LA POÉSIE ALGÉRIENNE : LES PRÉCURSEURS

Jean Amrouche, Anna Greki, Jean Sénac, Bachir Hadj Ali, Djamel Amrani, Mohammed Dib peuvent être considérés comme des précurseurs dans la mesure où ils furent parmi les premiers à prendre la parole et à ouvrir des voies à la poésie algérienne à une époque où le contexte socio-culturel colonial rendait difficile la prise de parole.

Chacun d'eux eut son expérience propre, généralement originale et marquante; expérience qui donna à chacune de ces voix une empreinte parfaitement personnelle, même si diverses influences poétiques peuvent être relevées dans leurs écrits. Voix solitaires, voix singulières, voix premières, s' exprimant en français dans une Algérie alors principalement arabo-berbère, elles eurent le destin commun de rester mal connues.

Outre leur originalité, ces voix, ces expériences sont encore, aujourd'hui, d'actualité, non seulement parce qu'elles disent à leur manière et dans leur optique propre un moment historique et culturel vécu dans la pensée et dans le corps d'un individu; mais aussi parce que certaines d'entre elles (Djamel Amrani) disent encore un chemin commencé avant la guerre de libération algérienne, et qui continue à chercher les mots les plus justes, correspondant à la situation actuelle du poète et de son pays.

Jean AMROUCHE

Jean Amrouche est né le 7 février 1907 à Ighil Ali, en Petite Kabylie. On peut parler à son propos de "cas culturel particulier". En effet, comme il le dit lui-même :

"Kabyle de père et de mère, profondément attaché à mon pays natal,  à ses moeurs, à sa langue, amoureux nostalgique de la sagesse et des vertus humaines que nous a transmises sa littérature orale, il se trouve qu'un Hasard de l' histoire m'a fait élever dans la religion catholique et m'a donné la langue française comme langue maternelle."

Il est donc kabyle d'origine et de culture, mais les circonstances coloniales lui attribuent le français comme langue et le christianisme comme religion. Cette situation le met en porte-à-faux par rapport à l' Islam et à la langue berbère qui prévalent dans sa société. Ce drame social et intime contribuera à mettre en place chez le poète une conscience aiguë de l' isolement et de l' exil, d'une solitude fondamentale et irréductible.

Il quitte très jeune l' Algérie pour la Tunisie. Il y enseigne puis rentre dans le monde de la culture française à partir de 1943. Il collabore notamment aux rubriques culturelles des grands journaux comme Le Monde, Témoignage chrétien, L' Express et L' Observateur. Il travaille également à la Radiodiffusion française. Vivant à Paris, il ne cessera de suivre les événements d'Algérie. Il meurt à Paris le 16 avril 1962.

Il a publié à l' âge de 27 ans (en 1934) son premier recueil de poésies intitulé Cendres puis, trois ans plus tard, un second recueil intitulé Etoile Secrète. Ce sont ses principales productions poétiques en dehors de quelques textes publiés dans des revues. Il a également traduit en français les Chants berbères de Kabylie, publiés à Tunis puis réédités en France (Editions Charlot, 1947).

Les thèmes développés dans Cendres et Etoile Secrète se rattachent tous au vécu de l' isolement et de la séparation. Dans Cendres particulièrement, la parole poétique est dominée par la rupture et la culpabilité, comme en témoignent quelques titres comme "Brisure", "Arrachement". Cette sensation première et fondatrice, génératrice de douleur, produit chez le poète une double attitude vis-à-vis de la vie et des événements. En même temps que l' appétit de vivre et l' appel à la joie, la hantise de la mort est toujours présente. Dans "Angoisse de la jeunesse" (in Cendres), la question vitale ouvre le poème :

"Aurai-je la vie de l' âme et le temps de créer,              
Aurai-je la force d'agir et de donner?"

Et  la fin du poème apporte la réponse :

"Viens, nuit,            
Ensevelisseuse aux doigts doux      
................................................ 
Dormir, noyé, sur un lit d'algues couleur de mer,         
Fondre dans la nuit simple ma chair qui pleure           
.................................................

Ce vécu double et douloureux induit chez le poète la reconnaissance de la faiblesse de l' homme et de la difficulté de réalisation de l' idéal qu'elle entraîne :

"Lumière!
C'est toi que nous voulons 
Mais......................
Quand à peine tu transparais            
..........................       
Nous n'avons pas la force  
De te voir
........................."

Pour ce poète, une coupure insupportable règne dans sa vie, malaise fondamental qu'il traduit par la quête inquiète de son lieu :

"Mais ma place,     
...............   
Où, où est-elle?"

A cette inquiétude indépassable qui se formule dès son plus jeune âge, il va tenter de répondre en recherchant un principe d'unité qu'il formulera en termes spirituels et religieux. Sa recherche prendra forme autour du thème d'une enfance idéale, angélique et presque céleste, qui se confond avec l' image d'un éden perdu (notamment dans Etoile Secrète) : pays de la purification fondamentale, du rétablissement de la communication avec la spiritualité, qu'il formule en termes chrétiens.

Mais une telle contrée ne saurait exister car le conflit historique s' est installé en même temps que le drame personnel. La poésie permet néanmoins de l' inscrire, de le garder en soi comme une mémoire toujours vivace :

"Je veux aller trouver les Anges, mes frères,                 
Dans le pays muet que renferme mon coeur"

Car :

"Je suis orphelin, nous sommes des orphelins. A petit bruit, pleure ma détresse, une flamme qui va mourir et que nourrit sa propre mort, une détresse sans aucun nom, une détresse d'orphelin parmi les hommes orphelins, qui ont perdu leur Enfance au vent de la terre orpheline."

Drame du dédoublement culturel et ontologique, la poésie de Jean Amrouche laisse percevoir quelquefois de véritables accents baudelairiens, à travers le vécu intense du désir de lumière lié inextricablement à la corruption et à la faiblesse. La forme poétique en est très libre, le travail du poète oscillant entre le vers libre et la prose rimée ou assonancée. Toute sa poésie est traversée par le rêve d'un langage primordial, principe d'union de soi-même avec le monde et écho aux exigences de fidélité et de pureté que suppose cette quête presque mystique.

Anna GREKI

Anna Greki est le pseudonyme de Colette Anna Grégoire. Née à Batna le 14 mars 1931, elle est d'origine française. Elle a participé à la lutte de libération algérienne. Elle est arrêtée en 1957 et enfermée à Barberousse, prison civile d'Alger, puis elle est expulsée d'Algérie. Elle est morte en couches le 6 janvier 1966 d'une hémorragie.

Son recueil le plus connu fut publié chez P. J.. Oswald en 1963. Il porte le titre de Algérie, capitale Alger. Un autre recueil fut publié à titre posthume. Il s' agit de Temps forts sorti chez Présence Africaine en 1966. Elle a également publié d'autres textes poétiques dans Révolution africaine (hebdomadaire créé à Alger en 1963 par le F.L.N.) et dans d'autres revues.

Anna Greki est l' une des premières femmes et surtout l' une des premières poétesses algériennes à avoir pris la parole. Elle choisit pour cela un pseudonyme, suivant ainsi une sorte de tradition inaugurée par Assia Djebar et qui se perpétue jusqu'à nos jours.

En même temps que son' engagement militant et volontariste, l' histoire personnelle de la poétesse est tracée dans une chronique morcelée de son enfance et de la vie dans le massif aurésien. L' attachement profond à la terre natale est plusieurs fois chanté, notamment dans un poème intitulé "Menaa" :

Mon enfance et les délices 
Naquirent là           
A Menaa - commune mixte Arris      
Et mes passions après vingt ans      
Sont le fruit de leurs prédilections    
Du temps où les oiseaux tombés des nids    
Tombaient aussi des mains de Nedjaï           
Jusqu'au fond de mes yeux chaouïa."             

Le vécu quotidien dans la terre natale, le tissage amoureux et tendre du quotidien justifient l' engagement politique; l' amour de la vie, des autres, des camarades, met en place une projection heureuse dans le futur malgré le présent entaché par la guerre, la violence et la haine :

Ce sera un jour pareil aux autres jours           
Un matin familier avec des joies connues     
Eprouvées parce qu'elles sont quotidiennes.

Dans ce cadre, la poésie se transforme en arme, en moyen de rétablir la justice et avec elle, une société plus humaine :

Avec des mots brûleurs du ciel         
Avec des mots traceurs de route      
Qui font du bonheur une question de patience             
Qui font du bonheur une question de confiance.                          

Femme, elle est attentive à la lutte des militantes aux côtés de leurs maris, de leurs frères, de leurs pères. Elle décèle et met en avant la participation de ces femmes, même dans le silence et l' effacement imposé par la société :

Et ces femmes fières d'avoir le ventre rouge 
A force de remettre au monde leurs enfants  
A chaque aube, ces femmes bleuies de patience       
Qui ont trop de leur voix pour apprendre à se taire.

Elle dit aussi le courage des mères, à travers des images saisissantes qui soulignent la persévérance de celles-là :

Forte comme une femme aux mains roussies d'acier
Tu caresses tes enfants avec précaution        
Et quand leur fatigue se blesse à ta patience
Tu marches dans leurs yeux afin qu'ils se reposent

Triomphe et force de la femme, qui prend en charge en plus de son destin, celui de ses enfants. La poétesse est d'ailleurs très sensible à l' enfance qui l' entoure. Comme Jean Amrouche, elle lui prête une voix et elle dénonce sa condition durant la guerre et sa violence :

Colère devant l' enfant courant devant la guerre          
Jusqu'aux frontières             
Depuis sept ans sans s' arrêter         
S' il ne se couche dans la terre

De facture libre, la poésie d'Anna Gréki laisse cependant entrevoir une maîtrise de la forme classique : les vers y sont présents même si elle s' en libère chaque fois que la nécessité d'un rythme interne dicté par la révolte ou le lyrisme de la célébration ou de la mémoire, se fait ressentir. Célébration de la jeunesse et de l' avenir, la poésie d'Anna Greki est un chant d'espoir tourné vers l' avenir.

Jean Sénac

Jean Sénac est né à Béni Saf, près d'Oran, le 29 novembre 1956, de père inconnu. Cette naissance bâtarde marquera son oeuvre et sa vie. Il est d'abord instituteur, puis il se rapproche du monde culturel algérien dont il partagera les interrogations et les luttes.

Sa production poétique est importante :

- Poèmes, Gallimard 1954, Collection Espoir, avant-propos de René Char

- Poésie (Diwan du Môle) avec 13 eaux fortes de Abdellah Benanteur, B.A.M. 1969

- Matinale de mon peuple, Subervie, Rodez 1961. Préface de Mustapha Lacheraf. Illustrations de Abdellah Benanteur

- Le soleil sous les armes, Subervie, Rodez 1957

- Le torrent de Baïn, Relâche 1962

- Jubilation, Edition d'Art 1962

- La rose et l' ortie, illustrations de M. Khadda, Rhumbs 1964

- Citoyens de beauté, Subervie, Rodez 1967

- Avant-corps, précédé de poèmes iliaques et suivi de Diwan du Noun, Gallimard 1968

- Les désordres, Librairie St-Germain des Prés 1972

- A, CORPOEME, Librairie St-Germain des Prés 1981 (Publication posthume).

- dérisions et Vertige, Actes Sud 1983 (Publication posthume).

Il a également réalisé une anthologie de la nouvelle poésie algérienne publiée en 1971 à la Librairie St-Germain des Prés.

Il a également été producteur-réalisateur à la radio algérienne d'émissions consacrées à la poésie.

Il a été assassiné en août 1973: meurtre dont le mobile n'a jamais été élucidé parce que le meurtrier n'a pas été découvert par l' enquête.

Tout comme celle de Jean Amrouche, la poésie de Jean Sénac est une poésie de quête fondamentale, mais contrairement à son aîné, Jean Sénac alliera son désir personnel à tous les combats et à toutes les luttes de libération qui sont toutes, à ses yeux, porteuses de principes révolutionnaires, capables de transformer le monde :

Ce peuple est plus grand que mon rêve        
Les plus beaux livres de la Rvolution sont les murs    
        de ma ville!

De cet intérêt pour la révolution, une image audacieuse et provocante restera :

Tu es belle comme un comité de gestion      

Cette révolution qu'il chante doit être, à ses yeux, présente à tous les niveaux. Fidèle en cela à la tradition rimbaldienne, il affirme que tout doit changer et notamment l' individu et son système de valeurs, ainsi que celui de la société environnante.

Son homosexualité, sa bâtardise favorisent par auto-défense et provocation sa pratique de la poésie pour affirmer sa singularité même au prix de choquer. Néanmoins, il tente de dépasser ce destin de poète maudit (ses références plus ou moins explicites à Rimbaud, Artaud, Nerval et Genêt disent assez qu'il se vit comme tel) en le prenant en charge, parfois avec ostentation, en clamant son droit à la différence et au vécu du corps :

Lime ce corps        
  jusqu'à la rime     
Ecris ton crime avec            
 le vestige de l' ange            
...........................      
Ce pauvre corps aussi        
Veut sa guerre de libération

Et aussi :

J'ai fait avec mes hoquets frénétiques            
Un verbe pour nommer      
La jouissance et la négation

Révolte et désir s' allient donc pour tenter d'affirmer une identité qui est toujours objet d'un quête angoissée. Car l' absence de père pèse sur le poète autant que son statut difficile de poète homosexuel pied-noir dans l' Algérie indépendante. Cette quête se développe autour du Nom, hantise formulée sous forme poétique et qu'il tente d'approcher. En même temps, il cherchera à dépasser l' antinomie esprit-corps en créant le "corpoème".

Je n'ai d'écriture que palpable          
Corpoème, échec triomphant!

Sa poésie traduit également une recherche formelle importante qui trouve certaines de ses sources dans les catégories poétiques arabes ainsi que dans la calligraphie. On peut relever dans son oeuvre l' importance de certains signes graphiques comme le soleil dont il use pour signer, ainsi que du A et de l' Alif arabe. Ces deux derniers signes l' obsèdent notamment à cause du rapport qu'ils entretiennent avec l' origine de l' écriture, à travers laquelle il projette le statut problématique de la sienne :

Sois digne de son galbe     
Courbe de nos jardins perdus          
Tu dénoueras les arabesques          
Tout sera simple comme Alif

La poésie de Jean Sénac constitue une tentative originale de réflexion et de création dans une Algérie nouvelle, qu'il voulait ouverte à toutes les cultures, accueillante aux propositions formelles venues de multiples horizons. Cette ouverture ne pouvait être, à ses yeux, mieux menée que par la jeunesse :

Poitrine adolescente,           
Rempart  
Ne vieillis pas        
Fête pure
Ne cède pas          
Dure

Djamel Amrani

Djamel Amrani est né en 1935 à Sour el Ghozlane. Il interrompt ses études secondaires en 1956 et participe à la lutte de libération nationale. Il est arrêté en 1957. Après l' indépendance, il occupe différents postes culturels notamment celui de conseiller culturel à l' ambassade d'Algérie à Cuba. Son oeuvre poétique est importante. Il a publié :

- Soleil de notre nuit, Editions Subervie, Rodez 1964. Préface de Henri Kréa. Encres de Aksouh (Poésies suivies de nouvelles).

- Chant pour le 1er Novembre, ABM, Paris 1964 (Edition de luxe à tirage limité). Eaux fortes de A. Benanteur

- Bivouac des certitudes, SNED 1969

- Aussi loin que mes regards se portent, SNED 1972

- Jours couleur de soleil, SNED 1978

- Entre la dent et la mémoire, SNED 1981

- L' été de ta peau, SNED 1982

- La plus haute source, ENAL 1983

- Au jour de ton corps, ENAL 1985

- Déminer la mémoire, ENAL 1986.

La poésie de Djamel Amrani se caractérise par une extrême variété lexicale, par un épanchement très dense du langage dans lequel s' entassent pêle-mêle images violentes ou formulations simples. La forme adoptée est généralement libre. C'est la réitération de certains thèmes qui arrive à unifier l' ensemble.

On signalera la poésie d'engagement qu'il pratique et formule également dans des pièces consacrées aux luttes actuelles, comme celles des Palestiniens par exemple. Mais au-delà de cette dimension conjoncturelle, un parcours personnel se dessine marqué notamment par la revendication d'une libération du corps et de son vécu. Les poèmes sont alors résolument sensuels, voire, érotiques chantant et célébrant la puissance mystérieuse de l' amour charnel, intimement lié à la force de la nature, à la fécondation, à la terre nourricière et à la force lumineuse, jaillissante, du soleil :

Le matin adoré de rosée    
Lève comme ton sein, le plaisir        
Joyeux de mon visage

et

Tu as brûlé l' été, au pigment des épis           
Jusqu'aus feux de mes cernes          
Fièvre et sexe        
Rebelles 
Réfugiés dans mon sommeil

Au coeur de cette volonté de vivre et de s' affirmer va se forger la pratique poétique de Djamel Amrani :

Le poète  
charpentier,            
géomètre,               
de qui n'a plus       
dans les mots        
que rage

La violence, la révolte sont le ferment d' une création qui se donne également pour projet de transformer le monde environnant :

Il nous faut ensevelir           
.......................          
le vide nu
sous les braises du poème

A travers la profuse abondance du lexique, des accents incontestablement émouvants mettent en évidence dans certaines pièces poétiques une appropriation et une effective transformation esthétique du monde, par la magie du verbe et des images fortes:

Le secret de l' herbe            
et la sentence du fruit          
dans le pendule des étoiles               
...........................      
l' univers s' épure  
s' enracine l' arbre-terre

 

Yamilé GHEBALOU

 


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(Extrait de « La littérature maghrébine de langue française », Ouvrage collectif, sous la direction de Charles BONN, Naget KHADDA & Abdallah MDARHRI-ALAOUI, Paris, EDICEF-AUPELF, 1996).

ãTous droits réservés : EDICEF/AUPELF

 

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