MUSTAPHA TLILI

L'AUTEUR

Né en Tunisie en 1937, Mustapha Tlili est un auteur discret dont on parle peu et pourtant son oeuvre romanesque est des plus intéressantes. Après avoir fait en Tunisie ses études secondaires, il s'inscrit à Paris, à la Sorbonne où, dans un climat de fièvre politique marqué par la guerre d'Algérie et l'accession à l'indépendance du Maroc et de la Tunisie, il suit des cours de philosophie. Puis il s'envole pour les Etats-Unis, tenté par une carrière internationale. Diplômé du United Nations Institute for Training and Research, il devient fonctionnaire des Nations Unies à New-York où il passe 13 ans avant de revenir à Paris.

Son oeuvre romanesque marquée par l'exil présente cette particularité de s'écrire entre trois cultures : la culture maternelle, tunisienne et maghrébine, qui constitue l'assise profonde de son être, la culture française à laquelle il emprunte sa langue et un certain nombre de traces laissées par ses séjours parisiens, la culture américaine enfin, telle qu'il la vit au quotidien à New-York et plus particulièrement à Manhattan où il a longtemps résidé.

Il a publié jusqu'à présent quatre romans : La Rage aux tripes, Paris, Gallimard, 1975; Le Bruit dort, Paris, Gallimard, 1978; Gloire des sables, Paris, J.-J. Pauvert-Alésia, 1982; La Montagne du lion, Paris, Gallimard, 1988.

On sait que de plus en plus, une bonne partie de la littérature maghrébine de langue française s'écrit à l'étranger. Ce fait n'est pas nouveau et n'empêche pas les auteurs expatriés d'enraciner leurs oeuvres dans la culture et dans la géographie du Maghreb. La littérature qui s'écrit à l'extérieur reste ainsi, le plus souvent une littérature de l'intra-muros dont Tahar Ben Jelloun, Parisien depuis vingt ans, est l'un des représentants les plus caractéristiques. Mais on pourrait citer aussi Driss Chraïbi, Mohamed Dib ou Abdelwahab Meddeb. Avec Mustapha Tlili quelque chose change fondamentalement dans la mesure où le personnage romanesque (narrateur ou acteur) se trouve totalement coupé de ses origines et isolé dans un double éloignement, au sein d'une culture autre. Il n'a même plus pour lui la présence de la famille ou du groupe qui apparaît dans les récits de l'émigration. Il est seul. Et cette solitude absolue creuse l'écart qui le sépare de ses origines dans un extra-muros où l'absence devient ce vide stucturel qui produit l'écriture et fait fonctionner le texte d'une manière tout à fait comparable dans les quatre romans.

L'Absence

En effet, l'absence se manifeste chez Mustapha Tlili par un double éloignement culturel et géographique.

Culturel, dans la mesure où le personnage maghrébin, souvent unique dans ses romans pourtant peuplés, a été fortement marqué par la France. A cause de la situation coloniale tout d'abord et si Adel dans Le Bruit dort, se souvient surtout de la légende de Rommel, dans son village, à la frontière algéro-tunisienne, la perception du protectorat est loin d'être totalement négative, surtout dans La Montagne du lion où la mère, Horia, garde un souvenir ému du chef de la gendarmerie, M. Faure, dont elle oppose le comportement conciliateur à celui, plus totalitaire, des nouvelles autorités du pays.

Tous les personnages sont donc imprégnés de culture française : Adel étudie au lycée Carnot de Tunis, Jalal, après être passé par le collège Saddiki, se retrouve au lycée Henri IV puis à la Sorbonne. Elevé d'abord au Maghreb par un couple d'instituteurs français, Youcif, dans Gloire des sables, fait ensuite une partie de ses études à Mâcon. Il en est de même pour le narrateur anonyme de La Montagne du lion, qui acquiert le titre de "docteur" en France où son petit frère poursuit également ses études. Paris, le quartier latin, la Sorbonne, constituent donc un espace où Adel, et surtout Jalal, évoluent avec aisance. Avec trop d'aisance, peut-être, au point que ce dernier s'inquiète de ce mimétisme culturel qui, en plein maquis algérien, lui fait réciter des vers de Desnos...

Ce premier recul par rapport à l'origine se double d'un éloignement géographique extrême qui déporte aux Etats Unis le lieu de la narration. En effet, si Jalal est le correspondant à New-York d"un journal parisien de gauche, Adel est un haut fonctionnaire dans une instance internationale, Youcif est co-directeur d'une revue politique rattachée au parti démocrate, tandis que le narrateur de La Montagne du lion a acquis aux USA une célébrité qui le rend suspect en Tunisie... Or New-York, c' est ici Manhattan, Greenwich village, les bars de l'East-side, un lieu où l'identité déjà éclatée achève de se dissoudre. Un lieu ouvert à toutes les vacances, où Jalal découvre les quatres fondements de la socièté américaine : les chiens, les pédés, Wall-Street et le foot-ball game... (p. 26). Adel, quant à lui, explique à son ami Nelli : "J'ai choisi de vivre à New-York parce que rien n'importe à New-York. Degré zéro de la valeur "(p. 76). Youcif voit dans Manhattan, un "royaume fou fait de béton, de verre et d'acier, lieu par excellence de l'exil" (p. 144). Même le narrateur de La Montagne du lion joue de ce vide culturel qui lui permet de cacher ses origines à ses amis américains et de garder pour lui son "jardin secret" identitaire... Car, si à New-York, chacun vit son propre déracinement, de Laura la Française à Tara l'Irlandaise en passant par Junkee, le nègre meurtrier, (en Amérique, dit l'un des narrateurs de Gloire des sables, "on laisse son passé au vestiaire"), les personnages maghrébins rêvent encore pourtant de leurs origines et du village natal, marqué par la figure maternelle, qu'ils ne reverront plus : Tebessa, pour Jalal, Feherept pour Adel, Derïana pour Youcif et surtout, cette "Montagne Ocre", avec son ruisseau, sa mosquée et la mémoire glorieuse de ses savants-guerriers dont le narrateur new-yorkais s'efforce de tenir la chronique, comme pour justifier son absence en pleine tragédie.

C'est cette absence, ce double écart culturel et géographique par rapport à l'origine, qui travaillent le récit de Tlili et qui lui donnent à la fois sa structure et sa signifiance.

Absence et narration

Le système narratif, tout d'abord, traduit ce déport du sujet, avec chaque fois une procédure différente. En effet, Mustapha Tlili refuse l'énonciation réaliste à la troisième personne qui implique un narrateur impersonnel non-représenté, pour produire une tension entre l'auteur concret que l'on connaît par le paratexte (la quatrième de couverture de chacun de ses romans), le narrateur primaire et le personnage du récit dont la problématique est l'être maghrébin.

Dans Le Bruit dort, la tension produite par la structure énonciative est maximale dans la mesure où Adel Safi, fonctionnaire et écrivain lui-même, n'accède pas cependant au contrôle narratif du récit. c'est Albert Nelli, romancier new-yorkais d'origine française qui assume le rôle de narrateur primaire et qui écrit un livre sur son ami tunisien dont on vient d'apprendre le départ définitif pour le Kamputchéa. Il convient donc de relever le double écart entre l'auteur concret Mustapha Tlili, déléguant à un narrateur franco-américain le point de vue sur Adel dont l'absence est à l'origine de la narration. Il en est de même dans Gloire des sables où le narrateur primaire est un journaliste américain, Stanley Burleson, qui enquête sur l'affaire de la Grande Mosquée de la Mecque pour le compte du Manhattan Chronicle. La différence avec le roman précédent vient de ce que le personnage, Youcif, n'est plus Tunisien mais Algérien.

Dans La Rage aux tripes, le schèma varie encore. L'instance énonciative n'est pas identifiable, sinon par sa familiarité avec Jalal à qui le récit s'adresse à la deuxième personne, de sorte que le narrateur tout en étant représenté implicitement, reste absent du récit. En outre, le personnage maghrébin, Jalal Ben Cherif, ancien chef de maquis dans les Aurès est lui aussi Algérien. Si la distribution des instances ressemble à ce que nous avons relevé dans Le Bruit dort, le système varie néanmoins dans la mesure où l'on assiste, comme dans Gloire des sables à un glissement identitaire qui affecte l'être maghrébin et à un creusement de l'instance narrative instituant entre l'auteur concret M. Tlili et son personnage l'énigme d'un tutoiement intime et pourtant anonyme.

Dans La Montagne du lion, l'instance narrative est un Tunisien de Ney-York, réduit à l'impuissance à cause de son éloignement. Car si au début de son séjour outre-Atlantique il vient passer ses vacances au pays, près de sa mère, veuve, et seulement secondée à la ferme par le fidèle Saâd, très vite il devient indésirable en Tunisie, compromis, en outre, par les activités politiques de son petit-frère qui a lui-même fui le pays. Lorsqu'il reçoit l'appel au secours de sa mère, engagée dans une lutte sans espoir contre le délégué du parti, c'est trop tard. La lettre a tardé et le drame a déjà eu lieu.

Cette fois, si l'instance narrative coïncide avec l'image de l'auteur concret, Mustapha Tlili, le creux se déplace entre le lieu de la narration et le lieu du récit et c'est de ce vide que naît le texte puisqu'il est adressé au petit frère pour qu'il connaisse les circonstances de la fin tragique de la mère. Ainsi, lorsqu'on observe le triangle énonciatif entre l'auteur concret, le narrateur représenté et le personnage maghrébin du récit, on remarque dans chaque roman de Tlili une disjonction qui, au sein même de l'acte narratif, institue un vide actif générateur de violence et producteur du récit.

Avant de se manifester dans le programme narratif qui organise la fiction, cette violence travaille le montage du récit.

Le montage du récit

Tout d'abord, elle affecte l'ensemble des procédures narratives.

Nous avons mis en évidence la présence d'un narrateur primaire représenté dans les romans de Tlili. Cela ne veut pas dire que l'acte narratif soit de type monologique. Bien au contraire. Le narrateur primaire étant toujours le lieu stratégique d'une absence, il ne peut fonctionner qu'en déléguant à d'autres une partie de son rôle. D'où l'emboîtement des voix qui brise le continuum narratif et qui donne aux récits de Tlili ces changements d'accomodation du point de vue, si caractéristiques.

La conséquence de cette narration à focalisation variable est la pratique du collage qui manifeste textuellement la plurivocité du récit. Eléments de correspondance (lettres, télégrammes, cartes postales, conversations téléphoniques), fragments de journaux intimes, articles de presse, citations littéraires, et même, dans Le Bruit dort, ébauche d'un roman chapitré et périgraphé, viennent s'insérer dans le récit et en perturber l'homogénéité.

Autre structure disjonctive, le montage temporel est caractérisé, dans les romans de Tlili, non par l'absence de chronologie, mais par le désordre voulu des repères temporels.

On notera tout d'abord l'extrême resserrement du temps de la narration : trois mois à peine dans Le Bruit dort, bien moins dans La Rage aux tripes, où le récit porteur n'occupe que quelques jours, l'essentiel étant constitué par la déambulation nocturne de Jalal et Junkee dans les rues de New-York. Il en est de même pour Gloire des sables. Un premier élément de désordre réside donc dans l'interférence constante entre le temps de la narration, de faible amplitude, et celui des événements narrés qui peuvent se dérouler sur plusieurs années.

En outre, les événements étant toujours datés dans les romans de Tlili, le recours continuel à l'anachronie, sans aucun ordre repérable, renforce le sentiment d'une incohérence de la structure temporelle. Ainsi voit-on se succéder dans La Rage aux tripes les repères suivants : "Aujourd'hui 9 avril 66", "Jeudi 7 avril 66", "Février 63", "Mars 1960", "La nuit du 20 mars 1960", "ce jour de printemps 59", "Le 20 mars 1960", "9 avril 1966", "Jeudi 7 avril 66", Février 63", "Ce 25 avril 1960", Février 63", "31 décembre 65", "vendredi 8 avril", "Dimanche 10 avril 66"... Sans compter le Journal d'Ingrid en Algérie qui a sa propre chronologie. Ces repères temporels, sous leur apparente précision, sont affectés par le même désordre et peuvent apparaître, dans Le Bruit dort, par exemple, sous la forme suivante : "Lundi 10 novembre", "Mardi 11", "12", sans mention de jour ni de mois, ou "Vendredi", sans mention de date...

Ce qui se révèle, par là, c'est le désordre de la conscience narratrice aux prises avec une dynamique de l'absence, de sorte que le récit lui-même peut prendre un caractère lacunaire qui évide la logique événementielle. C'est le cas dans Le Bruit dort, où, comme le remarque l'éditeur de Nelli, dans une mise en abyme méta-narrative, on ne saura jamais qui a tué Tara, ni quel rapport Adel Safi entretient avec ce meurtre. Et pourtant, du début à la fin du récit, on a le sentiment d'être pris dans un ordre événementiel de type catastrophique. Ainsi, dans Le Bruit dort, le journal de Nelli s'inscrit entre la mort de Tara et celle du narrateur lui-même. La Rage aux tripes progresse, de la perte de Laura à l'assassinat de Nathalie. Dans Gloire des sables, l'essentiel de l'action s'inscrit entre la mort d'Ann et celle de Youcif. Le même schéma temporel se trouve parabolisé dans le titre des 3 parties de La Montagne du lion : "Ocre", "Foudres", "Sang".

C'est donc la tension entre la logique catastrophique des événement et le désordre de la conscience narratrice qui crée cette impression d'éclatement et de discohérence, dans les romans de Tlili.

Violence et programme narratif

Car l'absence dont nous venons d'analyser la dynamique textuelle travaille également le programme narratif, c'est-à-dire le signifié du récit.

Ainsi, la mort est-elle au coeur même de l'intrigue dans chaque roman et si le narrateur Nelli, qui mène le récit dans Le Bruit dort, meurt dans son lit, il est bien l'exception. La mort chez Tlili est toujours violente, Hyperbolique, comme si le démembrement, l'éclatement du corps, le massacre, étaient la seule réponse au vide actif creusé par la dynamique de l'absence. Dans Le Bruit dort, Tara, la belle Irlandaise, est battue à mort dans son appartement new-yorkais, par un inconnu, non identifié. Nathalie, l'amie française de Jalal, est violée et assassinée par le nègre Junkee, mais ce meurtre, quasi rituel, ne fait que mettre un terme à la longue liste des victimes, dans La Rage aux tripes : la mère de Jalal, Djazaïr, est massacrée à Tebessa, lors d'une opération de représailles menée par un officier français, "Tête de coq", Patrick, l'ami parisien, criblé de balles dans une embuscade ordonné par Jalal, lui-même, Ingrid, sa belle amie scandinave partie à sa recherche en Algérie, "déchiquetée en mille morceaux par une grenade balancée par les frères " (p. 154)...

Le massacre est également présent tout au long de Gloire des sables, massacre d'Ann, tuée dans sa voiture par une bombe destinée à son mari Youcif, massacre, dans un autre attentat à la bombe, de la voisine de Youcif, tante Martha, à la suite d'une erreur de localisation de ses ennemis, massacre final de Youcif dans la Grande Mosquée de la Mecque où il est le chef des terroristes qui, en 1979, ont tenté de prendre le pouvoir en Arabie Saoudite. Ici, massacre et sacrilège se trouvent liés dans une sorte de surcodage de la transgression par la violence.

Dans La Montagne du lion, Horia et son serviteur Saâd, récupèrent une vieille mitrailleuse qu'ils montent sur la terrasse de la maison, pour tenter de s'opposer à l'inauguration officielle qui va transformer le village en station touristique. Mais c'est un tank qui répond aux rafales mal ajustées et la maison d'Horia disparaît avec ses accupants dans "un gigantesque nuage de fumée, de flammes et de poussière ocre." (p. 186). La mort violente qui affecte principalement les personnages féminins, les êtres les plus aimés - la mère et l'amante en particulier - apparaît donc ici comme l'une des fonctions essentielles du programme narratif.

Or il s'agit toujours d'une sorte d'acte sacrificiel qui vient symboliquement en réparation de l'absence, le meurtre étant à mettre en relation, chez Mustapha Tlili, avec la nostalgie de l'unité. En effet, tous ses personnages maghrébins sont affectés d'une névrose de la séparation qui se manifeste, par exemple, dans l'éclatement géographique de leur itinéraire. Si le narrateur tunisien de La Montagne du lion est coupé de ses origines - on le dit même "Américain" -, Jalal, dans La Rage aux tripes passe successivement par Paris et New-York avant de disparaître en Palestine via Beyrouth. Adel, dans Le Bruit dort, au terme du même périple, finit au Kamputchea, avec la même illusion que l'engagement révolutionnaire pourra lui faire réintégrer l'unité perdue. Youcif passe par un itinéraire identique pour finir en Arabie Saoudite, chef d'un commando révolutionnaire. C'est le personnage de Tlili chez lequel le traumatisme de la perte est le plus explicite :

En outre, le soleil et la lumière de la steppe immense, mais aussi sa rigueur, son orgueil tranchant. La steppe rude,  impérieuse.  
Puis la douleur de la rupture. Une première rupture avec une part de lui-même, et l'exil. Un autre exil. Et un autre exil encore. Mille exils et leur peine. (pp. 139-140).

Mais l'affect provoqué par l'absence se révèle surtout dans l'angoisse amoureuse des personnages en quête de l'âme soeur introuvable. Car si la mère, nous l'avons vu, a été abandonnée, aucune amante étrangère ne pourra combler ce vide affectif et la quête sentimentale qui constitue une série fonctionnelle dans les romans de Tlili s'achève toujours sur une séquence cardinale : la séparation.

Dans La Rage aux tripes, Jalal ressasse interminablement le geste qu'il n'a pas osé avec Laura et qui les sépare pour toujours, au point que la séquence se répète mot pour mot dans le récit (p. 16, p. 77). Même hantise dans Le Bruit dort qui s'ouvre symboliquement sur le geste d'une bague jetée à la poubelle. Séparé de Tara après avoir quitté Johanna, sa propre épouse, Adel vit dans l'angoisse de l'amour impossible, comme Nelli, qui meurt d'être séparé de sa femme et de sa fille, ainsi que de sa maîtresse, la jeune Caraïbe, Glenda, qui finit par lui préférer un représentant de commerce. Même expérience tragique chez Youcif dont le comportement se modifie fondamentalement après la mort violente de son épouse, Ann. Et c'est le psychiatre, Dick, qui analyse le mieux les conséquences de cette séparation sans retour, ayant lui-même vécu le même cauchemar : "Je sais également que la dépression consécutive à une perte essentielle peut nous changer en une statue de marbre, nous pétrifier en êtres lunaires, sans âme, absents à nous mêmes et à l'existence".

L'incompréhension conjugale et la hantise de la séparation fonctionnent ici comme métaphores de l'exil. L'échec amoureux marque l'impossibilité d'atteindre l'unité de l'être et comme Gloire des sables, Le bruit dort développe longuement cette problématique à propos du personnage d'Adel dont l'angoisse est de "Rester toujours autre..." alors qu'il rêve d'un amour qui impliquerait une totale fusion de l'autre et du moi, comme dans l'union mystique. Cette unité impossible ou perdue, le seul moyen de la réintégrer est le meurtre. Tuer "l' être aimé pour l'aimer davantage" (p. 191), c'est ce que dans sa folie, Nelli entend sa femme lui suggérer : la possession dans l'anéantissement qui n'est plus une perte mais une intégration violente et définitive de l'autre en moi. Le meurtre devient ainsi le mime inversé de l'extase mystique où le moi se perd dans l'autre pour parvenir à l'unité.

Telle est la symbolique de la mort dans les romans de Tlili. Fonction essentielle du programme narratif, le meurtre désigne à la fois l'angoisse de la séparation et l'obsession de l'unité perdue, "cette blessure à jamais béante que laisse la perte irrémédiable des origines" (Gloire des sables., p. 23). C'est dire que la violence meurtrière ici n'est pas due seulement à l'influence du fait divers new-yorkais ou de la BD américaine. Expérience ontologique, elle renvoie à quelque chose de beaucoup plus profond. Cette signification se retrouve d'ailleurs dans les trois intertextes qui travaillent Le Bruit dort : Exil de Saint-John Perse, métaphore de la situation du narrateur mais aussi de l'auteur concret, tous deux expatriés aux USA; The Waste land de T.S. Eliot, qui évoque la passion amoureuse conduite jusqu'à la folie et le Dîwân de Hallaj, rêve d'une impossible union mystique, qu'Adel se récite en arabe lorsqu'il possède sexuellement sa maîtresse (p. 48)... Notons que ces trois intertextes révèlent, en outre, au-delà de tous ses déchirements, la triple appartenance culturelle de M. Tlili (française avec Perse, anglo-saxonne avec Eliot, arabe avec Hallaj).

L'écriture et l'absence

Mais l'intertextualité, en désignant le procès d'élaboration du texte lui-même, nous renvoie à une autre dimension du récit chez Mustapha Tlili : l'auto-représentation de l'écriture. En effet, certains de ses romans déploient plus ou moins explicitement une dimension méta-narrative dans le simple fait que le narrateur se donne aussi comme romancier ou tout au moins comme écrivain. C'est vrai pour La Montagne du lion. Comment expliquer sinon, cette notoriété américaine du fils d'Horia ? C'est vrai pour Gloire des sables où l'on apprend que Youcif, après la mort d'Ann, s'est enfermé pour écrire (p. 71) Mais Dick, l'un des narrateurs relais, écrit lui aussi des livres... C'est surtout vrai pour Le Bruit dort où, non seulement Nelli, le narrateur primaire, est un écrivain à succès, mais aussi Adel, le personnage maghrébin.

Dès lors, le roman se construit sur un emboîtement de récits virtuels entre lesquels le journal intime de Nelli sert d'élément de liaison. Ainsi, les deux premiers chapitres ne sont rien d'autre que le début du roman que Nelli écrit sur Adel et qu'il intitule Exils, comme le poème de Saint-John Perse, le pluriel en plus. Mais Adel lui-même, au Cambodge, selon le témoignage d'un de ses amis, s'est mis à écrire un livre sur son ami américain Nelli. Or il se trouve que c'est le même livre : celui d'Adel s'intitulant L'Exil n'est point d'hier, l'Exil n'est point d'hier, où l'on reconnaît un refrain emprunté au poème de Saint-John Perse. Et la clausule du roman qui retranscrit un fragment de ce livre d'Adel nous renvoie mot pour mot au commentaire de Nelli sur son propre récit...

Ce jeu de miroirs qui fait que chaque narrateur devient à son tour personnage est à lire, bien entendu, comme une métaphore de la condition de Mustapha Tlili se mettant en récit dans ses romans et par là même, se délivrant de ses angoisses en un vertigineux exercice d'exorcisme. Lorsque dans Le Bruit dort, les discussions méta-narratives entre Nelli et son éditeur nous dévoilent les mécanismes de la production du texte, en insistant sur ses lacunes ou ses impasses (comme dans La Belle Hortense de Jacques Roubaud, par exemple), c'est tout le rapport du romancier à son art qui se trouve représenté.

Ainsi, dans l'écriture romanesque, Nelli comme Adel cherchent-ils une revanche sur la réalité, revanche de l'imaginaire à travers ce qu'ils appellent "la Fiction généralisée". L'écriture apparaît donc ici comme un dépassement du réel, comme une sorte d'exorcisme de l'absence : "L'Art, purge de l'âme", écrit Nelli, citant Claudel (p. 55). Mais ce dépassement ne fait que mettre l'écrivain en face d'un autre exil plus essentiel car il le confronte à un autre absolu, celui de l'oeuvre. C'est ce que Nelli découvre au lendemain de son premier succès : "Je réalisai alors que mon exil n'aura pas de fin, que je passerai désormais ma vie à courir sans répit derrière l'irrésistiblle mais sans cesse fuyante chimère que la critique appelait mon talent..."(p. 68).

Issu de l'absence, l'art qui en permet un dépassement ponctuel donne en même temps à l'artiste le vrai sentiment de l'exil : celui d'une infinie séparation avec quelque chose dont l'oeuvre est le rêve sans figure, ce qui faisait écrire au poète français Eugène Guillevic, ces quelques vers qui conviennent si bien à Mustapha Tlili :

Les mots, les mots  
ne se laissent pas faire  
comme des catafalques.  
Et toute langue  
est étrangère.

                                         ("Art Poétique", in Terraqué)

CONCLUSION

L'intérêt de Mustapha Tlili, semble-t-il, résulte moins de sa présence au Maghreb que de son absence. Tunisien de culture française, ayant longtemps vécu en Amérique, il fait de ce double écart par rapport à l'origine, le lieu d'une violence qui s'inscrit dans la technique narrative, dans le montage du texte et dans son programme narratif, l'écriture romanesque devenant pour lui un moyen de vivre -en le dépassant- cet écart.

Mais elle lui permet aussi de faire l'expérience d'un autre absolu, d'un autre exil qui est au coeur de tout artiste : celui de l'oeuvre.

Marc GONTARD


wpe2.jpg (1687 octets)

(Extrait de « La littérature maghrébine de langue française », Ouvrage collectif, sous la direction de Charles BONN, Naget KHADDA & Abdallah MDARHRI-ALAOUI, Paris, EDICEF-AUPELF, 1996).

ãTous droits réservés : EDICEF/AUPELF

wpe3.jpg (2066 octets) Sommaire du volume

   wpe4.jpg (3275 octets)

Page d'accueil du site Limag (Littérature maghrébine)

Ecrire au Responsable du site