Nedjma ou la parole en déplacement : d’un genre à l’autre.

Noémie Martineau
Université Lyon 2

 

I – Remise en contexte des différentes formes du personnage de Nedjma

            1°) La femme émancipée

            2°) La femme cloîtrée

            3°) La femme révolutionnaire

 

II – La parole absente

1°) Le Polygone étoilé ou un mutisme obsédant

2°) Les poèmes : le silence de la séparation

3°) Nedjma : symbole d’une nation à venir ou obstination muette et provocante

 

III – Le théâtre ou l’affirmation de soi

            1°) Naissance d’une combattante (et d’une nation) : Le Cadavre encerclé     

            2°) La Femme sauvage

 

        

Je m’intéresse à la parole de Nedjma car, d’une part, mon sujet étant « écriture du féminin ou écriture au féminin », il s’agit nécessairement de comprendre l’écriture par Kateb Yacine de cette femme-là, de son rôle dans le récit… mais je m’interroge également sur la part que prend « Nedjma », « la Femme sauvage », « l’ogresse au sang obscur », sa parole ou son mutisme dans l’écriture. Je voudrais dans mon mémoire démontrer que par sa parole ou son absence de parole, elle participe de l’écriture, d’une forme d’écriture au féminin au sein de l’écriture katébienne, dans un concept de mise en abîme. Sa voix serait l’équivalent dans l’ensemble de ce qu’on nomme Le Cycle de Nedjma, autrement dit Nedjma, Le Polygone étoilé, Le Cercle des représailles et un ensemble de poèmes, réunis par Jacqueline Arnaud sous le titre d’ Œuvre en fragments, des cahiers de Mustapha dans le roman.

         Pour le moment, je n’en suis pas encore là, mais je vais essayer ici de déterminer ce que représente la parole du personnage dans un genre ou dans un autre, et si possible vous montrer que chaque genre a sa figure de Nedjma, et formuler des hypothèses sur les raisons de son mutisme ou de son engagement verbal. On verra que Nedjma, c’est peut-être avant tout la femme en noir qui passe d’un lieu à un autre, d’un homme à un autre et aussi d’un genre à un autre. On pourrait considérer que la figure de la femme en noir est celle qui permet à toute les formes de Nedjma de faire le déplacement, de franchir les barrières génériques. Mais celle-ci est muette et, une fois établie, chaque Nedjma fait naître sa parole, ou son mutisme.

 

 

I-                   Remise en contexte des différentes figures de Nedjma

 

Nedjma est :

            « sur terre une mouette et dans la mer une île

            Elle était à la fois le navire et son ancre »[1]

On remarque que ses changements de vêtement s’inscrivent comme le symbole du passage d’une forme du personnage à une autre, voire d’une œuvre à une autre, d’un genre à l’autre. Exemple : le fait de mettre ou d’ôter son voile signifie un changement radical en elle. Dans Le Cadavre encerclé, elle devient, une fois voilée, aux yeux de son amant Lakhdar :

                     « ma sœur

                     ou la sœur d’un autre

                     peu importe »

 

1°) La femme émancipée

 

C’est la première figure féminine, chronologiquement, de l’œuvre de Kateb. Elle est présente dans les poèmes, à commencer par Nedjma ou le poème ou le couteau et est clairement inspirée de la femme que Kateb a aimée, dont il venait de se séparer. Cette figure représente la facette de  Nedjma issue de sa parenté hébraïque. Elle présente des aspects de la lignée française, une culture occidentale et moderne. Même si, de par son éducation, elle appartient plus à la culture tribale et musulmane, elle partage symboliquement de nombreux aspects avec sa mère la Française :

         « L’étrangère et sa fille

         Trois fois enlevées

         Comme pour revenir

         A la troisième source

         De meurtres et de passion »[2]

Mais en fait elle refuse ses origines, qu’elles soient hébraïques ou musulmanes, elle ne veut être assimilée à aucune communauté, à aucune famille.

         Dans le roman, l’adultère est pour elle une façon de dominer les hommes, un moyen de s’évader, de se libérer des carcans culturels et de la domination masculine. Elle est dévoilée, non fidèle aux traditions, stérile, adultère, attirante mais inaccessible, fautive, « fatale » mais irremplaçable. Elle est un mélange d’absence, de rêve, de phantasme, et elle refuse sa féminité. De plus, elle est incestueuse, et peut-être refuse-t-elle inconsciemment l’endogamie qui est de rigueur dans sa tribu en demeurant stérile : elle ne veut pas engendrer un enfant fruit d’un inceste…

 

2°) La femme cloîtrée

 

Mais Nedjma la libérée, l’évoluée, la révoltée, devient parallèlement la femme voilée, empreinte de traditions, superstitieuse et fidèle au culte rendu aux ancêtres. Cette figure-là accepte sans doute la tradition d’endogamie puisque « l’inceste est notre lien ». C’est cette Nedjma-là qui effectue le voyage au Nadhor, la « cousine » qui s’oppose à la femme libre de mœurs que nous venons de voir. Elle représente

« le rôle protecteur de la femme algérienne pendant la colonisation, symbole du refuge, conservatrice de l’immémorial »,

comme le dit Berque dans La Dépossession du monde[3].

Il s’agit d’une femme voilée de noir, qui

« De Constantine à Bône, de Bône à Constantine, voyage […]… C’est comme si elle n’était plus ; et ceux qui la connaissent ne la distinguent plus parmi les passantes ; ce n’est plus qu’une lueur exaspérée d’automne, une cité traquée qui se ferme au désastre ; elle est voilée de noir. »[4]

Dans Le Cadavre encerclé, elle :

« s’en va silencieuse à la faveur de la nuit […], sa silhouette qui s’éloigne le long des murs »[5]

Elle appartient aux lieux obscurs et correspond à l’image de la ville hantée dans laquelle elle peut se déplacer. Elle est la femme traditionnelle par excellence, « la fille solitaire de Keblout », celle qui se plie aux exigences des anciens de la tribu, celle qui accepte de demeurer au Nadhor et dont, dans le théâtre, 

« On raconte qu’elle a vécu avec un nègre »[6],

 le même sans doute que dans Nedjma. On peut la comparer sans aucun doute à la femme d’aujourd’hui dont parle Kateb dans le « message du 8 mars 1989 »[7] :

« Notre Kahina d’aujourd’hui n’est plus, n’est pas encore à la tête de l’Etat, mais elle n’est pas seulement au centre du foyer. Elle brille, même voilée, comme une étoile secrète. »[8]

 

Jacqueline Arnaud voit en la Nedjma voilée une figure plutôt positivedans la mesure où elle correspond à la situation historique et politique de l’Algérie de l’époque :

« La dévoilée du roman, la libertine, se revoile et retourne au rôle traditionnel, sa mue se subordonne à celle du pays. »[9]

 

Dans cette facette, que l’on représente par la symbolique du voile, Nedjma appartient à sa parenté tribale et endogame, alors que :

« sans voile, elle a l’air d’une gitane ».[10]

Elle met en avant ceux de ses traits de caractère qui sont issus de l’éducation qu’elle a reçue par Lella Fatma, mais également par les tantes, la mère de Kamel, les femmes qu’elle a côtoyées depuis toute petite, au hammam ou dans l’univers essentiellement féminin qui est celui de la tradition arabe. Dans Nedjma, on nous parle de la protagoniste :

« partie avec Lella Fatma pour plusieurs jours, en compagnie d’autres femmes conduites par une cartomancienne, chargées de cierges et de pâtisseries qu’elles espéraient faire admettre à un célèbre saint sur sa tombe, dans un douar des environs. »[11]

Même si elle avoue à la page suivante être revenue parce qu’elle « [s’] ennuyai[t] », elle se rapproche ici des figures de mères de l’œuvre de Kateb, de celles qui l’entourent. Bien qu’elle ne soit pas mère elle-même, elle pourrait indéniablement trouver sa place au sein de ce système matriarcal.

 

En plus d’être voilée, Nedjma est cloîtrée, au sens propre comme au sens figuré, enfermée à la fois dans sa maison et dans les carcans sociaux, dans une image de la féminité traditionnelle. Même celui dont elle est la « fille présumée »[12], Si Mokhtar, qui sait pourtant

« que Nedjma s’est mariée contre son gré »,[13]

est

« décidé à l’enlever [lui]-même »[14],

avec l’aide de Rachid pour qui il n’est pas choquant d’

« enferm[er] son amante »[15].

Mais la main-mise des hommes sur elle ne s’arrêtera pas là : Nedjma sera par la suite de nouveau enlevée et enfermée par les envoyés de la tribu, sacrifiée pour le repos de Keblout, comme les deux vierges de la légende, Zohra et Ouarda. Elle sera

« conduite de vive force au campement des femmes »

et séparée de Rachid et de Si Mokhtar mourant car

« Keblout a dit de ne protéger que ses filles ».

C’est en réaction à cet enfermement que, comme le dit Charles Bonn,

« Nedjma personnage enferme ses amants par sa séduction et la nostalgie d’une durée généalogique qu’elle incarne »[16],

profitant ainsi, dans une certaine mesure, de l’ascendant que les femmes, et elle-même en particulier, possèdent sur les hommes. C’est ce qui lui fait dire:

« Ils m’ont isolée pour mieux me vaincre, isolée en me mariant… Puisqu’ils m’aiment, je les garde dans ma prison… A la longue, c’est la prisonnière qui décide…»[17] .

 

Nedjma voilée, dans le roman éponyme, est la femme d’un seul homme, Kamel au départ, puis le nègre,  qui a

«épousé la fille présumée de sa victime »[18]

   et avec qui on l’a vue

         « dans une calèche, […] qui sanglotait »[19].

Dans le théâtre, elle devient l’épouse de Lakhdar. Voilée de noire, elle fait écho, pour nous, aux traditions de deuil et de veuvage. C’est d’ailleurs ainsi qu’elle se comporte dans le Cadavre encerclé. Elle est veuve de Lakhdar, avant même la mort de celui-ci. Elle énonce :

« tu n’es mort que pour moi » [20].

Elle déambule à sa recherche,  se voilant ou quittant ce voile noir selon son état d’esprit. La situation de chassé-croisé amoureux a bien changé depuis Nedjma, puisqu’elle est la maîtresse seulement de Lakhdar, et que c’est lui, au contraire, qui s’intéresse à une autre femme, Marguerite. De plus, Nedjma voilée devient pour Lakhdar :

 « Ma sœur, ou celle d’un autre. Peu importe. »

On voit bien que pour les  amants de la jeune femme, la figure décrite ici n’est pas celle qui est attractive, mais elle va le redevenir dans la suite de l’œuvre théâtrale, lorsqu’elle se fait combattante et qu’elle met en œuvre son inscription dans l’Histoire.

 

 

3°) La femme révolutionnaire

 

Dans l’œuvre de Kateb, Nedjma est la seule figure féminine qui ait une biographie – hormis peut-être sa mère. Les autres ne sont que des figures sans avenir, que Kateb laisse en surface. Nedjma, quant à elle, remet en route le rapport de la femme à l’histoire, et, en l’occurrence, à la révolution. Elle est à la fois toujours présente et toujours inaccessible, en tant que cosmologie. Elle est l’incarnation d’un mythe de la femme « en formation ».

La femme révolutionnaire est avant tout la Nedjma du théâtre, celle du Cadavre encerclé et des Ancêtres redoublent de férocité, une femmepleine d’ambiguïté, une figure habitée par la dualité : à la fois mère et combattante, on peut considérer qu’elle représente l’éternel balancement des femmes à travers l’histoire.

On trouve de cette figure une définition très précise dans La femme sauvage/1[21] :

« amante disputée, puis musicienne consolatrice, elle fut coiffée au terme de son sillage du casque intimidant de la déesse guerrière, elle qui fut, tout d’abord, la femme voilée de la terrasse, puis l’inconnue de la clinique, puis la libertine ramenée au Nadhor, puis la fausse barmaid du ghetto, puis la pâle amnésique de l’île des lotophages, puis la belle Africaine mise aux enchères à coup de revolver dans un rapide et turbulent et diabolique palabre négro-algéro-corse, puis la muse du fondouk, avant d’être la veuve de la rue des Vandales, et enfin la femme sauvage trimbalant son fils unique et le regardant jouer du couteau ; sa noirceur native avait réapparu […] noire, muette, poudreuse, la lèvre blême, la paupière enflée, l’œil à peine entrouvert et le regard fixe sous l’épaisse flamme fauve rejetée sur le dos, le pantalon retroussé à la cheville, le colt sous le sein ».

A l’issue du Cadavre encerclé, elle deviendra la Femme Sauvage.

 

         Nedjma est révolutionnaire et mère : cette femme mariée, infertile malgré le nombre de ses amants dans les romans, est dans toutes les pièces de théâtre la mère d’Ali, l’enfant né de son amour avec Lakhdar. On la dit

 « toujours fourrée avec son fils, un petit voyou »[22]

Mais Nedjma n’est pas vraiment ce qu’on peut appeler une mère « traditionnelle ». Ainsi, même si elle

« rejoint l’image de la mère, « fontaine de sang, de lait et de larmes »[23]

 selon les dires de J. Arnaud, même si elle est « prostrée » de peur quand Ali se retrouve avec la bombe dans La Femme sauvage [24], elle joue un rôle dans le combat, au détriment de son fils. Elle incarne la patrie, dans la mesure où elle en défend l’avenir. On peut également penser que c’est elle qui est nommée « la fille solitaire de Keblout ». C’est l’ancêtre Keltoum qui est réincarnée en la personne de Nedjma femme sauvage et porteuse de bombes. Cependant elle n’est pas celle qui effectue le voyage au Nadhor avec Si Mokhtar. En effet, elle est plutôt un mélange des deux figures évoquées précédemment. Pour devenir la femme révolutionnaire qu’elle est dans le théâtre, Nedjma se débarrasse à la fois de son voile et de sa féminité :

« l’ancienne femme voilée, enlevée, « mise aux enchères », mère anxieuse mais passive, se libère et se virilise […], piétinant sa féminité qui a fait d’elle une proie »[25],

précise J. Arnaud.

 Dans Le Cadavre, en déchirant son voile, elle devient critique et provocatrice :

« J’avais rêvé la fusillade »[26]

            C’est en parvenant à aller au-delà de son caractère de femme fatale, de séductrice, qu’elle devient la révolutionnaire, la « poussière des champs de bataille ».

Il s’agit en fait pour elle de redevenir, ou peut-être de devenir, une femme ordinaire, cette femme qu’elle a pu être, voilée, pour Lakhdar.

« Elle retourne à l’anonymat, elle doit se fondre parmi ses innombrables sœurs, perdre ses traits distinctifs, les contradictions qui irritaient le désir. »[27]

 

Mais il semble aussi qu’elle doive devenir l’égale des hommes afin de trouver sa place dans le combat :

« elle s’affirme au même titre que les protagonistes mâles comme sujet historique inséré dans la trame de l’histoire »[28]

Ce n’est sans doute qu’après la mort de Lakhdar qu’elle pourra comprendre son combat et en prendre la suite. C’est par ailleurs seulement au terme de la transformation que nous avons décrite qu’elle parviendra à être réellement la femme combattante qu’elle doit être, et, de ce fait, à devenir la Femme Sauvage des Ancêtres redoublent de férocité :

                     « c’est la guerre, prenons nos libertés […]

                     A nos deux privilèges

                     Le deuil et le fardeau

                     Ajoutons la férocité

                 Marchons nous aussi au combat ! »[29]

II-                La parole absente

 

1°) Le Polygone étoilé ou un mutisme obsédant

 

Le Polygone étoilé est sans doute l’œuvre de Kateb Yacine qui est la plus inaccessible, la plus compliquée parce que la plus désordonnée. Elle est peu compréhensible pour beaucoup de lecteurs dans la mesure où c’est celle qui s’éloigne le plus des modèles génériques français. Au carrefour entre poétique et narratif, ses personnages sont tout aussi énigmatiques que sa forme. Nedjma y est d’ailleurs moins présente que dans les poèmes et dans le roman, ne serait-ce que du point de vue de l’image, de la figure obsédante, et bien sûr que dans le théâtre en ce qui concerne la parole. Et il me semble que la Nedjma du Polygone est la forme la plus traditionnelle du personnage, dans le regard des hommes sur elle. Son silence est celui d’une figure féminine traditionnelle. Elle est absente, mais en tant que mythe sa parole a sans doute plus d’importance que dans Nedjma par exemple. Elle est parole absente, parole obsédante en tant qu’absence de parole.

Mais il s’agit aussi pour les hommes de la comprendre. Entourée d’hommes plus traditionalistes qu’elle, elle est comme un animal qui ne se dit pas mais qui doit être discipliné et approché :

« On connaissait Nedjma sans la connaître, depuis que lycéenne elle avait échappé à plus d’un clan, plus d’une caste qui eût voulu en faire sa jument, lui confier les couleurs de telle noblesse de sang, telle vertu de famille, pour l’opposer à telle ou telle réputation… »

Mais, par son silence même, elle s’obstine et refuse toute assimilation à une figure traditionnelle. Elle demeure une figure indépendante, mythique, à la fois obsédante et attirante. Et elle se rapproche, dans son silence, de la Nedjma des poèmes :

« Nedjma-mythe comme Nedjma-critique restent-elles non seulement hantées mais travaillées par […] Nedjma-des-poèmes qui interdit toute fondation, désétaye toute étape, relance le nomadisme d’une prolifération de possibilités de versions infixables comme inaltérables. »[30]

 

2°) Les poèmes : le silence de la séparation

 

En ce qui concerne la figure de Nedjma dans les poèmes, je me réfère à un article de colloque d’Antoine Raybaud : Nedjma-des-poèmes.[31]

On remarque qu’il n’y a que dans les poèmes que Nedjma est dite muette : elle y est vécue comme silencieuse parce qu’absente, cruellement absente pour le poète. Cette Nedjma est la première, chronologiquement, écrite par Kateb : elle représente la séparation qui vient d’avoir lieu avec la vraie Nedjma, la cousine du poète. On ne l’  « entend » pas : son mutisme est absence, et par là même elle est une présente obsédante. C’est ce personnage muet qui est à l’origine même de l’écriture, et l’amour du poète pour la jeune femme est sans cesse confronté au silence. Dans Keblout et Nedjma, on lit :

            « Je ne peux aimer une muette

            J’aime

            A chahuter le silence »

Antoine Raybaud note que :

« Une seule fois Nedjma prend la parole, parle en son nom, et s’adresse – et c’est une parole de transgression et de désir : « Viens ! Passons la nuit sur la terrasse » ou « Viens ! Encore une saison dans la maison qui vogue ». Elle est toute dans l’irruption d’une double faute, par excès et par défaut, faute par et faute de, dans une double déchirure qui ne laisse pas de base pour penser la séparation, ni comme fondation d’une rupture, ni comme inauguration d’une histoire. A un refus et une fuite correspondent la hantise et l’énigme. »[32]

D’autre part, le silence de Nedjma s’apparente pour le poète à l’invisibilité : de par son silence, l’amante est inaccessible. Dans Loin de Nedjma, « plus je l’approchais, moins elle était visible ». Et puis il y a l’amnésie : si Nedjma est muette, c’est aussi parce qu’elle est « l’amante amnésique » : non seulement il y a rupture avec le présent puisque inaccessibilité pour le poète, pour l’amant, mais la jeune femme est coupée également du passé, et de tout ce qui la rattache à la tribu, à la patrie, aux ancêtres, au pays. A partir de là, il semble impossible pour cette figure de Nedjma de prendre position dans une quelconque lutte pour l’avenir : absence de parole et de mémoire sur le passé signifie absence de projection dans le futur.

Mais dans le silence il y a parole. Si Nedjma ne s’explique pas, ne se dit pas, ne se justifie pas alors qu’elle s’expose, son silence crée du sens. Antoine Raybaud dira :

« elle fait parler l’énigme en tant qu’énigme, comme parole de ce qui n’a pas de parole. »[33]

En ne parlant pas, elle fait référence à toute une tradition ancestrale de silence des femmes et, sans y adhérer, elle laisse entrevoir, par son mutisme-même, l’opposition aux hommes et à leur façon de concevoir à la fois l’oralité et la société. Elle crée de l’obscur dans ce qu’on pourrait percevoir comme une simple coquetterie (dans certaines critiques du roman par exemple) et prépare la violence d’un discours à venir, violence qui prendra réellement naissance dans la figure aboutie et parlante de la Femme sauvage.

Si le mutisme de la jeune femme évoque sans aucun doute l’impossibilité de la relation amoureuse et de la compréhension entre les amants, à laquelle s’ajoute la séparation au sens propre ou figuré selon les poèmes, on perçoit dans son silence une ébauche de la symbolique que lui donne la critique à propos du roman. Ce silence semble être un bouillonnement de paroles renfermées en elles, de paroles significatives, à venir (chronologiquement, cette parole absente naîtra-t-elle dans le théâtre ?). Antoine Raybaud parle

« d’une innombrable parole qui dessine son absence non comme hantise de la perte, mais comme affleurement et affluences de paroles mémorielles en quête d’emploi »[34]

 

3°) Nedjma : symbole d’une nation à venir ou obstination muette et provocante ?

 

« Personnage-titre dont le nom annonce une signification, Nedjma est une signification absente comme elle est une parole absente. »[35]

précise Charles Bonn. On peut également se référer à S.Tamba, pour qui l’absence de parole de Nedjma évoque Ismène, la fait devenir 

« une grande silencieuse, de la famille de la nièce de Créon . » [36]

Kateb, dans un « Message à l’occasion de la journée mondiale du 8 Mars 1989 »[37], parle de la femme algérienne en ces termes :

« On n’entend pas sa voix […], ce silence orageux engendre le don de la parole ».

La femme moderne, tout comme la femme traditionnelle, est

« bombe à retardement qui met en danger l’honneur patriarcal [, qui], en grandissant, rend ce danger toujours plus grand. […] En somme, ce qu’on reproche à la femme [tout comme ce qu’on pourrait reprocher à Nedjma, et qui fait d’elle cette figure libre], c’est d’être belle, d’inspirer le désir, en un mot d’être femme ! ».

 De plus, sans doute l’absence de parole met-elle en valeur, chez Nedjma comme chez ces femmes, cette « beauté clandestine » dont parle Kateb.

 

Avec le voyage au Nadhor  et la prise d’otage de Nejma, celle-ci échappe à sa fonction symbolique pour entrer peu à peu sur la scène de l’histoire. De plus, sa seule prise de parole du roman, constituée d’une suite de phrases tronquées, quelque peu incompréhensibles, semble ébaucher une énonciation à venir, accompagnée d’une affirmation de soi qui naît ici et sera transportée dans le théâtre, puis, peu à peu, vers la figure de la femme sauvage :

« Ces propos, d’une apparente banalité, qui semblent élagués d’autres textes, laissent néanmoins entrevoir – par leur prosaïsme même – une « béance », une « ouverture » vers un ailleurs. La femme en serait le sujet, non plus portée par un imaginaire mâle, mais au contraire, porteuse d’un imaginaire autre, à venir, cet imaginaire national se construisant… énonciatrice éventuelle d’un discours autre. Vers la fin de l’extrait cité, la prise de parole est signalée par le bref et curieux constat, « Nedjma parle en français ».Que lire dans cette mention ? Cette parole ne se livre qu’en partie, mais elle est désignée. La protagoniste accède au statut d’énonciatrice ; son discours se poursuit dans un hors-texte supposé et laisse entendre un ailleurs imaginé. »[38]

Comme le colonisé qui a été privé de la maîtrise de sa propre parole et qui ne pourra l’obtenir que dans l’indépendance, à travers la lutte pour cette indépendance, Nedjma ne peut pas encore se dire puisqu’elle semble représenter le pays à venir. Mais à travers l’éclatement de la forme romanesque traditionnelle, on entrevoit une ouverture vers la possibilité de se dire soi-même, de maîtriser la parole sur soi, et donc une ouverture vers le genre théâtral qui inventera à la fois un langage du peuple algérien et de la femme-Nedjma-patrie. Mais c’est également le désir de la parole qui est absent dans le roman et duquel naîtra, dans Le Cercle des représailles, le désir d’engagement, engagement à la fois politique et amoureux, puisque Nedjma et Lakhdar deviendront militants et amants.

 

 

III-             Le théâtre ou l’affirmation de soi

 

1°) Naissance d’une combattante (et d’une nation) : Le Cadavre encerclé

 

         Dans le théâtre, en revanche, elle prend sa place sur la scène du politique et de là sa parole au sens propre du terme apparaît :

« des deux premiers monologues aux deux derniers, il s’est passé un bouleversement fondamental dans la distribution de la parole. Nedjma prend la parole en l’assumant tout à la fois dans l’énonciation et dans un espace réservé habituellement aux hommes. Elle déclame dans un bar : « Il est temps de dire ce qui arriva lorsque Lakhdar sortait de l’enfance ».[39]

                       

On peut penser à l’évolution de la symbolique de son personnage et de toute la trame du récit, du point de vue historique. En effet, selon la thèse qui la donne comme symbole de son pays, elle peut dans le théâtre s’exprimer puisqu’elle devient une figure de l’histoire en mouvement, de ce nouveau pays en train de naître, dans la mesure où les protagonistes se battent pour l’indépendance.

Dans Le Cadavre encerclé, on peut dire que son rôle de mère est important dans la mesure où elle est dotée de la parole, alors qu’elle est muette dans les romans. Par les mots, elle rejoint en quelque sorte la folie des autres mères. 

De plus, il s’agit dans le théâtre d’un espace d’énonciation totalement différent – espace que le spectateur est invité à transformer, en imagination, en paysage d’Afrique du nord, cf didascalies au début du Cadavre encerclé. Nedjma  y est différente, elle est personnage qui doit jouer, être vu par les spectateurs et non plus par les personnages masculins qui l’entourent. A ce propos, Taïeb Sbouaï traite de façon très intéressante de l’implication du personnage dans l’acte même d’écriture :

« quelles que soient l’importance et la précision de la préméditation à l’acte d’écriture, l’épreuve du sens est toujours là et elle reste à faire. Et ne peut se faire, dans le domaine du théâtre, sans le concours du personnage. S’écrire, et à plus forte raison en forme dialogique, c’est nécessairement s’inventer, s’infléchir et infléchir le vécu dans un (des) sens sinon nouveau(x), du moins jusque-là imperceptible(s). »[40]

 

 

            On a parlé de l’intervention de Nedjma à propos de Lakhdar (« Il est temps de dire ce qui arriva lorsque Lakhdar sortait de l’enfance »). Si Nedjma s’affirme en tant que personnage parlant, son injonction provoque un temps d’arrêt, de questionnement, et influe sur le reste de l’œuvre. C’est ce qu’explique Saïd Tamba :

« L’injonction relance l’intrigue. L’affrontement qui embrasait la cité cesse un temps, laissant place aux souvenirs, aux rêves, aux fantômes qui vont toucher « au cœur même du réel ». L’enfance qui avait été vécue comme dans un « pays étranger » s’achève dans un espace clochardisé sous l’aile de parents humiliés. Et, le questionnement reprend car « l’enfance en sait plus, car nulle réponse ne lui convient ». Des réalités singulières, intimes transparaissent : les protagonistes – des jeunes filles et des jeunes hommes – confient brièvement leurs aspirations à vivre leur propre vie, chacun libre de sa propre attitude. Une femme avait provoqué cette crise. Elle allait plier la suite de l’œuvre au désir féminin. »[41]

 

2°) La Femme Sauvage

 

Si Nedjma est la Femme Sauvage, il y a néanmoins une transformation importante qui s’opère dans le passage de l’une à l’autre et, une fois devenue sauvage, la femme des premières œuvres de Kateb, la Nedjma originelle ne reviendra plus. On peut citer Edouard Glissant qui parle, dans la préface du Cercle des représailles (c’est l’ensemble des trois pièces Le C.E, La Poudre d’Int., Les Ancêtres red. de fér. Et du poème Le Vautour) , de La Poudre d’intelligence comme d’un :

« second temps théâtral, durant lequel il est permis à la Nedjma du Cadavre de s’accomplir jusqu’à devenir la femme sauvage des Ancêtres ».[42]

En devenant la Femme sauvage, Nedjma a trouvé sa voix : elle devient chef d’un clan matriarcal. Elle dirige les hommes et surtout est acceptée comme chef pour aller au combat. Sa parole prend sens et trouve le ton juste, et c’est « par sa voix de musicienne » qu’elle parvient à s’imposer. Dans L’Algérie des maudits, on apprend que :

« Elle seule savait laisser tomber sa voix comme une pierre fracassée, jusqu’à l’intensité du silence »

 

La parole, dans le théâtre, devient parole prophétique. On peut penser à Keblout qui        s’est fait prophète à double reprise, dans la guerre de 130 ans, pour annoncer la venue de Lakhdar puis de Nedjma :

                     « Ce n’est plus moi, c’est mon noyau

                     Appelez-le Lakhdar, celui qui me ressemble

                     Appelez-le Lakhdar, souvenez-vous »

Puis, s’adressant à Keltoum il dit :

                     « Un siècle passera et tu seras Nedjma

                     L’étoile d’un charnier

                     Les hommes qui te verront

                     Briller et disparaître

                     Tu les verras mourir et perdre la raison

                     Comme tu m’as tué, comme tu as perdu ma tête. »

Mais pour autant, ce n’est que l’homme qui est prophétique… Cependant, Nedjma reste le centre et Keblout avait bien prévu ce qu’elle serait, un siècle plus tard : elle a le pouvoir sur les hommes, leur vie, mais sans pour autant en être heureuse et en ressortir ni grandie ni orgueilleuse.

         Et, si Keblout dit que Keltoum deviendra Nedjma, on peut voir un parallèle encore plus frappant entre Nedjma, ou plutôt la Femme sauvage, et la Kahéna, dite aussi Dihya. En effet, Kateb place dans la bouche de son héroïne les mêmes paroles que dans celle de la guerrière mythique. Par la parole, la Femme sauvage va au-delà du personnage originel de Nedjma, et même au-delà de la simple figure de militante du Cadavre puisqu’elle rejoint la plus grande combattante algérienne.

 

 

 

            CONCLUSION :

 

         Le personnage de Nedjma est un personnage ambivalent. C’est sans doute parce qu’elle est une « signification à remplir »[43], comme le dit Charles Bonn dans  Kateb Yacine, Nedjma, qu’elle est tant de femmes à la fois, chaque œuvre et chaque personnage, chaque séquence du texte lui donnant sa signification propre. Il me restera maintenant, dans mon mémoire, à définir comment la signification se fait jour, dans quelle mesure le personnage de Nedjma, et de la Femme Sauvage sans doute encore davantage, participe de l’écriture d’elle-même afin de parvenir à son sens et, si c’est le cas, quelle forme du personnage est l’aboutissement (la Femme Sauvage, sans doute ?), y a-t-il un « vrai » visage de Nedjma ?

 

 

 

 

 

 

 

Bibliographie sommaire :

Kateb Yacine, Le Cercle des représailles. Paris : Seuil, « Points », 1959.

Kateb Yacine, Nedjma. Paris : Seuil, « Points », 1956, préface 1996.

Kateb Yacine, L’œuvre en fragments (dir. Jacqueline Arnaud). Arles : Actes sud, « Sindbad », 1986.

Kateb Yacine, Le Polygone étoilé. Paris : Seuil, « Points », 1994, préface 1997.

Kateb Yacine, Eclats de mémoire. Paris : éd. IMEC, « Empreintes », 1994.

 

Arnaud, Jacqueline, La Littérature maghrébine de langue française. Le Cas de Kateb Yacine. Paris : Publisud, « Espaces méditerranéens », 1986.

Bonn, Charles, Kateb Yacine, Nedjma. Paris : PUF, « Espaces littéraires », 1990.

Giraud, Jacques et Lecherbonnier, Bernard (dir.), actes de colloque, Kateb Yacine, un intellectuel dans la révolution algérienne. Paris : L’Harmattan, 2002.

Colloque international Kateb Yacine, Actes (Alger, Riadh-El-Feth : 28,29,30 octobre 1990). Alger : Office des Publications Universitaires, 1990.

Sbouaï, Taïeb, La Femme Sauvage de Kateb Yacine. Paris : L’Arcantère, 1985.

 



[1] Kateb Yacine, L’œil qui rajeunit l’âme in L’œuvre en fragments. Arles : Actes sud, « Sindbad », 1986. p. 103.

[2] Kateb Yacine, L’œuvre en fragments, « fragments inédits ». Arles : Actes sud, « Sindbad », 1986, p. 120.

[3] Cité par Kristine Aurbakken in L’Etoile d’araignée : une lecture de Nedjma de Kateb Yacine. Paris : Publisud, « Espaces méditerranéens », 1986.

[4] Kateb Yacine, Nedjma. Paris : Seuil, « Points », 1956, préface 1996.  Pp. 172-173.

[5] Kateb Yacine, Le Cadavre encerclé in Le Cercle des représailles. Paris : édition du Seuil, « Points », 1959. P. 19.

[6] Kateb Yacine, Les Ancêtres redoublent de férocité, in Le Cercle des représailles. Paris : édition du Seuil, « Points », 1959. p. 161.

[7] Op. cit. note 25. Cf. annexe A.

[8] Kateb Yacine, Eclats de mémoire. Paris : éd. IMEC, « Empreintes », 1994. P. 46.

[9]Jacqueline Arnaud, op. cit., p. 312.

[10] Kateb Yacine, Nedjma. Paris : Seuil, « Points », 1956, préface 1996.  p. 228.

[11] Ibid., p. 332.

[12] Ibid., p. 91.

[13] Ibid., p. 121.

[14] Ibid., p. 121.

[15] Ibid., p. 131.

[16] Charles Bonn, op. cit., p. 56.

[17] Kateb Yacine, Nedjma. Paris : Seuil, « Points », 1956, préface 1996. p. 62.

[18] Ibid., p. 173.

[19] Kateb Yacine, Le Polygone étoilé. Paris : Edition du Seuil, « Points », 1994, préface 1997. P. 160.

[20] Kateb Yacine, Le Cadavre encerclé in Le Cercle des représailles. Paris : édition du Seuil, « Points », 1959.  p. 36.

[21] La Femme sauvage/1 in L’œuvre en fragments. Arles : Actes Sud, « Sindbad », 1986. Pp. 166-167.

[22] Kateb Yacine, Les Ancêtres redoublent de férocité, in Le Cercle des représailles. Paris : édition du Seuil, « Points », 1959. P. 131.

[23] Jacqueline Arnaud, op. cit., p. 44.

[24] Kateb Yacine, Epilogue, in L’œuvre en fragments. Arles : Actes Sud, « Sindbad », 1986.

[25] Jacqueline Arnaud, op. cit., p. 454.

[26] Kateb Yacine, Le Cadavre encerclé in Le Cercle des représailles. Paris : édition du Seuil, « Points », 1959.  P. 18.

[27] Jacqueline Arnaud, op. cit., p. 500.

[28] Kristine Aurbakken, op. cit., p. 199.

[29] Kateb Yacine, Les Ancêtres redoublent de férocité, in Le Cercle des représailles. Paris : édition du Seuil, « Points », 1959. P. 133.

[30] Raybaud Antoine, Nedjma-des-poèmes in Colloque international Kateb Yacine, Actes (Alger, Riadh-El-Feth : 28, 29, 30 octobre 1990). Alger : Office des Publications Universitaires, 1990, p.44.

[31]Ibid., pp 31-42.

[32] Ibid., p. 31.

[33] Ibid., p. 40.

[34] Ibid., p. 32.

[35] Charles Bonn, op. cit. P.70.

[36] Saïd Tamba, op. cit. Pp. 65-66.

[37] Kateb Yacine, Eclats de mémoire. Paris : éd. IMEC, « Empreintes », 1994. Cf annexe A.

[38] Kristine Aurbakken, Une Nouvelle Lecture de Nedjma in Jacques Giraud et Bernard Lecherbonnier (dir.), actes de colloque, Kateb Yacine, un intellectuel dans la révolution algérienne. Paris : L’Harmattan, 2002, p. 64.

[39]Khelladi Khedidja, Paroles et silences dans Le Cadavre encerclé in Colloque international Kateb Yacine, Actes (Alger, Riadh-El-Feth : 28, 29, 30 octobre 1990). Alger : office des Publications Universitaires, 1990. P. 330.

 

[40] Sbouaï, Taïeb, La Femme sauvage de Kateb Yacine. Paris : L’Arcantère, 1985, p. 62.

[41] Saïd Tamba, Kateb à ses débuts. Algérie 1946-1954 in Jacques Giraud et Bernard Lecherbonnier (dir.), actes de colloque, Kateb Yacine, un intellectuel dans la révolution algérienne. Paris : L’Harmattan, 2002, p. 24.

[42] Edouard Glissant, préface de Kateb Yacine, Le Cercle des représailles. Paris : Seuil, « Points », 1959, p. 11.

[43] Charles Bonn, Kateb Yacine, Nedjma. Paris : PUF, « Espaces littéraires », 1990. P. 63.