Rachid Boudjedra

Issu d'une famille bourgeoise, Rachid Boudjedra est né le 5 septembre 1941 à Ain Beida où il passe sa prime jeunesse. Les études commencées à Constantine sont poursuivies à Tunis au lycée Sadikia. Après l' indépendance, c'est le retour au pays natal. Il entreprend alors des études de philosophie à Alger et à Paris. Son cursus universitaire s' achève avec la présentation d'un mémoire sur Céline. Il se destine à l' enseignement (Blida) mais en 1965, après la prise du pouvoir par Boumèdienne, il quitte l' Algérie et séjourne en France puis au Maroc. Il a assuré des séminaires à travers le monde: Maghreb, Proche-Orient, Europe, Etats-Unis. Interdit de séjour pendant plusieurs années, il retourne en 1974 en Algérie où il a commencé par enseigner à l' université d'Alger avant d'assumer des fonctions au ministère de l' information et de la culture. Il participe à la rubrique culturelle de la revue hebdomadaire Révolution Africaine, et depuis la création de la ligue des droits de l' homme, il en est membre.

Boudjedra inaugure sa carrière littéraire par un recueil de poèmes Pour ne plus rêver (1965), publié aux Éditions nationales d'Alger, illustré par le peintre -déjà consacré alors- Mohamed Khadda, version censurée par l' éditeur. La deuxième version, Greffe, paraîtra en 1984 aux Éditions Denoël et sera traduite en arabe. Il est l' auteur de quelques essais: La Vie quotidienne en Algérie (Paris, Hachette, 1971), Naissance du cinéma algérien (Paris, Maspéro, 1971), Journal palestinien (Paris, Hachette, 1972). Mais c'est son oeuvre romanesque qui le fait particulièrement connaître. Son premier roman, La Répudiation, édité chez Denoël en 1969 est couronné par le prix des Enfants terribles. Toujours chez le même éditeur paraîtront: L' Insolation (1972), Topographie idéale pour une agression caractérisée (1975), L' Escargot entêté (1977), Les 1001 années de la nostalgie (1979), Le Vainqueur de coupe (1981), Le Démantèlement (1982), La Macération (1984), La Pluie (1987), La Prise de Gibraltar (1987). Boudjedra a également signé quelques scénarios dont: Chronique des années de braise (Palme d'or du Festival de Cannes en 1975) et Ali aux pays des mirages (Tanit d'Or du Festival de Carthage en 1980).

L' oeuvre romanesque de Rachid Boudjedra initialement conçue en langue française (La Répudiation, L' Insolation, Topographie idéale pour une agression caractérisée, L' escargot entêté, Les 1001 années de la nostalgie, Le Vainqueur de coupe.) nous est livrée actuellement, dans sa version originale, en langue arabe pour, dit-il, "moderniser le roman arabe"! Le changement de code linguistique qui se lit aussi comme un acte d'émancipation convoque un lectorat essentiellement nourri aux sources originelles. Mais il n'est pas exclusif. La traduction des oeuvres telles Le Démantèlement, La Macération, La Pluie, La Prise de Gibraltar, presque simultanée et assurée par l' auteur lui-même, confirme la fidélité à l' instrument de communication antérieur et à la catégorie des lecteurs francophones.

Parfait bilingue, Boudjedra cherche à réaliser la démonstration de la conception utilitaire d'une langue maintes fois proclamée par divers utilisateurs. Cependant, les déclarations parfois agressives sur la nécessité de la rupture avec la langue étrangère, si elles paraissent justifiables lorsqu'on se situe sur la plan de la (re)conquête de l' identité et de l' émancipation des systèmes de domination, n'en demeurent pas moins réfutables. Les contraintes historiques ont légué aux générations contemporaines de Boudjedra un héritage culturel incontournable qui compte indubitablement parmi les composantes de la personnalité algérienne. Le constat d'évidence, souvent dissimulé derrière le débat sur l' usage d'une langue autre que celle des origines, transparaît dans les romans de Boudjedra et définit en partie le caractère littéraire de l' oeuvre, quête identitaire se définissant par le syncrétisme culturel, perceptible dans la citation conjointe du Même et de l' Autre et dans le jeu du travail d'une langue sur l' autre.

En même temps que s' effectue le modelage de la bilangue, se dessinent les traits caractéristiques de l' écriture. Redire la violence, l' agressivité, la subversion, la provocation, c'est essentiellement souligner que l' écriture est conçue comme une catharsis par laquelle l' écrivain se libère de ses angoisses et de ses fantasmes, ou tout du moins parvenir à une atténuation de la souffrance: "C'est grâce à cette charge que l' on dépose sur la feuille que l' on arrive à une certaine libération de soi" écrit-il. L' écriture procède aussi du règlement de compte "pour rendre le réel inoffensif" et conjurer le mal.

Conjointement à la fonction psychanalytique, sociale et politique de l' écriture, celle-ci, empreinte de poésie, sert aussi le plaisir. "L' écriture charnelle" est un acte d'auto-jouissance. Visiblement le plaisir est là lorsque l' écrivain mêle la désinvolture au sérieux, lorsque le délire poétique gonfle la parole anorexique, lorsque de détail futile gagne la place de l' essentiel. Cette écriture jamais statique, bouleversant les codes traditionnels de la narration, est en perpétuelle gestation sémantique. Les espaces textuels où les signes s' entrechoquent et renvoient à leur double contraire s' ouvrent à la signifiance plurielle. L' ambiguïté présente favorise la multiplication des pistes et fausses pistes interprétatives et noie passablement la parole autoritaire. Au profit de cette mise en scène de l' écriture les procédés rhétoriques et structuraux sont à l' oeuvre. Ainsi, chaque protocole de lecture d'une oeuvre apporte la confirmation que la littérature de Boudjedra c'est d'abord le roman de son aventure scripturale. C'est autour du thème de l' écriture que se réalise l' unité de l' oeuvre dont on reconnaît pourtant le caractère protéiforme. D'un récit à l' autre les motifs fictionnels récurrents se prêtent à l' exploitation d'autres motifs fondateurs de la différence.

La répudiation

Le récit de La Répudiation est dit par Rachid, le narrateur qui le "raconte" à Céline et qualifie cette narration de "tentaculaire". L' écrivain organise son texte de la même manière, laissant apparaître une structure décousue que l' on assimilerait volontiers à l' expression du délire.

Sans lien chronologique, le roman est constitué de séquences de réminiscence mettant en scène:

- Des "fêtes" religieuses. Le Ramadhan, interminable kermesse, donne entre autres le spectacle de l' abondance outrancière des victuailles: "on stockait pour un mois des comestibles rares et coûteux. Le carême n'était qu'un prétexte pour bien manger durant une longue période, car on se rattrapait la nuit sur l' abstinence somme toute factice du jour. Ripailles". L' Aïd se déroule dans une débauche de sang et de luxure où s' inscrit le génocide de "l' enfance désabusée par tant de sadisme et de cruauté scintillante, une cruauté qui érodait toute l' innocence dont nous étions capables".

- La présence autoritaire des mâles: religieux ou laïcs, tous s' accordent à légitimer la société machiste dont témoigne la répudiation de la mère:

Solitude, ma mère! l' ombre du coeur refroidi par l' annonciation radicale, elle continuait à s' occuper de nous. Galimatias de meurtrissures ridées. Sexe renfrogné. Cependant, douceur! Les sillons que creusaient les larmes devenaient plus profonds. Abasourdis, nous assistons à une atteinte définitive.

- La pratique dévastatrice de la sorcellerie, arme des indigents: "Dieu devait faire revenir Si Zoubir sur sa décision, sinon les sorciers entreraient en transe et les pratiques des charlatans envahiraient la maison."

- La répression politique instaurée par le "clan" est tournée en dérision: "Ils continuaient à me poser les mêmes questions absurdes, répétées chaque jour dans le même ordre strict et minutieux, ne changeant jamais, ne variant d'aucune façon."

Roman ethnographique en apparence, La Répudiation est perçu comme un roman contestataire où le discours envisage l' autodafé de la société traditionnelle saisie dans ses vices, sa laideur et sa violence: "dénonciation que j'exagérais parce que je la voulais plus acerbe."

L' imagerie du "réalisme grotesque" l' emporte et déclenche le carnaval où nous retrouvons invariablement la relation au boire et au manger liée à l' écoeurement, sur fond sonore cacophonique, lié à une agitation de foule. Ces caractéristiques d'un texte qui se rattachent au fonds populaire contribuent à l' élaboration d'un texte second. Le récit subit ainsi la cassure et le renversement voulus par l' écriture subversive. Soulignant chez l' homme algérien la mouvance de l' imaginaire entre le profane et le sacré, l' écrivain intervient pour ramener deux données contradictoires évoluant en parallèle, à une même finalité: leur échec afin de les neutraliser.

Les effets de cassure et d'enfermement, de renversement et de transformation menés par une démarche parodique et une dérision poussée jusqu'à l' absurde, empêchent le roman de se constituer comme tel par effraction. Une telle construction n'était possible que grâce au narrateur qui accepte de perdre sa raison pour conquérir le pouvoir de dénonciation. "La folie simulée n'était qu'une attitude de défense", une "maladie mythique créée de toute pièce" pour le triomphe de la liberté d'expression qui permet à Rachid, perdu dans le vertige de la mémoire, de dire sa propre répudiation du milieu familial et social, dire sa "bâtardise" pour répondre au "Qui-suis-je" initial, une fois de plus repris dans L'Insolation, second roman, considéré comme l' espace où se poursuit l' itinéraire de Rachid, en rupture de ban après une jeunesse rescapée.

L' insolation

Depuis l' hôpital psychiatrique, autre lieu d'enfermement, le narrateur en délire livre pêle-mêle les souvenirs traumatisants de l' enfance, ceux-là même qui ont écorché le fils de "Ma". L' horreur persistante d'un bout à l' autre du roman est comme voilée par la présence de Djoha, le faux père, le père mythique à la fois sublime et misérable: "Mon autre complice n'était autre que mon prétendu père, le marchand de poissons ... Il aime la mer et les poèmes d'Omar que toute la ville ignore et méprise. Lui s' en moque. ... Il me dit aussi que j'ai tort de ne pas avoir un chapelet à portée de la main, sous mon oreiller. Cela sert! cela sert! ... Il a tous les vices: il fume le kif et chique constamment; il lit Marx et récite le Coran." L' insertion de ce personnage baroque à l' intérieur de la narration répond à l' esthétique et au parti pris humoristique de l' oeuvre tout en participant aussi à l' élaboration idéologique qui se manifeste également dans le traitement de la langue.

L' énonciation qui "s' encanaille" - "Ils hurlaient de plus belle... chaque fois qu'ils avaient l' occasion, ils glissaient à l' unisson une grossièreté, un blasphème ou un simple jeu de mots cocasse, hurlés avec une rapidité prodigieuse à l' intérieur de la litanie coranique. (Dieu miséricordieux, prends soin de mon prépuce et donne-le au barbier afin qu'il le suce! Dieu miséricordieux, on va lui couper la bite, déjà qu'il l' a petite!)" - reproduit la langue des réclames, des camelots et autres bonimenteurs. Elle insuffle au texte la vie de la place publique avec ses mouvements, son rythme et ses bruits. Mais l' insertion du langage trivial n'est pas naïve. De fait elle s' oppose à la langue des classes dominantes et inscrit en latence le conflit social. Ainsi l' euphorie n'est que le revers d'un état de crise, elle se charge d'ironie et devient contestataire.

L' Insolation qui est le "roman des origines" aliénantes, se transforme en roman des origines libres. Le renversement affiche la vanité de la recherche identificatoire, vouée de toute manière à l' échec. Le narrateur répond à la question des origines en s' affirmant par et dans l' écriture, comme un être qui se construit librement. N'est-ce pas là aussi la tentative du personnage central de Topographie idéale pour une agression caractérisée qui va vers l' inconnu?

Topographie idéale pour une agression caractérisée

Mais d'abord ce roman ouvre le douloureux dossier de l' émigration. Considéré dans cette perspective, il tend à être un document socio-historique. Sans nom et sans voix, le héros existe essentiellement par son oeil qui scrute l' espace et le narrateur s' accroche à tous les détails. Alors le récit descriptif, composé de phrases nominales, employant l' imparfait itératif ou le participe présent, s' immobilise:

Puis les couloirs succédant aux couloirs avec une monotonie que rien ne vient contrarier même pas les affiches publicitaires se succédant, elles aussi, les unes aux autres, dans une invariabilité systématique vrillant la rétine affolée et superposant les nuages les uns au dessus des autres se poursuivant, se rattrapant, se chevauchant comme lorsqu'on regarde un objet en fermant l' Ïil d'une certaine façon et en laissant l' autre ouvert de telle manière qu'on puisse avoir l' impression d'une multiplication à l' infini, sous forme de spirales tressautantes alors que ni l' objet ni le sujet ne bougent.

Le personnage réduit à une ombre, se meut dans l' espace à partir d'un point fixe qu'il rejoint toujours. Et l' absence de progression dramatique rejette le discours sur l' émigration à la périphérie du texte matrice. L' homme à la valise et l' adresse à la main, entreprenant de rejoindre sa destination sans y parvenir, passe à l' arrière plan, devient un noyau vide à mesure que d'autres textes (formes spatiales, couleurs, bruit, mouvements, érotisme de la publicité, indifférence des hommes...) prolifèrent et s' enchevêtrent selon un agencement qui prend pour modèle la topographie labyrinthique du métro; là où meurt le personnage et où naît le texte, "fantasmagorie spatiolinéaire". Par ce déplacement de la focalisation, l' émigration et le racisme deviennent des prétextes pour organiser et structurer l' espace textuel. L' écriture en tant que composition scripturale finit par gommer le thème. De ce fait elle sert davantage une esthétique qu'une intention narrative.

Cependant, cette nouvelle stratégie de composition du roman n'est qu'un leurre car le non-dit de la fiction est précisément produit par la technique de la description saturante qui déréalise son objet et par la structure exubérante de l' espace textuel. Fuyant toute linéarité, la narration reproduit pourtant un itinéraire en ligne droite, celui du héros qui quitte le "piton" pour se retrouver en pays étranger. Le déplacement dans l' espace ainsi fractionné organise deux récits relativement autonomes mais qui fonctionnent en écho car l' un et l' autre mettent en place un dispositif d'engrenage qui ne laisse aucune échappatoire au héros:

La frayeur l' avait pris tout à coup car personne ne lui avait dit ça pas même les lascars... Ils auraient dû le prévenir... Ils auraient dû m'avertir, me décrire franchement les choses au lieu de m'induire en erreur... De piège en piège il saute de la folie à la mort: C'est là que nous sommes tous devenus fous.

L' escargot entêté

La folie prend plusieurs visages dans l' oeuvre de Boudjedra. Ainsi dans L' Escargot entêté elle est de type névrotique et atteint un commis de l' État au service de la dératisation qui a pour mission d'assainir la ville. L' extermination des rats qu'il veut mener d'une manière scientifique ("abandonner les anticoagulants et utiliser un mélange de poisons rapides et des poisons fumigènes. Je connais la recette. Cette fois-ci j'emploie les grands moyens. D'un côté une addition d'alphachloralose, de strychnine et de phosphore de zinc, de l' ANTU, de composé 1080e de sulfate de thallium. De l' autre, une addition fumigène de bromure méthylique, d'acide cyanhydrique, de monoxyde de carbone et de cyanure de calcium pulvérisé... fébrilité des grands jours") reste à l' état de projet d'autant qu'il se prend d'affection pour les rongeurs alors au moment même où il se sent harcelé par un minuscule escargot.

Le récit, à la fois "fable politique" et pamphlet, définit un triple espace où l' univers des origines s' enchevêtre avec celui de l' étranger pour féconder l' univers hybride du narrateur. Sa renaissance dans le carnavalesque, issu de la coexistence à la fois pacifique et corrosive de deux mondes antagonistes ouvre le chantier d'une écriture conflictuelle où s' épanouit la langage ironique au nom de la parole libre, faussement censurée, comme en témoignent les énoncés gnomiques tels que: "La tête du chauve est proche de Dieu", "On ne cache pas le soleil avec un tamis", "Le fils du rat est un rongeur"...

La sphère des origines hautement revendiquée par le narrateur qui s' écrie comme pour se convaincre "Je suis Arabe et je le reste", est marquée d'indices de la vie quotidienne arabo-musulmane et porte le sceau de la culture populaire - le texte est émaillé de proverbes. Mais elle s' enveloppe des caractères de la société moderne occidentale qui impose elle aussi son patrimoine mythologique et scientifique: "Onan (...) Dieu le fit mourir pour le punir de ce péché". "... Ce qui se passe chez les Grecs me laisse indifférent, les présages arabes me suffisent amplement. Donc cette signification chez les anciens Grecs me laisse froid"...

La coprésence de ces deux mondes incite le narrateur au choix d'une appartenance culturelle et invalide à la fois un tel choix car chaque énoncé qui rappelle une parcelle de l' identité du même subit la distorsion que lui inflige la volonté ironisante de l' écrivain qui, tout en revendiquant sa personnalité, s' en détache simultanément. En final, l' emprisonnement de "je" dit la perte de l' illusion de désaliénation et suggère la nécessité d'assumer la blessure identitaire.

L' absurde et le fantastique qui envahissent le texte sont aussi produits par l' écriture "gastéropode" qui adopte l' expression litotique, "l' art d'effleurer" et celui de la dérobade. Il faut aussi ne pas ignorer les élans poétiques qui se manifestent presque par effraction dans l' oubli de la censure de tout lyrisme:

C'est l' automne. Profusions végétales. Protubérances arborescentes. Avec le halo des lampes et la vitre embuée, le jardin est une fantasmagorie prodigieuse. Et poussant dans ma tête des milliers de bégonias, fissurant mes neurones à en éclater dans la turbulence vibratoire et touffue d'un état d'âme minéralisé. Nageoires en forme de fleurs.

Les mille et une années de la nostalgie

Le délire est lieu de la métamorphose qui engendre la déréalisation, celle-là même qui caractérise Les 1OO1 années de la nostalgie.

L' univers déréalisé de ce roman, avant de constituer une fresque allégorique où chaque signe est métaphore, s' avère la réalité vécue, réalité absurde et dérisoire. Car dans un monde pris au piège de ses propres contradictions, aveuglé pas ses tares sociales et psychologiques, politiques et historiques, intellectuelles et idéologiques, la raison se corrode. Dès lors l' invraisemblable, partie intégrante du quotidien, langage des frustrations accumulées, devient aussi langage de l' ironie qui use du fantastique et du baroque, du merveilleux et du fabuleux pour contre-carrer la violence:

Manama subit le bouleversement jusque dans l' inversion des paysages. Le village coulissa sa partie haute vers le bas, sa partie basse vers le haut... L' entrée de Manama devint la sortie et vice-versa. Seuls les rempart tinrent bon. Pour la première fois, des étrangers eurent peur et la singularité des phénomènes les subjugua à leur tour à tel point qu'ils se mirent à confondre les objets, appelèrent un mur une faille, une ombre un soupir.

La réalité forgée dans la démence, sans repères référentiels, sollicite cette obsessionnelle fouille de l' histoire, un itinéraire à rebours que Mohammed S.N.P. entreprend à travers souvenirs, témoignages et livres:

Mohammed S.N.P. se passionnait pour l' histoire de son village... Une obsession le traquait. Quatre-vingt-dix ans exactement après la mort d'Ibn Khaldoun, le 28 mars 1498, Ahmed Ibn Majid, par ailleurs très médiocre poète, avait ouvert aux occidentaux, non seulement la voie maritime de l' Inde, mais les pays des épices, de la soie, du coton et des esclaves, au moment où les manaméens n'en revenaient pas d'être effilochés, déchiquetés, mis en lambeaux...

Le narrateur s' engouffre au plus profond des siècles à la recherche des arcanes du passé arabe: "Dour racontait la revanche des Zindjs réalisée par les Carmates..." La traversée entre les décombres de l' histoire donne à l' écriture un caractère archéologique. Ainsi le récit se situe à la fois dans "l' irréalité" des fantasmes et s' ancre au coeur du patrimoine des origines. Il se gonfle et se creuse suivant le mouvement que lui assigne l' écriture qui triomphe dans l' expression de l' exagération, du futile comme de l' essentiel soigneusement confondus. Un récit où alternent les moments de tension et de léthargie, de passion et de désintérêt, d'amour et de violence. Autant de dyades oppositionnelles qui composent la structure du roman avers et revers.

Le projet révolutionnaire à l' oeuvre ne cache pas sa référence idéologique au communisme et se traduit par une écriture ostensiblement ludique. Le référent idéologique devient un prétexte à l' élaboration scripturale. Cette écriture se prête aux jeux de l' imagination et sa luxuriance confère au récit ambiguïté et complexité.

 

Le démantèlement

Après la mise en scène de l' histoire lointaine qui sert de toile de fond au présent historique, Le Démantèlement s' attache à interroger, au moyen de l' expression directe, un pan du passé récent de l' Algérie contemporaine. C'est autour des doctrines islamistes et communistes que nous est rapportée, par bribes, l' histoire de l' Algérie, de ses partis, de sa révolution. L' envergure politique confère au roman la forme d'un débat, d'un procès, d'une mise en accusation.

Ce bilan, nous le devons à Selma, la jeune héroïne en rupture avec l' image traditionnelle de la femme, qui harcèle de ses questions et de sa vindicte Tahar El Ghomri, celui qui a "assisté à la naissance de l' univers et à son démantèlement" et qui passe maintenant aux aveux révélateurs de la vérité spoliée:

Battu en brèche, coincé, il quittait ses vieilles idées et ses vieux manuscrits, et se mettait à sélectionner les vérités... Tahar El Ghomri reconnaissait alors la globalité de l' histoire et avouait son incapacité à l' inventorier, la jauger et la mettre au point. Il admettait que le parti avait laissé passer les occasions les unes après les autres: 1945, 1954... Il quitta la confrérie des clercs musulmans et adhéra au parti... Voilà maintenant que Selma se mettait à lui reprocher de n'avoir pas été au-devant de l' histoire, le bousculant... elle restait insoumise à tous ses prétextes qu'elle trouvait fallacieux. Qu'avez-vous fait? Qu'on fait les ancêtres? Laisse-moi rire....

Les ancêtres longtemps sublimés sont aujourd'hui accusées des "séismes" de l' Algérie. L' écriture se voulant "historicité" divulgue la turpitude des hommes et expose le tableau noir du destin sociologique de la nation: "Nous portons tous des surnoms... Qui sommes-nous donc?

En son revers, cette même écriture est poésie "érigée selon les modes de la psalmodie". La matérialité du signe transcendé et le rituel scriptural accomplissent une sorte de profanation du sacrement de la parole et d'avilissement "de la logorrhée divine". Rachid Boudjedra voit dans le signe la compensation de l' impossibilité de la foi religieuse, il substitue l' écriture à toute essence et voit en elle la métaphore de l' amour. Le roman est alors aussi "une grammaire de la sexualité".

La macération

Ici se trouve énoncée une des expressions de la modernité du texte boudjedrien. Modernité à lire également dans La macération en rupture totale et systématique avec la littérature de représentation et qui nous invite à redéfinir les codes du genre romanesque.

Il serait illusoire de rechercher l' histoire fictionnelle propre à ce roman proposé comme un espace de convergences textuelles. Construit à partir de citations - directes ou allusives - ce roman hybride ramasse en quelque sorte, par fragments, l' ensemble des récits antérieurs (créations de l' auteur et emprunts à des références externes), les juxtapose et les enchevêtre. L' impression de redite et de relecture coince le texte dans l' immobilisme et la stagnation: le principe de la macération est ainsi mis en place:

Toutes ces couleurs, impressions, sensations donnent l' idée d'un écoulement aquatique ou plutôt d'une source souterraine sinuant sous une surface gelée, mais qui - essentiellement - joue le rôle de ferment qui fait lever et gonfler les phénomènes qui fermentent sous l' effet de certains mots obsessionnels et lourds de sens; de mouvements étranges et désarticulés, de paysages détramés, brouillés et rayés; de souvenirs démantelés, liquéfiés, effilochés; ce qui fait que leur signification s' entête à demeurer obscure, flottant à la surface des eaux troubles et stagnantes à tel point qu'ils macèrent (les mots pourrissent, moisissent et se corrompent au point de former un champs marécageux....

Pourtant l' intermittence des récits, leur caractère fragmenté et inachevé laisse croire que l' oeuvre peut se poursuivre ou se réécrire indéfiniment.

Il faut aussi lier à la macération l' inévitable processus de transformation de la matière qui touche ici au langage et qui travaille pour la dénaturation du mot: "les mots ne tardent pas à se détériorer, à s' effriter et à surir" et donc du réel: "mon corps s' était rétréci, hérissé et comme lézardé". L' écrivain décrit, en fait, la métamorphose des êtres, des choses et de la nature et propose une vision dégradée et dévalorisée du monde, tantôt minéralisé tantôt liquéfié. Sous l' effet d'une souffrance obsessionnelle, le narrateur scribe se désigne comme étant le sujet et l' objet de la macération. L' implication du personnage dans ce phénomène de décomposition latente est motivée par le caractère citationnel du récit. En effet la citation ne peut se produire que par un effet d'appel à la mémoire, elle est donc réminiscence et, à ce titre, convoque sur la scène de l' écriture l' exposition des blessures, des angoisses et des fantasmes qui, macérant dans le moi, taraudent le sujet. Cet autre aspect du roman renvoie à l' écriture du délire et de l' onirisme dont l' auteur ne se départit pas. Il reste alors à préciser que le roman gagne toutes ces significations en demeurant suspendu à ce moment-repère d'incertitude entre le réel et le rêve éveillé.

La pluie

Le travail d'intertextualité interne fondamentalement constitutif de La Macération est exploité dans un autre roman, La Pluie, dont la lecture donne l' irrésistible envie de croire qu'il s' agit d'une nouvelle version, au féminin, de L' Escargot entêté. La narratrice s' affiche comme l' héritière du fonctionnaire de la dératisation.

De ce père putatif elle garde la manie de l' écriture - "J'arrête de griffonner sur le papier. La page est comme échardée, grelée par les signes de ma minuscule écriture. "Mots courts. Brefs. Concis. Neutres. Saccharinés. Futiles". Insomniaque, elle remplit ses nuits en déroulant le ruban de la mémoire fixée sur les traumatismes successifs qui balisent son destin et qui sont autant de motifs qui aiguisent la tentation du suicide: "Une nouvelle fois je suis prise par mes frayeurs. Un sentiment d'étrangeté et de fluidité s' empare de moi. La sueur imprègne mon corps... Aucune possibilité de fuite sinon dans le repli sur moi-même et l' enroulement sur mon propre être".

Chaque page du journal intime est une douloureuse plongée dans les affres de la vie quotidienne - famille et société confondues. "Vision d'enfer". "Cauchemar sur cauchemar". La peur et l' angoisse constantes immobilisent le temps qui se fige dans une atmosphère de macération fétide. L' épaisseur psychologique, élaborant la densité du roman se veut comme la contre-partie d'une écriture constamment sapée, confectionnant des phrases nodulaires, effilochées, mais toujours tâtonnant à la recherche du mot juste. L' écriture sécrète un style sec et abrupt à l' inverse de la pluie qui ramollit l' espace:

Je regarde la pluie se déverser sans interruption. Le goût de la terre gorgée d'eau me monte à la bouche. J'ai horreur du beau temps sec. Je regarde les grosses gouttes pluvieuses qui glissent sur les vitres des fenêtres. C'est la saison des pluies... Les gouttes d'eau s' étirent, se tordent et dérapent... Il ne cesse pas de pleuvoir.

La pluie accompagnant chaque récit nocturne est bien la métaphore de ce désir d'effacer la mémoire douloureuse comme le dit l' exergue, au fronton du texte, empruntée à Saint-John Perse: "Lavez, lavez l' histoire des peuples aux hautes tables: les grandes annales officielles, les grandes chroniques du clergé... Lavez, lavez 0 Pluies! les hautes tables de mémoire".

Et pourtant la mémoire reste vivante et se veut même critique dans La Prise de Gibraltar qui peut être lu en intertextualité avec Les 1001 années de la nostalgie.

La prise de Gibraltar

L' épopée de Tarik Ibn Ziad, conquérant de l' Andalousie, et les massacres de l' armée française en terre algérienne, sont les deux références historiques qui fournissent la matière de ce roman où se dessine une fresque de la violence exceptionnelle. Ces deux événements, séparés dans le temps mais confrontés l' un à l' autre, témoignent de "la dialectique du conquérant conquis". Toute l' organisation du roman consiste dans la mise en place de ce processus de renversement qui fait que les récits se renvoient les uns aux autres. Une sorte de physique de l' écho trouve son application dans ce "roman à tiroirs et miroirs".

C'était une vieille histoire déjà en 1846 aussi le Rhumel déborda de cadavres lorsque Constantine résista à l' armée française C'était alors le règne de Salah (ou Ahmed) Bey Les vainqueurs coupèrent des têtes et en ornèrent les murailles qui protégeaient la ville Le père demandant combien de jours dura la résistance de Salah Bey Lui se souvenant encore de cette question stupide A quoi cela sert-il de savoir le nombre de jours de semaines ou de mois Mais le père aimait à connaître les détails de l' histoire avec ses nombreux affluents Rien ne pouvait lui échapper Les jours étaient passés très vite à son gré Avec ses événements ses éléments et ses renversement Le père disant à l' enfant obèse qu'il était combien de soldats avaient accompagné Tarik Ibn Ziad lors de la prise de Gibraltar Le laissant répondre parce qu'il était incapable de patience ou d'écoute Le père se répondant à lui-même et disant environ 3OO cavaliers arabes et 10 000 Numides-Berbères se souvenant de cette miniature qui avait hanté son enfance et son adolescence représentant justement Tarik Ibn Ziad avec un groupe d'officiers devant le Rocher du Détroit.

Si l' histoire reste la donnée fondamentale, son traitement ne mérite pas moins d'attention. En effet l' histoire est rapportée dans l' irrespect de la chronologie des faits. La linéarité volontairement brisée offre la possibilité à l' écrivain de transformer l' histoire événementielle, rigide et figée, en "histoire charnelle". Des moments de vie, des rapports humains, des émotions, des sensibilités, s' incrustent dans la trame romanesque et proposent une vision éclatée de l' histoire, faite aussi "de détails superflus qui constituent l' essentiel du travail artistique". L' accumulation des futilités qui participe au projet esthétique de l' oeuvre recrée une atmosphère d'humanité que la violence des guerres avait balayée. L' horreur est aussi combattue par la poésie, celle de Saint-John Perse, en exergue aux ouvertures de chapitres intimement liée à celle que le texte intrinsèquement élabore.. Et aux barrières que dressent les convoitises des grandes puissances, l' écrivain répond par son goût de l' universel: les langues, arabe et berbère, français, anglais et latin, s' intègrent l' une à l' autre pour définir le caractère cosmopolite de l' oeuvre.

A propos de la thématique invariable

Cette présentation cursive de l' oeuvre romanesque de Rachid Boudjedra permet la formulation de quelques remarques.

L' histoire collective et l' histoire individuelle intimement liées et déterminantes l' une de l' autre, s' imposent par leur constance. La société, le politique, le culrurel considérés par rapport aux traumatismes qu'ils provoquent chez l' individu sont l' objet d'une remise en question menée sur le mode subversif. De ce point de vue l' oeuvre de Boudjedra pourrait se résumer en "une seule et même phrase" qui se répète avec des acteurs différents.

Face à cette thématique invariable, il y a l' écriture qui témoigne de la diversité: réalisme grotesque et loufoqueries des personnages, délires fantasmatiques, inscriptions de l' invraisemblable et du fantastique, amour et poésie, interférences des styles et jeux de construction... élaborent et renouvellent l' expression du carnavalesque et font que l' écriture en mouvance produit la spécificité de chaque oeuvre.

Ces constatations appellent une conclusion sur la structure binaire des romans: la violence naturellement rattachée aux thèmes soulevés mais aussi générée par le travail scriptural de l' écrivain trouve toujours sa contrepartie dans cette même écriture. On peut cependant aller encore plus loin dans l' analyse de l' oeuvre et interroger de façon plus insistante les recueils poétiques, les écrits journalistiques, l' étude sociologique: La vie quotidienne en Algérie pour mieux saisir la visée militante de l' ensemble de l' oeuvre fondée essentiellement sur une volonté de transformation radicale de l' Algérie, à la fois par renoncement à la pensée théologique, par réappropriation de la dimension profane de la civilisation arabe, et par intégration "différenciée"dans le monde moderne.

Et quelles que soient les maladresses ou les excès de ses déclarations dans le péritexte, sa revendication tapageuse de la langue arabe aspire à réaliser, à une dimension qui dépasse et peut englober les minorités, un tel programme de renouaison critique avec l' histoire précoloniale et de mutation sociale pour propulser l' Algérie dans la modernité.

 

Afifa BERERHI

 


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(Extrait de « La littérature maghrébine de langue française », Ouvrage collectif, sous la direction de Charles BONN, Naget KHADDA & Abdallah MDARHRI-ALAOUI, Paris, EDICEF-AUPELF, 1996).

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