FAWZI MELLAH

La carrière littéraire de Fawzi Mellah débute par la publication de deux pièces de théâtre. Cela permet à certains d'affirmer qu'avec lui "la Tunisie acquiert un dramaturge de langue française sur lequel et avec lequel elle devra compter". Mais c'est dans le genre romanesque que le talent de cet écrivain s'exprime le mieux et c'est grâce à ses deux romans qu'il est considéré actuellement comme l'une des figures marquantes de la littérature tunisienne de langue française.

Le Conclave des pleureuses est le récit d'une enquête journalistique sur des viols dont l'accusé présumé est le Saint de la Parole, un mystique qui n'est pas sans rappeler la légende de Sidi - Amor - El-Faïache. L'enquêteur, qui est aussi le narrateur du roman, cherche dans la vie du Saint ce qui pourrait satisfaire son rédacteur en chef, l'Oeil- de Moscou, un historien moderniste qui, "à force de labeur et d'acharnement (...) réussit à placer certaines de ses idées dans quelques cabinets ministériels" pour se faire nommer "à la tête du principal journal du pays" (Le Conclave des Pleureuses, p., 63) et se consacrer ainsi à la lutte contre les saints. Mais le journaliste ne fait que s'enliser, toujours un peu plus, dans l'incertitude où le plongent chaque propos recueilli et chaque information collectée. A la fin, l'enquêteur ne veut pas (ne peut pas?) trancher entre son rédacteur en chef et le saint et décide de retourner en exil. Cependant, il remet à l'Oeil- de-Moscou le manuscrit de son enquête et le supplie :"Faites de ce manuscrit l'usage qui vous semblera le plus utile. Mais, de grâce, ne le détruisez pas : j'en ferai peut être un roman" (Le Conclave des pleureuses, p. 191).

Elissa, la reine vagabonde raconte l'histoire de cette reine partie de Tyr, avec ses compagnons, vers une destination inconnue pour échapper à la dictature et à la répression de Pygmalion, son frère. A Chypre, on leur signifie qu'ils sont indésirables ; mais on leur offre une trentaine de vierges qui posent, dans la suite du voyage, plus de problèmes qu'elles ne devaient en résoudre. A Sabratha, ils découvrent des citoyens sans Etat et sans musique. Après diverses péripéties, ils partent avec "la promesse d'une terre féconde (un traité d'agronomie) et le spectacle fascinant d'un peuple sans monarque"; mais y laissent " les empreintes de Tyr (deux femmes enceintes et deux rameurs) et les sortilèges de la musique"    (Elissa..., 83). De Hadrumète, ils repartent avec tous les Phéniciens, chassés de cette ville qui tourne le dos à la mer, et avec la promesse d'une guerre future. Enfin, recherchant Utique, ils débarquent sur une colline où ils réussissent, par la ruse, à obtenir des Africains une surface suffisante pour construire une ville nouvelle, Qart Hadasht. Cependant Elissa doit épouser Acherbas, le chef des Africains. Elle accepte, pour se sacrifier à son peuple et à sa ville, avec l'idée de s'immoler par le feu le jour même de ses noces.

La Rumeur

Par delà les spécificités de leurs écritures respectives, ces deux romans ont un fond thématique commun, caractérisé essentiellement par le rapport entre le politique et l'historique et par l'interaction que ces derniers ont avec la rumeur et la légende. En effet, à l'origine du Conclave, il y a la légende du saint de la Parole et la rumeur des viols ; et Elissa est une reine dont le souvenir est disputé par l'histoire et par la légende :

Nul ne se souviendra de l'errance d'Elissa et encore moins de ses véritables mobiles (...). Des inventeurs d'histoires viendront prétendre que mon malheur provenait de toi, de tes convoitises et de tes crimes. Ils diront que j'ai fui Tyr parce que tu menaçais de m'assassiner. D'autres affirmeront que j'ai voulu échapper aux Grecs et aux Assyriens dont les bruits de guerre assourdissent chaque jour davantage la Phénicie... Et ces fables tristes tiendront lieu de légendes ! (Elissa..., p. 172 - 173).

Dans tous les cas, le discours fondateur est ce discours anonyme et indomptable que l'on nomme "la rumeur". Déjà dans Néron ou les Oiseaux de passage, elle est un personnage de la pièce et est présentée comme "le centre du spectacle, son véritable sujet. Elle doit être présente le long de la pièce. Anonyme au départ, elle enflera progressivement et prendra de la densité (humaine naturellement) : cris des enfants qui meurent de faim, des hommes que l'on torture, des femmes que l'on viole, des villages que l'on bombarde..."(Néron..., p. 10). Dans Le Conclave..., elle est à l'origine de l'enquête (donc du roman) et amène toute la polyphonie du texte. Elle détermine le titre même du roman puisque ce sont les pleureuses qui sont données comme le principal agent de transmission de la rumeur et le personnage collectif qui la configure au mieux. Aussi Fatma - la Lampe dit-elle au narrateur : "Chez mes patrons, on parlait surtout de viols, de violeurs et de violées (...). Lors d'un décès, des pleureuses réunies en conclave ont accusé Monsieur d'être le violeur du quartier neuf..." (Le Conclave..., p. 120). Et les pleureuses de défier les membres d'une famille bourgeoise de ce même quartier : "Nos mots contineront de vivre ; vous n'en avez pas d'autres à leur substituer" (p., 160). Relevant apparemment d'un comportement social naturel, la rumeur s'avère donc l'expression des conflits sociaux les plus profonds et fonctionne comme une arme utilisée par les uns et par les autres pour la réalisation de leurs objectifs respectifs ou pour l'exercice de leur autorité. Même le pouvoir en place, pourtant doté de plusieurs serviteurs, n'échappe pas à cette règle, tel que cela apparaît dans l'injonction faite au journaliste par l'Oeil-de-Moscou : "Allons, allons, soyez moderne, prêtez l'oreille aux rumeurs qui nous propulsent et soyez sourd aux vérités qui nous enchaînent " (p. 170).

Dans Elissa..., c'est la rumeur qui fait ou qui défait un roi : "la rumeur se grisait de sa propre réputation ! Tu le sais, chez nous aucune rumeur ne s'épanouit mieux que celle qu'ordonne et organise le palais ; car il existe une hiérarchie parmi les rumeurs, plus elles sont proches du centre du pouvoir, plus elles sont crédibles. Les astrologues juives et égyptiennes, les caciques du royaume, les commerçants et les simples badauds ont alors fait pour te mettre sur le trône plus que tous tes discours et tous tes soldats réunis" (Elissa..., p. 180). Ne reconnaît - on pas là l'une des pratiques les plus courantes des gouvernants des pays du Tiers-monde, qui consiste, avant chaque décision importante, de propulser la rumeur de cette décision pour en sonder l'effet auprès du peuple et, par la suite, agir en conséquence?

C'est sans doute pour toutes ces caractéristiques de la rumeur que celle-ci intéresse l'écrivain, car analyser le fonctionnement de la rumeur, c'est du même coup entrer dans les rouages du fonctionnement de l'Etat et de la Société, et surtout dévoiler ces rouages pour aider un peu à les déjouer. En effet, la rumeur consacre le "mensonge de masse" et c'est sans doute pour cela que le rédacteur en chef demande au journaliste : "Malgré vos scrupules, nous publierons l'enquête le jour de la fête des Femmes; Mais, de grâce, n'écrivez pas "c'est d'une rumeur qu'il s'agit"(Le Conclave..., p. 176). Cependant, si un simple journaliste peut entrer dans cette combine et adhérer au principe du mensonge de masse, étant donné que ses engagements professionnels peuvent limiter son indépendance intellectuelle ; l'écrivain, au contraire, se refuse à toute manipulation parce que sa tâche est de rechercher la vérité, de chercher à comprendre et d'aider à comprendre. La rumeur devient ainsi le dernier lien entre les gens quand tout tend à les séparer ("seule la rumeur nous lie encore" (Le Conclave..., p. 87) ; et pourquoi ne serait-elle pas le bout du fil d'Ariane qui permettrait la reconstitution de l'Histoire, l'intelligence de la réalité et la reconstruction de la cité ?

Refaire la cité ! voilà bien le maître-projet des romans de F. Mellah. En effet, qu'est-ce que le projet d'Elissa... sinon la construction de Quart Hadasht, la ville nouvelle dont l'édification est l'aboutissement de l'errance et du récit, de la consécration de la quête? C'est pour elle que se sacrifie la reine, l'érigeant sur des principes mûrement étudiés, car tirés des enseignements de plusieurs expériences et de maintes épreuves. La ville est née du métissage de deux peuples : les Africains et les Phéniciens, profitant ainsi des acquis des gens de la terre et de ceux des gens de la mer.

Et dans Le Conclave..., ne s'agit-il pas d'une ville en démantèlement urbain et social, une ville que le pouvoir a du mal à contenir? Les événements du récit se déroulent, précise l'éditeur, "dans une ville nouvelle d'un pays arabe imaginaire -Tunisie? Maroc?". Certes, cette ville n'est jamais nommée ; mais il s'agit bien de la ville de Tunis, reconnaissable à plusieurs indices. D'abord certains pseudonymes des personnages sont typiquement tunisois : Aïcha-Dinar,  Hamma-le Rouge, Ali-Doigts-d'Argent, Mustapha-Canari. Fatma-la Lampe. Ensuite, deux lieux au moins sont faciles à reconnaître : la Montagne Rouge, considérée comme le principal quartier des pauvres, des agitateurs et de la pègre ; et la route X qui traverse le quartier bourgeois de la capitale tunisienne, non loin du premier. Enfin, il y a ces deux statues caractéristiques du règne de Bourguiba, la statue du Président et celle de l'historien Ibn Khaldoun [1].

Ainsi, l'espace familier dans lequel se déroulent les récits de F. Mellah les enracine dans le réel et souligne leur historicité ; mais leur inscription dans la fiction littéraire tend à leur donner une dimension plus élargie et plus générale pour permettre à la problématique traitée de toucher à l'universalité. En fait, les problèmes de Tunis sont pour la plupart semblables à ceux des autres villes du tiers monde ; c'est pourquoi cette ville peut très bien constituer une micro-représentation des sociétés du tiers monde.

Par ailleurs, que la ville du Conclave...soit Tunis et que celle d'Elissa... soit Quart Hadasht (Carthage, la cité antique de la banlieue nord de la Capitale), cela dénote le lien intime existant entre les deux romans, d'autant plus que certains éléments d'intertextualité confirment cette déduction. En effet, dans le premier roman, la ville est la scène des principaux conflits et exprime au mieux son tiraillement entre l'histoire et la politique. Elle est en crise et a besoin de se remémorer l'histoire de Qart Hadasht pour s'en sortir, de retrouver, sous les pierres de Carthage, l'esprit de Qart Kadasht ; car nul avenir n'est promis à une ville (ou une société) qui tourne le dos à son histoire.

La nature du rapport entre histoire et politique est donc essentielle pour juger de la marche d'une Société. Si dans Le Conclave..., il y a des viols inexplicables et des révoltes incontrôlables, c'est parce que la ville a consacré la rupture entre ces deux sciences. Au fait, n'a-t-elle pas érigé deux statues opposées plutôt que réconciliées, celle de l'historien et celle du politicien :

Les deux statues ornant la grande avenue - les deux statues de la capitale - se font face. Elles sont séparées par la foule impatiente et querelleuse, mais elles semblent avancer l'une vers l'autre dans une ultime tentative de réconciliation. Toutefois, la statue du chef élevée sur un socle en pierre de taille et juchée sur un cheval fait mine d'ignorer l'usure du temps et affiche cet air hautain et dominateur des gens chevauchant ; alors que celle de l'historien figé un livre à la main, semble ne plus pouvoir résister à une si morne et inquiétante éternité (Le Conclave..., p. 55).

Cette allégorie de la foule aux abois entre les deux statues mais constituant l'ultime lien susceptible de les réconcilier, est dotée d'une plus grande valeur à la lecture du deuxième roman de F. Mellah. En effet, si Elissa a réussi à fonder "la ville nouvelle" et à la vouer à un destin florissant ; c'est parce qu'elle a su tirer profit des enseignements de l'Histoire et rompre avec la conception classique du pouvoir, fondé sur ses trois piliers traditionnels : la force, la loi et la prière (Elissa... p. 44). De ce fait, elle a réussi à retrouver une identité positive et a pu "reconstruire la Phénicie ailleurs qu'en Phénicie" (p. 34). Sauf que désormais le projet d'Elissa est devenu le projet de la foule. Ainsi, sa lettre à Pygmalion ne vaut pas seulement comme une leçon de sciences politiques adressée à celui-ci ; mais aussi comme une leçon dans la même matière, donnée par l'auteur aux peuples modernes et à leurs princes devenus plus géographes (envahisseurs d'espace?) qu'historiens (maîtres du temps !). Un prince doit donc être "tel que les gens le désirent et le conçoivent : une présence discrète mais stable et sûre, une foi plutôt qu'une loi, une voix plutôt qu'un ordre, un arbitre plutôt qu'un concurrent, l'apparence et le siège de la puissance plutôt que la force elle-même, le protecteur de la communauté plutôt que son substitut, le gardien de ses prières plutôt que l'objet de celles-là, le symbole de la cité plutôt que sa police"  (p. 148-149).

Écriture narration

Est-ce à dire que les romans de F. Mellah ne valent que par leur portée didactique? Tant s'en faut ! Car la première sensation que nous prodigue la lecture de ces romans, c'est le plaisir du récit. Elissa est d'abord la narratrice d'une aventure passionnante qui finit par la mort de celle qui la raconte. Comme une ancêtre punique de Shahrazade, elle vaut pour nous davantage comme une femme-récit que comme une reine détenant une philosophie politique d'avant-garde pour son époque. Quant au narrateur du Conclave..., il est certes un journaliste enquêtant sur une affaire de viols ; mais il est surtout ce narrateur en quête de son propre récit, acharné à démêler un écheveau d'événements sans lien logique apparent, soucieux de réunir plusieurs récits-personnages dans une histoire unique pour mieux comprendre l'Histoire d'une ville, voire d'un Etat.

En plus, l'autre intérêt qui nous retient dans les romans de Mellah est celui du texte qui cherche à s'imposer comme un composant important de l'histoire d'un peuple. D'ailleurs l'incipit du Conclave... rattache directement celui-ci au Texte majeur de la société arabo-musulmane : le Coran. " Ecris", lit-on à la page 13 comme en écho à la première sourate du livre Saint, "Lis", celle-là même qui est citée à l'incipit de la 2e partie du roman (p. 51). Quand on connaît l'importance des problématiques historique et politique dans les récits de F. Mellah, on est en droit de présumer un appel à la revalorisation des activité principales dans l'appréhension de l'histoire : l'écriture et la lecture, celles-ci étant aussi les composantes fondamentales de l'acte littéraire.

Par ailleurs, Elissa... n'est autre que la lecture-réécriture d'un texte empierré, la résurrection d'un parchemin qui était en passe de se perdre. Présenté comme un roman par sa couverture, ce texte s'avère être une lettre envoyée par Elissa à son frère Pygmalion. Elle aurait été patiemment décryptée par l'auteur, F. Mellah, qui, dans une sorte de préface "en guise d'introduction", ne manque pas de préciser qu'il n'a pas fait qu' "une simple traduction", mais que "de correction en amendement, (il a) dû réécrire le texte" (p. 13) et qu'il ne pourrait plus, de ce fait, "affirmer honnêtement que cette lettre est celle d'Elissa" (p. 14). Evidemment, il ne s'agit là que d'un artifice d'écriture cherchant à créer ce que R. Barthes appelle "un effet de réel" ; mais cela constitue aussi une manière de signifier, peut être, que l'histoire n'est autre que la dynamique de la mort et de la survie des textes.

Si donc les textes de F. Mellah sont accueillis comme des textes majeurs de la littérature tunisienne de langue française, c'est sans doute parce que leur auteur a su aborder les grands problèmes de la société dans une écriture narrative qui a redonné au récit son rôle essentiel dans l'intelligence de l'Histoire et la pratique de la littérature.

Mansour M'HENNI


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(Extrait de « La littérature maghrébine de langue française », Ouvrage collectif, sous la direction de Charles BONN, Naget KHADDA & Abdallah MDARHRI-ALAOUI, Paris, EDICEF-AUPELF, 1996).

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[1] Actuellement, la première statue est remplacée par un monument à la gloire du 7 novembre 1987, date du passage du pouvoir de Bourguiba à Ben Ali.