TENDANCES DE LA LITTÉRATURE MAROCAINE ACTUELLE :  L'EXEMPLE DE E. A. El Maleh ET A. Serhane

Depuis 1980, la littérature marocaine d'expression française connaît un nouvel élan. Non seulement les grands auteurs des années 1960 et 1970 comme D. Chraïbi, M. Khaïr-Eddine, T. Ben Jelloun, A. Laâbi, A. Khatibi, coontinuent à enrichir le roman, mais de nombreux écrivains les rejoignent. Certains, tout en prolongeant les innovations des premiers, apportent une nouvelle dimension à la littérature romanesque. Deux d'entre eux méritent d'être présentés, dans leur expérience à la fois proche et distincte. Ce sont Edmond Amrane El Maleh et Abdelhak Serhane.

A première vue, bien des aspects les séparent: l'origine ethnique et culturelle, l'histoire personnelle, les circonstances de l'écriture, la problématique centrale de l'oeuvre. Pourtant, on ne peut s'empêcher de les rapprocher sur l'essentiel: le choix de la littérature comme acte fonndamental qui réalise l'homme et permet de surmonter le vécu traumatisant. Par l'écriture, ils veulent donner une force vitale à une existence de profonde souffrance: l'oeuvre arrache des témoignages au silence, en une parole qui libère l'imaginaire et exorcise les tabous. Mais elle est en même temps libération de cette parole même qui se trouve dramatisée, exaltée en tant que création d'un destin salutaire et ressourcement d'une identité personnelle mutilée. La littérature apparaît, chez les deux écrivains, comme une source de vie et un espoir contre les forces de destruction de l'être. Nous verrons comment la thématique dominante et son expression esthétique se distinguent chez l'un et chez l'autre romancier, si représentatifs de la littérature marocaine actuelle.

TENDANCES THÉMATIQUES DOMINANTES

E.A. El Maleh

Après avoir été surtout critique de littérature et d'art marocains, E.A. El Maleh a écrit quatre romans depuis 1980: Parcours immobile, Ailen ou la nuit du récit, Mille ans un jour, Le Retour d'Abou El Haki.[C1] 

Ses oeuvres sont toutes dominées par une question centrale: la disparition de la communauté juive marocaine dont il est issu et les conséquences de ce drame sur le devenir judéo-arabe. Se revendiquant juif et arabe, il vit profondément le déchirement de ses deux communautés: l'exil juif et la violence anti-arabe, et en particulier anti-palestinienne. A travers ses récits, il veut témoigner du destin commun arabo-juif dans l'histoire et la culture marocaines. Le récit montre que les agressions portées aux deux communautés et les conflits qui ont opposé celles-ci ont été forgés de l'extérieur. A travers une kaléidoscopie de vies en échos, c'est la recherche d'une histoire authentique qui est explorée. Dans l'optique de E. A. El Maleh, seule la littérature peut restituer une certaine vérité de l'histoire et rendre l'existence possible. Loin des bruits et des fureurs des événements historiques imposés, et à partir d'une mémoire vive, une quête en profondeur se mène. Elle peut paraître utopique; elle se révèle d'une grande portée: c'est dans la seule expression de l'écriture solitaire, d'un homme en face de son imaginaire que prend sens l'interrogation sur le destin d'un homme qui se veut la conscience refoulée de la communauté juive du Maroc. D'où l'importance que revêt la réflexion portée sur les mots qui traduisent cette quête. Pour peu que le lecteur soit sensible au poids des mots et à la vie plus authentique que révèle le récit, cette réalité peut fortement l'interpeller.

Parcours immobile est le premier "roman" de E.A. El Maleh. C'est l'oeuvre qui se rapproche le plus d'un récit autobiographique: le narrateur, au début de l'oeuvre, est au cimetière juif d'Asilah où le dernier juif de la ville, Nahon, vient d'être enterré. Avec lui disparaît la communauté juive de la ville. Ce choc libère la méditation et le souvenir: le narrateur entrevoit l'histoire bouleversée de cette communauté qui a dû abandonner son sol pour s'exiler. Il s'interroge sur le mobile profond qui l'a pousée à partir. Pourtant, en revoyant son passé, rien n'explique ce départ. Les familles vivent dans leur culture en pleine harmonie avec les familles arabo-berbères du Maroc. Elles sont toutes contre la domination coloniale. Deux personnages sont privilégiés: Josua, témoin de l'entente des deux communautés, Aïssa, le militant communiste qui fait l'expérience de la lutte anti-colonialiste mais se rend compte en même temps des impasses de l'idéologie communiste. A travers lui, le narrateur dénonce avec ironie la vision manichéiste et mécaniste du parti dogmatique ainsi que son mépris pour les aspirations de la population.

Sa langue de bois ne peut être d'aucune efficacité contre le discours colonialiste "apocryphe", "de la terreur". Josua représente l'homme juif marocain qui vit en harmonie avec les autres composantes arabo-berbères de la société. Aïssa est le militant communiste qui oeuvre pour la libération de la population dominée, quelle que soit son origine. Mais il se rend compte qu'il sert un parti dont les dirigeants se préoccupent davantage de leur pouvoir et de leurs ambitions que de l'affranchissement réel de l'homme marocain.

A travers des personnages centraux comme Josua et Aïssa, Parcours immobile démystifie les idéologies, en particulier communiste et sioniste. L'une et l'autre exploitent des sentiments profonds en l'homme - le désir de liberté et d'identité - mais les utilisent à leur propre profit. Le drame le plus vivement ressenti est la rupture de l'harmonie socio-culturelle arabo-juive que les discours et les actions des pouvoirs politiques ont provoquée. L'oeuvre littéraire se veut ici la seule possibilité de réhabiliter l'imaginaire social et individuel d'une communauté fondamentalement inter-culturelle. La vraie vie se lit dans ces scènes prises sur le vif, sur les joies et les souffrances, qui révèlent avec émotion le destin commun arabe, berbère et juif dans l'histoire du Maroc.

Aïlen ou la nuit du récit est aussi une critique du système socio-politique au Maroc, mais cette fois-ci après l'indépendance. Sous forme de tableaux sur la misère sociale, le récit met en relief avant tout la répression militaire contre les manifestants, au Maroc, en 1965. En y revenant plusieurs fois, le narrateur l'associe à d'autres drames: ceux de la période coloniale comme ceux plus actuels, tels les sanglants affrontements de 1981 à Casablanca.

Le narrateur met en scène les différents acteurs de ces événements. Comme les reponsables coloniaux auparavant, les détenteurs des différents pouvoirs (argent, arme, savoir) après l'indépendance, sont dénoncés avec une ironie corrosive pour leur cruauté, leur cynisme et leur opportunisme. Le récit met surtout l'accent sur les méfaits des arrivistes, formés en Occident, qui continuent à exploiter les paysans, les ouvriers, les jeunes. Certains, comme Jaouad, l'assistant à la faculté, choisissent de travailler honnêtement; mais à l'instar de Saïd, ils paient pour leurs idées et se retrouvent en prison. L'oeuvre met en parallèle d'autres répressions et dominations dans le monde, mais le narrateur ne se considère pourtant pas comme un "porteur de message": il se veut simple témoin de ce désordre qui anéantit les valeurs, écoute des voix étouffées; il souhaite - en tant que poète - rendre au "silence sa parole".

Aïlen ou la nuit du récit rejoint ainsi Parcours immobile: seule la littérature paraît capable d'évoquer la vie authentique, comme la figure d'Aïlen, création fascinante au milieu de l'obscurité de l'histoire, et qui symbolise l'acte même d'écrire le récit (Hagada) toujours naissant. Tant d'événements douloureux poussent le narrateur à l'exil et à la désillusion mais il reste, grâce à l'écriture, un "voyageur aérien", témoin de l'absurdité et de la violence.

E. A. El Maleh reprend la question de la communauté juive du Maroc dans Mille ans un jour, mais la relie ici au drame du peuple palestinien; une double contradiction est soulevée:

1- Comment une communauté si enracinée au Maroc depuis plus de mille ans, arrive-t-elle, en un jour, à abandonner son pays et à s'exiler sous l'effet de l'idéologie sioniste?

2- Comment cette communauté qui a connu le pire génocide de l'histoire humaine sous le nazisme peut-elle être amenée à être le bourreau d'un peuple qu'elle déracine, le peuple palestinien?

Nessim, le personage central du roman, prend conscience de ce double drame un matin de juin 1981: il voit la photographie d'un enfant palestinien du journal, mutilé par des bombes israéliennes, lors du massacre de Sabra et Chatila. Cette image pénible le pousse à revoir la vie de la communauté juive au Maroc à partir de son propre vécu: tous les souvenirs mannifestent des liens intimes entre les juifs et la population arabo-berbère à Essaouira, Safi, Marrakech, Amizmiz. Les lettres familiales le confirment: en particulier, celles du grand-père précieusement gardées dans le "Coffret du thuya".

Le narrateur ne peut alors s'expliquer le départ brutal des juifs marocains en Israel. Le récit se double d'une transposition de Nessim dans Beyrouth défigurée, à la recherche de l'enfant assassiné. Les visions de l'imaginaire se mêlent à celles de la mémoire, et Nessim fusionne avec les victimes de la guerre: les scènes finales décrivent le narrateur, entre l'éveil et le cauchemar, en témoin et victime de massacres à Tel Aviv et Jérusalem. Policiers, juges et religieux fanatiques sont représentés comme les acteurs du drame sous le regard innocent de Sarah, enfant marocaine d'origine juive de 10 ans, transplantée dans ce décor d'horreur qui rappelle les tragédies du peuple juif dans le passé.

Après cette descente aux enfers, Nessim, nouvel Ulysse, se retrouve à la table d'un café où il a rendez-vous avec un chroniqueur; mais il n'y trouve que quelques notes dispersées: les événements s'effacent derrière la réalité du texte, seule compensation qui permet à Nessim de continuer à vivre. Ici encore, l'écriture est le seul salut.

Mille ans un jour s'achève ainsi sur une réflexion sur la littérature, thème permanent de toutes les oeuvres, et qui se développe davantage dans Le Retour d'Abou El Haki, la dernière oeuvre de E. A. El Maleh. Ce "retour du récitant" est une quête initiatique d'un "voleur d'histoires" à travers des événements, personnages, temps, espace: le but est de restituer le sens et l'essence de la société marocaine judéo-arabe et berbère que la civilisation musulmane a fait s'épanouir. L'histoire présente montre certes son échec devant la civilisation occidentale, mais cela ne peut pas faire oublier la grandeur de ses valeurs, et de ses possibilités d'adaptation au monde moderne. Une telle lecture se vérifie dans le récit épico-lyrique de vie d'individualités marquantes comme Amine El Andaloussi, Sofiane Abou El Haki, Ahmed El Ghazouli. L'auteur de ces évocations ici est le narrateur lui-même qui se présente comme avancé en âge; mais l'euphorie du récit de ces figures prestigieuses le font vivre dans une sorte d'atemporalité dans des espaces et des périodes pluriels. Tout au long de ce voyage dans les différents lieux de la civilisation musulmane (Fès, Marrakech, Le Caire, l'Andalousie, l'Inde), un hommage est rendu à la tradition musumane de savoir, de culture et de refus de tyrannie, contrastant avec la violence de certaines idéologies actuelles. L'illustration est donnée encore ici par la violence en Israel à l'égard du groupe arabo-juif, Sarah et Ismael qui s'aiment, mais sont séparés brutalement parce qu'ils sont d'origine ethnique différente.

L'évocation s'accompagne du plaisir de la méditation sur les vertus et les joies de l'écriture. Le bonheur de l'exploration de ces vies est entretenu par l'image de Nezha dont la présence paradisiaque et érotique alimente la narration. Elle est source de toutes les pérégrinations réelles ou oniriques, en particulier quand le récit se focalise sur Sofian Abou El Haki, prototype de l'écrivain et avec lequel il a, comme Aissa, différentes affinités.

A. Serhane

Les deux romans de A. Serhane, Messaouda (1983) et Les Enfants des rues étroites (1986) dénoncent le sort réservé aux femmes et aux enfants par les hommes, détenteurs d'un pouvoir patriarcal, héritage d'un passé lointain. Cette tyrannie est encore plus forte dans les petites villes comme Azrou, privilégiée dans ces oeuvres. Dans Messaouda, ces événements se situent à la veille et au début de l'indépendance; Azrou, cette ville du Moyen Atlas, est décrite comme une ville "cimetière" ou "nécropole", où la misère est matérielle et morale.

Le narrateur fait le procès des hommes qui profitent de leur statut privilégié social et religieux pour opprimer femmes et enfants. Driss, le père du narrateur, en est l'exemple type: hypocrite, violent, égoïste, il ne songe qu'à assouvir ses passions et à abandonner sa femme et ses enfants. Sa femme, brutalisée, humiliée, n'a d'autres recours que la superstition, la souffrance; mais elle espère aussi avoir un sort meilleur quand les enfants grandiront.

Le narrateur est révolté par la résignation de sa mère, mais il est touché par sa souffrance et sa résistance passive. Si, dans les rapports hommes-femmes, la femme est écrasée, les hommes sont eux-mêmes à la merci de ceux qui ont le pouvoir. La justice, la police, l'administration, sont toujours du côté du plus fort. Cette vision sombre de la sociéte marocaine est illustrée en particulier par le statut des enfants. Abandonnés par les familles et par l'école, ils trouvent refuge dans la rue, espace contradictoire: c'est là où ils apprennent la vie; c'est là où ils peuvent rencontrer une relative tendresse dans l'amitié, une certaine vérité dans les propos libres des poètes et des fous, un acceil auprès des prostituées. Mais c'est là aussi où ils sont livrés à eux-mêmes, victimes des plus forts, menacés par les affres du viol, de la répression et de la drogue. Cette ambivalence de la rue est symbolisée par le personnage de Messaouda: être androgynique et mythique, elle vit en dehors des tabous et des interdits que la société des hommes impose hypocritement aux plus démunis. Libre, mais en même temps persécutée, elle libère l'imagination de tous, hommes et femmes, jeunes et adultes. Elle attire et effraie les enfants parce qu'elle exorcise leur peur et leurs fantasmes. Quand elle meurt on dirait que "la roue du temps" s'est arrêtée.

Le narrateur décrit son drame d'enfant, après la mort de Messaouda: les rêves et les cauchemars vont lui permettre néanmoins d'exprimer sa révolte contre le père tortionnaire et une société soumise. Le récit est un continuel va-et-vient de scènes de misère (matérielle, morale, sexuelle) et de visions imaginaires. Mais la réalité prend le dessus. Ce roman se termine sur une scène de soumission au père.

Les enfants de la rue, déjà principaux acteurs du premier roman, deviennent le titre du second: Les Enfants des rues étroites reprend la même thématique mais situe les événements, cette fois-ci, dans une actualité brûlante: après l'indépendance, les maux se sont accentués. Le chômage, la répression policière, la corruption des administrations ne font qu'aggraver les inégalités. Dans unne vision de bout en bout négative, la seule lueur d'espoir est cette amitié entre le narrateur et Rahou. Mais tous les deux s'exilent; le premier quitte Azrou avec sa mère répudiée; le second part travailler en France pour aider une mère en détresse: sa fille, violée par un commerçant corrompu, se suicide, et son mari échoue en prison pour avoir voulu se venger du bourreau de sa fille. Le narrateur revient à Azrou qui n'a pas changé. Au cours de son voyage pour retrouver sa ville, le narrateur brosse un tableau sévère sur la misère sociale de la population, à travers les comportements et paroles dans les divers lieux publics (train, gare, café, rues). Il se rend compte que cette ville n'est finalement que le reflet d'une société qui a perdu ses valeurs et sa dignité.

Il ne reste désormais qu'à dire les choses pour témoigner et en même temps retrouver une vie menacée. C'est en cela que la littérature trouve, là aussi, tout son sens.

TENDANCES ESTHÉTIQUES

E. A. El Maleh

Pour exorciser les evénements traumatiques que nous avons évoqués, E.A. El Maleh restitue les faits vécus d'une histoire refoulée: tableaux de vie sur les fêtes, les mariages, les naissances, les deuils... Mais plus que par leur représentation, ils prennent sens et valeur à partir de la force verbale du texte. La littérature rend possible la renaissance d'un être que le récit célèbre. Cette élaboration se réalise par le choix du genre et la particularité stylistique de l'écriture.

Le choix du genre

Le roman, genre le plus libre en littérature, rend compte efficacement de la problèmatique de l'oeuvre: restituer une vie, individuelle et collective, dans ses dimensions historique, culturelle, philosophique. Le roman est ici un récit synthétique qui associe les différentes expressions, autobiographique, poétique et réflexive, qui servent la fiction.

De nombreux événements, surtout dans Parcours immobile, évoquent la vie même de l'auteur: famille, amitiés, amours, engagement social et politique... Les procédés fictionnels servent ici l'autobiographie: l'étude des noms de personnages et des pronoms renvoyant au narrateur montrent le lien entre les personnages de fiction et l'auteur: le choix des divers sujets dans la progression du récit, répond à un besoin d'exprimer les différentes facettes de la vie personnelle. Elle s'élabore en fonction du travail de la mémoire, de l'étape historique et de l'évolution de la personnalité de l'auteur. La relation étroite auteur-narrateur-personnage, à la base du récit autobiographique, est renforcé ici par le croisement identitaire des personnages (notamment Josua-Aissa), ce qui permet de saisir une vie dans toutes ses nuances. Par ricochet, le lecteur marocain est lui-même interpellé par les scènes de la vie et de la mort, l'amour et la haine, le réel et l'imaginaire. Celles-ci en effet sont ancrées dans des événements auxquels il ne peut être insensible: l'avènement de l'indépendance, les émeutes de 1965 et 1981, le drame palestinien...

La fictionnalisation de cette réalité donne une vue plus juste aux événements: le prisme de la subjectivité que le texte élabore traduit davantage les rapports qui orientent les êtres humains.

L'histoire trouve de nouvelles dimensions dans l'expression philosophique: la réflexion méditative est fréquente dans le récit. Elle a trait à la critique des idéologies, surtout dans Parcours immobile ou Mille ans un jour; au devenir des civilisations, dans Le Retour d'Abou El Haki; à la mémoire comme nécessité pour la vie, dans toutes les oeuvres. Mais la réflexion sur la littérature est la plus développée: en cela, E.A. El Maleh se rapproche d'écrivains - qu'il convoque d'ailleurs abondamment dans son texte - comme Borges, E. Jabès, W. Benjamin, M. Blanchot, M. Proust, E. Canetti. De ce point de vue, El Maleh est proche de tout un courant littéraire maghrébin actuel représenté par A. Khatibi, A. Meddeb, T. Ben Jelloun. L'intérêt principal de la réflexon philosophique est de donner aux énoncés narratifs toute la signification des événements évoqués. Contrairement à son fonctionnement dans l'essai, ce type d'énoncé, comme le récit qui les inclut, a une expression poétique: elle le préserve de toute récupération qui guette le discours idéologique dans le texte dénoncé. Elle le rend accessible à un monde refoulé. C'est dans ce travail du langage que résident les valeurs stylistiques particulières de l'oeuvre d'El Maleh.

Caractéristiques stylistiques

Dans la narration comme dans la réflexion méditative, le fonctionnement de la mémoire et de l'imaginaire privilégie la métaphore. Certaines ont une portée particulière: par exemple, le nom de Nessim, figure dominante de Mille ans un jour, qui signifie en arabe "vent léger et agréable". Celui de Nezha dans Le Retour d'Abou El Haki, qui veut dire "promenade". Ces images sont reprises dans les métaphores métanarratives qui définissent le récit comme "vent, "voyage", "fleuve", "désert": ainsi la narration, comme le discours qui la commente, peuvent exprimer, par ce type de métaphores, le mouvement même de la vie; le texte dans son ensemble, jouant sur la circulation entre la narration historique, la réflexion et la poésie, suggère cette expression et se donne comme métaphore. Sur ce plan, certaines pages ont un effet particulièrement saisissant : par exemple, les lettres épico-lyriques du grand-père dans Mille ans un jour.; le récit du voyage de Amine El Andaloussi dans Le Retour d'Abou El Haki; l'évocation de l'enfance dans Parcours immobile ou de l'amour de Nezha dans Le Retour d'Abou El Haki.

L'effet de mouvement est produit par la construction même de la phrase: celle-ci semble obéir plus au rythme de l'énonciation orale qu'aux contraintes de la grammaire du texte écrit, ce qui explique sa construction particulière: phrases très longues, ponctuation arbitraire, fragmentation de l'énoncé, infractions grammaticales produites par l'emploi fréquent des ellipses, télescopage de temps verbaux incompatibles, utilisation incongrue d'embrayeurs, parenthétisation excessive, répétition de certaines expressions. Cette incohérence stylistique rend sensible la liberté du mouvement de la parole qu'accentuent les variations du rythme et des intonations de l'association plurielle des images. Au-delà de la phrase, c'est la logique même de la narration qui se trouve bouleversée.

L'association imprévue d'énonciation d'événements, d'espaces, de temps, de registres nous oblige à des déplacements continuels d'un univers référentiel à l'autre; il arrive fréquemment que les fondements de la logique narrative classique - chronologie de événements, permanence de l'identité, stabilité des espaces - soient perturbés. Mais une autre logique est à l'oeuvre: celle de l'imaginaire et de la mémoire que l'écriture littéraire, dans sa spécificité, permet d'appréhender. L'association d'événements, de propos, de lieux différents, obéit à un principe métaphorique ou analogique. A l'instar de la formation onirique, le récit selectionne et associe en surimpression les portraits, les actions, les scènes concourant au même effet: la violence, l'amour, les corrrespondances interculturelles... Le récit peut se fonder sur un principe itératif pour convoquer plusieurs fois une même image, une même idée, un même événement à des endroits inattendus du texte: la figure de l'enfant mutilé du Liban dans Mille ans un jour, l'image de Nezha dans Le Retour d'Abou El Haki, la grève de 1965 à Casablanca dans Parcours immobile...

La représentation diégétique, constamment fragmentée, anachronique, énonciativement ambiguë, trouve son intelligibilité dans le principe sous-jacent qui ordonne l'association ou la répétition de ses unités. Amplifiant leur signification, cette technique donne une autre vision au réel qu'elle fait vivre autrement et plus intensément, comme sous l'effet d'une obsession verbale: car ici, c'est le verbe qui donne vie. La meilleure expression est le jeu introduit par la polyphonie narrative. El Maleh met l'accent sur l'engendrement des paroles multiples que crée ce langage: chaque être semble habité par des voix dont il est en quelque sorte le traducteur, l'intercesseur et le témoin en même temps. D'où cet arrière fond sonore de paroles et de bruissements qui donnet à la mémorisation la force du vécu. Tantôt inssaisissables, tantôt fuyants, les échos de voix multiples tissent le texte dans ses colorations nuancées: interjections, appels, lamentations, murmures, réflexions, hymnes, prières, postures énonciatives qui dramatisent et fictionnalisent le récit jusque dans ses "masques" vocaux. Ceux-ci circulent dans l'oeuvre et d'une oeuvre à l'autre, s'appelant, se distinguant, s'interpénétrant dans un continuel miroitement.

Le principe de vie qui commande en profondeur la logique du récit d'El Maleh explique ce mouvement bouleversé de surface textuelle dans ses associations incompatibles et ses constructions hétérogènes: engendré par les processus du rythme, des sonorités, des images et de la syntaxe. Ce mouvement impose la reconnaissance d'une identité: celle d'un texte et, au-delà, celle de son énonciateur.

A. Serhane

A l'instar du cinéma-vérité, le récit-témoignage de A. Serhane dans ses deux premiers romans, évoque des moments de tension, de crise, de conflits où les victimes sont les plus faibles: le roman se constitue génériquement en un mixage de récit-parole dont la structuration et les procédés stylistiques produisent un effet d'amplification dramatique.

Tendance générique

Contrairement à El Maleh, la narration a une place importante dans les deux romans de Serhane. Elle se distingue par deux traits fondamentaux: la multiplication des histoires racontées et leur prise en charge par les personnages eux-mêmes, dans une mise en forme plurielle. Parce qu'issu des personnages, le récit se fonde sur l'expressivité de la parole directe et spontanée: le texte est un essai de mimétisation de l'énonciation du discours oral dans sa franchise comme dans sa véracité. Ces effets sont produits par l'insertion de la littérature populaire et de l'expression dialectale arabes (proverbes, sentences religieuses, injures); elles se réalisent selon diverses modalités énonciatives et discursives ( pamphlet, témoignage, poésie) donnant un éclairage nouveau au fait divers si exploité dans le récit de A. Serhane. La parole se met en scène aussi sous forme de réseaux de conversation et sous-conversation faisant alterner les discours et les récits, l'oral et l'écrit, les niveaux d'énonciation: la narration se fait l'écho de paroles intérieures qui s'intégrent dans les prises de paroles extériorisées. Le genre romanesque qui en résulte est une théâtralisation de l'événément narré, montré plutôt que raconté, animé par des voix multiples; ce qui donne un éclairage plus vif aux drames relatés.

Tendances stylistiques

Divers procédés narratifs contribuent à cette amplification de la représentation. L'un des plus significatifs est la prolifération des récits, comme nous venons de l'évoquer, selon des constructions multiples: emboitements enchâssement, mise en parallèle et en alternance... tous les procédés donnant un écho plus retentissant à l'aliénation de la femme, à la détresse de l'enfant, à la tyrannie de l'homme... Le récit privilégie les scènes de brutalité où se trouvent mis en contraste les personnages, les espaces, les situations, autre moyen de dénoncer avec force la faillite d'une certaine tradition sclérosée inspirée d'une compréhension tendacieuse de la religion. Certes, certaines nuances, introduites par l'amitié, l'amour de la femme, la tolérance et la lucidité de certains personnages, tempèrent cette vision sombre de la société marocaine. Mais ce qui domine, c'est l'insistance et le contraste des visions négatives. Le discours du narrateur comme celui de ses personnages accentuent cette orientation: ils sont surtout dénonciation directe ou indirecte par l'ironie et la satire.

Cet excès dans la représentation négative de la société marocaine, avant et après l'indépendance, situe les deux oeuvres de A. Serhane dans une sorte de littérature-tract, modulée par une poésie feutrée qui donne au témoignage toute son acuité.

 

Abdallah MDARHRI-ALAOUI


 


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 [C1]rajouter années précises