BACHIR  HADJ-ALI

"Des mots couleur de henné"...

 

Bachir Hadj Ali est né le 10 décembre 1920 à Alger. Homme politique connu (un des principaux dirigeants du Parti Communiste Algérien, condamné par le régime colonial, militant clandestin durant toute la guerre de libération, arrêté et torturé après le coup d'état militaire de 1965), Bachir Hadj Ali a également occupé une place importante en tant qu'homme de culture. D'abord par ses conférences et écrits sur la culture, notamment sur la poésie et la musique:

- Culture nationale et révolution (1963).

- Qu'est-ce qu'une musique nationale ? (1964).

- El Anka et la tradition "chaâbi" (1979).

- Le Mal de vivre et la volonté d'être dans la jeune poésie algérienne (1977).

- Problèmes culturels de notre temps (1981).

Il est également connu, même si c'est de façon plus tardive, pour sa poésie qui reste cependant assez peu diffusée même si des travaux universitaires lui ont été consacrés tant en France qu'en Algérie. [1]

Une poÉsie engagÉe

Si le premier recueil de poèmes, Chants pour le 11 décembre ("La Nouvelle Critique", Paris 1961 - Rééd. 1963) se voit essentiellement marqué par l' engagement de l' auteur, ces chants, nés de la lutte, foisonnent d'images pleines de tendresse d'où l' Histoire n'est jamais absente.

Dans une Qacida andalouse dédiée à Pablo Picasso pour ses 80 ans, l' auteur confond dans une même douleur la chute de l' Andalousie musulmane, les massacres de Guernica et la guerre d'Algérie:

Les raisins du Zejel sèchent sur les belvédères de Grenade    
L' acanthe des azuléjos verse sur le couchant des reflets amers            
A regret nous fuyons Malaga derrière la cavalerie du zagal      
Après un siège de cinq mois. Boabdil avait trahi.        
Alfarez des Brigades, Rabah Oussidhoum, rêvait       
Comme on va à la fontaine pour n'avoir jamais de rides           
Son coeur a éclaté sur le coeur de Madrid     
(...)            
Il y a vingt cinq ans, comme une grenade mûre.         
Un cheval hurle la mort dans la gorge percée de Lorca             
Epouses noires de Guernica vos enfants ont grandi   
Nous sommes entourés d'orphelins. Epouses noires de Guernica         
Connaissez-vous l' agonie de vos soeurs auressiennes ?        
Dans le patio vert de la colombe aux arcs lobés         
Le jet d'eau module son chant, l' oeillet rouge ondule,               
Le fidaï rend grâce au modèle du galbe et médite      
Sur la justesse du mouvement et de la trajectoire qui foudroie.               
      Alger, septembre 1961 (p.31).

Outre les métaphores tout à fait novatrices de cette poésie, outre le plurilinguisme assumé de façon fort heureuse, outre les références à la culture et à l' Histoire du terroir, perce déjà dans ce recueil une sorte d'engouement pour cette autre forme d'art qu'est la musique : chants populaires et musique andalouse émaillent - par l' incursion d'un prélude, d'un vers, par la référence à un instrument de musique - certains de ces poèmes qui prennent alors les couleurs et la tonalité de la vie intensément vécue. Ainsi ce long poème intitulé Nuits algériennes dont voici un extrait.:

                                                                  La nuit, longue est la nuit 
                                                                  Les gens en tremblent     
                                                                  Le lion est détrôné            
                                                                  C'est le règne du chacal  
                                                                  (Paroles d'un prélude algérois)      

  Pincer sur une guitare       
  Khaït laoutar [2] et chasser l' ennui   
  C'est facile mes frères       
  Utiliser sur le métier           
  Khaït men smaâ [3] et rêver de pluie               
  C'est facile mes frères       
  Ceindre sur le front de la ville          
  Khaït errouh [4] et l' espoir luit           
  C'est facile mes frères       
  Trancher au boussaadi [5] 
  Khaït el ghorb [6] et tuer la nuit         
  C'est facile mes frères       
  Mais dire               
  La plainte du cèdre déraciné           
  Mais taire              
  Les mille souffrances de la chair    
  Quand les tenailles arrachent l' ongle           
  Ce n'est pas facile mes frères         
  O donnez-moi le souffle de Belkhaïr [7]         
  Pour dire les nuits dénaturées        
  Pour dire les nuis algériennes (...) (p.28).

Les Chants pour les nuits de septembre [8] sont constitués de huit poèmes dont les titres réfèrent aux différents mouvements de la Nouba [9] : Touchiat, Istikhbar, Neqlabat... Ils sont le cri de l' homme torturé qui ne sait plus différencier le jour de la nuit :

(...) Nuits longues trop longues         
Notre enfer est plus vivant que celui du ciel   
Nuits incendiées dans nos corps      
Nuits brouillées mêlées aux jours    
Est-ce l' aube est-ce le crépuscule   
Dès que pâlit le soir surgit le bourreau (p.83).

Pourtant, à la fin d'un long poème intitulé Ikhlass (Final) - serment dédié à un compagnon de lutte et pathétique profession de foi humaniste- on peut lire ces très beaux vers :

(...) Je jure sur l' angoisse démultipliée des épouses  
Que nous bannirons la torture          
Et que les tortionnaires ne seront pas torturés. (p.94).

Un travail accentuÉ de la forme

Nourrie de sensibilité, de générosité, d'engagement, révélant courage et clairvoyance, la poésie de Bachir Hadj Ali propose dans le recueil... Que la joie demeure [10], un travail accentué de la forme. Le titre qui réfère à la titulature de Jean-Sébastien Bach et répercute une résonnance biblique, programme d'emblée une lecture polyphonique et interculturelle.

Les poèmes s' élaborent sur la connaissance, le savoir traditionnel qui s' inscrit dans le savoir universel et dont les thèmes - liberté, luttes, amour... - unifient toutes les cultures et toutes les influences. Mais c'est essentiellement l' inscription des symboles traditionnels - le faucon, l' olivier, la noria... - et des expressions linguistiques tout à fait originales - parfois le transfert de sens d'un mot ou d'une expression dans une traduction intégrale de l' arabe au français - qui font fleurir une multitude de métaphores réveillant et secouant langue et monde:

Quittance
Mon Algérie de l' errance    
Mon pays de parfums blancs            
Les femmes se taisent        
La terre fuit clandestine       
Le ciel est désespérance    
Sur l' exil des hommes        
Grande ouverte est la mer (p.73).

Le recueil offre également des poèmes d'une grande sensualité. Ces poèmes, soudés par l' Histoire mais aussi par les bruits et odeurs de la nature, par la vibration de la musique et par une écoute intense des autres, célèbrent la femme aimée perçue comme le centre des rêves et de l' imaginaire, rayonnant dans un vécu cosmique : les couleurs des objets épousent alors les formes du corps et les chants d'amour s' élèvent, accrochant les étoiles, les terres d'alfa, les mers.

La profusion lexicale, on le voit dépasse l' objet pour en élargir sans cesse les contours, pour "dénoncer" les mots et les laisser chevaucher l' espace des sens, des sonorités et des couleurs.

Luminosité             
Voici des jarres fières mûres jeunes rebelles noires chaudes  
L' argile dit les mains agiles voyantes l' oeil attendrit  
Docile le lait caillé polit la galette le jour le bois           
Voici des ruches blondes frileuses ovales meules khaïma       
Le miel confère leur dignité aux fleurs civilise le soleil               
Dénude le ramadan et survit aux barbares   
Voici les doigts fuselés vaporisés de legmi redevance du ciel 
Le palmier meurt roi déchu d'un royaume victorieux  
Saigne dévoré par les harems de soif insatisfaite        
Je t'offre du miel du lait des dattes sur une nappe alfatière       
Je viens vers toi du lointain vert des voiles    
Vague vers son rivage fille de mers mêlées  
Tu es ma raison rêveuse...(p.43)      

L' aventure des "mots, des maux, des Émaux..."

Une "forme-sens"

C'est avec Mémoire-Clairière [11] que la poésie de Bachir Hadj Ali s' inscrit résolument dans un travail esthétique, celui de la "forme-sens". Ce recueil souvent jugé hermétique, qui brasse l' univers - celui des hommes de tous les espaces et de toutes les cultures - se place sans doute parmi les grandes oeuvres poétiques de notre temps.

En effet, c'est sur une savante architecture que se construisent et se répondent les neuf premiers poèmes regroupés sous le titre "Chants pour un futur intérieur". Organisés et rythmés selon les différents mouvements de la Nouba, ces chants, entrecoupés de strophes en vers libres, se trouvent entrelacés dans une correspondance entre "Elle" et "Lui". Les deux voix sont alors mises en place dans leur interdépendance et se relayent pour se mettre dans le ton : c'est "L' Istikhbar"

Lui            
Pourquoi mon amour trouve-t-il sa correspondance dans le prélude de Buxtehude et l' istikhbar Sihli l' orphelin et les chants lavino-talmudiques des juifs chassés d'Espagne par Isabelle ?               
J'ai écouté tantôt le cantor danois rayonnant d'optimisme.        
Mes mots sont trop pauvres pour en parler. La réalité est profonde. Aujourd'hui elle surgit au crépuscule. J'ouvre un monde, celui des cimes. Je t'appelle comme celle qui saura m'apporter tout ce qui me manque, les richesses invisibles. (Chant A-p.18).       

D'autres poèmes rappellent, par leurs thèmes, les chants populaires nationaux; un ancrage qui aiguise la parole du poète.

Chant de guerre et d'amour pour le sud         
(...) Mes versets naissent de la guerre             
Et des élans de l' alif            
Et des flèches du regard et du cheval au galop            
Et des éclairs du sabre et des étendues sans fin         
(...)            
Mon verbe est soldat infatigable       
Sève intarissable  
Explosion irrépressible       
Il meurt et ressuscite           
Transfiguré             
Acéré       
Aiguisé    
Ambivalent            
Contradiction         
Et filali souple        
Il vit d'éperons       
Et meurt d'amour (p.32).

Déjà présents dans les recueils précédents, les procédés empruntés à la rhétorique arabe [12] se trouvent ici affinés et reconduits en français dans une activité créatrice originale qui inscrit la poétique de l' auteur dans ce que Khatibi traduit par le terme de "bilangue". Par exemple

Le jour se déploie souple de souplesse         
Il verse des versets              
lourds de lourdeur
Le mot égalisant l' égalité   
Le mot libérant la liberté

Cette poésie profondément ancrée dans le patrimoine maghrébin réfère souvent à des thèmes du texte coranique,et cette évocation culturelle se voit dynamisée par l' écriture poétique. L' auteur, s' appuyant sur un cliché, une métaphore "usée", une formule figée, impose une cassure par un enchaînement métaphorique, provoquant une transformation de la langue et par là une transformation de la vision du monde.

LIRE         
Au rythme torride de l' été psalmodiant          
L' araignée tisse sa prison protectrice             
Le soudassi riche des psaumes donatiens    
Humanise la révolte des circoncellions          
Récifs vestiges des terres anciennes              
Les sanctuaires dégagent une fumée de chanvre (Vertige p.23).

Le verbe "Lire" associé aux premières métaphores réfère au Coran. "Prêche !" La deuxième métaphore "prison protectrice" fait très nettement allusion à la parabole dite de "L' araignée" selon laquelle le prophète Mohammed aurait échappé à la poursuite de ses ennemis grâce à la toile tissée par une araignée à l' entrée de la grotte où il s' était réfugié. Les deux vers suivants font référence à la révolte des circoncellions, ces "prolétaires des campagnes qui encerclaient les fermes romaines". Enfin, les deux derniers vers tissent ensemble ces références, offrant le spectacle de la combinatoire qui fait l' histoire des hommes. Ainsi la thématique coranique se trouve historicisée comme par contamination par l' évocation d'autres épisodes historiques et l' injonction"Lis" prête à une double lecture et/ou à une lecture historique du Coran.

Si cette poésie charrie des motifs culturels berbères, si elle convoque les genres musicaux du terroir, elle se plaît aussi à nous transporter au-delà du temps et de l' espace. Des ponts se trouvent jetés à travers le monde. Les spécificités nationales s' élargissent à l' universalité : cette "pluie féconde" exprimée par la strophe :

PLEUVOIR             
Violente liqueur filtre de la vigne      
Ivresse du regard danses mystiques              
Provisions d'ayate et mer de sel       
Rivages lointains armés de périls    
Qu'est-ce qu'une frontière   
Pour l' esprit pénétrant ?  (Chant A-p.18).

Lieu de rencontre du passé et de l' avenir, cette entreprise poétique oeuvre donc pour d'Actuelles partitions pour demain. C'est ici le cinquième recueil [13] qui proclame toujours le rapport à la musique et dont la composition artistique se voit enrichie par de très belles illustrations du peintre Mohamed Khadda : deux formes d'art se parlent et se répondent dans une symbiose étonnamment réussie. Composé essentiellement de courts poèmes, le verbe, bref, se fait tranchant et meurtrier dès qu'il s' agit des survivances surannées du passé.

NUIT        
De la suavité du basilic       
Sur nos terrasses dégradées            
Quelles en sont les traces  
sinon ce hurlement              
Silencieux              
Des filles nubiles vendues

Mais Bachir Hadj Ali "écrit pour les temps à venir".

DELUGE 
Cette contrée résiduelle      
Habitée par le vent et le sel               
Interstices de schistes et siricites      
Vivent de frayeur   
Dans l' attente du déluge

Dernier recueil de Bachir Hadj Ali, Soleils sonores [14] se présente sous la forme d'une jolie petite plaquette, toujours illustrée par Mohamed Khadda. Le peintre et le poète traquent le signe, gravent ensemble ses traces, projettent ses formes. Elan du trait, espace des mots et des sonorités, enlacement de multiples réseaux de sens, tout ce recueil imprime une étonnante impression de mouvements, de vigueur et de vie : rythmes africains, reggae, jazz, musique andalouse, chaâbi modulent chaque petit poème toujours chargé d'amour, de sensualité, de révolte et d'espoir dans une exigence de la forme qui dit tout "l' art d'aller à la chasse au bonheur" [15]

ROUILLE
gratter les mots     
déjouer leurs sens
il suffirait d'une étincelle      
et d'un flot tumultueux         
étouffant nos voix  
pour écouter          
ton sommeil(p.29)


DERIVE   
les yeux que la nuit ouvre pour nous percent
la calligraphie        
étudier les signes japonais et la main gauche              
pour les écrire       
    à l' envers           
le texte est ainsi dynamique              
il est peut-être une bouche - O          
  une bombe - O   
  un soleil  - O         
pourquoi représenter la réalité ? elle est ailleurs         
le volcan crache ses poumons         
pour échapper à sa prison 
du soleil il extrait la clarté   
de la lune, la lumière (p.55)               

 

Janine FEVE-CARAGUEL

 



[1] Notamment la thèse de 3e cycle de Marie-Thérèse Bet, Université de Lyon II 1979; le DEA de Janine Fève, Université d' Alger 1983; un chapitre de la thèse d' Etat de Naget Khadda, Université de Paris III, 1987. De nombreux articles ont été consacrés à l' oeuvre dans diverses revues.

[2] Cordes d' instruments à musique (Note de l' auteur).

[3] Fil du ciel (averse) - (idem).

[4] Fil de l' âme (nom algérien du diadème) - (idem).

[5] Long couteau (idem).

[6] Fil du crépuscule (idem).

[7] Poète algérien mort en déportation, interné à Calvi (Corse) pour sa participation au soulèvement des Ouled -Sidi -Cheikh (1862-1882) (idem).

[8] Ed. de Minuit, Paris 1966.

[9] La musique classique ou savante est formée des Noubas. Une Nouba se compose d' une ouverture (Touchiat), d' un prélude (Istikhbar) puis de mouvements différemment rythmés et enfin s' achève sur le Mokhless ou final.

[10] Ed. Oswald, Paris 1970. Rééd. L' Harmattan, Paris 1981.

[11] E.F.R., Paris 1978.

[12] La grande productivité de dérivation en arabe, à partir de la racine trilitère du verbe, fait que les dérivations expriment la même nuance de sens et présentent les mêmes phénomènes consonantiques. Ainsi, le verbe, l' adjectif et le nom présentent une même récurrence phonématique. A noter également la possibilité, en arabe, d' employer à la fois l' adjectif et le nom issus de la même racine.

[13] Ed. L' Orycte, Sigean, 1980.

[14] tiré à compte d' auteur, Alger 1985.

[15] Phrase de Stendhal placée en exergue, à la première page du recueil.