Jean Fontaine, grand lecteur de littérature tunisienne de langue arabe, dans un compte rendu de Phantasia de Meddeb, note que "l'auteur a du talent". "Il le sait", ajoute-t-il ; et il termine par un voeu pieux: "Peut-on lui souhaiter de l'investir à bon escient. Ainsi seulement il conservera des chances de gagner des lecteurs" [1]. Est-ce que parce que Meddeb emploie les termes "pimbêche", "foultitude" [2], "ponant", 'ire" [3] pour dire respectivement "prétentieux", "un grand nombre", "couchant" et "colère" que d'aucuns le trouvent hermétique? Que devrait faire un écrivain pour avoir des lecteurs? Et quels lecteurs? Puiser dans le lexique commun, éviter l'étrangeté, simplifier les textes pour être à la portée de tout le monde ! Qui pourrait reprocher à Rimbaud ou à Mallarmé d'être eux-mêmes? Tout se passe comme si l'auteur maghrébin de langue française était un "écrivain public" chargé de traduire des messages ou de transcrire des impressions, tout en se cantonnant dans la réitération infinie de l'identique et dans la fixité immuable des stéréotypes. On imagine mal des mouvements plus libres, un éclatement du sens, une démarche particulière, c'est-à-dire une rupture ou un itinéraire personnel. On croit que la recherche n'est qu'ostentation, l'approfondissement luxe, la transe vacuité. Et pourtant, les narrateurs-personnages des textes meddebiens n'arrêtent pas de s'expliquer et de commenter les caractéristiques de leur expérience. S'ils voltigent d'un code à l'autre, fontaine en mouvement vers leur complexité, à la recherche d'eux-mêmes, c'est qu'ils désirent déconstruire l'identité sauvage et surtout interroger l'impensé islamique. Certains thèmes hantent les textes de ce "lecteur assidu et heureux" qui s'ingénie à s'appeler "écrivain de langue franque".
Un besoin très fort de déambulation, de mouvance saisit les narrateurs - personnages des textes meddebiens. Se promener, se perdre, prendre la route de l'inconnu, se séparer des croyances héritées, créer son propre labyrinthe, telle semble la volonté plastique qui pousse à la conquête de nouvelles valeurs. Ainsi les bribes autobiographiques de Talismano permettent au narrateur-personnage de renouer avec le "pacte" du tissu urbain tunisois. "Ce chemin de l'école, précise Meddeb, ce cheminement dans la médina qui court sur trois ou quatre kilomètres et que [j'] empruntais quatre fois par jour- aura marqué à jamais le rythme qui scande mon être". Le corps de l'explorateur porte en lui l'espace avec ses détours et ses retours. La mémoire du sujet a bien conservé son labyrinthe intime, sa Médina. Encore un grand marcheur. Et ce n'est pas de sa faute, dirait Rimbaud, un autre horrible passeur. Remémoré, revisité, réveillé, le paysage impose donc son abondance, son anarchie et son arrogance.
Talismano, roman mnémonique, multiplie les pauses et les traversées, mélange les genres, confond les temps et donne sur le lacunaire, l'elliptique, le fragmentaire. Le roman de la marche recrée son Babel. Le marcheur, voulant fuir le labyrinthe de l'enfance, s'y enfonce. Il suit le sentier de la répétition. Tout va et vient et l'écriture elle-même obéit à la scansion du corps marchant. Néanmoins, cette descente au "tombeau" témoigne du délabrement et de l'effritement du corps de Tunis. Au fond, le narrateur personnage, nostalgique, inconsolé, dit le deuil de l'harmonie et de la beauté. Plus rien ne l'émeut ; les "toiles d'araignées" habitent les lieux saints désertés ; les odeurs d'humidité et de pisse pourrissent les murs ; les mouches et les ordures infestent l'espace. Tout se délabre, se démantèle : "la façade de l'école Halfawine, qui enfant [le] fascinait, paraît décor dérisoire" (Talismano, p. 16). De même, le "lac excrémentiel" (Talismano, p. 34) n'accueille plus les mouettes. "Rien ne vient signer le ciel, lacune du désir", ajoute le marcheur. Est-ce à dire qu'il lui incombe de fuir la paralysie, l'éclectisme de mauvais goût et la confusion inquiétante?
Puisque Tunis ressemble à une ville monstrueuse, l'explorateur désire passer d'un monde à un autre. Tunis n'attire plus. Tout appelle la transgression des ghettos de l'enfance. Tout prélude au détachement prophylactique, à l'exil. Que reste-t-il de ce "tas de fripes, surplus américain, flocons cotonneux ou traînées synthétiques" ? Une amertume, une obsession du départ et une envie de rompre les chaînes de la famille, de la société et de la langue paternelle. Le narrateur-personnage veut donc voir d'autres espaces. Cette idée libère en lui un frisson tout neuf: "[Je] m'engage avec ceux qui se destinent pour le chemin de l'Occident, taghrïb et non ghurba" (Talismano, p. 274).
Renaître, tel est le voeu du narrateur- personnage de Phantasia qui s'est imposé, à la fin de Talismano, le "taghrïb", c'est-à-dire l'exil volontaire. Le premier roman ayant ouvert la marche, le deuxième continue, ailleurs, la traversée. Un "talisman", contenant des signes multiples (un idéogramme et des figures emblématiques), orientera les pas du danseur nietzschéen. Situé au centre du premier roman et occupant la dernière page de la deuxième partie (Idole/Ghetto), le talisman joue le rôle d'une clausule ouvrante. Le titre de la partie suivante, "Procession/outre-mer" met en marche le procès signifiant. En effet, le préfixe "outre" promet le ressourcement. Il devient, d'ailleurs, l'élément générateur de Phantasia, sa matrice structurante. Ainsi, l'itinéraire de Talismano, refait rapidement en fin de roman, revient comme une trace fugitive en attente d'autres signes. L'imagination vive du narrateur-personnage n'oublie guère tous les passages, toutes les descentes. L'explorateur de Phantasia se saisit de l'excès du roman, le structure, le réécrit.
En somme, le narrateur - personnage des textes meddebiens semble à la recherche d'une nouvelle conception de soi et de l'autre. Or- et telle est la "leçon" de la marche- il n'y a pas de "phantasia" sans "talismano", d'inspiration sans expiration, d'expatriation sans rapatriement, de connaissance sans reconnaissance. Le premier roman a permis au marcheur de se dépouiller du cocon familial et social, de sortir de son moi, le deuxième a accueilli le papillon voyageur. Et s'il arrive à l'explorateur de revenir, comme tous les enfants prodigues, il ne se sent plus lui-même, il est tous les autres. Le regard furtif s'est déplacé, n'est plus là où il revient ; il se détourne continuellement et semble affranchi :
[Je] suis consumé par le pouvoir du soleil et, de mes cendres, [Je] renais. Si [J]'avais des ailes, [Je] survolerais la mer jusqu'au cap d'en face. [Je] serais accueilli par la nature à bras ouverts. [Phantasia, p. 212]
L'épilogue de Talismano scelle un pacte du décentrement et de l'espacement. Découvrant son identité dans l'exigence permanente du passage et du détour, de l'exil et du retour, le narrateur - personnage revendique l'épreuve fondatrice de la déconstruction :
A réorganiser l'espace, à redonner vie à la montagne chauve, à en creuser les flancs, à y lire les astres, à y apprivoiser rapaces et serpents, à recenser les plantes et les herbes rares, à ramasser les fossiles et les pierres. (Talismano, p. 274).
Mais cet appel de l'inconnu et du mystérieux n'aurait pas de valeur s'il n'était pas sous-tendu par une volonté de "pensée - autre" et un désir d'avènement de soi après le renouement avec l'informulé d'une civilisation déchue. D'ailleurs, l'expatriation n'est pas un exotisme inversé et "l'exilé" ne cherche pas à dessiner une carte postale parisienne afin de satisfaire sa curiosité. Vécu comme une douleur, l'exil ravive le désir de re-naissance. Le papillon se brûlerait au feu de n'importe quel lampadaire s'il n'était mû par une force intérieure exeptionnelle. Le narrateur-personnage sait, en effet, qu'il n' y a pas de vérité monolithique, de maître nom, de savoir absolu.
Aussi commence t-il par "sortir de lui-même". A l'instar du personnage khatibien de la Mémoire tatouée, il blessera son nom et dépoussièrera les traces de sa généalogie. Le serviteur du donateur (Abdelwahab) comme le serviteur du grand (Abdelkebir) consacrent de très belles pages aux traces du nom et de la généalogie que donnent à voir l'écriture de soi dans la langue de l'autre.
Le voyage aura ainsi servi au dédoublement fondateur d'à une nouvelle démarche. Peut-on subvertir ses signes dans sa propre langue? Tâche ardue. Mais se perdre dans un espace étrange en vue de se "co-naître" exige un ébranlement, un sacrifice, une dissémination. Selon Khatibi, le texte meddébien est "à la trace de l'exil du nom et de sa transformation" [4] Plus: Meddeb n'est pas à la recherche du temps perdu, ne fête pas le temps retrouvé. Il ne vénère guère le passé, le sien tout d'abord. Au coeur de ce travail sur soi se joue une scène de modification et de métamorphose. Une phrase de Nietzsche citée par Meddeb dit l'effondrement de l'origine sauvage et la nécessité du mouvement oblique ouvrant l'unicité sur la multitude : "c'est toi qui es la pierre, le désert, c'est toi qui es la mort" (Talismano, p. 276).
La poétique de la trace et du re-tracement suppose à la fois les identifications et les rejets, acueille les souvenirs et leurs variantes, inscrit les noms et leur effacement. Et pour cause! La cécité de la pensée islamique contemporaine sidère Meddeb. En effet, un sommeil séculaire a figé les êtres et les choses. A la traîne de la modernité, les Arabes vénèrent les vestiges d'un âge d'or ou dénigrent le neuf qu'ils n'assument pas toujours. Cependant, ni le fétichisme, ni le mépris, ni le ressentiment ne permettent l'avènement d'une autre manière d'être, de voir et de concevoir. Le narrateur-personnage meddebien désire ardemment renouer avec la mobilité d'un nomadisme qui avait donné une poésie de l'éphémère inventé, une culture de l'échange conçu, une philosophie de la générosité et un art du déchiffrement des traces. Aussi la re-naissance exige-t-elle un enracinement dans le sens mais aussi une re-construction permanente.
Si Meddeb s'identifie à Ibn Arabi, c'est pour habiter la mouvance. Il s'en explique : "Nous l'excavons comme trace et nous nous en imprégnons pour retrouver renouveau dans notre énergie créatrice". La trace ne vaut rien en elle-même ; déplacée, ravivée, elle essaime dans le temps et dans l'espace et papillonne en approfondissant à chaque fois les différents signes. Ainsi le paradigme de l'érotisme pourrait être reçu comme un simple défoulement dans une société castratrice. Certes, la lecture psychanalytique ou sociologique demeure possible ; néanmoins, la poétique de la séparation et de la possession lui donne une autre valeur. Aya, double de Nidam, double d'Ibn Arabi réveille le lecteur au plaisir du virtuel et du spirituel, de l'immanent et du transcendant :
Salut à toi le nostalgique, l'orphelin, l'ami enfoui dans la touffe de la douleur, retourne à la lumière sonore qui de la source jaillit, toi le reclus, qui dédies ton jeûne, ta pénitence, ton exercice, tes saisons (Tombeau d'Ibn Arabi, p. 14).
Boudjedra, lecteur d'Ibn Arabi "sexualise" l'écriture et écrit des passages très érotiques. Meddeb quant à lui creuse la relation entre les êtres et cherche un ailleurs. La femme, "lieu de l'effet", disons lieu du sens, inspire l'explorateur et lui fait écrire les plus beaux passages de Phantasia, dans l'énergie de la passion. Aya sauve le récit de la monotonie et spatialise l'axe syntagmatique du texte meddebien : "Pourquoi mon personnage, qui, vous le savez est mon double, ne rencontre t-il pas Aya en ce point de fiction" (p. 167). On creuse ainsi le féminin jusqu'à ce qu'on y découvre le divin. Le texte de Meddeb accueille avidement tout ce qui se conçoit ailleurs. Peut-on reprocher à une oeuvre son ouverture?
La poétique de la trace obéit à la fantaisie du descriptif, esquive le système narratif et exhibe l'hétérogène, le métatextuel ; apparemment monologique, le texte meddebien se réfléchit et interroge sa propre possibilité. Tantôt antobiographiques, tantôt plastiques, tantôt mystiques, les bribes mêlent les souvenirs, confondent les signes et obligent le lecteur au voyage continuel, d'un monde à un autre, d'une sémiotique à une autre. En effet, Phantasia confond toutes les oppositions régissant Talismano, déjoue les dualités prologue/épilogue, retour/prostitution, idole/ghetto... etc... et se présente comme l'autre terme se déplaçant et voltigeant parmi les codes de ville en ville et de texte en texte ; le narrateur-personnage dédouble les amorces narratives, multiplie les passages discursifs et noie le récit qui n'arrive pas à s'installer. C'est que les traces des lectures occupent l'avant-scène textuelle. Phantasia fourmille de noms propres et de collages.
L'intertextualité fait parade des références et des réminiscences. En effet, le narrateur-personnage rêve des excès d'El Hallaj, admire l''effet des réminiscences et le rêve-itinéraire d'Ibn Arabi, ne réprime pas l'instinct comme Bistami, jubile à la lecture d'Abou Nawas, réanime une fresque à la manière de Picasso, déconstruit son oeuvre comme Delacroix, accepte la descente dans le corps de l'autre (pays, femme, langue), bien que ce soit dur, comme le rappelle Dante. De même, ce lecteur infatigable corrige le jugement de Hegel sur l'Islam, ouvre la Bible sur la généalogie mésopotamienne, cite Héraclite, résume la philosophie du Tao... etc... Bref. l'intertextualité voue les traces des lectures à une écriture neuve dans le brassage des noms, des ethnies, des langues et des généalogies.
[J]'aime à me voir perdu dans le chaos des ordres concurrents, proclamant l'impératif de l'être : sois, et la chose se prosterne devant moi (p, 13).
Le palimpseste meddebien revivifie donc les traces et boit les signes ; et chaque fragment imité, parodié ou traduit passe dans le sang du futur. Immortaliser un matériau, quel qu'il soit, revient avant tout à rappeler que la mort guette tous les élèments, les lettres, les icônes et même la pensée. Le monde arabe est plein de tombeaux en attente d'une nouvelle poétique.
L'oeuvre de Meddeb peut être considérée comme un creuset où plusieurs références se juxtaposent, se chevauchent et s'enchevêtrent. Le voyage étant prélude au foisonnement, divers signes donnent à voir le bric-à-brac linguistique. L'intertextualité ravive le palimpseste, mais c'est surtout la langue (lexique, syntaxe et rythme) qui montre cette alchimie interactive. Meddeb privilégie les lettres italiques pour faire parler la langue absente, l'autre qui dicte au scripteur son alphabet "inaliénable et pourtant aliéné" (Kateb Yacine). Les mots légèrement inclinés vers la droite mettent le corps du récepteur en état de souvenir et de perte. En effet, le "tourjoume" (d'où truchement en français[C1] ), porte-parole à l'écoute de deux corps crée non sans difficultés, un autre espace, l'interlangue (Khatibi dira la bi-langue).
Le poète traducteur ne cherche pas à tout prix à égaliser les langues ou à les neutraliser. Parce que les langues convergent, divergent, se passent des mots, s'ignorent aussi, l'alchimiste brouille les codes et décentre à la fois l'original et la langue - cible. Les termes empruntés à la langue arabe, dialectale et littéraire (Sqifa, Sebsi, Ana al-Haqq), les mots provenant de la langue italienne (lamento, scala, staccatto etc.) pullulent dans l'oeuvre meddebienne. Souvent l'explication suit l'usage du terme mis en valeur ("âsal = miel"), mais de nombreux emprunts restent sans commentaire. Cela n'invite-t-il pas le lecteur à dépasser le secours de la note ? Comment, alors, y voir clair dans cet imbroglio? Un lecteur maghrébin ignorant l'italien reconnaîtra comme siens les termes "scala" ou "scoppa". Un lecteur français reconnaîtra-t-il "louiquinze", mot français arabisé? Quant à "enkholer", il pourrait étonner les uns et les autres. Que pensera un Français à la lecture des termes "aéronef", "ire", ponant" ? Un lecteur chinois identifera certainement les idéogrammes, mais comprendra-t-il le reste ?
Il en va de même pour le vocabulaire religieux (apostolat, prêche, procession etc., ou mihrab, Kabâa, minbar etc.) qui exige une reconnaissance même partielle de l'univers de l'autre, du moins l'acceptation de la différence éviterait-elle les malentendus et les jugements hâtifs. Meddeb réveille aussi la lie de la langue française en optant avec prédilection pour les mots vieillis ou rares (Toscan, jaboter, dam). Il désire la renouveler en proposant certains néologismes (s'encolorer, envierger, pénétrance etc).
Mais il bouscule aussi les valeurs du monde islamique en conduisant en arabe l'expression "fils de dieu" en contradiction absolue avec un des fondements de la religion musulmane. Ecrite en arabe dans un texte français, elle étonne les lecteurs maghrébins ou arabes. Comme le rappelle Khatibi, chaque terme entraîne avec lui tout l'immense corpus maternel. La restauration des traces des langues provoque donc un bruissement du jeu interférentiel et interculturel. La co-présence de fragments d'icône, de phrases entières, en arabe, d'expressions en italien ou en allemand crée une dynamique dialogique. Le texte de Meddeb acquiert ainsi une puissance remarquable.
Le travail de l'excès, de la perte contamine aussi la syntaxe. "Notre condition est de voltiger d'une langue à l'autre au risque du vertige", précise Meddeb. Le système des pronoms personnels semble abandonné à une dérive essentielle. Toujours en retrait, esseulé, en marge, le "je" du mystique obéit entièrement à une voix intérieure ; il n'émerge que pour annoncer/énoncer sa mort : "c'est dans ma mort que je retrouve vie ; affirme El Hallaj. La coque du "je" se trouve donc malmenée. Comme un signe vide, le "je" se remplit pour s'étaler de nouveau : il faut qu'un locuteur l'assume pour qu'il revienne à la vie. Le dédoublement du "je", ses métamorphoses (tantôt "je", tantôt "tu", tantôt "il") ouvre une béance où le sujet ne cesse de disparaître.
Le locutaire, celui qui désire partager la même situation que le locuteur doit sauter d'une mythologie à une autre, d'une symbolique à une autre afin de saisir la fonction et le fonctionnement des pronoms personnels : "Tantôt décliné à la première personne, tantôt tutoyé ou honoré par le vous, mon personnage est un spectre aux multiples faces" (p., 139).
La quête naît de la séparation : un mouvement transgressif se joue du Tout, de l'Unité. La phrase ne se présente plus comme une totalité, une unité de sens. L'emploi redondant de l'infinitif et de la préposition "A" ouvre la phrase à l'intemporel, au virtuel.
L'absence de déterminants ainsi que la nominalisation excessive laissent le vide s'introduire entre les constituants syntaxiques. Le narrateur-personnage oublie de persuader. A l'écoute du chaos intérieur, il entreprend un voyage dont il ignore l'itinéraire. L'adjectivisation des noms (garçon amphétamine, musique-cristal, aisselle musc etc.) transforme la syntaxe en parataxe ; cette volonté de quitter le monde de la langue française le rapproche-t-elle de "l'in-fini" ? Certaines constructions très particulières situent l'effort de décryptage à l'intersection des parcours et dans le rapport qui lie l'un à l'autre les différents systèmes : "A sérénité s'inquiète peut-être de juive circulation la ville "(Talismano, p. 103). Quelques passages frisent d'ailleurs l'illisibilité. Il ne s'agit pas uniquement de la présence d'une langue dans l'autre, mais de contagion des langues. Les phrases de Talismano ressemblent à des débris, à des tessons, à des fragments que l'archéologue a excavés.
A l'effritement de Talismano s'oppose une quête de cohésoin dans Phantasia. Des règles architectoniques président à la gestation de ce roman. L'archéologue devient artiste, peintre, mosaïste, compositeur, poète, "archisyntacticien". Un mouvement exceptionnel renouvelle aussi l'ordre des constituants de la phrase et rend les mots plus étranges. Puisque les termes flottent, se heurtent, glissent toujours vers d'autres horizons, une musicalité donne au texte meddebien une cadence singulière engendrant les phrases et les paragraphes et rythmant les parties. La scansion et la transe varient les séries en excluant toute possibilité d'univocité ou d'enfermement. Le balancement fait revenir le même de l'autre. Ainsi "palanquin" appelle "baldaquin" (p. 75) et un dérivé amène avec lui toute la famille : icône, iconologie, iconolaste, iconodoule, etc. (p, 37), iconologie, iconostase... Le poète rend souvent à la musique son pouvoir d'enchantement et de jouissance. La sensibilité de la langue arabe, son effusion, ses nerfs passent dans la langue étrangère. Tombeau d'Ibn Arabi en est une confirmation éclatante :
Tas après tas, ma patience tarit (Tombeau d'Ibn Arabi, p. 13)
Ils ont élu séjour là ou fleurent les effluves de l'infini (Tombeau
d'Ibn Arabi, p. 18).
La ponctuation particulière et la prédilection pour l'impératif plient la phrase écrite en français aux exigences d'un rythme intérieur influencé par le Coran. La linéarité s'en ressent :
Tabernacle où brille ô ténèbres ô prestigieuse armoire l'arbre généalogique qui assure l'ascendance bédouine, l'origine chérifienne, sahrawie, saquiat al -Hamra, pérégrination des ancêtres.." (Talismano, p. 17).
En somme, l'écriture "palimpsestueuse" se parcellise, se multiplie, s'étage, se déploie, impose les chaînes de transmission d'une culture ("il me dit", "je me dis"), transcrit les paroles dans leur flux sans les limites habituelles imposées par la syntaxe, télescope les motifs et permute les pronoms et les lexiques.
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A. Meddeb refuse ouvertement de témoigner ou de représenter le réel. Ce grand lecteur des Soufis et des littératures arabes, françaises, latino-américaines... subordonne l'émotion à une quête mystique. Meddeb revisite Ibn Battouta, Ibn Arabi, El Hallaj et bien d'autres. A l'instar des écrivains maghrébins de langue française, Khatibi, Kateb, Boudjedra, Khaïr-Eddine... , Meddeb désire trahir tous ses maîtres en optant pour les langues étrangères : le français se substitue à l'arabe, mais l'italien supplante aussi le français et l'arabe continue à hanter le corps. Grâce au levier de ces codes, Meddeb repense les traces d'une civilisation en veilleuse et à tous ceux qui reprochent aux écrivains maghrébins leur jubilation ou leur "parade", Meddeb rappelle que la restauration de la trace islamique comme valeur culturelle n'interviendrait guère si les écrivains employaient la langue arabe. Rejeter les valeurs héritées, c'est aussi refuser la latence, revendiquer l'interaction et fructifier l'héritage. Meddeb est un autre passeur qui voyage en lectures et en écritures. Et le voyage reste notre seule chance, une chance inouïe pour tous les orphelins.
Habib SALHA
(Extrait de « La littérature maghrébine de langue française », Ouvrage collectif, sous la direction de Charles BONN, Naget KHADDA & Abdallah MDARHRI-ALAOUI, Paris, EDICEF-AUPELF, 1996).
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[1] J. Fontaine, IBLA, 1987, n° 159, p. 143.
[2] A. Meddeb, Talismano, C Bourgois, 1979, pp. 29, 47.
[3] A. Meddeb, Phantasia, Sindbad, 1986, pp. 55. 85.
[4] A Khalibi, Du bilinguisme, op. cit. pp. 171 - 195.
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