MOHAMMED DIB

Dib est sans conteste une des plus grandes figures de la littérature contemporaine. Né le 21 juillet 1920 à Tlemcen dans une famille d'artisans, il fait des études primaires et secondaires en français et, dès l' âge de 12-13 ans, tout en continuant à étudier, il s' initie au tissage et à la comptabilité. Il exerce ensuite différents autres métiers : instituteur, employé des chemins de fer, interprète auprès des armées alliées en français-anglais, journaliste et dessinateur de maquettes de tapis. Il a pu ainsi naviguer dans plusieurs milieux de la classe moyenne de sa société, côtoyer le petit peuple dont il fait siennes les aspirations au moment où il se met à écrire. Il a su en outre, à la faveur de cette formation première diversifiée, aiguiser son sens de l' observation et son regard critique.

Dès ses premiers écrits son talent est reconnu et, lorsqu'en 1959, pour fuir les tracasseries de la police coloniale, il se rend en France, il représente une des consciences vives de l' Algérie en lutte aux yeux de l' intelligentsia française. En 1959, il s' installe en France, d'abord à Mougins puis, depuis 1964,  dans la région parisienne, près de Versailles. Auteur particulièrement prolifique, il produit avec une régularité exemplaire et une exigence esthétique intransigeante. Depuis 1970 il effectue des séjours dans différents pays, notamment aux Etats-Unis et en Finlande où il s' attarde volontiers et dont ses dernières oeuvres portent une forte empreinte. Des universités de renom l' invitent pour des cycles de conférences et il produit depuis longtemps des articles et interviews qui manifestent une réflexion critique du plus haut intérêt sur sa pratique et le champ culturel dans lequel elle est apparue.

Mohammed Dib manifeste à travers son oeuvre une sensibilité et un imaginaire pétris de culture arabo-musulmane que sa vie d'exilé a sérieusement réactivés. Culture puisée dans la vie quotidienne de sa cité natale:  capitale intellectuelle et religieuse de l' Ouest algérien, héritière de l' artisanat, des sciences et des arts qui avaient fleuri en Andalousie musulmane et l' un des fleurons de la civilisation maghrébine.

La méditation existentielle que l' auteur mène dans son texte nous ouvre une entrée privilégiée aux grands mythes de cette culture confrontés à ceux de l' Occident gréco-latin et chrétien que lui ont livrés l' école et ses lectures. Il y adjoindra, plus tard, certains mythes du vieux fonds civilisationnel nordique fréquentés à la faveur de ses séjours en Finlande et "naturalisés" dans son oeuvre avec bonheur. Son univers est, d'autre part, façonné par sa connaissance des luttes ouvrières et paysannes de l' après-deuxième guerre mondiale dans la région tlemcénienne. Période décisive pour la maturation aussi bien du mouvement national algérien que de l' écrivain Mohammed Dib qui en livre un point de vue hautement significatif dès ses premiers romans.

Le coup d'envoi

Son premier poème, Véga, publié en 1947 dans le n°3 de la Revue Forge [1], porte déjà les "ingrédients" culturels essentiels qui vont constituer le substrat de base sur lequel se grefferont et sédimenteront les apports nouveaux tout au long de son activité d'écrivain. On y lit en effet le souvenir nostalgique d'une Andalousie des arts et de l' amour; on y décèle la tentation de la pensée mystique et ésotérique; on y perçoit l' attention portée à une esthétique des demi-tons et des sous-entendus, frottée à une fréquentation du surréalisme et répercutant des échos du soufisme [2]; le tout emporté par des accents contestataires et une nostalgie douloureuse qui ne le quitteront plus.

En même temps qu'il s' exprime spontanément dans la poésie en y investissant une parole déjà nettement singulière, il lit énormément, explore la littérature occidentale du passé et du présent et réfléchit sur les formes littéraires. Il publie d'ailleurs à cette même époque et toujours dans Forge une réflexion sur "la nouvelle dans la littérature yankee".

L' année suivante il est introduit dans les rencontres organisées par le service d'éducation populaire à Sidi Madani autour d'Albert Camus. Son destin d'écrivain est dès lors tracé et son écriture s' affirme dans un rapport dialogique avec l' Ecole d'Alger. Sa carrière d'écrivain poursuivie en France gardera toujours avec le pays natal des liens profonds et parfois douloureux même si ses séjours en Algérie se font de plus en plus rares et courts à mesure que ses désillusions politiques et ses problèmes de santé l' amènent à renoncer à toute idée de retour.

Parcours de l' oeuvre

C'est la trilogie Algérie composée de La Grande Maison (1952), L' Incendie (1954) et Le Métier à tisser (1957) parue aux éditions du Seuil, qui va le consacrer. A trente cinq ans, donc, il est en pleine possession de ses moyens.  Désormais sa recherche va aller s' approfondissant et se diversifiant sans cesse, s' essayant dans tous les genres, se renouvelant inlassablement avec toujours, une rigoureuse fidélité à soi qui est la preuve incontestable d'un univers intérieur très riche et nettement affirmé dès le départ.

Ecrivain complet, Dib s' impose, au fur et à mesure, comme un maître aussi bien dans la poésie, le roman que la nouvelle, travaillant simultanément ou en alternance dans chacun de ces genres. Et cette navigation incessante entre la poésie et la prose opère une contamination des genres l' un par l' autre et permet une poétisation croissante de la prose romanesque en même temps qu'une migration enrichissante des thèmes récurrents et, en quelque sorte, une "narrativisation" de la poésie dibienne. Ainsi, par exemple, de l' amour fou, de la fascination par la folie, de l' obsession de la mort, de la quête d'une langue primordiale, de l' attention au sens caché des choses, de la découverte mystérieuse et très émouvante de la féminité, de l' interrogation des secrets des villes, de l' envoûtement par la mer, du regard et du chant comme modes privilégiés de communication, etc.

Autant de sujets omniprésents, travaillés et retravaillés à la fois en fonction des exigences du genre adopté et selon une optique tributaire de la réflexion du moment. Aussi l' ensemble constitue-t-il un réseau très dense de sens où les fils circulent et s' entrecroisent d'une oeuvre à l' autre, se cassent ici pour se renouer là-bas, sinuent et s' entremêlent à des carrefours stratégiques où se consolide l' univers mythique de l' auteur. Il est remarquable, à cet égard, que les motifs mêmes du carrefour et du passage soient abondamment exploités par la mise en oeuvre littéraire dibienne.

Par ailleurs ce réseau dessine une trajectoire qui épouse une configuration où l' on peut découper (pour la commodité de la présentation) des "époques" dominées chacune par un code particulier d'écriture. Ainsi la première période allant jusqu'à Un Eté africain (1959) s' inscrit dans une option réaliste. La deuxième, qui comprend essentiellement Qui se souvient de la mer (1962), Cours sur la rive sauvage (1964) et le recueil de nouvelles Le Talisman (1966), exploite les ressources du fantastique et découvre spontanément des procédés (une démarche imaginative) de science-fiction. Puis, elle laisse place, dans un troisième temps, à un néo-réalisme qui dans La Danse du Roi (1968), Dieu en Barbarie (1970) et Le Maître de chasse (1973) met en place un double circuit du sens : l' un, manifeste, qui retrouve un réalisme teinté de symbolisme, l' autre, sous-jacent, qui suggère une interprétation ésotérique du monde. Enfin, depuis Habel (1977), Dib déplace la scène romanesque hors d'Algérie: à Paris d'abord, puis dans les neiges et les mers des pays nordiques (Les Terrasses d'Orsol,1985; Le Sommeil d'Eve, 1989; Les Neiges de marbre, 1990) où il tresse mythes et écritures divers en une synthèse d'une extrême élégance et où il continue à traquer, selon un parcours orphéen, derrière l' apparence trompeuse des choses, leur sens profond, postulant une sorte d'intropathie entre les êtres et le monde.

Les recueils poétiques, eux, évoluent vers un hermétisme grandissant qui, d'Ombre Gardienne (1961) - ouvertement branché sur la revendication identitaire  et fortement marqué par des accents éluardiens - à Ô Vive (1988), en passant par Formulaires (1970), Omneros (1975) et Feu beau feu (1979), explore les coins les plus reculés du sens à travers une alchimie du verbe fondée sur les correspondances entre lexique, rythmique et sonorités porteuses d'une secrète harmonie entre le monde et la poésie. A mesure, le verbe se fait plus incisif, la syntaxe plus dépouillée, le sens plus insaisissable et plus complexe, les résonances plus riches. Enfin, l' érotisme de plus en plus prégnant, semble envahir progressivement tous les thèmes et englober le dire poétique dans un corps à corps du poète avec l' écriture.

Dans cet itinéraire les nouvelles apparaissent, elles, soit comme des moments de pause où s' amorce un nouveau départ, soit comme un instant idéal, hors du temps, aboutissement d'une longue recherche. Cette profuse richesse de l' oeuvre se trouve ponctuée, par d'autres genres qui y trouvent leur place à la manière de points d'orgue. Ici un conte (Baba Fekrane, 1959; Histoire du chat qui boude, 1974), là un scénario de film (Les Fiancés du printemps, 1963). Et, surplombant le tout, une pièce de théâtre d'une extraordinaire force : Mille hourras pour une gueuse (publiée en 1980, jouée en Avignon en 1977).

Cette oeuvre si vaste et si diverse reste, pour notre bonheur, ouverte puisque l' auteur continue à produire avec une exemplaire régularité. Un nouveau roman: Le Désert sans détour, vient d'être offert au public pour les vacances de l' été 1992, le transportant dans un huis clos où les grandes figures des mythologies gréco-latine et égyptienne tournent autour du destin de deux personnages, l' un coupable d'avoir provoqué un gand massacre et l' autre complice. Crime sans repères ni d'espace ni de temps, dans un désert intégral, sans âme qui vive aussi loin que porte la vue; un désert présent essentiellement par la profuse lumière qu'il dispense et par le vent qu'il engendre et où le tyran, après avoir fait le vide autour de lui, se retrouve tragiquement seul. Car, est-il dit dans le texte, "Le désert offre la particularité que, dans quelque direction que vous alliez, et aussi loin que vous alliez, vous restez sur place, restez au milieu du désert."(pp. 59-60), et, par conséquent, face à vous-même. L' Autre étant radicalement exclu, les deux compères qui, en définitive ne font qu'un, sont livrés à un milieu agressif qu'ils dédaignent par orgueil démesuré où, plutôt, qui semble faire partie intégrante d'eux-mêmes, qui semble même les avoir engendrés, tant il règne,  dans cet univers, une sorte de "méchanceté cosmique".

Ainsi chaque nouvelle occurrence consolide et complexifie l' univers mythique, démultiplie les variations thématiques et repousse les limites de la perfection esthétique que l' on croyait atteinte depuis longtemps. Et chaque fois se met à jaillir du rapport subjectif entre l' auteur et son sujet un monde fantasmagorique où l' écriture apparaît, en dernière instance, comme le sujet réel. Cependant, le texte dibien a évolué - en rapport avec la sollicitation de l' Histoire "accélérée" de l' Algérie contemporaine - de l' épopée nationale au roman de la modernité sans jamais sacrifier ni aux étroitesses des discours idéologiques ni à la gratuité du formalisme.

L' entrée en littérature.

Comme toutes les littératures ayant eu à subir un long déni d'existence, l' oeuvre de M. Dib, à ses débuts, inscrit nettement en texte son rapport au référent socio-historique se posant comme témoignage et plaidoyer, au même titre, du reste, que les oeuvres de ses contemporains: Mouloud Feraoun et Mouloud Mammeri ou, un peu plus tard, Malek Haddad. Dans une interview donnée à la revue Témoignage Chrétien (fév.1958), l' auteur définit clairement cette option  d'alors: "(...) il nous semble qu'un contrat nous lie à notre peuple. Nous pourrions nous intituler ses "écrivains publics". C'est vers lui que nous nous tournons d'abord. Nous cherchons à en saisir les structures et les situations particulières. Puis nous nous retournons vers le monde pour témoigner de cette particularité, mais aussi pour marquer combien cette particularité s' inscrit dans l' universel."

Ainsi l' oeuvre dibienne naissante se présente comme littérature à thèse dont le but humaniste et universaliste était de familiariser "le monde" avec cet "indigène" que l' idéologie coloniale présentait comme étrange, voire barbare. Mais, par delà cette volonté de témoignage, impulsée par une situation historique excessivement contraignante, la trilogie Algérie, reçue par son premier public comme chronique de la vie quotidienne du petit peuple de Tlemcen et de la campagne environnante, a surtout eu la vertu d'introduire l' Algérien sur la scène romanesque - cette scène mise en place par les écrivains de la colonisation qui en avaient exclu l' autochtone - et de lui restituer ainsi la parole qui lui avait été confisquée. Et, torsion significative de l' Histoire, cette prise de parole qui se fait dans la langue même de l' occupant, magistralement appropriée, va nécessiter et, en quelque sorte secréter une poétique du mixte culturel et de la bilangue instaurant un espace de l' échange et/ou de la "trahison" d'une richesse inépuisable, découvrant, à l' oeuvre, des possibilités diverses de façonner la langue et les formes d'emprunt selon les nécessités d'un "à dire" tout à fait spécifique.

L' espace scénique de la trilogie, Dar Sbitar (vieille bâtisse d'habitation collective) et ses prolongements offerts à l' exploration du jeune héros Omar (la rue, l' école, le café maure, le hameau de Bni Boublen, la cave des tisserands...), est le lieu où se découvrent les drames sociaux et existentiels du peuple algérien colonisé, à travers des figures et des situations exemplaires à la fois et singulières.

Roman d'éducation, le récit accompagne Omar de l' enfance misérable mais, somme toute, relativement heureuse, à son entrée dans le monde du travail, dans un climat très pesant fait d'angoisse et de morosité existentielles, de menues exaltations suscitées par la lutte sociale et politique et de timides échappées vers l' univers quasi interdit de l' amour et de l' amitié.

Et cette fresque, qui transpose dans la période de la seconde guerre mondiale le climat socio-politique de l' Algérie préparant la déflagration de sa guerre de libération nationale, révèle une écriture apte à restituer l' éveil d'une conscience individuelle comme les grandes machinations psycho-sociales de l' Histoire, attentive au pouls infime d'un individu, comme au battement de la multitude, sensible au sentiment naissant comme aux convictions affirmées.

Mais la réussite esthétique de l' oeuvre réside surtout dans une interaction du discours politique et de la recherche poétique. Car la thèse de la "défense et illustration" de l' humanité des indigènes se trouve reprise et modifiée par le travail métaphorique qui transforme la problématique humaniste et sociale ouvertement affichée dans le texte en revendication nationale diffuse mais insistante.

Le mot générateur de ce déplacement est "l' incendie" qui donne son titre au volet central de la trilogie. Matrice métaphorique de la révolution, le feu gagne tous les niveaux du texte, de la petite à la grande unité: incandescence de la nature, embrasement des adolescents, flamboiement de l' automne, eau qui "crépite" dans les rigoles d'irrigation des champs... il se propage, de proche en proche, à toutes les manifestations de la vie jusqu'à l' apothéose de cet incendie des gourbis - désastre et féerie à la fois - qui permet à l' auteur-narrateur, conscience collective, de proclamer: "Un incendie avait été allumé, et jamais plus il ne s' éteindrait. Il continuerait  à ramper à l' aveuglette, secret, souterrain: ses flammes sanglantes n'auraient de cesse qu'elles n'aient jeté sur tout le pays leur sinistre éclat" (L' Incendie, p.154). Effet de l' écriture, le feu allumé par les colons, est ramené aux fellahs et ses configurations discursives tissent la relation terre/femme/patrie qui médiatise la transformation du jeune héros et le propulse dans le monde des adultes - prématurément!

Cependant cette cohérence de la représentation de la société avec un mouvement historique qui a largement fait l' audience de cette oeuvre lors de sa publication, ne lui aurait cependant pas permis de survivre à ses conditions historiques de production si le travail de l' écriture n'avait opéré une transfiguration mythique remarquable des données de la réalité. C'est, du reste, ce travail singulier qui a permis la découverte de la trajectoire révolutionnaire à partir du projet de témoignage objectif, en même temps qu'il instaurait une tension productive à l' intérieur du texte en instituant une polyphonie discursive.

Dès lors, la narration, même si elle obéit au code réaliste, n'est pas surface de transparence réfléchissant sans diffraction des rapports qui se nouent hors du texte, mais lieu d'une "littéralisation" de drames inscrits dans la vie mais qui, ici, se jouent entre des discours. Et cette polyphonie permet de naturaliser dans le roman en langue étrangère une parole et des types génériques originels alors même que les prémisses structurelles du texte ne pouvaient en laisser prévoir le surgissement.

Jeu de devinette auquel est invité l' enfant pendant sa randonnée au hameau de Bni Boublen au cours de laquelle il apprendra bien des choses: "Jaune et fané, entouré de langes: devine-moi ce que c'est ou va-t-en de mes côtés".(L'Incendie, p.24). Complainte de la femme répudiée, émise par Menoune, une des locataires de la Grande Maison lors d'une intrusion fracassante des forces de police à la recherche du militant communiste Hamid Saraj:

Pourquoi, me dit-on, pourquoi          
Vas-tu visiter d'autres seuils              
Comme une épouse répudiée?       
Pourquoi erres-tu avec ton cri,          
Femme, quand les souffles               
De l' aube commencent     
A circuler sur les collines?  
(La Grande Maison, p.49).

Légende du cheval qui hante les ruines des remparts de Mansourah, la vieille cité disparue et qu'évoque pour Omar le vieil homme Comandar, son mentor: "cheval blanc sans selle, sans rênes, sans cavalier, sans harnais, la crinière secouée par une course folle..." Cheval dont le galop répercuté par les tours sarrazines plonge les habitants dans une sombre perplexité. "Et depuis, ceux qui cherchent une issue à leur sort,  (...) qui veulent s' affranchir et affranchir leur sol, se réveillent chaque nuit et tendent l' oreille. La folie de la liberté leur est montée au cerveau" (L'Incendie p.31).

Par l' insertion de toutes ces traductions/adaptations de morceaux du répertoire culturel local, le roman dibien se forge les instruments de son émancipation du roman colonial, avatar du roman réaliste et - plus radicalement - prépare son décrochement des fondements mêmes du réalisme en tant que  comportement social conventionnel discursivisé.

C'est, également, dans une relation conflictuelle de codes que le travail métaphorique de l' écriture instaure deux réseaux qui s' entrecroisent, se télescopent et finissent par se filer ensemble en motifs d'une étrange originalité.

Au niveau le plus apparent, des figures traduites de l' arabe ("Tu as encore le lait de ta mère entre les dents", "Par le sang qui est entre nous", "Ils m'ont reçu sur la pupille de leurs yeux" etc..) recomposent dans la langue française le corps perdu de la langue maternelle, inscrivant la déchirure dans le tissu romanesque. Incrustation plus insidieuse que la précédente qui, elle, marquait nettement ses frontières, par le changement typographique et les guillemets alors que celle-ci dissémine, au coeur-même de la phrase française, les marques distinctives d'une langue et d'une culture autres.

En même temps des figures familières de la langue française ("incurable comme une maladie des tropiques", "travailler comme un nègre", "une caboche de légionnaire" etc..) se trouvent dénoncées dans leur référence coloniale par leur contexte d'apparition. Et, confrontées aux énoncés humanistes que véhicule la traduction, ces catachrèses apparaissent comme les indices d'une barbarie qui s' ignore. Alors les rôles se trouvent subrepticement renversés ou, plus précisément, la notion de "civilisation" se trouve relativisée, cernée dans sa manifestation différentielle.

Par ailleurs, le texte entier négocie une déshumanisation des acteurs ("femmes longues et sèches à têtes de chèvres", "hommes qui vous fixent avec des yeux de hyènes", "l' ouvrier à la crête flamboyante se jeta sur lui") tandis qu'en contrepoint la métaphore stellaire prend naissance, condensant en elle la pression idéologique du texte qui met en oeuvre le mouvement d'une prise de conscience de l' Histoire en marche.

Autant d'éléments d'une stratégie par laquelle Dib se forge, dès les années 50 une disponibilité créatrice,  dans sa mobilité - en deçà et au-delà de toute formulation de principes esthétiques. Désormais maître de ses moyens techniques, en possession de son univers mythique, solidement ancré dans son contexte socio-politique, il va pouvoir se lancer résolument sur les chemins de la conquête d'une écriture qui lui soit propre, irremplaçable par aucune autre.

L' explosion fantastique

Avec Qui se souvient de la mer, M. Dib entre résolument dans une problématique moderne de l' écriture où l' effet de ressemblance avec le réel est abandonné au profit d'une organisation signifiante qui cherche à rendre compte du réel en faisant fi du vraisemblable. En abandonnant l' esthétique réaliste, le roman dibien n'opère pas un simple changement de forme; il renonce à être un instrument de connaissance pour devenir interrogation sur l' homme et expression de la difficulté d'être dans un monde hostile. Dès lors, la fonction de communication établie à travers le texte change de nature pour proposer au lecteur une association dans une quête conjointe du sens. Et la fonction émotive, caractéristique du besoin de se dire, envahit l' univers de fiction, délogeant le commentaire autorisé de l' action qui donnait aux premières oeuvres leur forte charge idéologique.

Roman fantastique qui exploite l' étrange de la science-fiction, Qui se souvient de la mer se présente comme le laboratoire de la métamorphose d'une écriture en rupture avec le rationnel pour explorer le versant caché des choses et produire une vision apocalyptique de la guerre. Guerre d'Algérie, mais aussi bien n'importe quelle guerre : "Ce jeu se jouait au même moment dans la metabkha [3] au plafond bas et enfumé, aux murs tachés de graisse, et à travers le monde, l' endroit était sans importance." (p. 39).

Dans cette nouvelle façon, l' expression métaphorique rend compte de la durée et de l' espace aussi bien qu'elle construit les personnages qui les habitent. Temps qui s' est affolé au point que "nous ne recevons plus à la figure qu'une succession d'aveugles panneaux de signalisation"; espace disloqué livré à la prolifération destructrice des "nouvelles constructions" que le narrateur entend croître et foisonner de nuit : "Pendant que ces étages de folie poussent d'une façon chaotique, entre leurs échelles veillent sans s' user de féroces lueurs insomnieuses" (p. 65). Le jour ce sont les murs, reptiles monstrueux, qui enserrent la population dans leurs ondulations malignes, la refoulent dans des impasses ou la rejettent au loin, la livrant au sort maléfique que lui réservent les monstres au pouvoir : momies, iriaces, spyrovirs et autres minotaures.

Univers cauchemardesque, où les paisibles citoyens ont perdu nombre de leurs attributs humains, leur physionomie ayant subi de ravageuses métamorphoses qui, selon les circonstances les immobilisent dans une rigidité de basalte ou leur façonnent des têtes de moëllons et de glaise, "couvertes de moisissures", "garnies de houppes d'herbe sèche", "ravagées de chiendent", aux yeux "entourés de marne" quand ce ne sont pas de "véritables cratères sans prunelles".

Le thème même de la destruction/reconstruction de la ville, déjà exploité et éminemment politique, fait de l' errance du narrateur dans la ville agressive/agressée, à la recherche d'une issue, non seulement une figuration de la  quête de soi mais aussi de l' itinéraire tortueux de la prise de conscience politique. Itinéraire - quasiment assimilé à une initiation mystique - orienté vers la ville de l' avenir. Ville future mythique, construite par une écriture déroutante et qui trouve un prolongement fascinant dans Cours sur la rive sauvage où se précise l' itinéraire initiatique du narrateur, la quête mystique du sens par l' écriture et la métaphore de l' amour-fou comme tension vers la communication idéale et un désir d'accomplis-sement de soi en l' autre.

Désormais l' oeuvre dibienne va amplifier sa quête du sens à travers les expériences de l' amour et de la folie; expériences dont la forte tonalité mystique gagne toutes les formes d'interrogation du monde et s' accompagne d'une réflexion philosophico-métaphysique sur le nom et la nomination qui trouvera, plus tard à s' expliciter, par la bouche de Talilo, l' étrange personnage des Terrasses d'Orsol qui tentera de se suicider après avoir longuement discouru sur le monde et les êtres: "Même le nom que tu portes, ce n'est pas ton nom. Vous le savez tous, hein, que votre nom n'est pas votre nom, que vous en avez un autre, que vous en avez un tas que vous vous donnez en dedans, en cachette et qui sont vos vrais noms, mais pas celui qu'on vous donne, et ces noms-là vous ne pouvez pas les dire.(...) Votre vrai nom c'est celui que vous emporterez avec vous dans la tombe." (p.151)

A partir de Qui se souvient de la mer, tous les héros dibiens sont à l' écoute des signes mystérieux qui jalonnent l' espace le plus familier et surgissent aux moments les plus décisifs de leur itinéraire intérieur. Et, si l' esthétique fantastique est abandonnée dans ses caractéristiques génériques, l' effet d'étrangeté, une "inquiétante étrangeté", pour reprendre la formule de Freud, envahit toute la surface du texte renvoyant à l' insondable mystère des êtres et du monde, à l' imprévisible et pourtant prescrite orientation de l' histoire.

Nouveau monde; poétique nouvelle

Après La Danse du Roi qui enregistre le désarroi et l' amertume des combattants d'hier déçus dans leurs aspirations et cultivant un vif sentiment d'auto-responsabilité des échecs sociaux, le diptyque Dieu en Barbarie et Le Maître de chasse instaure un débat d'idées autour du projet de société de l' Algérie indépendante. Le décalage enregistré entre l' avenir projeté dans la première trilogie et l' assujettissement nouveau, explique la persistance du manque et la tonalité tragique du rapport des héros au monde. L' Histoire acquiert une profondeur mystique - sorte de refuge ou de revanche sur les incohérences de la raison - et le roman de la modernité se construit sur les ruines de l' épopée révolutionnaire. Car cette série - néo-réaliste - élabore une nouvelle narration où se recherche la chance d'une identité réfractaire aux distorsions de l' Histoire et au détournement des luttes, où s' explore la mise en oeuvre d'un discours dans lequel le sujet puisse se reconnaître et reconquérir une durée gravement hypothéquée par la perte du sens sacré de l' existence.

L' instance narrative se trouve répartie entre les différents protagonistes, démultipliant à l' extrême les points de vue, produisant une vision à la fois morcelée et réunie à travers le spectre scintillant de récitatifs entrecroisés. D'autre part, une sorte de contamination du genre romanesque par des mises en scène théâtrales et des techniques cinématographiques confère au récit un dynamisme nouveau.

A l' axe médian de La Danse du roi, un intermède théâtral, "le guignol de Babanag", interrompt la linéarité du récit, violente la structure bifide du livre due à la permutation des deux sujets de l' énonciation (Arfia et Rodwan) et lève le rideau sur le chahut que les marginaux mènent par mesure de survie, contre l' Histoire qui voudrait les ignorer. Par sa verve parodique et polémique, cette échappée anarchique assimile les nouveaux rapports sociaux dans l' Algérie indépendante à une farce féroce dominée par la figure de l' érudit anachronique et mystificateur: Wassem, le roi du dépotoir, veule courtisan du notable Chadly dont il ne parvient même pas à franchir la porte.

Dans Le Maître de chasse, les successifs monologues des différents protagonistes actualisent des scènes du drame, perçues à travers le regard, la sensibilité et la compréhension d'un récitant, chaque fois différent. A chaque prise de parole, une didascalie (Un tel dit, un tel dit), empruntée à la narratique arabe et faisant ouvertement allusion aux récits théâtralisés des conteurs publics qui survivent dans les campagnes algériennes, annonce le personnage focal. Récitant multiple et unique à la fois, voix qui adopte plusieurs postures d'identité pour circonscrire une réalité diffractée et en restituer la riche complexité. 

Babanag le nabot déshumanisé du premier roman de la série, et Madjar le chef charismatique des mendiants de Dieu qui apparaît dans les deux suivants, plaident tous deux - dans des registres diamétralement opposés - la cause des parias et leur donnent voix. L' un et l' autre, en face de l' Histoire officielle,  esquissent une contre-Histoire dont l' objet et le sujet sont la contre-société qui, en marge de la société en place et procédant d'elle, reste incomprise et honnie. L' un par le carnaval et la gueuserie populaire dénonce sur le mode du grotesque les faux semblants de l' ordre établi, l' autre par le merveilleux religieux que signale la prescience de Lâbane, son second illuminé, mobilise des énergies et laisse présager la possibilité de contourner cet ordre. L' un et l' autre trouvent place dans le creux de l' Histoire et dessinent une Histoire en creux : celle du lumpen dans le premier cas, celle des fellahs les plus démunis dans le second.

Avec Arfia, ancienne combattante de la guerre de libération qui s' affirme sur la scène de La Danse du Roi comme sujet individuel de superbe envergure, avec Rodwan qui lui prête l' oreille silencieuse et attentive de l' écoute psychanalytique et tente à travers la réminiscence de remembrer un passé douloureux et cahotique, avec Babanag cette "ordure" et "merde" (selon ses propres termes) qui organise le spectacle de la danse dérisoire des hommes-rois déchus, avec Lâabane prototype du jeune homme idéaliste, déséquilibré, affecté par tous les manques et prêt à tous les sacrifices, avec Madjar qui recherche une connexion du religieux et du social..., la fiction explore un ailleurs de l' idéologie régnante, manifeste une préoccupation têtue à la fois de changement qualitatif radical et de fidélité à soi.

Le roman dibien se fait alors apte à remuer la vie, à remanier les positions sociales en exploitant les ressources de l' utopie autant que de la satire : nouvelle forme de son engagement qui n'est plus de témoignage ni même d'interrogation mais de "fauteur de troubles". Il ne s' agit plus pour l' auteur d'offrir une contrefaçon du "donné" réel ni même d'exprimer une révolte contre ce "donné" mais, plus radicalement, de permettre la reviviscence formelle de ce que le désir enfoui annonçait d'une vie et d'une société "autres". Les accents contestataires, le retour à une écriture perçue comme plus lisible que dans Cours sur la rive sauvage semblent jeter, d'une certaine façon, un pont avec l' engagement des débuts. Mais l' auteur est à présent établi en France et malgré les séjours qu'il peut effectuer dans "son pays" il n'est pas "embarqué" dans la galère du devenir qui s' y construit, quelle que puisse être, au demeurant, sa participation intellectuelle et affective à cette aventure. Dès lors, ce sera à partir d'une posture d'émigré ou, plus tragiquement d'exilé, que la parole dibienne va être proférée. Et celui qui avait fait entendre la voix des opprimés, sous la colonisation, puis la voix des laissés-pour-compte de la post-indépendance, va, à présent livrer comme une pudique confidence autobiographique pétrie d'expérience à la fois lucide et douloureuse.

Le cycle de l' exil

La structure en labyrinthe de la quête des personnages, déjà présente dans les premiers récits dibiens, devient avec Habel la métaphore même de l' histoire d'exil. Car les cités et les espaces labyrinthiques que les nouveaux héros dibiens - qu'ils se nomment Habel, Aëd (dans Les Terrasses d'Orsol), Solh (dans Le Sommeil d'Eve) ou simplement "Je" (dans Neiges de marbre) - arpentent, représentent aussi bien l' ailleurs et l' inconnu à apprivoiser que les circonvolutions des aspirations de l' être et le cheminement tâtonnant de la pensée et des désirs.

La recherche de soi au sein de la différence prend alors la forme d'une fiction mystique qui intègre aussi bien l' expérience de l' Illumination religieuse que celle de la pratique orphique ou de l' androgynisation. Autant de formes qui figurent dans les rituels primitifs et antiques le modèle de la totalité, de la plénitude primordiales.

Mais cette plénitude reste, à jamais, programmative. Et le texte accompagne ces marginaux, errants séparés de leur corps social d'origine et jamais totalement intégrés dans le corps social d'accueil, dans leur quête orphique qui passe nécessairement par la mise en question systématique des religions officielles d'ici et de là-bas, par le rejet de tout système politico-religieux. Cependant la réclusion récurrente des héros dans la folie peut être lue, par-delà le désespoir qu'elle manifeste, comme le retour à l' Oeuf primordial du rituel orphique, symbole de plénitude de l' être dans la force d'un amour total qui permet d'unifier les aspects différenciées d'un monde déchiré par les tensions, rongé par le temps. C'est sans doute pourquoi Habel, après avoir exploré toutes les tentations et touché à toutes les trahisons, choisit, en fin de parcours de s' enfermer dans la maison de santé avec Lily, "l' ange" méconnu, réfugiée dans sa radicale solitude.

Quoi qu'il en soit, dans cet ailleurs de la quête de soi et des autres, "l' algérianité" ne figure plus que comme rancune envers des possibilités gaspillées et le projet de société qui investissait les précédents romans se mue en idéal humaniste concernant l' homme de l' avenir. A moins que ce rêve d'homme futur, abreuvé aux mythes d'Orient et d'Occident, profondément pénétré de l' histoire de l' esprit humain au point de se vouloir ouvert à tous les possibles, ne soit, comme l' auteur lui-même qui assume avec bonheur cette histoire double, un spécimen d'une race condamnée par l' intransigeance dogmatique, une race culturellement mixte: "Un homme: peut-être le dernier d'une ère, ou peut-être au contraire l' annonciateur de temps nouveaux" (p.176).

Ou, peut-être encore et plus radicalement, cet idéal d'homme nouveau ressemble-t-il au héros, Habel, un type d'homme dépourvu de tout préjugé, devenu, par l' aventure de son exil, libre de toute attache, en quête de sa propre vérité : "La vérité comme il n'en est qu'une, et qui s' appelle l' homme. Mais tout l' homme,  (...) Une condition sans laquelle il ne pourait être que sa caricature. Une vérité qui cesse d'en être une s' il y manque une rognure d'ongle." (p.174).

Vérité qu'il découvre au bout de son périple et qu'il oppose à la vérité factice du frère qui l' a chassé du pays natal: "Vous avez votre vérité et n'en avez jamais douté (...) l' ayant sûrement sucée avec le lait dont vous aviez été nourri. Seulement moi aussi j'en ai une à présent, et je l' ai trouvée malgré vous. (...) Une vérité, la mienne qui continuera encore longtemps à vous échapper, un homme, l' homme que je suis devenu, qui sera pour vous toujours une énigme. Un homme que vous vous obstinerez à méconnaître, mais dépouillé de son histoire, de ses racines, sans attaches, tout destin, un homme sans nom prêt à vous réduire au même sort."(p.176), en somme, un homme conforme à cette pensée autrefois prônée par le pharisaïsme du frère et, paradoxalement mise à exécution par l' homosexuel, Eric Merrain (alias Dame de la Merci), écrivain de son métier, comme Dib lui-même: "Présentez-vous nu à votre Créateur, il vous vêtira" (p.174).

Cette quête de soi et de sa propre vérité, qui prend la forme d'une ascèse, loin des poncifs et des chemins préalablement tracés, se caractérise dans cette série de l' exil par la proximité des expériences d'Amour, de Mort et de Folie, toutes à l' origine du geste scriptural et inscrites de façon paradoxale dans l' empire de la théologie. De fait, toutes les symboliques enregistrent la solidarité de la Mort et de l' Amour, de l' Amour et de la Folie, de la Folie et du Meurtre..., mais le symbolisme que ces textes intrinsèquement élaborent - inscrit dans une histoire d'exil, de renoncement et de deuil - se pare d'une tonalité faite de mélancolie et d'intransigeance. Et l' exigence radicale de vérité s' associe à l' exigence radicale de l' écriture. Double postulation par laquelle l' auteur se positionne aux yeux des siens (qui l' ont rejeté comme ses héros?) et au regard de l' Histoire.

D'autre part, ce qui spécifie les expériences d'Habel, d'Aëd ou de Solh c'est qu'elles récusent la vie profane rongée par le temps et le non-être, qu'elles affichent le besoin de parvenir à une totalité paradoxale de l' être, vidée des tensions et des conflits; c'est, aussi, qu'elles impliquent le sacrifice. C'est, du reste, par là que ces expériences ont partie liée avec la mort. Depuis Qui se souvient de la mer déjà, la quête du sens bute sur une intentionnalité du monde et une dimension sacrée du destin. Et toutes les mythologies dont le travail de l' écriture emprunte les symboles pour métaphoriser sa propre recherche, sont intégrées dans un mysticisme diffus. On y repère aussi bien des traces de l' Ismaélisme [4] que de la Kabbale et les tribulations des héros affectent l' allure d'une recherche alchimique de la vérité jalonnée par le surgissement impromptu de fragments de versets coraniques ou de hadiths [5] qui apparaissent comme des signaux lumineux destinés à éclairer, orienter, recentrer la trajectoire du sens.

Mais c'est surtout dans le cycle de l' exil que le texte coranique, que ce soit sous forme de citations ou de simples allusions, hallucine le discours romanesque. A la fois comme vestiges actifs de la mémoire première, comme perte irrémédiable et douloureuse, comme trace de culpabilité, comme substrat culturel inhérent à la pensée de l' auteur et comme signature d'une identité, d'une appartenance linguistique et religieuse.

Ainsi, dans Les Terrasses d'Orsol, par exemple, la rencontre du narrateur avec son compatriote sous les cieux lointains de l' exil, réveille les échos de souvenirs enfouis tout au fond d'une conscience elle-même palimpseste, sédimentation de textes ensevelis. Alors affleure, par bribes explosives, à la surface du texte romanesque pétri dans la plus pure langue française, le rythme, le souffle et le sens du texte coranique: "...et il en porte témoignage, et il ne sait pas qu'à l' heure où les tombes vomiront leurs entrailles..." (p.178). [6] Texte appelé, réveillé par le rappel de cette part de Dieu, la "çadaqa" (aumône) qui, depuis Le Métier à tisser et ses hordes de mendiants, hante la conscience des personnages dibiens et que le "frére" de rencontre évoque comme étant, par son absence, le mal secret qui ronge la belle et prospère ville de leur accueil. Mal que symbolise une sordide excavation où végète, loin de tout regard, une sous-humanité: silhouettes presque bêtes, presque robots, presque fantômes; êtres comprimés, baillonnés, réprimés, à la plainte inaudible.

Dès lors la perte du sacré que le texte déplore et à la restauration duquel il appelle, s' inscrit dans une sorte de théologie à coloration islamique. Non pas dans une quelconque orthodoxie religieuse, mais dans un "esprit". Une manière de vivre et de se penser comme individu humain congruente à la façon de penser le sacré et qui ne saurait aller sans une ascension de l' âme, sans une intuition de la splendeur à laquelle tout homme, même le plus déchu, peut prétendre. Car c'est l' avènement d'un homme-roi que la quête du sens traque sans relâche dans le texte dibien. L' aspiration à la plénitude, à la totalité de l' être.

Or, la voie privilégiée pour atteindre ce but est la communion parfaite avec l' autre que métaphorise superbement le thème de l' amour-fou qu'on le rapporte au "coup de foudre" surréaliste, à la tradition mystique soufie, à la légende arabe de Medjnoun Leïla ou à la légende nordique de la louve. Cette démarche consiste en l' évanouissement de l' individualité dans l' Etre pour une expérience d'identité absolue qui supprime toute trace de scission sujet/objet. Amour qui conjoint l' image de la femme aimée à l' idée de Dieu de sorte que c'est chaque fois une déesse qui apparaît aux héros à des moments d'illumination. Ainsi, par exemple de Lily telle que la découvre Habel dans la maison de santé: "La déesse délivrée qui échange regard contre regard avec lui. La déesse. Car personne d'autre n'est là-devant qu'une déesse. L' être aimé en plein mystère, en pleine lumière." (p.129). Amour fusionnel à tension mystique, à ne pas confondre avec l' amour possessif et dominateur qui divise les amants dans une lutte sans merci comme celui qu'Habel découvre avec Sabine, par exemple, ou, d'une manière différente celui que Faïna voue à Solh dans Le Sommeil d'Eve.

Dans toute cette série de l' exil, l' amour apparaît comme un thème nodal qui véhicule de façon éminemment émotionnelle la quête du sens (sens de la vie, sens de l' univers, sens de l' écriture); quête impliquant nécessairement l' exploration du problème de la communication qui en est un aspect constitutif. Cependant la thématique amoureuse telle qu'elle se présente, ici, est également l' aboutissement d'une longue recherche du texte dibien.

La femme / L' amour

En fait, le thème de l' amour, très riche dans l' oeuvre dibienne, ne s' affirme comme préoccupation majeure qu'assez tardivement. Quasiment absent de la trilogie Algérie, et des nouvelles du recueil Au Café, il s' insinue timidement dans Un été africain, d'avantage sous forme d'interrogation et de manque que comme centre d'intérêt. L' auteur s' était expliqué, dans une interview, sur cette "absence" de la femme et de l' amour dans ses premières oeuvres: "Les romanciers sont empêchés de donner aux femmes le rôle essentiel, puiqu'elles ne l' ont pas réellement, sauf la mère, mais c'est alors que celle-ci a acquis une sorte de masculinité." et l' auteur ajoute: "Le mot lui-même "amour" est encore inconnu dans son acception véritable de beaucoup de femmes."

Il est, à cet égard, remarquable que le rôle de la femme s' amplifie dans l' univers dibien au moment où l' auteur renonce à l' esthétique réaliste qui impose une "fidélité" du représentant au représenté; moment qui correspond d'ailleurs à celui où la femme algérienne est en train de s' affirmer en investisant la scène publique, en s' engageant sur le terrain de la lutte politique et militaire pour la libération nationale. C'est Nafissa, l' héroïne du roman sur la guerre Qui se souvient de la mer, qui se qualifie, pour la première fois dans toute la production romanesque algérienne, comme personnage-sujet détentrice d'un programme, actrice performante, participant au contrat de renversement de l' ordre établi qui constitue l' action centrale du récit.

Jusqu'ici les personnages féminins, sublimés dans des fonctions mythiques (symbole de la patrie, de la terre-mère nourricière, "ombre gardienne" des valeurs ancestrales), ou confinés dans des rôles sociaux codifiés par la morale des hommes (mère, soeur ou épouse - jamais amante); personnages plus ou moins désincarnés, idéalisés et/ou stéréotypés, étaient essentiellement des comparses dans l' action menée par les hommes, dans le meilleur des cas objets d'une quête masculine, jamais sujets d'une entreprise personnelle, si ce n'est, comme Zhor dans L' Incendie, de manière à peine esquissée et aussitôt interrompue par les forces de pesanteur sociale.  Au contraire Nafissa, par son action révolutionnaire - qui, plus est, s' inscrit dans la sphère spécifiquement masculine des armes - se qualifie comme héroïne du récit dont son mari n'est que le narrateur-commentateur. A la faveur de la guerre qui oppose l' antique cité aux envahisseurs étrangers, elle s' affirme comme sujet individuel, autonome, et réorganise la famille en confiant la garde des enfants à son époux qui observe, fasciné et perplexe, quelque peu réticent les transformations qui s' opèrent sous ses yeux: " Les craintes que je nourrissais pour Nafissa (...) ont changé; mais, plus que moi c'es le monde qui a changé.  (...) Y en a-il qui n'en aient pas pris conscience? J'en doute. Je ne lui pose plus de questions: au moment où elle rentre, je regarde ailleurs, je porte mon attention sur autre chose. Une victoire sur moi que j'ai obtenue non sans peine." (p.143)

Concurremment à cette émancipation conquérante de Nafissa, le fantasme de l' épouse maternelle continue à fonctionner fortement et le narrateur, sous le charme de cette épopée qui est en train de naître sous ses yeux ("Elle conquiert l' univers, établit son empire sur toute chose" p.119), recherche sans cesse la présence de sa femme comme élément rassurant, sécurisant, apaisant. Et, dans sa confession, il confond dans le même rôle protecteur la mère et l' épouse: "Sans la mer, sans les femmes, nous serions restés définitivement orphelins; elles nous couvrirent du sel de leur langue et cela, heureusement, préserva maint d'entre nous! Il faudra le proclamer un jour publiquement."(p.20).

Le bouleversement profond qui secoue la société du roman fait pressentir au narrateur la naissance d'un être nouveau en sa femme et la découverte de cet être constitue un des objectifs de sa quête multiforme. Il se déclare à la recherche de "l' être miroitant de Nafissa que chaque manifestation révèle comme unique" car, ajoute-il, "beaucoup de choses passent encore qui demeurent hors de mon atteinte tandis que, la regardant, j'ignore qui je vois..." (p.69). Il avoue: "je n'ai qu'une faible intuition du lieu où elle se trouve et vers quoi me porte une aveugle navigation qui est presque de l' amour."(p.39). Désarçonné par la mutation de sa femme, le narrateur se raccroche aux poncifs de duplicité et de mystère féminins: "Elle est elle-même et soudain une autre dans cette nuit agitée, elle est ici et soudain ailleurs avec ses intentions cachées."(p.84). Il s' interroge: "Est-ce que Nafissa se dérobe, me trahit? Je ne la comprend pas" (p.40). Et, pour se prémunir contre "l' inquiétante étrangeté" de sa femme, le narrateur lui invente un double: "l' autre qui se présente à moi chaque fois qu'elle s' absente", une "étrangère" qui assume toute l' opacité insoutenable du nouveau personnage tandis que l' image familière de l' épouse maintient ses traits traditionnels de pureté, de douceur, de sollicitude. Ainsi se réalise dans un mouvement dialectique de refus et d'acceptation, de peur et d'adhésion, de rupture et de continuité, la transformation du statut et de l' image de la femme dans le roman dibien.

Déjà à l' issue de l' itinéraire du narrateur de Qui se souvient de la mer, la compréhension de la femme semble être la clé qui ouvre sur tous les mystères du monde et la reconnaissance de la femme s' identifie à l' accès à une science primordiale qui conduit à la vérité: "Je me recouche près d'elle, Nafissa se reveille. D'un trait s' insinue une voix basse et errante, qui (...) enlace ma pensée d'un chant modulé (...) A son interrogation qui me laisse nu devant moi-même s' incorpore bientôt la douceur de la mer. J'arrive enfin à la vérité."(pp.105-106). Dotée d'un savoir inné, Nafissa est évoquée/invoquée par son époux chaque fois qu'il rencontre une difficulté ou bute sur une signification qui résiste, car elle est le phare qui oriente sa quête: "Je pars, interrogeant l' opacité de la nuit ébranlée par le battement de mes pas. Plus j'avance à travers ces espaces et plus Nafissa m'apparaît distinctement. Mon ultime chance."(p.71). La trajectoire qui conduit le narrateur à cette conclusion s' organise en trois temps fondamentaux qui ponctuent la conquête progressive de soi et de son destin. Après la confusion première entre la femme et la mère, le second moment constitue une étape décisive dans le processus de reconnaissance de l' autre. Le troisième moment dialectise les deux étapes en permettant au narrateur sa propre reconnaissance à travers la construction identitaire de la femme que, réticent et subjugué, il suit pas à pas.

Il reste que cette conquête de l' identité et cette reconnaissance de l' altérité sont toujours sous-tendues par l' imaginaire masculin et Nafissa - tributaire elle aussi de cette vision - laisse, comme ultime adieu à son époux, avant de se dissoudre dans la clandestinité de la lutte armée, les paroles apaisantes de sa protection et de sa sollicitude maternelles, "comme on rassurerait un enfant", commente-t-il. Il faudra attendre La Danse du roi pour trouver une héroïne, Arfia, elle aussi combattante de la guerre de libération, non plus dans les réseaux citadins comme Nafissa, mais dans les djebels et dont l' image soit indemne de tout poncif, dégagée de tout "idéal féminin" tel que préconstruit par l' idéologie en cours. Ancienne passeuse du maquis, Arfia qui a dirigé des hommes dans la traversée aventureuse en direction d'une cache de résistants, est la seule survivante de cette expédition meurtrière. Et le souvenir de ses compagnons morts la maintient debout dans une marginalité vigilante pour que les sacrifices consentis ne l' aient pas été en vain. Personnage féminin forgé par cette lutte qui avait nécessairement aboli plus d'un préjugé quant aux places et rôles respectifs des hommes et des femmes, Arfia inscrit sa parole dans un registre familier, volontiers argotique par lequel elle continue à bousculer les idées admises tout en marquant sa fidélité à son passé de "troufion". Depuis que les feux de la guerre se sont éteints, elle déambule dans les rues de la ville pour secouer la foule atavique et participe, la nuit venue, au jeu parodique des déclassés comme pour entretenir le feu de la révolte. Virago hantée par la mort de ses compagnons, la clocharde de l' après-guerre réendosse une stature de "matriarche" et règne sur une bande de déclassés. Et le fait que le chef soit une femme, donne sa coloration particulière à la dépendance que les hommes de sa "troupe" lui manifestent: ils retrouvent des comportements d'enfants réclamant la protection maternelle. Mais tandis que leur dépendance est celle du bébé au sein maternel, sa réponse est celle d'un Dieu: exigence d'ascèse et de perfectionnement.

La "féminité" incarnée par Arfia n'est plus définie par les poncifs de pudeur, de coquetterie ou de mystère, ni par celui de la maternité qu'en dépit de ses allures viriles la clocharde continue à représenter aux yeux de ses hommes; c'est une "féminité" qui fait craquer les apparences, qui désagrège et déstabilise la représentation traditionnelle de la femme de façon beaucoup plus radicale que ne le faisait Nafissa. Son accès au statut de sujet autonome par l' adoption de vertus considérées comme propres eu sexe masculin, en ont fait un "homme" - au sens générique. C'est sur cette base que s' explique son intimité avec Rodwan.

Mais si l' ancien terroriste et l' ancienne maquisarde entretiennent les rapports d'un compagnonnage égalitaire et intellectuel, les histoires d'amour de Rodwan concernent des femmes d'un tout autre cru qui gardent l' aura d'une féminité belle, mystérieuse, séductrice, voire même perverse. Ce sera, désormais, ce type de femmes, toujours extrêmement belles et énigmatiques qui, d'un livre à l' autre, hanteront l' univers dibien et fascineront les héros auxquels elles imposent, du premier regard, la vérité transcendantale dont elles sont porteuses et dont elles semblent propager l' intuition autour d'elles. Par le regard de leurs "longs yeux" "émeraude", "violets" ou "vert d'alizarine", à l' éclat "adamantin", elles suggèrent l' entrée dans un monde inaccessible dont elles sont comme des déesses veillant à son entrée, des médiatrices introduisant à ses secrets.

Arfia, elle, en se "virilisant" a acquis la capacité de devenir "l' ami" des hommes, mais pas leur femme ou leur maîtresse. Cependant ce "passage obligé" du personnage féminin par une androgynisation allait lui permettre d'acquérir une existence ontologique ce qui représente la revendication féministe fondamentale dans la société algérienne post-indépendance, référence de la société du roman. Figure moderne à dimension théorique, le personnage de Arfia propose une expérience qui pulvérise la représentation traditionnelle de la femme. Celle qui fit la révolution dans l' ordre du politique, qui s' en est allée, ensuite, prêchant la révolution dans l' ordre du social, se pose elle-même comme révolution dans l' ordre du symbolique. Aussi domine-t-elle, de sa haute stature et de son inaltérable détermination la scène de Mille Hourras pour une gueuse.

Originalité du théâtre

Mille hourras pour une gueuse est une expansion d'une séquence de "Carnaval" qui occupe l' axe médian du roman La Danse du Roi et met en scène les laissés pour compte de la post-indépendance qui se donnent, la nuit venue, à l' orée de la ville, le spectacle de leur propre misère, de leur déchéance. Cette pièce, la seule du répertoire dibien, manifeste une puissante verve satirique, une dénonciation virulente des perversions politiques, une sorte d'apologie du réalisme et de la vitalité des marginaux qui, par la vertu du jeu et de la satire, parfois de la polémique, renversent les rôles sociaux codifiés et affirment, à leur manière, un "art de vivre". Sorte de mode de vie sans complaisance ni faux semblants, sacrifiant davantage au principe d'efficacité et au réflexe de préservation de soi qu'à des impératifs moraux.

Le prétexte de l' oeuvre est emprunté à une pièce inédite de Bertolt Brecht qui l' avait lui-même puisé dans le répertoire du théâtre chinois ancien. Cette migration est tout à fait significative du syncrétisme culturel dibien autant que de son habitude à naviguer entre les genres et de sa capacité à exprimer les problèmes de sa société dans leur dimension universelle. Par ailleurs Mille hourras... se présente comme du théâtre militant au sens plein et noble du terme, impliquant une haute exigence esthétique et réflexive, ce qui, avec son ambition critique, l' inscrit d'emblée dans une visée brechtienne. Mais revisitée par une pensée imbue de sagesse populaire algérienne et d'une pratique culturelle du terroir où la théâtralité reste  branchée sur des formes spécifiques telles que le jeu d'ombres et de marionnettes (garagouz) ou le cercle du conteur (halqa) et sur un espace scénique déployé dans la rue, ouvert sur la vie sociale et ses problèmes quotidiens.

La distanciation critique et didactique qui porte le propos philosophico-politique, manifeste aussi son ancrage par les accents de langue populaire à résonance proverbiale. L' auteur lui-même fait remarquer en quatrième page de couverture: "On pourrait y voir (dans cette pièce) une tentative de théâtre différent par le fait que la parole y produit les personnages, les événements, qu'elle est le lieu de l' action et de l' Histoire, et non l' inverse comme cela se passe d'habitude. Ce qui importe alors, c'est d'obsrever comment cette parole se met elle-même en scène en vue d'un sens - pas toujours sûr." Un tel mixage culturel et un tel projet de réflexion critique, sans complaisance, justifie pleinement la fameuse harangue de Babanag où le nabot qui représente le peuple déchu, fait une apologie décapante et démystifiante de la bâtardise: "Je sors d'une nuit comme celle-là. C'est ma supériorité! Chez nous, le père n'a été que l' étalon qui a engrossé notre mère au passage. Jamais vu un père de près. Ce qui s' appelle un père. Enfants de notre mère, on a été que çà, nous!" (p.76).

En fait cette revendication de la bâtardise n'est qu'une façon provocante de rappeler la rupture généalogique sans précédent imposée par l' intrusion coloniale, de refaire, dans le langage cru des gueux, le procès maintes fois intenté, de la désertion des pères et le constat douloureux de la perte de leur pouvoir symbolique. Façon aussi d'exorciser les tenaces mythes de pureté originelle qui alimentent les discours lignifiants et moralisateurs des nouveaux maîtres auxquels répond, par le jeu d'adresse au public qu'instaure un tel théâtre, cette diatribe: "Du jour où le Français est entré dans ce pays, plus aucun de nous n'a eu un vrai père. C'était lui qui avait pris sa place, c'était lui le maître. Et les pères n'ont plus été chez nous que des reproducteurs. Ils n'ont plus été que les violeurs et les engrosseurs de nos mères, et ce pays n'a plus été qu'un pays de bâtards."(ibid).

Il est remarquable que cette tirade, comme, du reste, l' essentiel du texte de la pièce, figure déjà dans La Danse du roi et prend place dans une recherche poétique qui conjugue en son élaboration extêmement sophistiquée, le legs oral dans son double régistre: élitiste et familier. D'une part le lointain récit du notable proscrit de sa cité et que la réminiscence de Rodwan convoque en texte, comme une parole obscure et lapidaire,  rescapée du langage de la société d'autrefois, baignée dans les fastes des mille et une nuits. D'autre part, la gouaille populaire, signalant une veine très ancienne et toujours vivace, allant de la raillerie au cynisme narquois en passant par la fausse déférence.

C'est cette échappée anarchiste qui, autonomisée et développée, réunit sur la même scène théâtrale, les compagnons morts dans l' épopée tragique, sous le commandement de l' ancienne maquisarde et les compères douteux de Babanag, "délinquants" en tous genres de la nouvelle société. La superposition des sacrifices héroïques consentis par les premiers et des expédients sordides par lesquels les seconds se maintiennent en vie, rend plus criant le décalage entre l' avenir radieux que cette révolution promettait, par la bouche même de Arfia, et la déchéance innommable subie dans le présent par le peuple.

Or, superposition et décalage sont matériellement visualisés grâce aux jeux de lumières qui font tour à tour surgir sur scène et en disparaître les protagonistes du drame. Tout se passe comme si des "ombres" venues les unes de l' au-delà, les autres des limbes entre vie et mort où les contient un système inique, s' étaient donné rendez-vous sur l' espace truqué du théâtre où les feux des projecteurs vont, à tour de rôle, se braquer sur eux et les arracher, par intermittences, à leur clandestinité pour leur donner voix. Et cet échange, reliant le passé au présent des acteurs, dans l' animation de dialogues satiriques - tantôt amers et désabusés, tantôt contestataires et accusateurs, toujours subversifs - cet échange se réalise dans l' osmose de scénographies anciennes et nouvelles. Car, sur la grande scène du théâtre universel moderne qu'emprunte, à première vue la pièce, des formes en quelque sorte "infra-théâtrales", appartenant aux spectacles traditionnels du Maghreb (qui englobaient chants, danses, rituels magiques et festifs, jeux de figurines et de masques, narration de contes et légendes, relations d'anecdotes à valeur philosophico-morale etc...) sont exploitées, conférant au travail dibien son originalité radicale.

Théâtre éminemment subversif, mêlant la facétie et le carnavalesque aux accents tragiques, associant la quotidienneté la plus misérable à des relents d'épopée, intégrant dans l' espace scénique moderne des espaces de jeu allusifs, délimités par les seuls contrastes d'ombre et de lumière, abolissant l' opposition entre  intérieur et extérieur; le tout dans un décor totalement nu qui rappelle aussi bien les recherches avant-gardistes en matière théâtrale que les pratiques anciennes du spectacle au Maghreb. Dans la mise en scène comme dans l' écriture le syncrétisme culturel à l' oeuvre, instaure le règne si riche de la polyvalence et de la polysémie.

Il apparaît donc que la théâtralité occupe dans l' oeuvre dibienne une place privilégiée et que c'est à travers ce genre que l' auteur circonscrit et transmet de la façon la plus directe et la plus percutante sa critique sociale et, plus particulièrement qu'il précise sa conception de l' identité; une identité ouverte sur l' altérité, réactivée par ce mixage qu'il nomme, par provocation: "bâtardise". 

De fait, toute la quête de l' auteur - nous l' avons vu précédemment - et pas seulement son oeuvre théâtrale, est sous-tendue par le besoin d'intégrer, dans une cohabitation et une interaction fructueuses et lucidement assumées les apports culturels et linguistiques qui le spécifient dans son historicité et son originalité propre, lui assurant sa place, singulière et fraternelle, face aux Autres. Car l' oeuvre dibienne, née dans et de la conjoncture historique que l' on sait a, dès le départ, été impulsée par la nécessité vitale de se définir par rapport à l' Autre: le colonisateur qui lui niait toute qualité et lui enjoignait de s' assimiler à lui ou de se taire. Mais, par delà les conditions particulières d'émergence de cette littérature, la quête d'identité inscrite dans la dialectique du Même et de l' Autre est consubstantielle de toute création artistique avec sa double tension vers le particulier identitaire et vers le général universel.

Chez Dib, cette problématique du Même et de l' Autre qui structure sa réflexion sur le monde depuis ses débuts littéraires, est chaque fois réactivée par les discours que la société algérienne (à l' écoute de laquelle il n'a jamais cessé d'être attentif, même - et peut-être surtout - dans son exil) tient sur elle-même à différents moments de son histoire. Aventure liée aux vertus d'une narration irrémediablement liée au langage et, par conséquent à la culture et à l' Histoire. Culture exotique, souvent déconcertante pour le public natif de la langue française dans laquelle cette oeuvre est écrite et qu'elle pétrit d'allusions à une réalité Autre. Ecriture modelée par une pensée toujours sensible au sacré et qui, du reste, ne se laisse pas cerner aisément, tant elle se révèle, à la fois éruptive et maîtrisée, vigoureuse et fuyante,... toujours inquiète.

Conscience individuelle qui poursuit inlassablement le mouvement plus vaste d'une conscience nationale, puis universelle; Dib élabore sa quête comme une algèbre à sans cesse inventer, selon une démarche fortement assurée et paradoxalement mystérieuse, secrétant des récits qui se déroulent et s' ordonnent à la manière d'une cérémonie initiatique officiée par une écriture inquiétante, en rupture perpétuel d'équilibre. Il en sort chaque fois un texte combatif, douloureusement imprégné par un mirage kaléidoscopique, soucieux de ne rien perdre d'un univers infiniment disparate mais senti comme nécessairement unifié, découvrant incessamment d'insondables gouffres où se perdre.

Tournant et retournant le problème du devenir et du sens de la vie, les textes de Dib, qui s' achèvent régulièrement sur la déréliction de l' esprit raisonneur et du coeur exigeant, offrent néanmoins le spectacle de la sublime victoire d'un art consommé, qui fournit une image privilégié de toute une époque avec ses espoirs et ses infinies révoltes.

Naget KHADDA


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(Extrait de « La littérature maghrébine de langue française », Ouvrage collectif, sous la direction de Charles BONN, Naget KHADDA & Abdallah MDARHRI-ALAOUI, Paris, EDICEF-AUPELF, 1996).

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[1] Forge: revue littéraire  bi-mensuelle, publiée à Alger en 1947.

[2] Soufisme: tradition spirituelle et mystique de l' Islam qui tire son nom du vêtement en laine (souf) dont ses premiers adeptes se couvraient par ascétisme. Elle stipule que la "science" recherchée est à l' opposé d' un "savoir", qu'elle ne s' obtient que par la conjonction de la grâce divine et d' une pratique de méditation dont les étapes sont précisées.

[3] Metabkha: cuisine et, dans le texte, gargotte

[4] Ismaélisme: secte religieuse de l' islam chiite, non orthodoxe, non sunnite. Les chiites diffèrent des sunnites par la fidélité à la lignée de Ali (gendre et compagon du prophète Mohammed) dont les deux enfants ont été massacrés à la bataille de Kerbala commémorée depuis par les adeptes selon un rituel de la Passion. Ils se distinguent aussi par l' idée du caractère semi divin de l' Imam et celle du retour de l' imam "caché", Ismaël.

[5] Hadith: dits du prophète.

[6] Coran LXXXII: "Le ciel qui se fend".