LE  ROMAN  MAROCAIN
D'EXPRESSION  FRANCAISE

Au lendemain des indépendances au Maghreb [1], de nombreux écrivains maghrébins écrivant en français, culpabilisés par l'utilisation de la langue du colonisateur, se sont trouvés devant un dilemme: continuer ou renoncer à écrire en français. Certains intellectuels ont même pensé que la littérature maghrébine d'expression française allait bientôt disparaître.

Le romancier, comme tout écrivain marocain d'expression française, est au moins bilingue: la langue d'écriture lui sert avant tout à exprimer la pluridimensionalité de son héritage culturel et linguistique. La vision de soi et du monde qu'il traduit en langue française passe par le filtre des langues qu'il a apprises: vernaculaires (arabe parlé ou berbère) ou véhiculaires (arabe classique, français, espagnol, anglais). Ces deux types de langues sont à différents degrés, et selon les écrivains, des langues référentiaires servant à exprimer l'héritage culturel et littéraire, écrit et oral. La pluralité linguistique n'a pas toujours été vécue dans l'harmonie et la sérénité, vu le statut inégal des langues au Maroc [2]: le conflit se traduit historiquement par différentes attitudes de l'écrivain, et esthétiquement, par diverses stratégies d'écriture.

L'attitude concrète qu'adoptèrent les écrivains marocains d'expression française fut toute autre: bien loin d'abandonner la plume, ils créèrent un courant de pensée qui ne rejetait pas l'héritage culturel français, mais le considérait en fonction de l'avenir national. La revue Souffles, créée en 1966, a joué in rôle déterminant dans ce débat. C'est par rapport à la culture que le groupe d'action de l' A.R.C. (Association de Recherche Culturelle), animateur de la revue, posa le problème de la langue et de la littérature au Maroc. La littérature marocaine d'expression française était jugée pour sa contribution au patrimoine national. Le choix de la langue en soi n'était pas considéré comme historiquement prioritaire. Le principal était de définir les options idéologiques de la population longtemps aliénée et marginalisée. La seule voix possible qui restait: l'expression littéraire arabe.

Bien loin de disparaître, la littérature marocaine d'expression française se développa , se trouvant idéologiquement légitimée. Il faut dire que les principaux acteurs, directs ou indirects, du débat de Souffles, étaient ses auteurs: A. Laâbi, A. Khatibi, T. Ben Jelloun, M. Khaïr-Eddine. Cette position permet à la littérature marocaine d'expression française de connaître de nouvelles orientations linguistiques et esthétiques: les écrivains ont eu le souci de rendre leur langue plus accessible à un univers imaginaire qui puise ses sources à la fois dans le patrimoine national et dans l'héritage occidental. Les modèles de pensée et d'écriture dans la littérature européenne les influencent davantage (symbolisme, surréalisme, philosophie de Marx, Derrida...). Certains tentent une "guérilla linguistique" (M. Khaïr-Eddine), pendant que d'autres réfléchissent à une langue dialogique qui puisse exprimer la langue maternelle dans la langue française (Khatibi). Malgré la durée limitée de cette littérature - une quarantaine d'années - les thèmes et l'esthétique sont variés, mais on peut y dégager des tendances dominantes.

ASPECTS ESTHÉTIQUES DU ROMAN MAROCAIN D'EXPRESSION FRANÇAISE

Avant l'expérience de Souffles

La littérature marocaine d'expression française a intégré la dimension culturelle et linguistique nationale avant la naissance de Souffles, mais selon un mode de fonctionnement différent. Les premières oeuvres de qualité - La Boîte à merveilles d'A. Sefrioui et Le Passé simple de D. Chraïbi - n'ont pas suffisamment repensé la langue française dans ses rapports à la langue et à la culture d'origine. Chez A. Sefrioui, le cadre référentiel est marocain: personnages, espace, temps, valeurs, et traditions culturelles (contes, proverbes, anecdotes...), mais il sert seulement de matériau à une histoire construite selon les règles classiques du roman français du XIXème siècle: progression chronologique des événements, focalisation sur l'expérience individuelle et autobiographique du narrateur, description ethnographique. La langue maternelle est quelquefois utilisée sous forme d'expressions idiomatiques mais elle affecte très peu la langue d'écriture: l'énoncé dialectal est suivi d'explications mises en apposition ou entre parenthèses. Dans l'ensemble, le commentaire narratif a pour principale fonction d'éviter le dépaysement excessif. Les excès de précautions empêchent le texte de jouer pleinement de sa différence et le réduisent à un simple "effet du réel" [3]. Néanmoins l'écart entre une langue française conforme aux normes grammaticales et son contenu référentiel est significatif: il indique la dualité de l'écrivain et fonde son originalité par rapport aux écrivains français. Bien plus, certains aspects de la construction narrative révèlent déjà les tendances esthétiques ultérieures de la  littérature marocaine d'expression française: l'oeuvre romanesque intègre certaines dimensions de l'oralité par la fréquence des conversations, l'usage de la narration du conte et de l'anecdote.

Le Passé simple de D. Chraïbi se situe largement, lui aussi, dans la tradition du roman réaliste et psychologique français du XIXème et XXème siècles. Comme chez Sefrioui, la fiction autobiographique est bâtie sur la réalité sociale et culturelle du Maroc. Chraïbi a été beaucoup plus loin dans le travail de l'écriture: la violence du thème - l'insurrection du fils contre le père, symbole de tous les pouvoirs aliénants - s'exprime ici dans le style même; l'utilisation du vocabulaire injurieux et blasphématoire, la syntaxe disloquée et incisive, ainsi que l'énonciation polyphonique situent la langue de Chraïbi en dehors de toute orthodoxie. Constamment en infraction avec l'usage conventionnel, elle rappelle par bien des côtés la langue subversive de Céline. Chraïbi a su, en outre, largement faire jouer la langue maternelle (plutôt paternelle d'ailleurs) à l'intérieur de son oeuvre: langue de la doxa, constamment caricaturée, mise en dérision. Ce qui est mis en scène dans le récit fictionnel c'est moins le rapport problématique de la langue maternelle à la langue étrangère que celui de la langue dominée - la sienne, celle de ses frères, de sa mère de son peuple - à la langue dominante - celle des pouvoirs, colonial et islamique. Cette tendance novatrice - qui préfigure déjà la théorie et la pratique des textes postérieurs à l'avènement de la revue Souffles - se confirmera dans certains des écrits ultérieurs de D. Chraïbi - La civilisation, ma mère! et Une enquête au pays.

Depuis l'expérience de Souffles

La génération des écrivains marocains après Souffles a une production relativement importante en français. Il est impossible, dans le cadre de ce travail, d'en montrer toute la richesse culturelle et stylitisque. Nous nous limiterons à quelques aspects dominants de son esthétique. Bien que chaque écrivain se distingue par une problématique et un langage spécifiques, on peut déceler certaines tendances communes; elles s'inscrivent dans deux grandes directions:

- une tentative de déconstruction des traditions littéraires, nationales et françaises, jugées incapables d'exprimer l'imaginaire de l'écrivain.

- une tentative de construction d'une écriture susceptible de traduire la pensée bi-culturelle de l'auteur.

La génération des écrivains de l'indépendance est soumise à de multiples contradictions entre ses aspirations intellectuelles - exprimées en particulier dans les articles de Souffles - et les réalités individuelles et sociales dans lesquelles elle se trouve; d'où un tiraillement entre des modèles de vie souvent opposés: occident/Maghreb, tradition/modernité, laïcité/islam, idéal personnel/idéal national...

Ces conflits se répercutent dans le texte littéraire: l'écriture marocaine d'expression française est une écriture de "démantèlement" [4]. Cet effet est ressenti aussi bien dans l'histoire que dans son expression verbale. Contrairement à La Boîte à merveilles ou au Passé simple, il n'y a plus à proprement parler d'histoire. Même les écrivains de la première génération comme D. Chraïbi y renoncent: La Mère du printemps ou Naissance à l'aube par exemple, qui se réclament pourtant de la tradition épique, abandonnent les canevas traditionnels du récit. Les oeuvres les plus originales - Harrouda de T. Ben Jelloun, La Mémoire tatouée de A. Khatibi et surtout Agadir de M. Khaïr-Eddine - ne sont plus que des fragments [5] de récits qui s'enchevêtrent ou s'enchassent, mêlés aux divers commentaires philosophiques, idéologiques, esthétiques - du narrateur. La parcellisation historique va jusqu'à l'émiettement et la récurrence asymétrique des événements soumis à des perspectives multiples (souvenir/actualité, réel/imaginaire, réflexion/délire, point de vue unique/multiple...). Les oeuvres qui vont le plus loin dans cette voie sont celles de A. Laâbi, de M. Khaïr-Eddine et de E. A. El Maleh. Chez A. Khatibi (Le Livre du sang ou Amour bilingue), la rupture de la fiction s'opère par les transformations continues des éléments thématiques, le brouillage des faits, les digressions philosophiques...

Plus que la narration, le langage marque davantage la distance par rapport aux aînés: il intègre plus de ressources techniques et artistiques des deux langues et des deux cultures: le "roman" marocain est formellement redéfini; il devient narration orale-écrite restructurée par le mythe et la légende (Légende et vie d'Agoun''chich), le conte (L'Enfant de sable et La Nuit sacrée), le proverbe (Les enfants des rues étroites), la "parole érotico-mystique" (Le livre du sang), le discours politique et poétique (Parcours immobile, Mille ans un jour)...

L'interaction des genres et des formes propres aux deux traditions culturelles dans le texte de la littérature marocaine d'expression française le rend irréductible à la typologie des théories littéraires nationales et occidentales: d'où l'indécision dans les qualifications attribuées aux oeuvres existantes; "itinéraire" (L'Oeil et la nuit), "récit-essai" (Amour bilingue), "poème-récit" (Harrouda), "récit-discours" (Parcours immobile).

Le croisement des genres s'accompagne souvent d'une intertextualité explicite ou implicite qui accentue sa pluridimensionnalité. C'est ainsi T. Ben Jelloun (Harrouda) utilise le discours religieux ou politique de façon parodique (discours du Fqih) ou euphorique (discours de Abdelkrim); Khatibi (Le Livre du sang) renouvelle la pensée des textes mystiques à la lumière de la réflexion de Derrida et de Roland Barthes. A l'intérieur même de l'espace maghrébin se font sentir les influences d'une oeuvre sur l'autre: celle de Kateb Yacine sur M. Khaïr-Eddine, de D. Chraïbi sur T. Ben Jelloun, de celui-ci sur E. A. El Maleh ou A. Serhane... Le renvoi intertextuel, à différents niveaux, fait de chaque oeuvre un véritable palimpseste.

La langue d'écriture se trouve de ce fait profondément marquée par la polyphonie: voix plurielles, registres et accents variés, interpénétrations de plans énonciatifs, discursifs ou historiques, mélange des codes linguistiques (arabe, français, écrit, oral...).

L'écrivain veut également exprimer "l'inconcevable", "l'incompréhensible", "l'impossible" (Khatibi dans Amour bilingue) qui hante son imaginaire et sa pensée, et se trouve obligé d'être à la limite de la communication avec autrui: le langage devient ésotérique par le recours à la démesure (M. Khaïr-Eddine), à l'allusion (A. Laâbi), au paradoxe (A. Khatibi); il veut aussi traduire l'infra verbal: le cri, l'émotion forte; d'où la fréquence des interjections et des silences chez E. A. El Maleh, des bruits et des éclats de la parole chez Khaïr-Eddine. De là vient la violation de l'usage grammatical: ellipses jusqu'à la réduction à un mot, parataxe, dislocations phrastiques, absence de ponctuation (notamment chez Khaïr-Eddine et E. A. El Maleh).

Tendances actuelles: les années 1980

Le lecteur, aussi bien occidental que maghrébin, peut ressentir un malaise devant la littérature marocaine d'expression française actuelle: il est souvent égaré, moins par la référence imbriquée des éléments biculturels que par l'utilisation déroutante de la langue. Les formes idiosyncratiques du discours et son hétérophonie traduisent-elles un drame personnel ou social de communication? un désarroi axiologique? ou bien, au contraire, expriment-elles un renouvellement fécond de l'écrivain marocain (de la société marocaine) dans son être le plus intime?

Depuis la réflexion importante de Souffles, il n'y a pas eu de théorisation approfondie de la culture marocaine, notamment dans son expression littéraire (particulièrement de langue française). C'est pourquoi ces questions restent posées. Néanmoins, une réponse partielle - et individuelle - mérite l'attention: celle de Khatibi. Elle apparaît dans ses travaux théoriques mais aussi dans sa création littéraire. Elle part d'un état de fait: "l'Europe habite notre être"; mais le devoir de l'écrivain est de poser "le Maghreb comme horizon de pensée" et de travailler à l' édifier, au niveau qui est le sien, celui de l'écriture et de la pensée. C' est ce que tente de faire Khatibi depuis une dizaine d'années au moins, en récusant "la pensée sauvage" des ethnocentrismes, occidental et musulman, en explorant "l' intersémiosis" de la "bi-langue" [6], territoire de salut. Pour lui, il est illusoire d'écrire en français comme un Français ou en arabe comme un Arabe. Aussi faut-il dépasser l'antagonisme langue arabe/langue française pour réfléchir et créer un territoire nouveau qui offre la possibilité de connaissance et d'acceptation de son être tel qu'il est historiquement: seule cette voie permet à l'écrivain une libération - relative - du "fascisme" [7] et du racisme de la langue (et de la pensée) unique.

Dans la pratique il s'agit moins de subvertir la langue française - comme le font ses contemporains - que de la travailler par la pensée "autre"; c'est dans le texte du Livre du sang et de Amour bilingue que ce procès scriptural apparaît le mieux; déplacement et retournement des mots (expression et contenu) par un mouvement constant des instances énonciatives et de leur ancrage spatio-temporel; jeux combinatoires discours-récits qui contribuent à situer la pensée ici et ailleurs dans un décentrement permanent du sujet par rapport aux langues et pensées (écrites et orales) qui l'habitent [8], travail polysémique du double code, dans les deux directons de la bi-langue...

Cette situation de "schizo-glossie" assumée est-elle mieux vécue que celle de la franche tutelle d'une langue unique? Peut-on libérer, comme le pense Khatibi, un territoire dans la (les) langue(s)? Le peut-on, ne s'enferme-t-on pas dans un ilôt coupé du reste de la société?

Questions qui restent posées aujourd'hui encore à tous les écrivains maghrébins d'expression française. Depuis 1980, chacun essaie de leur donner une réponse à partir des problématiques qui le préoccupent. Les premiers romanciers marocains, comme D. Chraïbi ou T. Ben Jelloun, interrogent davantage le patrimoine national: ainsi réactivent-ils le roman à la lumière des formes génériques comme l'épopée, le conte, la légende. Les romanciers de la nouvelle génération, celle des années 80, font des choix relativement différents: A. Serhane cherche avant tout à restituer la réalité individuelle et sociale à partir du fait divers et des scènes de la vie quotidienne, mais dans une perspective critique. En introduisant les idiomes populaires (proverbes, sentences, jurons), il vise à subvertir les discours dominants et les violences socio-politques par la parodie, l'ironie, le pastiche et la traduction du langage interdit. Les textes se veulent une révolte contre l'histoire d'une alliénation qui se continue. D'autres romanciers, comme E. A. El Maleh, ont recours à la méditation et à l'expression intime: l'écrivain privilégie le monologue intérieur, la rêverie, la mémoire. Il vise à reconstruire une histoire refoulée (celle de l'homme et de la société marocaine d'origine juive). En même temps il veut réactiver un imaginaire longtemps bloqué.

Dans leur singularité, chacun de ces écrivains repense le récit et valorise le discours littéraire à l'intérieur même de la fiction; on verra, dans les développements qui suivent, quelques exemples de ces nouvelles pistes du "roman".

Abdallah MDARHRI-ALAOUI



[1] Le Maroc est indépendant depuis 1956.

[2] Pour l'étude de la situation linguistique au Maroc, voir A. Boukous (1979 et 1985); pour l'aspect idéologique de la Littérature marocaine d'expression française., voir A. Khatibi (1979).

[3] D'ailleurs le problème est résolu dans les faits: à partir du numéro 10-11 (1968), la revue Souffles paraît en français et en arabe.

[4] Selon le titre d'un roman de Boudjedra (1981).

[5] La fragmentation du récit participe, selon Roland Barthes, à une statégie littéraire de lutte contre la culture bourgeoise (1971).

[6] "Faculté que le narrateur récitant a de voir, d'entendre et d'écrire double" (A. Bensmaïn, 1987, p. 141).

[7] Selon Roland Barthes (1974).

[8] Le texte de Khatibi participe au travail de renouvellement de la langue française mais n'arrive pas aux bouleversements qu'introduisent Laâbi et Khaïr-Eddine: l'un des aspects les plus intéressants de son style est la reformulation paraphastique et digressive de l'énoncé ainsi que les modulations interactives entre l'énonciation discursive et historique qui traduisent, scripturalement, le mouvement de la bi-langue (voir notre communication sur "Bi-langue et jeux discours-récit", colloque de l'université de Marrakech, 11 mars 1988).