique. En effet, le même discours
universaliste qui a toujours prôné les principes d'égalité, de justice et
surtout de démocratie a servi également à occulter le pouvoir exclusif de
cette classe dominante dont « l'universalisme » tendrait à unifier
l'humanité sur un modèle idéologique dominant où le vrai pouvoir est celui de
l’argent à travers des institutions et des organismes comme le FMI OU L’OMS qui
n’ont rien de démocratique. Dans le
premier conte la narrateur dit : ... "I1 eût donc de bonnes raisons de
penser que ce serait en ces terres de justice qu'il aurait le plus de
chances de découvrir l'oiseau conteur dont le chant était la
vérité" p. 30. Dans un pays où règnerait l'égalité, l'égalité de tous
devant la loi n'est certes pas vaine, mais elle dissimule les inégalités
réelles de richesse et de pouvoir. Et comme le dit si bien José Saramago, le
prix Nobel de littérature en 1998 : la vieille phrase, la démocratie, c’est le pouvoir du
peuple pour et pour le peuple est devenue « le gouvernement des riches par les riches et pour les riches »[12]
De même, dans la fable, Les lézardes du
temps, le droit des "Zanjs" a sans doute trouvé sa consécration
dans l'affranchissement de l'esclavage, mais l'indépendance politique qu'ils
ont acquise n'a pu masquer leur dépendance économique vis‑ à‑ vis
du pouvoir central du Khalifat abbasside.
Il en est de même pour la liberté d'expression qui a tant fasciné le jeune
homme au cours de son périple initiatique dans les pays du levant dans le même
conte. Nul n'en disconvient. Cependant, cette liberté cacherait son contraire.
En effet, comment parler de liberté d'expression dans ces sociétés
pseudo-démocratiques alors que la conformité à la norme et l’uniformisation de
la pensée étaient de mise. Evoquant
cette « liberté pipée » de la société « répétitive et confortablement
impuissante », dans
Cette critique
de tonalité plutôt écologique tend donc à montrer- car la fonction de la fable
est aussi de démontrer la véracité d’un présupposé idéologique comme nous le
verrons- que le projet de ces sociétés capitalistes est critiquable à cause de
cette option industrialiste dont la devise suprême se réduit aux deux maîtres-mots :
consommer et produire. A l'instar de tous les verts, le jeune homme stigmatise
la croissance et la productivité inhérentes à ce système économique
Parlant des
travers de ces sociétés hyperdéveloppées le narrateur dit, dans le même conte
: il avait découvert que le confort auquel était parvenue cette
civilisation industrieuse avait son envers : il enfermait ses bénéficiaires
dans une sorte de cocon insidieusement immobilisant (p.28).
On a l'air de
dire - car le discours idéologique foncièrement insincère, feint de ne pas dire
tout en disant- comme les écologistes actuels, que 1e "développement"
ne peut se mesurer à "la quantité d'énergie produite par tête
d'habitant", ni au degré de développement
industriel mais bien plutôt dans le refus d’être enfermé dans le cocon
idéologique de l’endoctrinement et de la bêtification de l’individu, lequel est
réduit par ces sociétés à un simple moyen
de production de la richesse. A ce niveau de l’analyse, il y a lieu donc de parler de crise référentielle.
Une crise qui se traduit au niveau du conte par la quête de repères
emblématiques comme celui de l’oiseau-conteur, symbole de la pureté originelle
ou identitaire, et de la recherche du temps perdu, celui de la non-appartenance,
du flottement et de l’ambiguité.
L'oiseau-conteur,
symbolisé par l’astrolabe de cuivre et objet de la quête du héros, n'est, de ce
point de vue, qu'une forme de pureté originelle à retrouver.
Dans une médersa de Shiraz, était un astrolabe[13]
en cuivre, construit de
telle faon que celui qui le regardait une fois, ne pouvait s'extraire de sa fascination...( H.O.C. ,
p.17)
Cet objet « merveilleux »
exerce sur celui qui le regarde une sorte d'enchantement et de sidération, un
peu semblable, d’ailleurs, à l’envoûtement exercé par les voix des redoutables
musiciennes sur les marins d’Ulysse.
Pour le
narrateur, tous les anciens objets repêchés dans la "nasse" vont
permettre aux hommes d'être sauvés de l'oubli et de l'amnésie auxquels ils ont
été condamnés par le roi de Chiraz. Pour remédier à cet handicap, le retour au
passé devient donc salvateur, une urgence vitale, bref, une sorte de revanche
prise sur le présent oblitéré et aphone. Evoquant ces objets repêchés dans les
filets du navigateur (une brochette de contes, des fleurs de cristal, des
munitions, etc.), le narrateur dit à la page 17 : de quoi, en un mot,
se venger de la cruelle ordonnance du roi de Chiraz.
Cependant, le
discours de la fable ne peut être seulement référentiel ou dénotatif. Car dans
ce cas, on risque de lire ces fables comme des histoires sans Histoire,
c’est-à-dire sans l’arrière-fond idéologique (le back-ground) qui les sous-tend
de l’intérieur. Ce discours biaisé a besoin pour se justifier de faire appel à
des stratégies discursives telles que, par exemple, l'amalgame et la présupposition.
II- Idéologie et dissimulation
a- L’amalgame :
C’est l’utilisation d’un terme réducteur,
généralement péjoratif pour servir les intérêts du pouvoir. D'après O. Reboul,
l’amalgame relève de l’appellation objectivante, autrement dit, un discours
chosiste qui consiste à forger de toutes pièces des concepts qu'il prend
aussitôt pour des réalités. Il est le croisement de trois fonctions :
métalinguistiques, phatique et référentielle. En effet, la désignation du même
nom par une réalité différente (métalinguistique) aboutit à les identifier
(référentielle) tout en interdisant les
termes qui exprimeraient les différences, donc en limitant le champ du discours
et de la parole (phatique). En parlant
du « Dieu sacré », le gouverneur dit :
Notre Dieu
bien aimé, l'Araignée'[14]
Ceci veut dire en fait qu’il ne peut y avoir de Dieu que ce Dieu
tutélaire, à savoir l’Araignée. Dieu, c’est l’araignée et l’araignée, c’est dieu. Par conséquent, tous
les autres dieux sont des imposteurs, mieux encore : toute autre croyance que celle-ci serait
jugée comme hérétique et soupçonnable.
Cette
désignation est quasi « magique » puisqu'elle tend à faire être la
chose en la nommant. C’est en quelque sorte le signifiant qui crée son propre
référent. En effet, l'Araignée qui n’est que pure invention, est tenue présente
ou plutôt omniprésente dans les esprits des pauvres gens rien que par
l’évocation du redoutable nom qui la désigne. Dire Araignée, c’est dire dieu,
c’est croire et c’est faire être, ou du moins, suggérer une certaine existence,
c’est aussi faire miroiter l’image d’un avenir meilleur. Un tel performatif est
idéologique en ce sens qu'il masque la véritable nature mystificatrice de
l'objet du culte, ce qui, en définitive, vise à perpétuer le pouvoir absolu du
chef charismatique, à savoir le gouverneur confondu avec l'Araignée. L’
amalgame est d’autant plus pernicieux qu’il s’appuie sur « l’autorité »
de l’adjectif possessif notre :
l'Araignée devient alors le Dieu de tous, mais aussi, le dieu contre tous. Ce qui
signifie aussi que le gouverneur ne répond de rien devant son peuple dans la
mesure où il se porte garant contre le terrorisme « sacré » de
l’Araignée.
C'est à
l'Araignée, par conséquent - en tant qu’ absence présence - de décider du sort
de tous. Ainsi, la fonction incitative de cette formule objectivante est très
parlante. Par de tels propos insidieux et ritualisants- puisqu’ils visent à
créer des réflexes idéologiques-, le gouverneur incite, chaque fois, son peuple
à la résignation servile et inconditionnelle. Une soumission qui est renforcée
en outre par l'image horrible qu'inspire un tel insecte. C'est en cela
d'ailleurs que le choix de l'araignée, en tant que symbole d'un pouvoir usurpé
et monopolisé est significatif dans la mesure où l’imaginaire collectif a fait
de cet insecte un prédateur redoutable et sournois. La toile invisible qu'il
tisse pour piéger ses proies dénote sa persévérance dans la mystification.
L’idéologie, elle aussi est arachnéenne, puisqu’elle repose essentiellement sur
l’ambiguïté du référent. L’instrumentalisation de la peur est érigée donc en
légitime défense contre le terrorisme. Mais dans les méthodes ( ce qu’on
appelle aujourd’hui les mesures d’exception) qu’on utilise contre le terrorisme,
il y a aussi du terrorisme d’état.
De même, pour les nombreuses dénominations utilisées par le
pouvoir Abasside pour discréditer la révolte des Paysans, au 9ème siècle, tels
que « Renégats », « gueux », « misérables », « ventres vides », etc.[15]. Ainsi, les mots ne désignent pas tel homme ou
telle femme, mais plutôt l'incarnation extrême du mal, du désordre, de
l'hérésie, bref du vice à combattre et à endiguer. Ainsi, pour les sunnites orthodoxes, les libre
penseurs sont des « Zindiqs"[16],
(p. 73) l'équivalent des juifs dans le discours du stalinisme.
Bien d'autres
exemples de dénomination idéologique nous montreront que l’ironie corrosive du
discours idéologique orthodoxe aspire à détruire l'idéologie adverse en la
réduisant à une grotesque hérésie, à une folie. Pire, on va jusqu'à lui dénier
le droit à l'existence et à la différence. Ainsi, dans le discours officiel,
les mots : "kharijite", Moatazilite3[17]
sont associés à l’impiété et au reniement parce que ses adeptes ont asservi la
révélation divine au temporel et à l'exercice du pouvoir, donc à une lecture
quelque peu forcée voire orientée du texte sacré : le coran.
Quant à la dénomination de Mehdi (le « zindiq »
soufi), par le pouvoir, comme le mystique blasphémateur, est on ne peut plus idéologique. C’est lui en effet
qui a toujours répété : « seuls importent le souffle et la lumière,
l’interrogation et la quête…, tout le reste est imposture. » (
Nous en
arrivons maintenant à quelques exemples de dénigrements utilisés par le pouvoir
officiel de Bagdad à l'encontre des rebelles d'El Basra, qui sont qualifiés de "Renégats"[18].
Ce terme (l’équivalent
aujourd’hui de terroriste, pour désigner les résistants palestiniens, iraquiens
ou autres) est réducteur en ce que le pouvoir refuse d'accorder à ces
rebelles, dont l’action relève à ses yeux du sacrilège, le statut de contestataires
politiques. Notons cependant que cette politique de la minimisation et de la
désinformation est systématiquement mise en oeuvre par les médias officiels du
Diwan ( cette histoire a lieu au 9 siècle). Mais, tout donne à penser que ce
référent, bien qu’atemporel et aspatial, renvoie à l’actualité de l’auteur. Ainsi,
chaque fois que ces pays en question sont secoués par des insurrections
populaires, ce type de rhétorique est
systématiquement mis en oeuve afin de ternir, déformer, voire stigmatiser
l’image de l’autre. Dans le même contexte, on trouve l'expression "ventres vides"[19]
cette expression, qui est une synecdoque de la partie, sert à désigner les
"Zanjs" réduits ainsi à des ventres faméliques. Aussi, sont‑ils
obligés de se comporter en bêtes sauvages. Ce qui revient à dire que leur révolution
égalitariste est à appréhender dans ce sens : un acte insensé, irréfléchi
donc répréhensible. Si l'amalgame est idéologique, c'est parce qu'il cherche à
réduire la minorité rebelle des Karmates à des "ventres
vides", à leur bestialité fondamentale, donc, en tant que tels ils
seront incapables de prétendre à l'autodétermination, encore moins à la
liberté et à l'affranchissement. C’est ainsi que le mot mystificateur crée son
propre référent, en vue d’exclure l’autre et de lui imposer ainsi silence.
Non moins violente est la deuxième stratégie
de mystification idéologique, celle de la présupposition.
b- La
présupposition[20]: « C'est un élément qui n'est pas affirmé par l'énoncé, mais qu'il faudrait admettre pour que l'énoncé ait un sens.
»
Le choix du
terme « El Mokhtara », nom
donné à la nouvelle cité des rebelles, est ce qui relève précisément de la
présupposition idéologique. L'article défini de notoriété "E1"
désigne ici en Arabe, bien sûr, quelque chose ou quelqu'un ayant des qualités
exceptionnelles à l'image de "l'élu"par essence, celui qui fut désigné
par dieu comme le guide de la communauté musulmane : le prophète Mohamed. En
d'autres termes, cette cité parallèle, mais asymétrique -puisqu’elle ne
reproduit les mêmes schèmes idéologiques-, existerait par la volonté de Dieu.
D'ailleurs, en arabe le choix de la forme passive du verbe (choisir) confère à
ce mot une certaine notoriété sacrée en ce
que le substantif désigne quelque chose qui été élu par une autorité
cachée, l'autorité suprême: Cette nouvelle cité rebelle des kharijites[21] serait ainsi
l'expression non seulement d'un démocratisme totalement aux antipodes de la
conception sunnite du pouvoir, mais aussi l’expression d’une volonté divine. Le
jeu sur la référentialité du terme est forcément idéologique. El Mokhtara serait
donc une cité rebelle choisie en définitive par Dieu et non par les hommes.
L’idéologie des karmates a su enfin retourner les même arguments religieux
contre ses adversaires qui le taxaient justement d’hérésie.
Toutefois, si
démocratique qu'il fût, le kharijisme des rebelles ne fut pas exempt de
mystifications telles que les présupposés idéologiques à caractère phatique[22]. Car, le but de
cette doctrine politico‑religieuse n'est‑il pas la désacralisation
du pouvoir Abasside et partant l'accès "à la parole" longtemps
confisquée par ce pouvoir ? Une telle attitude est en soi un appel tacite
adressé aux partisans de cette nouvelle vision du monde qui se dessinait à
l'époque. Une vision d'autant plus subversive qu'elle se frotterait au
socialisme primitif des "Karmates", venus de Bahraien.
Ainsi, il
n'est pas nécessaire de rappeler que la fonction phatique est à la base de
toute idéologie et de tout pouvoir politique. Ce pouvoir n’a de sens que s’il
impose silence aux autres, autrement
dit, s’il est capable de faire l’unanimité autour d’un référent idéologique
donné. Or,"El Moktara"est
le fruit d’une utopie et en tant que telle elle est source de brouillage
référentiel et pose donc problème au pouvoir central puisque ses adeptes ont
refusé de se taire.
Le deuxième
exemple de présupposition idéologique que nous allons examiner, est extrait du
discours de Rafik, le chef des rebelles karmates. Dans une de ses harangues,
devant la foule des fidèles, ce dernier dit :
"Tout pouvoir de quelque masque qu'il s'affuble est réducteur et
nocif"[23]
Un tel énoncé,
inspiré certainement de Rousseau (« l’usurpation[24] »est
l’origine de la propriété) et de l'orthodoxie marxiste, laisse voir, au moins,
deux présupposés idéologiques :
1 ‑ Le
pouvoir, au sens répressif du terme, n'existe pas dans la cité rebelle,
contrairement au despotisme[25] du khalifat,
lequel a toujours défendu l’idéologie de la force. Au nom de Dieu et de la
"Maslaha" (l’intérêt suprême de la nation, les mesures d’exception),
on faisait régner un pouvoir absolu et
despotique. Alors qu'à "El Moktara" il n'y aurait pas de pouvoir du
tout, car toute forme de hiérarchie est annihilée. C’est le pouvoir sans pouvoir,
puisqu’il coule de source et puisqu’il puise sa légitimité uniquement dans le
refus de « l’utilisation de la vérité et son asservissement aux normes du
temps »[26], comme le déclare Mehdi, le chef des mystiques
qui , de cette façon rejoint Rafik, le chez de file de la gauche marxiste.
C'est du moins ce qui est présupposé ici.
2 ‑ Le
pouvoir à "E1 Mokthara" s'il
en existe un ‑ puisque Rafik dit "tout pouvoir" (p. 77) ‑
n'est point masqué, truqué et usurpé. C'est un pouvoir translucide et sans
faux semblants. Ce qui est un non sens. Car pour masquer sa nature idéologique
tout pouvoir a besoin de discours mensonger.
Ainsi,
prétendre que le Kharijisme est apte à résorber l'injustice et l'inégalité,
voilà qui relève justement de la pure mystification politique. Le souci de
Rafik en tant que chef politique n'est‑ il pas d'accaparer le pouvoir de
la parole, même s'il semble affirmer tout le contraire :
La politique ne se contentera plus d'être la simple conquête du pouvoir
mais l'organisation du débat et de la lutte autour de l'exercice des
responsabilités et des gestions(Les Lézardes du temps, p.[27]).
En attendant
ces jours meilleurs, ou « les lendemains qui chantent » comme dirait
Aragon, les dirigeants officiels du pays en crise, ou plutôt en quête de
référent idéologique, seront dénoncés par les rebelles comme des usurpateurs ;
car le khalifat, d'après eux, n'est point à appréhender comme un héritage, mais
plutôt comme un exercice démocratique.
La présupposition n'est pas perceptible
uniquement dans les propos des personnages, comme nous venons de le voir dans
les deux exemples précédents, elle l’est également dans les propos du
narrateur. Ce dernier, dans une de ses réflexions sur le choix de la meilleure
fable à reproduire écrit :
Et quelle procédure plus démocratique que celle qui consiste à retenir le
conte qui revenait le plus fréquemment dans la bouche des villageois ?[28]
Un tel énoncé
recèle une procédure de présupposition. En effet, de cette phrase, apparemment
anodine; se dégage l'idée que les rapports qu'entretient "l'équipe de
tournage"[29] avec son metteur
en scène sont démocratiques. Ce qui n'est point évident car, un peu plus loin,
l'auteur utilisera le "je" à la place du "nous".
I1 dit .
Je souhaiterais réaliser un film à plusieurs voix[30]
Mais l'on veut
donner à penser, dans tous les cas, que le conte choisi par l'équipe doit
mériter une attention particulière de la part du lecteur puisque ce dernier ne
peut pas ne pas apprécier les procédures "démocratiques". Cette
stratégie rappelle un procédé démagogique, cher aux hommes politiques, qui,
pour mystifier leurs auditeurs, n'hésitent pas souvent à abuser de ce mot aux effets
magiques et soporifiques. Or, de la magie à la mystification, il n'y a qu'un
pas. Les idéologues de droite comme de gauche, ont toujours habilement usé de
ce leurre, en vue de parvenir à leur fin ultime : l'accaparement du pouvoir.
Ainsi, si le metteur en scène a utilisé ce mot, c'est dans le dessein de
conserver son ascendant moral sur l'équipe de tournage.
il
y a donc un présupposé idéologique dans le fait que ce discours se fonde sur
l'idée implicite que la procédure démocratique est la meilleure à adopter pour
le choix du conte, ce qui est un peu paradoxal évidemment. Depuis quand, en
effet, l'art de raconter, de filmer, etc. ‑ est‑ il une affaire de
démocratie, de pluralité des voix ? Ceci n'a, en principe, rien à voir avec
cela ‑ à moins, bien entendu, qu'il n'y ait, derrière, de l'idéologie, ce
qui est sans doute le cas ici. Une parodie[31],
assez humoristique en somme, non seulement de l'usage de la démocratie, mais
vraisemblablement du concept même de démocratie.
On peut dire
que la présupposition dans le discours idéologique de A.M., tout comme
l'amalgame, visent toutes deux la création d'un réfèrent plus ou moins
dissimulé et dissimulateur. Pour dire, par exemple, que la doctrine kharijite
des zanjs est plus crédible que celle du pouvoir officiel, l'auteur a subtilement
recours à la stratégie de la fable, comme celle d’"E1" (Mokthara). Le
résultat obtenu est essentiellement phatique puisqu'en cherchant à dénoncer
une doctrine, celle des Abassides, on bascule inévitablement dans le camp
adverse. De même, affirmer que la sélection du premier conte émane d'un esprit
démocratique, c'est faire croire au lecteur que cette procédure est la
meilleure.
Pour conclure, nous dirons que si l’amalgame et la présupposition sont idéologiques chez Chems Nadir, c'est d'abord
parce qu'ils sont ironiques[32],
en ce qu’ils dissimulent leurs prescriptions
et leurs proscriptions[33], selon l'expression
d’Olivier Reboul. Ainsi, si on prescrit
la liberté, l'égalité et la démocratie
dans certaines fables, on semble aussi proscrire une certaine lecture du
référent religieux et politique, dans d’autres. Ensuite, parce que ces deux
procédés dissimulent sous l'apparence de la rationalité et de l’objectivité un certain sacré que revêtent des notions
comme démocratie, liberté, pouvoir du peuple, élection,
etc.
Néanmoins, pour Chems Nadir, il ne s’agit pas
seulement de défendre l’identité nationale contre la menace de l’amnésie
culturelle, mais surtout de prendre conscience de la dimension planétaire de
l’homme. Et l’erreur est de prendre parti pour l’une à l’exclusion de l’autre.
Son refus d’adopter une image en préférence à une autre fait que C.D. est
contre tout particularisme étriqué et contre les idéologies meurtrières quelles
qu’elles soient. Il n’est jamais hic et nunc, mais sera. Il vit dans l’espoir
de voir un jour régner le temps de « la dévastation universelle » et
« des finitudes », à entendre : la fin des idéologies
meurtrières. Son rêve fait de lui un apatride, « l’errant »[34] par
excellence dont la vie est un perpétuel voyage poétique.
Bibliographie
des ouvrages de référence
Corpus
Ouvrages écrits sous le pseudonyme de Shems
Nadir :
-
L’Astrolabe de la mer, Stock Arabique, 1980.
-
Le silence des sémaphores, Paris,
Publisud, 1982.
-
Le Livre des célébrations, Paris
Publisud, Collection Portulans dirigée par Shems Nadir
-
LesPortiques de la mer, éd. Méridien Klinsiek, 1990.
Ouvrages cités
Abdelmalek A., La pensée politique arabe contemporaine, Seuil 1975.
Hamon Ph., L’Ironie littéraire, Hachette 1996.
Hutchéon L. « Ironie,
satire, parodie », in Poétique N° 46, avril 1981.
Jakobson R., Essais de linguistique générale, Seuil 1970.
Jankélévitch V., L’Ironie, Flammarion, 1964.
Laoust H., Les Schismes dans l’islam, Payot 1965.
Reboul O. Langage et idéologie, PUF, 1980.
Schoentjes P, Poétique de l’ironie, Seuil 2001.
[1] Voir Olivier Reboul in Langage et Idéologie,
PUF, 1980 : il s’agit d’une vision du monde propre à une société, à une
culture, cinq traits définissent l’idéologie : 1, une pensée partisane, 2,
une pensée collective, 3, une pensée dissimulatrice, 4, une pensée rationnelle,
5, une pensée au service d’un pouvoir.
[2] L’Astrolabe de la mer, Stock/Arabesques,1980.
[3] Titre de la seconde fable du recueil, L’Astrolabe
de la mer
[4] Titre de la première fable
[5] Nous renvoyons ici à notre définition de l’ironie
in Thèse de Doctorat de langue et de littérature françaises, L’Ironie chez Gary-Ajar, Paris VIII,
2006, p.16: “ce type d’ironie repose sur une position d’autorité : celle de
l’auteur qui, en disant le contraire de ce qu’il pense, croit détenir la
vérité.”
[6] Voir la troisième fable, Les lézardes
du temps
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Ibid.
[10] Voir Philppe Hamon in L’Ironie
littéraire, Hachette, 1996, p.36.
[11] Philippe Hamon, in L’Ironie littéraire,
op. cit., p.4. Pour ce dernier, le
référent littéraire est par définition
absent puisqu’il n’est là ni pour l’auteur, ni pour le lecteur. Le texte
littéraire comme le discours ironique, d’ailleurs , est voué au malentendu et à
l’équivoque.
[12] Voir Le Monde du 12 novembre 2006, interview assurée par Christine
Rousseau.
[13] Astrolabe, mot d’origine arabe désignant un instrument dont se servait les
navigateurs pour déterminer la hauteur des astres.
[14] L'Astrolabe de la mer, conte n° 2 p.
43.
[15] L'Astrolabe de la_mer, p. 68
[16] Mot arabe pour désigner tous les
hérétiques contestataires du pouvoir central.
[17] Voir Henri Laoust,
les Schismes dans l’Islam,Payot, 1965. le Moatazilisme est une
doctrine religieuse fondée par Wasil sur la fin des Omeyades .
[18] Idbid.
p. 68
[19] Ibid.
p. 65.
[20] Voir Olivier Reboul in Langage et
Idéologie,op.,cit., p.60.
[21] les Kharijites : Leur
conception égalitaire du pouvoir met l'accent sur la notion "d'El Adl" (la justice absolue
)sans distinction d'extraction ou de couleur.
[22] R. Jakobson
in Essais de Linguistique Générale,
Seuil, 1970. D’après lui, cette fonction du langage est liée à l'accentuation
du contact.
[23] L'Astrolabe
de la mer, p. 77.
[24] J.J. Rousseau, Discours sur l’origine
et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, lettre à d’Alembert sur les
spectacles.
[25] Voir à ce propos, Anouar Abdel Malek :
La pensée arabe politique contemporaine. Seuil 1975. Dans la définition du
califat, il écrit ‑ : Ce terme (califat) est phatique, à notre sens, car
il possède du prestige, de la force, et un pouvoir d'attraction... Ce titre a
amené toute une catégorie d'arabes et de musulmans à faire allégeance ou
principat du calife... Dès lors, se dresser contre le calife, équivalait à
leurs yeux, à se dresser contre l'Islam."
[26] L’Astrolabe de la mer, conte n° 3, Les Lézardes du temps, P.74.
[27] L'Astrolabe
de la mer, p. 24.
[28] Ibid.
[29] Ibid.
[30] Ibid.
[31]
Voir L.Hutchéon,
définition et fonction de la parodie : Poétique, N°46,
Avril 1981 : « En
termes bakhtiniens : l’ironie est comme la parodie : un phénomène dialogique au sens où
elle représente cette sorte d’échange entre l’auteur et le lecteur. »
[32] Voir à ce propos
Jankélévitch in L’Ironie, Flammarion,
1964 ou Pierre Schoentjes in Poétique de l’Ironie, Seuil 2001. Nous
renvoyons ici à la définition de l’ironie traditionnelle qui vise à consacrer
un idéal moral ou philosophique. On l’appelle aussi ironie antiphrastique
puisqu’elle repose sur le fait de dire le contraire ce que l’on pense.
[33] O. Reboul.
Langage et Idéologie, op. cit., p.87.