Abdellatif  LAÂBI

L'oeuvre d'Abdellatif Laâbi est une oeuvre en mouvement. Inscrite dans un système de défense des valeurs humaines, elle filtre l'impatience d'un écrivain soucieux d'arpenter ses limites en usant de tous les registres de l'expression littéraire: poèmes, récits, théâtre, conte, correspondance, traductions, entretiens, essais. Cette succession de disponibilités face à l'écriture révèle une oeuvre en-dehors des frontières de l'institué et du définitif. Elle détermine un auteur en pure tension vers les autres et vers lui-même, espérant à chaque livre combler le vide qui les sépare. Car où situer l'oeuvre d'Abdellatif Laâbi si ce n'est en ce lieu d'une humaine transhumance sur fond d'illusion créatrice, en cet instant de transparence où un poète s'adresse aux hommes pour mieux les rencontrer, les confondre et se retrouver.

Connu comme l'un des fondateurs et le principal animateur de la revue Souffles de 1966 à 1972, pour son activisme culturel, son militantisme au sein puis en-dehors de la gauche marocaine, ses huit ans et-demi d'emprisonnement à Kénitra de 1972 à 1980, Abdellatif Laâbi l'est mois pour être l'auteur de douze ouvrages de création, d'un livre d'entretiens-essais, de six traductions de la littérature arabe et de trois anthologies, deux consacrées à la poésie palestinienne, la troisième aux textes, dessins, peintures de prisonniers politiques marocains. C'est pourquoi, par-delà toutes les considérations d'ordre idéologique et les conduites stéréotypées à son égard, l'actualité de Laâbi passe par une reconnaissance de l'écrivain. Lire Laâbi aujourd'hui, c'est briser l'enclos d'écrivain engagé où on l'enferme souvent pour ne retenir de lui que son humeur frondeuse. Et si la prosodie idéologique sous-jacente à certains titres comme Le Règne de Barbarie, Histoire des sept crucifiés de l'espoir suivie de Oraisons marquées au fer rouge, Sous le bâillon le poème invite le lecteur à considérer l'oeuvre comme engagée, encore faut-il accepter que chez un véritable écrivain l'engagement s'exerce d'abord dans l'écriture, espace intime et infini où il se met lui-même en question en interpellant les autres. Sur ce point Abdellatif Laâbi a déclaré:

Je ne suis pas devenu poète par la "grâce" de mes prisons. Je crois que c'est justement parce que j'étais poète AVANT mon incarcération que j'ai pu écrire au cours de mon épreuve ces oeuvres au ton si particulier. (...). J'accepte l'expression de "poésie engagée" quand elle veut dire une écriture qui prend fait et cause pour sa raison d'être, qui va jusqu'au bout de son aventure, qui ne craint pas les remises en cause et la brûlure des interrogations. Une écriture engagée est une expérience de création totale, irrédentiste. Dans la création, on n'est pas engagé comme on est engagé dans l'Armée du salut. On est engagé d'abord dans sa fonction, celle d'un créateur qui a pour souci de maîtriser la réalité dans laquelle il baigne, afin de transformer la conscience quon en a.

Le traitement sérieux d'une telle oeuvre commence par la prise en considération de son arrière-plan conceptuel. Car Laâbi est à la fois un écrivain et un théoricien de la littérature. Ses choix esthétiques, la continuïté idéologique de ses textes, prennent leur source dans les thèses et l'action qui ont été les siennes au temps de la revue Souffles.

Dans l'itinéraire d'Abdellatif Laâbi, Souffles marque donc un point de départ, un creuset où se trouvent les bases de son éthique intellectuelle. Dans l'histoire littéraire marocaine, Souffles désigne un moment fondamental. L'un de ses mérites est d'avoir engendré un mouvement, un débat esthétique qui contraignit les créateurs de l'époque à se situer. Pratiquement tous les grands intellectuels, écrivains et peintres reconnus au Maroc aujourd'hui ont à un moment donné collaboré à Souffles, rejoints par des Algériens, des Tunisiens, des Africains, des Européens. L'article d'Abderrahman Tenkoul sur la poésie s'attardant plus longuement sur ce mouvement, on résumera simplement ici le projet de Souffles comme la redéfinition de la fonction sociale de l'écrivain, la légitimation de la langue d'expression, la rénovation technique de l'écriture, la revalorisation de la culture nationale, l'inflexion du culturel vers le politique.

L'esthétique littéraire d'Abdellatif Laâbi proprement dit se présente comme une mise en forme de la dissidence du poète, qu'il serait vain de nier, comme une sorte d'esthétique de la dissidence où fusionnent le poétique et l'idéologique. La compréhension de l'oeuvre est l'analyse de cette fusion.

Soutenue par une foi inébranlable en l'homme et une "passion indéracinable du futur", l'idée dominante de l'oeuvre poétique et narrative de Laâbi est celle d'un règlement de comptes avec les déchirures de l'Histoire et avec soi-même. Depuis vingt-cinq ans, Laâbi conduit la même réflexion sur les démesures de l'Histoire et les capacités que nous avons d'y échapper par le cri, la création ou l'amour. L'oeuvre secrète ainsi l'inébranlable gangue d'espoir de tout homme en désaccord avec son époque et avec lui-même. On peut lire dans L'Oeil et la Nuit: "On dirait que l'homme a enfanté l'homme pour sa propre destruction." A l'annulation de l'homme par l'homme, Laâbi oppose "la célébration de l'homme par l'homme": "nous portons en nous l'intuition d'un autre devenir, d'autres possibilités de vie."

La cohérence de l'oeuvre se localise dans ce réseau de significations, entre ce que nous vivons et "ce que nous voulons", titre de l'un de ses poèmes:

Nous voulons simplement 
vivre sans maîtres
entre hommes égaux quoique dissemblebles             
fédérer nos mains
pour de justes récoltes        
récompensant de justes peines.

Par ailleurs, sous le masque de l'écriture, la poésie ne cesse de se nommer au coeur même des poèmes. "Il nous reste la parole", peut-on lire dans "Race", le premier poème de Laâbi, et dans l'un de ses derniers textes:

Ma voix est la seule chose matérielle en laquelle je peux encore me révéler. Aller donc couper la main ou les testicules à une voix. Essayer de trouver la tête d'une voix, le trou où elle pisse, ou alors les seins où vous pourriez accrocher les pinces de vos gégènes. Rien. Dent sonore. 28

L'idée de face à face avec soi-même entamé dans les poèmes de prison et la correspondance de Laâbi avec Jocelyne et ses amis, réunie pour les Chroniques de la citadelle d'exil, se perpétue dans Les Rides du lion, son premier récit écrit entre 1986 et 1988:

Mais comprends que je veuille rester seul, vraiment seul, pour aller au-devant de ma face, ma voix, mes enfers sans qu'on m'en indique le meilleur chemin, sans qu'on se moque des ailes de géant ou des jambes de nain qui alourdissent ma marche. 29

L'épicentre idéologique de l'oeuvre est assujetti à ces banlieues du sens: la dénonciation de la "marâtre histoire", la passion du futur, la passion de l'homme - "je suis un fanatique de notre Espèce" 30 - le salut poétique et "le mal d'écrire" qui ouvre et scande Les Rides du lion, ce corps à corps avec ses "sosies".

Le contenu primaire de l'oeuvre ainsi délimité ressortit toutefois à une antithèse thématique qui met en lumière deux idées, celles du chaos et de la renaissance. La collision de ces deux ensembles sémantiques et leur affrontement dialectique dans le monde du langage fondent l'univers laâbien dont il s'agit maintenant de découvrir les lignes directrices.

L'ensemble des poèmes du Règne de barbarie suivi de Poèmes oraux et le récit L'Oeil et la nuit, rédigés dans l'entre-temps de Souffles, témoignent de l'insémination du texte par une vision du monde tragique:

meurt tout               
cerveau rapiécé le long des cryptes
meurt       
meurt       
   logos des cités   
raison meurt 31

C'est que nous sommes seuls vidés contrebattus       
au pied du Mur-murailles des lamentations véridiques              
nous encerclant dessus dessous     
AVEC LA MARQUE DU DÉSASTRE 32

Je me retourne. Un continent. Je le vois dans sa totalité et au-delà. Mis à sac, vide. Des oiseaux pétrifiés. Aucune trace, vie. Comme au commencement. 33

Comme l'a signalé Abdallah Mdarhri Alaoui à propos de L'Oeil et la nuit, nous sommes en présence d'une "vison déroutante, non seulement dans le contenu présenté, mais aussi dans l'expression" 34 . Une monochromie lexicale de mort et de sang introduit le lecteur dans un cataclysme où la vie est "stérilisée", les cauchemars "enlisés" et le temps "nul". Le poète s'affirme "statisticien des douleurs". Les motifs du feu et de l'hôpital, avec leur lot d'images schizomorphes, donnent la mesure du séïsme et intensifient la vision de ruines d'une "planète asphyxiée" par un "feu noir". Le motif de "l'asile", double sémantique de l'hôpital, relève de la même intention de connoter la mort et l'enfermement avec "ses murs blancs qui vous donnent l'envie du suicide". Le schème du mur, associé à la couleur blanche des cadavres et du linceul qui enveloppe les corps "lacérés", "criblés", les "corps-témoins", les "mémoire-corps", sursignifie l'allégorie de clôture et de non-être.

C'est la nuit de l'erreur. Le mal; Nos yeux. Le mal.      
Nos yeux. Le mal. Nos yeux... 35

Le mythe nocturne a chez Laâbi une présence obsédante. Il alimente sa conception d'un malheur ontologique qui accable la multitude. Mais l'anéantissement symbolique du monde impose l'autre face de l'univers laâbien: la renaissance, la reconstruction, l'espoir. Les deux galeries sémantiques de la renaissance et du chaos ne sont pas parallèles. Elles s'entrecroisent et se compénètrent car ce sont en fait les deux pôles d'un même espace de jeu: le texte. Et c'est justement cette co-présence en forme de chiasme qui active le fonctionnement du sens profond, comme dans ce passge de L'Oeil de la nuit où signes de vie et marques de mort s'emboîtent:

Debout. Criblé. Avec mes projectiles. Mes flots cancéreux. Face au crime. A la terreur. JE VIS. (p. 16).

Apparues à la genèse de l'oeuvre dont elles constituent les thèmes d'expansion, les configurations du sémantisme binaire sont nombreuses. A un monde d'accablement, de foule anonyme, d'enfermement et d'opacité correspond toujours un monde de révolte, de rencontre, d'évasion et de transparence. Cependant, l'un des maître-mots de ces "textes de violence" reste le cri, le souffle vital, l'instinct de vivre, signe premier de la rébellion du corps social:

La population n'avance pas. C'est le cri qui avance.

Le cri est la promesse d'une parole à naître, symptôme avant-coureur de l'espoir d'instaurer un nouvel ordre du monde:

Il me faut absolument crier. Cela me sauvera. Crier, crier jusqu'à retrouver ma voix (...). 36

Le cri dirige aussi la forme de certains poèmes pour devenir source d'écriture et fondement d'un style:

J'ai tellement crié, crié, crié
J'ai tellement saigné, saigné, saigné              
Cri et sang était devenue ma poésie 37

La douleur d'être se dilue dans la fureur de dire. A ce propos Marc Gontard parle d'une "écriture de la colère"" 38 et Abderrahman Tenkoul d'une "écriture de la révolte" 39 . En effet le dictionnaire et la syntaxe des textes laâbiens ne ressemblent pas à ceux des académiciens et des grammairiens. Car comment écrire la déchirure de l'être et le fendillement du monde sans s'inscrire dans l'écart d'une écriture normative? Comment traduire la révolte et la passion sans utiliser une logique et un clavier différents? En prenant l'initiative de l'insoumission - "je rappelle au désordre/mot d'ordre/insoumission" 40 - dans le lieu même du pacte social qu'est le langage, A. Laâbi s'invente un contre-langage dont les éléments majeurs se résument par l'agression verbale, la perturbation syntaxique et la dissociation des tons.

La démesure verbale agit sur le sens à un double niveau. Au niveau du contenu, elle provoque le lecteur en mettant le sens en relief:

Mon corps se soulève          
un poème me tord
je l'éjacule 41

égorgez mes taureaux noirs sur les seuils des mosquées        
nourissez mille et mille mendiants  
alors je viendrai    
vous cracher dans la bouche 42

Au niveau de la forme, l'accumulation de mots produit un sens en pièces détachées, un débris de sens, tandis que le tourbillon des phrases courtes, nominales, évoque l'ivresse d'une bousculade anarchique:

J'entendis le déclic. Des armes indistinctes. Galops. Rut de violence. Quand je fus atteint. Multiples projectiles. Balles? Billes? Lames? Fléchettes? Dans mon corps. Mon cerveau. Et sans le moindre étourdissement. Et par contagion, des populations, publics, attroupements. Fourmilières. 43

Surgissent parfois des phrases entières en caractères majuscules pour matérialiser une idée forte et en graver le poème:

QUI NOUS A JAMAIS CONSULTÉS POUR NOUS ASSASSINER  44

"N'EST PAS HOMME CELUI QUI ACCEPTE LE SILENCE" 45

La répétition en série de phonèmes, la superposition de verbes du même champ sémantique, l'agglutination de mêmes images visuelles ou sonores, la disposition des vers en zébrure, l'usage mallarméen des blancs pour suspendre le sens, l'emploi du futur pour l'accélerer, sont autant de procédés qui martèlent le sens. La destructuration du monde à travers celle des formes légales du langage gagne en vigueur avec les intrusions de l'oral dans l'écrit. Laâbi use souvent des modalités du phrasé oral pour indexer le sens sur la force assertive de tournures comme "je dis, je parle, c'est, il y a", d'attaches adversatives comme "mais, pourtant", ou temporelles comme "quand, alors". La prédominance du "je" poétique, le tutoiement, le vouvoiement, appartiennent à la même stratégie du texte qui consiste à forcer la communication. Une autre singularité du style de Laâbi réside dans l'alliance de la tonalité du cri, de l'anathème, de la provocation , et d'un lyrisme délicat, émouvant, transmissible. Pour nous en convaincre, nous devons reprendre notre parcours dans l'univers des oeuvres de Laâbi.

Les textes poétiques et narratifs laâbiens trouvent aussi leur énergie dans la division antagonique de la société. Deux catégories de personnages s'affrontent: d'un côté, les "damnés de la terre", cette "race d'Atlantes", ces "races déchues", ces "cartels de peuples", ceux que Laâbi interpelle souvent avec un possessif pour souligner son appartenance ("ma tribu", "mes frères au mains rugueuses", "mes frères au sommeil de racines"), bref "tout avilis" vivant dans "le paludisme des ruelles"; de l'autre côté, dans les citadelles policières, les "bourreaux", ces êtres monstrueux que surchage un vaste bestiaire tératologique ("bouledogues, colosses, vermines, vampires, hyènes, arachnides, chacals, crotales, etc..."). La comparaison avec les "taureaux noirs" marque les excès d'une agressivité aveugle déployée contre des "fourmis, moutons, papillons". Les textes du silence carcéral nous font pénétrer dans "la citadelle d'exil" et "la cellule du prisonnier". Les schèmes de clôture s'ajoutent à ceux de la nuit, charriant en contrepoint une dynamique de l'ailleurs et de la marche en avant. Les images de fluidité, d'écoulement qui percent sous une terminologie aquatique ("cascades, océan, mer, fleuve"), notifient une glorification du mouvement et un bannissement de l'immobilisme:

je suis figé dans la position de l'absence       
mon corps se fragmente     
soleil intérieur surgi de mes passions             
idiome du vent      
dans la volonté de l'espace migrateur            
je marche dans les caravanes constellées    
avec toutes les diasporas de l'humiliation 46

Au mythe nocturne fait écho le mythe solaire, symbole de vie et d'espoir, blason de l'oeuvre laâbienne. Les derniers vers de Histoire des sept crucifiés de l'espoir donnent une idée de la majoration de l'affectivité engendrée par le mythe solaire, son lot d'images de la multiplication et de pluriels réunificateurs:

gongs d'annonce  
tambours témoins
battez      
résonnez
battez      
plus fort que tamtams hilares            
que tambours cannibales  
plus fort que gongs des tyrans          
répercutez l'histoire             
des sept crucifiés de l'espoir              
qu'elle traverse les cités      
les plaines et les montagnes             
qu'elle traverse les frontières et les océans   
et que cette aurore sanglante            
devienne soleil tragique de notre résistance 47

L'association du sacrifice expiatoire et du mythe solaire rejoint l'univers de la parabole dans le conte intitulé Saïda et le voleur de soleil. Le cri de Saïda (Ce prénom signifie "joyeuse" en arabe) est intérieur, aphone mais intense et irrépressible. Comme tous les enfants de son âge, Saïda a de subversifs son innocence et sa réserve de force vitale. Déjà, dans les Poémes oraux, Laâbi disait sa foi en la jeunesse:

Il se prépare toute une jeunesse innommable.            
C'est fou. C'est fou de sentir cela. Nous débarquons dans        
l'éternité. 48

Mais Saïda a-t-elle conscience de sa révolte? Son refus d'accepter la vente du soleil n'est guidé que par l'amour incorruptible qu'elle lui voue. Son sacrifice n'est pas explosion mais implosion de joie, seuil de la revivification du groupe des dominés auquel elle appartient sans le savoir:

Alors le soleil unique devint plus gros et plus rouge et il mit longtemps à descendre avant de se noyer dans la mer. (...) Mais chaque jour, trois nouveaux enfants se joignaient aux autres pour contempler la fusion du petit soleil avec le grand qui devenait plus gros et plus rouge qu'un soleil ordinaire. 49

Dans ces dernières lignes du conte, principes révolutionnaires et élans mystiques se rejoignent pour sublimer le sacrifice et l'abnégation. A l'agressivité aveugle, Saïda oppose son amour aveugle. Après le cri, l'amour est bien l'autre mot-vedette de l'oeuvre laâbienne.

L'amour pour les siens et surtout pour Jocelyne est intéressant au niveau rhétorique. Il transfigure le rapport entre le poète et sa création. Plusieurs lettres des Chroniques de la citadelle d'exil s'adressent avec les mêmes mots à la poésie et à la femme aimée, fondant l'amour pour l'une dans la passion de l'autre:

Tu es cette promesse de séisme et de fête, tu es l'espoir à portée du délire. (...) Ma liberté, c'est toi. 50

Une grande partie du Chemin des ordalies, rythmée par le surnom d'Awdah (le retour) que le narrateur a donné à la femme aimée, repose sur le syncrétisme de l'acte amoureux et de l'acte créateur:

Fais moi fondre dans ton creuset générique, fais s'imbriquer ma mort et la tienne pour qu'elles nous ressscitent dans la vraie vie de notre lucidité. 51

Dans Les Rides du lion, l'entrecroisement des voix du père, de la mère, de l'épouse, organise le récit autour des émotions ressenties par les uns et par les autres et montre à quel point cette polyphonie amoureuse est la racine vive de la présence du monde, de l'élan créateur et de l'équilibre intérieur du narrateur. Dans tous les moments de l'oeuvre où elle se manifeste, l'association métonymique de l'amour et de l'écriture introduit le lecteur dans un monde de transparence et de simplicité. La résistance que L'Oeil et la nuit oppose à la lecture et qui n'est en réalité que la face tragique d'une recherche d'équilibre dans un monde de violence, fait place ici à une réthorique de la clarté:

ma bien aimée     
j'ai trop longtemps déserté les mots simples 
les mots-tocsin      
j'en fais l'aveu aujourd'hui  
comment t'expliquer            
j'étais tellement empêtré à l'intérieur de moi-même 52

La simplicité des termes et de leur agencement s'intègre dans le souci de transparence de soi et dans un horizon de compréhension immédiate. Il s'agit de construire un monde, non plus de le détruire:

je vous invite à la transparence        
je vous invite à l'instant de vérité      
que vaut une vie comme la nôtre     
je vous le demande 53

La notion de transparence rallie celle de la lucidité pour interroger le monde et soi-même. Toutes deux transparaissent sous les mêmes motifs du miroir, du regard et de l'Oeil:

Qu'y a-t-il derrière le miroir? Un autre miroir? L'Oeil de Caïn? La porte de l'enfer? Mais pourquoi pas une main secourable, notre intercesseur, l'âme accomplie et sereine qui planera éternellement sur notre tombe? 54

Le dialogue avec soi tourne de plus en plus à la confrontation avec sa mémoire pour en expulser le "sang noir et les méduses qui s'y accrochent" 55 . Dans L'Ecorché vif comme dans Les Rides du lion, le poète et le narrateur s'obligent à une auto-représentation. Les références à l'expérience personnelle se trouvent à la fois mises en instance et en défaut par le travail d'écriture. L'évolution de l'oeuvre de Laâbi et le glissement progressif de l'idée de transparence-lucidité vers celle de dualité-dédoublement laissent supposer que le face à face continue dans Tous les déchirements 56

Pour retrouver les traces du travestissement de soi dans l'oeuvre de Laâbi, il faut remonter notamment aux Chroniques de la citadelle d'exil dont le langage épistolaire crée un espace amphibie où fusionnent la parole autobiographique et le travail littéraire. Cependant, contrairement aux lettres de prison, c'est le procédé de dédoublement qui règle l'économie narrative des Rides du lion dans le but de donner la parole aux minlrités de soi. Les expressions de "corps à corps, tête à tête, regard dans le miroir" amplifient l'idée d'auto-accusation et répercutent les prises de bec avec Aïn, le narrateur, et de Hdiddane, son double:

Il y a un autre enjeu. Celui de la vérité sur soi-même, de ce rapport de soi à soi où l'homme est son seul juge, son propre inquisiteur et défenseur. Et si ce procès n'est pas mené à bien, avec impartialité et en toute rigueur éthique, comment prétendre faire le procès du monde? 57

Après L'Oeil et la nuit et Le Chemin des ordalies, Les Rides du lion pourrait être le troisième volet d'une trilogie narrative où tout s'enchaîne depuis la dénonciation jusqu'aux retrouvailles de la liberté et le sentiment d'incertitude. En y réactualisant les formes de la "rihla" (itinéraire) et des "maqamat" (séances) dont le plus célèbre illustrateur fut Al Hamadani au Xè siecle 58 , Laâbi souhaite s'exprimer en tant qu'héritier de la culture arabe. La satire sociale et les aventures picaresques qui dominent les "séances" classiques se modernisent dans Les Rides du lion et deviennent un journal intime où le narrateur et son double ne communiquent que pour se pervertir. A cette dualité du discours correspond un double registre, tour à tour lyrique et ironique. Cela n'est pas sans rappeler la technique du Baptême chacaliste, l'unique pièce de théâtre de Laâbi, où se côtoient le quotidien le plus tragique et l'utopie la plus débridée. Agents techniques de l'expression littéraire, dérision et agression carnavalesque se jouent du langage et du monde pour mieux s'en affranchir.

Le regard sur soi finit souvent par se confondre avec le regard sur l'écriture, ce "rendez-vous amoureux" que l'écrivain se fixe avec lui-même 59 . On retrouve la mise en abyme de l'acte d'écrire dans toute l'oeuvre et de nombreuses allusions sont faites aux matériaux de l'écriture ("stylo, page blanche, bloc-notes, parchemin, papier"), à l'image de la main, à la nature et à la fonction de l'écriture. Plus que jamais, Laâbi se rapproche de lui-même quand il écrit:

Et moi, penché sur la source, je meurs encore de soif. 60

Née dans la tourmente de l'histoire des hommes, l'oeuvre de Laâbi transfigure aujourd'hui "la brûlure des interrogations" d'un homme confronté à l'histoire et à l'écriture, sans cessse menacé par l'une et par l'autre. Dire l'histoire et son expérience et, en les disant, les métamorphoser par un travail d'écriture, est pour Abdellatif Laâbi la base de son esthétique, une esthétique de la dissidence qui ne dissémine pas son affrontement direct ou biaisé avec les holocaustes de l'histoire et de sa mémoire.

 

Jacques ALESSANDRA

 



28 Discours sur la colline arabe, Paris, L'Harmattan, 1985, p. 11.

29 Les Rides du lion, op. cit., p. 157.

30 "Ce que nous voulons", op. cit., p. 157.

31 "Oeil de talisman", Le Règne de barbarie suivi de Poèmes Oraux, Rabat, édition à compte d'auteur, 1983 (les indications de pages ultérieures renvoient à cette édition), p.5.

32 "Race", ibid., p. 55.

33 L'Oeil et la nuit, op. cit., p. 15.

34 Narratologie - Théories et analyses énonciatives du récit, Application aux textes marocains: T. Ben Jelloun, D. Chraibi, E. A. El Maley, A. Khatibi, A. Laâbi,  A. Séfrioui, Rabat, Okad, 1989, p. 264.

35 L'Oeil et la nuit, op. cit., p. 91.

36 Ibid., p. 25.

37 "Demain le séisme", Le Règne de barbarie, dans Poèmes Oraux, op. cit., p. 112.

38 "Abellatif Laâbi: la terreur dans l'écriture", dans Violence du texte - la littérature marocaine de langue française, Paris, L'Harmattan et Rabat, SMER, 1981, p.30.

39 "Abdellatif Laâbi: le poème permanent", dans Littérature marocaine d'écriture française - Essais d'analyse sémiotique, Casablanca, Afrique-Orient, 1985, p. 87.

40 "Vie urgente", Le Règne de barbarie, op. cit., p. 37.

41 "Marasmes", Ibid., p. 14.

42 "Oeil de talisman", Ibid., p. 9.

43 L'Oeil et la nuit, op. cit., p. 15.

44 "Vie urgente", op. cit., p. 37.

45 "Bonne année camarades", Le Règne de barbarie, dans Poèmes Oraux, op. cit., p. 99.

46 "Ce que nous voulons", op. cit., p. 159.

47 Edition à compte d'auteur, Rabat, 1983, p. 51.

48 "Demain le séïsme", op. cit., p. 106.

49 Saïda et les voleurs de soleil, Paris, Messidor/La Farandole, 1986, p. 61.

50 Paris, Denoël, 1983, pp. 20 et 286.

51 Paris, Denoël, 1982, p. 131.

52 "L'Arbre de fer fleurit", dans Sous le baîllon le poème, op. cit., p. 34.

53 "Pâturages du silence", dans Discours sur la colline arabe, op. cit., p. 73.

54 Les Rides du lion, op. cit., p. 127.

55 Ibid., p. 41.

56 Poèmes, Paris, Messidor, 1990 (au moment de la rédaction de cet article le livre n'est pas encore parvenu au Maroc).

57 Les Rides du lion, op. cit., p. 108.

58 Al Hamadani - Choix de Maqamat (séances), Choisies et traduites de l'arabe avec une étude sur le genre par Régis Blachère et Pierre Masnou, 1957, Paris, Librairie C. Klincksieck, 142 p.

59 Les Rides du lion, op. cit., p. 62.

60 L'Ecorché vif, Prosoèmes, Paris, L'Harmattan, 1986, p. 10.